Esquisses
Par ordre alphabétique
Le bonheur - La charité - La confiance - Croire - La culture - Le dialogue - L'éducation - La fragilité - Humanité et animalité
L'humilité - La liberté - La mauvaise foi - Le plaisir - Le pouvoir - Le préjugé - Raison et croyance - La révélation - La simplicité - La superstition
La sympathie - La tolérance - La transcendance
En somme, ce bonheur aurait quelque chose de paradoxal : il suppose en effet que l’on ne se préoccupe pas d’abord de ce qui nous plaît, nous satisfait. Il en irait de lui comme du plaisir que l’on éprouve à agir de façon désintéressée : il ne pourrait arriver que comme un « plus », un surcroît, c’est-à-dire à condition de ne pas avoir été visé comme but ; et inversement, le fait même de le viser comme un but serait le plus sûr moyen d’empêcher sa venue. |
Peut-être la meilleure définition de la charité pourrait-elle être finalement : l'attitude qui consiste à donner à l'autre ce dont il a besoin, mais à quoi il ne peut pas avoir droit. Considérée ainsi, ne serait-elle pas, tout à la fois, irremplaçable par la justice, exempte de la recherche d'un intérêt caché pour celui qui l'effectue, et dépourvue d'humiliation pour celui qui en bénéficie ? |
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Celui qui croit est, d’abord et avant tout, celui qui ne sait pas. Croire paraît bien, en effet, s’opposer à savoir : lorsqu’on sait, on ne croit plus, on sait. Mais cette opposition prend bien souvent, dans l’opinion courante, la forme plus précise d’une hiérarchie : n’est-il pas clair qu’il « vaut mieux » savoir que croire ? Le premier offre assurance et certitude, là où le second en reste à une simple possibilité ou à un espoir. En somme, le savoir représenterait l’aboutissement, la réussite de ce qui, dans le croire, resterait à l’état d’ébauche, de désir inassouvi. Croire serait un pis-aller, une sorte de sous-savoir : on ne croirait que « faute de mieux », lorsque le savoir est hors d’atteinte ; pire encore : croire pourrait bien être une solution de facilité, permettant d’éviter l’angoisse de l’ignorance et les affres de la recherche : celui qui croit ne se donne-t-il pas à fort bon compte toutes les réponses ? Il est vrai que la foi est toujours sous la menace de l’illusion et de la trahison. Mais c’est que, précisément, la foi, contrairement à la simple croyance, affronte le risque et le doute : elle ne les dépasse qu’en acceptant d’abord de passer par eux. |
Quand le dialogue est ainsi compris, chacun peut en attendre la découverte de nouvelles idées, certes, mais aussi et bien plus, la découverte d'une nouvelle façon d'être en rapport avec les idées, ( y compris et surtout avec celles que l'on a déjà), avec les autres et avec soi-même. |
Éduquer est un devoir absolument impérieux, car il y va de la possibilité même de l’existence d’une humanité. |
Et il faut bien que quelque chose justifie pareille « folie » : pourquoi donc ne pas profiter de la fragilité de l'autre, quand elle est encore plus grande que la sienne ? La perspective de « l'intérêt bien compris », par exemple, offre à cet égard une réponse simple – un peu trop simple ? |
Oui ou non, y a-t-il entre l’homme et l’animal une différence radicale, absolue ? Ou bien l’homme n’est-il qu’un animal un peu plus évolué que les autres ? A travers ces questions, nous cherchons si, en l’homme, se trouve « quelque chose » qui serait véritablement non-animal. Pour dépasser le stade des idées reçues et des « évidences » trompeuses, cette recherche devra tenter de préciser ce qu’il faut entendre par « animalité ». Car comment savoir si l’homme est ou non un animal, si nous ne savons pas au juste en quoi consiste l’animalité ? Sur ce point, l’obstacle classique et redoutable est l’anthropomorphisme (attitude qui consiste à concevoir tous les êtres sur le modèle de l’homme) : si l’on commence par attribuer des caractères humains à l’animal, il n’est pas étonnant que l’on conclue ensuite à l’animalité de l’homme. Pour inviter à la réflexion, on peut donc avancer cette thèse volontairement provocatrice : il n’y a rien d’animal en l’homme. |
Concluons : il semble particulièrement important de ne pas se tromper sur le vrai sens de l’humilité, car toute erreur à son sujet irait forcément de pair avec une méprise sur le vrai sens de la dignité, et donc sur la juste attitude à avoir envers soi-même comme envers autrui. |
La liberté s’entend généralement comme possibilité de faire ce que l’on veut. Elle revêt alors deux aspects : 1) tout d’abord, la possibilité de faire ; il s’agit alors de la liberté physique, qui implique seulement l’absence d’obstacle matériel (celui qui est enchaîné est privé de cette liberté). 2) Ensuite, la possibilité de faire ce que l’on veut, et non autre chose ; il s’agit alors de la capacité à décider, à penser et vouloir à partir de soi-même. La liberté prise en ce sens ne se heurte plus à des obstacles matériels : même celui qui est enchaîné la possède, car pensée et volonté ne peuvent être entravées de cette manière. La liberté est tout sauf facile et confortable. Il faut la revendiquer, mais la revendiquer tout entière, en comprenant donc que vouloir la liberté, c’est vouloir la responsabilité et l’inquiétude. Celui qui ne cherche à satisfaire que son bien-être et sa tranquillité doit fuir la liberté, ou ruser avec elle, mais dans tous les cas la trahir. |
La mauvaise foi fait violence à la vérité, mais d'une manière qui en fait une espèce particulière de mensonge. Tout mensonge, en effet, n'est pas manifestation de mauvaise foi, et sans doute faut-il commencer par tenter de saisir ce qui est propre à cette dernière. Une chose semble sûre : à celui qui se cantonne dans cette posture, il n'y a pas grand-chose à dire... La mauvaise foi, par nature entêtée et d'une inventivité infinie, empêche tout dialogue. Ce qui ne doit pourtant pas empêcher de dialoguer à son sujet, avec bonne volonté et en toute bonne foi. |
Quel qu’il soit, le plaisir est provoqué par quelque chose, il a une cause. Cette cause est-elle forcément extérieure, par rapport à l’être qui éprouve du plaisir ? Si oui, cela semble indiquer que le plaisir est toujours inscrit dans une relation avec autre chose que soi. Mais dans la mesure où il se ressent, s’éprouve, le plaisir paraît bien être aussi un rapport avec soi-même : c’est une manière de se sentir. Il faudrait alors l’envisager comme un rapport avec soi-même, engendré par un rapport avec autre chose que soi : un état dans lequel le fait d’être soi, et le fait d’être relié à autre chose, sont présents tous deux. Comme tout ce qui s’éprouve, le plaisir est décidément bien plus facile à vivre qu’à comprendre. Il est pourtant important de savoir quel « soi-même » nous vivons, en l’éprouvant… |
Considérée d'abord de façon tout à fait générale, la notion de pouvoir conduit à envisager un type de réalité ou d'existence bien particulier. En effet, un pouvoir n'est ni une réalité effective, ni une absence de réalité, mais la présence d'une potentialité, c'est-à-dire de toutes les conditions permettant à une action de s'exercer effectivement, ou à un être de se développer et de devenir réel. Comme le disait Aristote, définissant justement ce qu'il appelait « l'être en puissance », il s'agirait donc d'une sorte d'intermédiaire entre l'existant et l'inexistant, entre l'être et le non-être, entre la présence et l'absence... Ainsi par exemple le bourgeon est-il une fleur « en puissance », la fleur n'étant rien d'autre que le déploiement ou la réalisation du bourgeon : en ce sens elle est déjà « présente », d'une certaine façon, en lui. Toutefois, dans ses usages les plus fréquents, le terme « pouvoir » paraît désigner quelque chose de plus précis que la potentialité ou la puissance en général : à savoir, une potentialité dont la réalisation dépend d'une volonté. Qu'il soit inné (par exemple, pouvoir de séduction, ou pourquoi pas, « pouvoir magique ») ou acquis (pouvoir économique, politique, etc.), le pouvoir s'envisage en effet comme une capacité d'agir, ou d'engendrer certains effets, qui est à la disposition d'un être doué de volonté, plutôt que comme une possibilité qui deviendra nécessairement effective en vertu d'une loi naturelle (comme c'est le cas pour le bourgeon). Se pose donc la question de son attribution et de son utilisation : à qui faut-il donner tel ou tel pouvoir (lorsqu'il s'agit d'un pouvoir qui se donne, se confère) ? Quand et de quelle façon doit-il être utilisé ? Ces questions se posent d'autant plus que, quels que soient son domaine et sa forme, l'exercice d'un pouvoir est nécessairement l'exercice d'une maîtrise ou d'une domination : une action qui, d'une manière ou d'une autre, va influer sur la situation, la vie, l'existence même de quelque chose ou de quelqu'un. Dans ce dernier cas, celui d'une action sur les personnes, c'est-à-dire sur des êtres eux-mêmes doués de volonté, la question du pouvoir a un enjeu éthique majeur : l'usage du pouvoir que l'on a sur quelqu'un peut-il être légitime, c'est-à-dire compatible avec le statut de personne de celui sur qui on l'exerce ? Si oui, à quelles conditions ? A l'échelle collective, le problème et ses enjeux seront au fond identiques, même s'ils sont démultipliés. Au singulier, et selon son usage moderne, le mot « pouvoir » désigne implicitement le pouvoir politique. Ce dernier serait-il donc le pouvoir, et non pas seulement un pouvoir ? Serait-il le pouvoir par excellence ? Ce qui peut le faire penser, c'est peut-être le fait que ce pouvoir est celui qui peut ou veut réguler tous les autres, fixer à chacun (économique, judiciaire, religieux, etc.) sa place et ses limites au sein du tout que forme une collectivité. Si tel est le cas, on comprend que la question de la légitimité du pouvoir se pose avec lui au suprême degré. Fixant lui-même les limites et les conditions de tous les pouvoirs, par qui ou par quoi s'en verra-t-il fixer lui-même ? Si c'est par autre chose que lui-même, la question se trouvera repoussée d'un cran – y compris dans le cadre de la moderne « séparation (et limitation réciproque) des pouvoirs ». Si c'est par lui-même, l'auto-contrôle dont il s'agit alors semble nous contraindre à formuler pour finir deux suggestions conjointes. Peut-être le pouvoir, quel qu'il soit, n'accomplit-il vraiment son essence que comme pouvoir sur soi-même, le pouvoir sur autre chose n'étant possible et légitime qu'à titre d'effet de celui-ci. Peut-être, du coup, toute hiérarchie ou organisation de pouvoirs ne peut-elle être légitime qu'assise sur un pouvoir nécessairement reconnu ou déclaré absolu, une toute-puissance donc, dont disposerait un être à la volonté nécessairement droite. C'est Dieu qui, jadis, paraissait remplir cette double condition ; mais en est-ce une autre que l'on veut faire remplir, aujourd'hui, au peuple ?...
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Comme le mot l'indique, un préjugé est un jugement porté d'avance, « avant ». Avant quoi ? L'examen, la vérification ou le constat qui le justifieraient. Préjuger signifie donc : tenir pour acquis quelque chose qui, objectivement, ne l'est pas ; ou tenir pour vraie une affirmation qui, en fait, reste douteuse. C'est pourquoi le préjugé semble bien être illégitime par définition : il consiste en une précipitation de l'esprit dans le jugement, opérée plus ou moins de bonne foi, et peu importe à cet égard qu'il soit « favorable » ou « défavorable ». De façon plus précise, dans son usage le plus fréquent le préjugé paraît porter essentiellement voire uniquement sur des personnes ou des groupes de personnes, et concerner la moralité de leur comportement. A propos d'un individu, le préjugé consistera à juger d'avance comment il se comportera, d'après ce que l'on estime être son caractère irréformable : « Untel est ainsi, il va donc nécessairement faire ceci ou cela ». A propos d'une catégorie, le préjugé consiste à lui appliquer une caractéristique constatée chez quelques individus ; et par conséquent, à faire de cette caractéristique une composante de l'essence même des membres de cette catégorie, ce qui autorise ensuite à l'appliquer immédiatement à tout individu qui y appartient. Par exemple, comme il est bien connu, les Gitans sont des voleurs et les Suisses sont propres ; tout individu qui est soit Gitan, soit Suisse, pourra donc être jugé voleur ou propre avant même que son comportement n'ait été effectivement observé. Dans les deux cas (individu, catégorie) le jugement est vicieux. D'une part, parce que les caractéristiques attribuées ici à des catégories ne peuvent, en vérité, appartenir qu'à des personnes singulières : elles relèvent en effet de la conscience et de la libre décision de chacun. C'est toujours de moi comme personne consciente singulière qu'il dépend d'être voleur ou non, et cela quel que soit le groupe social, religieux, ethnique, etc. auquel j'appartiens ; c'est donc seulement par la connaissance de mon comportement que l'on pourra juger à bon droit si je suis voleur ou non (idem pour ma pratique de l'hygiène). D'autre part, parce que ces caractéristiques ne peuvent être possédées par les personnes singulières comme des acquis définitifs, immuables et assurés, mais dépendent pour ainsi dire à chaque instant de leur libre détermination : on ne peut donc savoir d'avance si elles les conserveront. Il en va différemment de raisonnements tels que « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Cette fois le caractère « mortel » peut bien être attribué sans absurdité à l'espèce humaine en général (ce trait ne dépend de rien d'individuel), ce qui autorise à juger d'avance (sans attendre sa mort) que Socrate est mortel, sans qu'il s'agisse là d'un préjugé. L'affirmation « tous les hommes sont mortels » n'est pas, elle non plus, un préjugé mais un présupposé, c'est-à-dire une affirmation posée au point de départ d'un raisonnement. Même si la question de sa légitimité se pose elle aussi, le présupposé diffère du préjugé d'une part en ce qu'il porte sur des concepts (plutôt que sur des personnes), d'autre part en ce qu'il peut être connu comme tel, et être admis comme une hypothèse ne faisant pas l'objet d'une adhésion évidente et immédiate. En somme, l'un des principaux intérêts d'une réflexion sur le préjugé pourrait bien être de faire ressortir la spécificité des caractéristiques morales : celles qui, au sens large, qualifient le comportement de l'homme. |
C'est donc la raison qui peut et doit parler de la raison et de la croyance, ce qui semble être le signe d'un décalage initial entre les deux notions. Ce décalage semble placer la croyance, pour ainsi dire, en contrebas de la raison, en situation d'infériorité. Cette infériorité consisterait avant tout en ceci, que la raison permet de chercher et éventuellement d'atteindre le savoir et de discerner ce qui est réel, tandis que la croyance ne procure qu'une assurance subjective, dont le bien-fondé est le plus souvent invérifiable, portant sur des objets à l'existence douteuse. La croyance serait par définition irrationnelle, et de surcroît, fort souvent déraisonnable : domaine sans loi où tout est possible, et dont les habitants semblent ne pouvoir être que des enfants ou des fous, l'univers de la croyance se distinguerait à son désavantage du monde de la raison, habité par des hommes adultes et lucides. Suggérons simplement cette autre piste, largement moins fréquentée que la précédente : n'y a-t-il pas des choses telles que la croyance serait le seul rapport logiquement possible avec elles ? Des choses telles, par conséquent, qu'à l'inverse il serait irrationnel de prétendre les comprendre et les dominer au moyen de la raison ? C'est avant tout, semble-t-il, dans le domaine des rapports entre les personnes que ces questions se posent. Certes, ces rapports supposent toujours un dialogue, qui ne peut être véritable sans la pratique et le respect des exigences de la raison. Mais ces dernières, à leur tour, ne supposent-elles l'existence de personnes libres, qui donnent leur parole non seulement comme quelque chose à comprendre, mais aussi et peut-être surtout comme quelque chose à croire ? |
L'idée de révélation renvoie directement à celles de découverte et de dévoilement : révéler, c'est exposer au jour extérieur ce qui était jusque là recouvert, voilé, et par conséquent non vu ou non connu. Il s'agit donc d'un mode de manifestation : la révélation est l'une des manières dont quelque chose peut devenir visible ou connaissable. Comme tous les modes de manifestation, elle met en jeu certains éléments essentiels : ce qui manifeste, ce qui est manifesté, ce qui reçoit la manifestation, et le mode de manifestation proprement dit, c'est-à-dire la façon particulière dont la manifestation est effectuée ; ce dernier point est lui-même lié à la nature du voile, c'est-à-dire de ce qui empêchait la visibilité ou la connaissance. Pour tenter de saisir ce qui fait la spécificité de la révélation, il faut donc tenter de voir quel visage plus précis prend chacun de ces termes, lorsque c'est de révélation, et non d'autre chose, qu'il s'agit. On se contentera, ici, de proposer à cet égard quelques éléments de réflexion, évidemment fort loin d'être exhaustifs. Certaines choses peuvent être révélées, mais peuvent aussi devenir vues et connues autrement que par ce moyen. Ainsi par exemple, une information ou un secret peuvent être révélés, c'est-à-dire portés à la connaissance de ceux qui les ignorent par quelqu'un qui les connaît, mais ils peuvent aussi être découverts, par ceux qui les ignorent, au moyen d'une recherche ou d'une enquête, sans le secours (voire malgré la résistance) de celui qui les détient. De même, la solution d'un problème peut être révélée à quelqu'un qui l'ignore, par quelqu'un qui la connaît, mais elle peut aussi être trouvée à l'aide de la réflexion et du raisonnement. C'est que, dans ces cas, le contenu (ce qui est révélé), en raison de sa nature, n'appelle pas la révélation comme l'unique forme possible de sa manifestation, mais en tolère d'autres. Ces exemples nous permettent d'apporter une précision, et nous invitent à en chercher une autre. D'une part, il semble que, dans tous les cas, la révélation présente un caractère d'immédiateté, en ce sens qu'elle ne résulte pas d'une médiation (déduction, enquête, décryptage, etc.) effectuée par ceux qui la reçoivent. Cela signifie aussi, précisément, que la révélation est reçue, comme un apport extérieur dont le récipiendaire n'a pas l'initiative ; et qu'elle est donnée au bénéficiaire, soit comme ce qui épargne à celui-ci la peine d'en découvrir par lui-même le contenu, soit comme ce qui excède radicalement ses capacités d'y parvenir. D'autre part, la question se pose justement de savoir s'il existe des choses ou des contenus qui, au rebours des exemples ci-dessus, ne puissent être manifestés que sur le mode de la révélation, et nullement sur le mode de la déduction ou de la trouvaille, quelque effort que l'on déploie. Ce que l'on peut affirmer d'avance, c'est que seuls de tels contenus pourraient donner à la notion de révélation la plénitude son sens, en raison du lien intrinsèque qui existerait alors entre la chose et son mode de manifestation. Or il y a bien une catégorie de choses qui paraît être telle : à savoir, ce qui relève de l'intériorité de l'esprit et, au sens strict de ces termes, de son in-tention et de son at-tention, c'est-à-dire de sa libre orientation. Ce qui, de moi, ne peut être que révélé, et révélé par moi, c'est ce que, en vérité, je pense, crois, veux ou aime. Cela, parce qu'il n'y a rien d'autre que moi en amont de tels contenus, que j'en suis la source unique, absolument première et pour ainsi dire créatrice – sinon de ces contenus considérés en eux-mêmes, du moins de ceci que je les fais miens –, et qu'il n'y a aucune continuité strictement nécessaire entre mon essence (celle d'un être d'esprit) et ces dispositions : de sorte qu'il n'existe aucun chemin, situé en moi ou hors de moi, qui, correctement suivi, pourrait mener à leur découverte ; ni aucun voile les soustrayant à la visibilité extérieure, qui puisse être extérieurement levé : car il n'y a pour eux d'autre voile possible que mon éventuel refus de les publier. Autrui veut-il savoir s'il est par moi aimé ou pardonné : il ne peut qu'attendre que je le lui donne à connaître – et ensuite le croire, car il n'en existe au monde aucune autre garantie que la liberté de ma volonté et la sincérité de sa manifestation. Ainsi la révélation est-elle libre don de ce qui ne peut être reçu que par le don en retour d'une confiance, et l'aveu d'une humilité, car il s'agit de recevoir ce à la connaissance de quoi il était impossible de parvenir par soi-même. On en peut tirer le principe que, pour discerner ce qui appelle la révélation comme unique mode possible de manifestation, il faut, pour ainsi dire, procéder à l'inverse de Descartes, et demander : « de quoi puis-je être absolument certain que jamais je ne pourrais en acquérir la connaissance par moi-même ? ». S'il est vrai que les choses ne pouvant nous advenir que par révélation pourraient bien être aussi, et exactement, les plus essentiellement vitales, celles dont nous avons le plus vitalement besoin (amour, confiance, pardon, etc.), il faut sans doute admettre que c'est dans la sphère du religieux que se tient le contenu ne pouvant être que révélé ; et que méritent bien leur appellation de « religions révélées », celles qui professent et avouent que l'Absolu se soucie de nous, nous aime et veut nous sauver : car vraiment, il fallait qu'Il nous le dise, pour que vienne à notre connaissance quelque chose d'aussi absolument indéductible, et même d'aussi absolument contraire à tout ce que la déduction peut produire (Aristote, maître en cet art, concluait de l'essence de Dieu qu'elle lui interdit de se soucier de nous). De sorte que, ici bien plus encore que lorsqu'elle est humaine, la révélation se redouble pour devenir son propre contenu, dans la mesure où, au-delà des propos qu'elle énonce et qui, d'ailleurs, ne prennent que par là tout leur sens, la révélation divine révèle d'abord cela même que l'Absolu se tourne vers nous, a souci de nous – c'est-à-dire se révèle à nous. |
La simplicité s'oppose ordinairement à la complexité (ce qui est simple, c'est ce qui n'est « pas compliqué », pas ambigu) et à la multiplicité (ce qui est simple, c'est ce qui est un). Les deux aspects sont d'ailleurs liés, complications et ambiguïtés ne pouvant survenir que là où intervient une pluralité d'aspects ou d'éléments. Pourtant, il se pourrait bien qu'il faille distinguer au moins deux grandes formes de simplicité ; et du coup, d'une façon à la fois logique et un peu paradoxale, ni la compréhension ni la mise en pratique de la simplicité ne seraient une affaire simple... La première forme de simplicité consiste dans le caractère immédiat de ce qui détermine la conduite et la pensée ; en ce sens, ce qui est simple, c'est ce qui est tout « naturel », ce qui va de soi, ce qui s'impose comme seule possibilité. Ainsi la vie de l'animal est-elle simple, en ce sens qu'elle est tout entière orientée vers quelques buts très peu nombreux, et que l'animal est pourvu d'emblée, immédiatement, des moyens nécessaires pour les atteindre. Sans doute cette grande simplicité de la vie est-elle rendue possible par le bon fonctionnement d'organismes qui sont, en eux-mêmes, d'une extrême complexité... mais cette dernière est pour ainsi dire oubliée, laissée de côté par le vivant, elle n'est ni élaborée ni prise en charge par lui. De façon analogue, dans l'ordre de la pensée, la simplicité consiste d'abord dans l'engendrement et l'expression d'opinions, c'est-à-dire de pensées reflétant immédiatement des désirs ou des « faits » perçus comme « évidents », s'imposant tout « naturellement ». Il suffit pourtant de se demander si « être sage » et « vivre comme un animal » sont bien une seule et même chose, pour s'apercevoir que cela est loin d'être si simple. Certes, on peut penser que la perfection du comportement consiste à discerner et à respecter l'essentiel, en écartant le superflu, le surajouté, l'artificiel ; et certes, la perfection de la pensée réside sans doute dans une compréhension du vrai ayant la forme d'une intuition accueillant une évidence, plutôt que dans un cheminement laborieux et plein de détours au milieu d'innombrables raisonnements. Mais dans un cas comme dans l'autre, la simplicité ne peut être atteinte que comme un résultat (bien loin d'être immédiate et première), résultat obtenu non pas en écartant la complexité mais en passant par elle, et en la surmontant de l'intérieur. Il faut vivre simplement en s'en tenant à l'essentiel : fort bien ! mais qu'est-ce qui est vraiment essentiel ? les besoins organiques ? alors la simplicité, c'est l'animalité et son impitoyable violence. C'est plutôt vivre sans le souci d'avoir et en privilégiant l'être, dignement, dans le respect et si possible dans l'amour, dira-t-on par exemple ; mais qu'est-ce donc en vérité que la dignité, que respecter, qu'aimer ? Est-ce « évident » ? La frontière entre l'avoir et l'être saute-t-elle toujours aux yeux ? Il faut saisir le vrai par intuition sans se laisser égarer et torturer par l'entendement : excellent ! mais comment distinguera-t-on entre l'apparence et l'apparition, entre la pseudo évidence qui masque le vrai et l'évidence comme pleine manifestation de celui-ci ? La vraie simplicité ne pourrait être obtenue que par rassemblement, digestion, unification de l'infinie complexité du travail de la raison, que celle-ci soit théorique ou pratique. C'est la simplicité du sage ou du dieu (voire de Dieu), non celle de la bête – dont le nom est aussi synonyme de stupidité. Tiraillé et errant quelque part entre les deux, l'homme a peut-être pour lot de ne pouvoir jamais atteindre à la simplicité, tout en ayant le devoir de toujours éviter le simplisme. |
Qu’est-ce qu’être superstitieux ? Les exemples triviaux ne manquent pas : croire qu’un fer à cheval ou un trèfle à quatre feuilles « portent bonheur », que passer sous une échelle ou briser une glace « portent malheur » ; faire un signe de croix en entrant sur un terrain de foot, ne pas prononcer le mot « lapin » sur un bateau, etc. En somme, l’attitude superstitieuse consisterait à établir un lien entre un objet, un geste ou un mot, d’une part, et un événement futur, soit espéré soit redouté, d’autre part. Et ce lien se présenterait plus précisément de la manière suivante : l’objet (ou geste, ou mot) serait soit le signe que l’événement va avoir lieu, soit le moyen de le provoquer ou de l’empêcher. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’absence de tout rapport intelligible entre le signe et l’événement, considérés en eux-mêmes. Par exemple : quel lien logique établir entre le fait que je passe sous une échelle, et le fait que j’ai un accident de voiture ? Ou entre l’aspect des entrailles de tel animal, et l’issue victorieuse d’une bataille ? Au mieux, la connexion sera toute psychologique : en croyant au présage de l’échelle, je m’attends à un malheur, je deviens fébrile, j’interprète les événements à mauvais escient, si bien que je conduis mal, augmentant effectivement mes chances d’avoir un accident ; ou croyant au présage favorable des entrailles, j’en retire une confiance et une ardeur au combat qui, de fait, peuvent me rendre victorieux. D’ailleurs le résultat inverse est tout autant possible : rendu excessivement confiant par l’aspect des entrailles, je peux agir avec une témérité insouciante qui me perdra ; et la crainte que m’inspire le présage de l’échelle peut induire en moi une extrême prudence, qui me préservera de l’accident. Mais dans tous les cas, les véritables causes ne sont pas là où la superstition les place : par exemple, si j’ai bien un accident,. la vraie cause en est ma fébrilité, et si je suis victorieux, la raison en est mon ardeur au combat ; quant à l’échelle ou aux entrailles, c’est moi qui ai fait de l’une, la cause de ma fébrilité, ou de l’autre, celle de mon ardeur. Il en ressort un premier point : la superstition, en interposant entre moi et le monde des « puissances » mystérieuses dont tout dépend, irait à l’encontre d’une véritable compréhension des règles de l’action ; elle conduirait à l’utilisation de moyens tout à fait inadéquats (car, par exemple, le bon moyen pour éviter les accidents de la route n’est pas d’accrocher une patte de lapin à son rétroviseur, mais de conduire prudemment). Par là, elle paraît priver l’action à la fois de son autonomie et de son efficacité. Et puisque, dans le même temps, elle nuit à la connaissance des causes, la superstition s’opposerait tout ensemble à la science et à la technique. Mais l’on remarque en outre que la superstition intervient là où existent des espoirs et des craintes, qui sont toujours relatifs à l’intérêt, soit de l’individu, soit de la collectivité : la sécurité, la santé, la richesse, la réussite pour soi et les siens... et éventuellement, la déconfiture, la maladie ou pire encore pour tel autre et les siens ! C’est seulement par rapports à de tels soucis que sont définis (consciemment ou non) le favorable et le défavorable, ce qui doit être provoqué et ce qui doit être évité. On voit alors que la superstition n’est pas seulement définie par la manière dont elle conçoit l’utilisation des moyens, mais aussi et peut-être surtout par le genre de fins ou de buts dans la poursuite desquels elle intervient. Ce second point permet d’engager une réflexion sur les rapports entre superstition et religion. Est-ce une seule et même chose, comme l’athée sera volontiers tenté de le dire ? Ou, ce qui revient à peu près au même, la « superstition » n’est-elle que le terme péjoratif que chaque religion utilise pour dévaloriser les autres (chacun ayant tendance à juger que sa religion est la vraie, et que les autres ne sont que tissus de superstitions) ? Ou bien, faut-il reconnaître une différence réelle entre superstition et religion, et donc se garder de les confondre, la première étant une version dégradée et caricaturale de la seconde ? Si l’on considère que toute religion est inventée par l’homme en vue de ses intérêts, et que son but ultime est de lui procurer ce qu’il désire et de le protéger de ce qu’il redoute, l’on tendra logiquement à ne voir aucune différence substantielle entre superstition et religion. Si en revanche, l’on pense que la religion, ou du moins que certaines religions ont pour sens et pour but d’élever l’homme au-dessus du souci pour son intérêt, qu’elles ne sont pas des recettes pour obtenir ce que l’on veut, mais des invitations à opérer une révolution intérieure, et à entrer en lutte avec soi-même, alors, on hésitera à assimiler superstition et religion. On pourra même considérer que la première est la pire ennemie de la seconde : car en faisant tout reposer sur des éléments extérieurs au sujet (mots, choses, gestes), la superstition détourne celui-ci de ce que toute religion authentique regarde comme l’essentiel, à savoir l’approfondissement de l’intériorité. En somme, la superstition fait piètre figure : elle invite à viser des buts limités, parfois même fort contestables, et propose en plus, pour les atteindre, des moyens inefficaces ! |
Pourtant l'étymologie du mot signale quelque chose d'autrement profond : la sympathie, c'est, littéralement, le fait de « sentir » ou « ressentir » avec. Il s'agirait alors de faire sien le ressenti de l'autre, de sentir ce qu'il sent, et pour ainsi dire, de ne pas le laisser seul ni avec sa peine ni avec sa joie, ni avec son plaisir ni avec sa douleur. Un premier décalage significatif apparaît alors avec le sens superficiel et courant du terme : le sympathique ne s'apparente plus au plaisant, car être ou entrer en sympathie avec quelqu'un, c'est ressentir aussi (voire surtout ?) ses peines et ses douleurs. Et, second décalage prolongeant aussitôt le premier, ce qui est sympathique, ce n'est plus la personne elle-même, mais plutôt le lien que l'on instaure avec elle. Derrière ce changement d'objet pourrait bien se trouver une modification plus essentielle, dans la mesure où il ne s'agit plus de qualifier l'autre en fonction du ressenti qu'il me procure, mais de me laisser moi-même qualifier par le ressenti qui est le sien. C'est alors l'autre, plutôt que moi, que j'envisage comme l'élément premier, comme ce qui « donne le ton », et m'adresse une sorte d'appel... Appel qui, encore une fois, pourrait se formuler ainsi : « ne me laisse pas seul avec ce que j'éprouve », ou encore : « reconnais et assume le fait que ce que j'éprouve ne regarde pas que moi ». Mais une difficulté, entre autres, en découle aussitôt. Le senti ou le ressenti, en effet, semble bien avoir une dimension irréductiblement personnelle et incommunicable : ce que je ressens n'est réellement ressenti que par moi, nul ne peut sentir pour moi ou à ma place, ni même donc, semble-t-il, « avec » moi. De quelle manière d'être « avec » s'agit-il donc, avec la sympathie ? Mes idées sont, par nature, partageables et communicables sans rien perdre de leur nature, et je comprends sans trop de difficultés qu'un autre puisse « penser avec moi » ; mais comment en dire autant de mes sensations ou sentiments ? L'idée même d'un « souffrir avec » ou d'un « se réjouir avec », qu'implique la sympathie, n'a-t-elle pas quelque chose de contradictoire, d'impossible ? Oui, à moins que les plus personnelles de mes souffrances et de mes joies ne comportent quelque chose d'universel, qui les rendent accessibles à tous sans les transformer pour autant en simples idées. Et ce serait vrai au plus haut degré des joies et des peines qui atteignent ce qui, en moi, n'est pas de l'ordre de mes particularités (sur quoi la sympathie courante et superficielle repose), mais de l'ordre de l'essentiel, qui est commun à tous. De façon à la fois logique et paradoxale, il faut peut-être admettre que les affections les plus profondes sont aussi les plus partageables, dans la mesure où elles atteignent ce que nous partageons tous : la même essence. Plutôt qu'une affinité élective éprouvée envers certains seulement, survenant de façon involontaire et naturelle, la sympathie ne serait-elle pas une attitude rendue possible par un travail sur soi, devant s'adresser à l'être humain (ou même simplement sensible) comme tel ? |
Alors que, dans son sens classique, la tolérance désigne l'acceptation (relative, conditionnelle) de ce qui est pourtant reconnu comme non légitime, cette notion tend à désigner, dans son sens moderne, une reconnaissance pleine et entière de légitimité. Ce qui est toléré au sens classique, c'est ce qui n'est pas puni quoique interdit. Il s'agit de faire place, pour ainsi dire, à l'imperfection humaine, de ménager une zone de flottement entre ce qui doit être et ce qui est, en admettant qu'il excède les forces humaines de faire exactement coïncider les deux, sans toutefois renoncer à l'idée que cet exact ajustement est en soi le but, le bien, ce à quoi il faut tendre. Mais dans son sens moderne, la tolérance ne consiste plus à supporter l'existence de ce qui s'écarte d'un principe tenu pour universel, mais à admettre comme légitime l'existence de ce qui est différent de soi entendu comme ensemble de particularités, autrement dit de ce qui présente des opinions, mœurs, coutumes, etc. différentes de celles que l'on a soi-même. L'appel à la tolérance signifie au sens classique : « n'appliquons pas la loi avec une rigueur absolue », « ne punissons pas tout ce qui est punissable » ; il signifie maintenant « ne déclarons pas punissable ce qui est différent de nous ». Inversement, être intolérant au sens classique signifie : « ne rien accepter qui soit contraire au principe » ; cela signifie au sens moderne : « juger inacceptable ce qui contrevient à ses propres particularités – habitudes, coutumes, etc. ». En raison de ce changement de critère (non plus le principe, l'universel, mais le sien, le particulier), la tolérance moderne est profondément ambiguë. On peut y voir l'affirmation que ce ne sont pas les particularités et les coutumes qui doivent servir de principes aux jugements et aux sanctions, et en cela elle est pleinement compatible avec le sens classique – mieux : elle est incluse en lui. Mais on peut aussi et surtout y voir l'affirmation que tout principe est seulement le reflet de certaines particularités, que toutes les particularités se valent, et par suite que toutes ont droit à être exprimées et réalisées – ce en quoi la tolérance moderne s'oppose, cette fois, à la tolérance classique. Dans ce second cas ce qui est réclamé au fond, c'est que toute particularité soit admise non pas seulement en fait mais en droit. Par exemple : si je suis opposé au mariage entre personnes de même sexe, par référence à un principe posé comme juste en soi (seules des personnes de sexes différents peuvent former un couple reconnu par la loi), mais que je suis disposé à laisser des personnes de même sexe vivre ensemble (acceptation d'un fait bien qu'il soit contraire au principe), je suis tolérant au sens classique, mais intolérant au sens moderne : car pour être tolérant au sens moderne, paradoxalement, il ne faut pas seulement tolérer l'existence de tels couples, mais la reconnaître pleinement légitime (en l'établissant comme légale). Au fond, la question est donc : l'intolérant est-il celui qui veut la réalisation immédiate et complète du Bien ici-bas, ou bien tout simplement celui qui croit au Bien ? |
L'idée de transcendance est celle d'un certain type de rapport entre des êtres ou des choses, dans la mesure où un être ne peut être dit transcendant que par rapport à un autre. On ne peut pas, semble-t-il, être transcendant « tout court », dans l'absolu, sans comparaison avec autre chose. Mais alors cette idée se présente d'emblée comme déroutante, puisqu'elle signifie justement, en un sens, l'absence de rapport : il y a transcendance d'une chose par rapport à une autre lorsqu'il y a, entre elles deux, une complète discontinuité, une séparation radicale, pour ainsi dire un abîme : l'une est au-delà de l'autre. Quelques rapides exemples permettront d'illustrer cette idée. Parler d'une vérité transcendante, c'est évoquer une vérité qui serait ce qu'elle est en elle-même, qui ne dépendrait pas de la multiplicité des hommes et de leurs points de vue. De même, parler de la transcendance de la conscience par rapport au monde, comme le font certains philosophes, c'est dire que la conscience est irréductible au monde, est en complète discontinuité avec lui (ce qui lui permet précisément de voir le monde comme monde) ; cet exemple invite, au passage, à ne pas envisager la transcendance de façon seulement statique ; la transcendance de la conscience par rapport au monde est à concevoir comme une activité plutôt que comme un état : effort toujours renouvelé de dégagement, de prise de distance, qui suppose sans doute une transcendance de principe, déjà là en puissance, mais qui la met effectivement en œuvre. Évoquer enfin une transcendance d'autrui par rapport à moi (et nous considérerons ici, en première approche, que « autrui » peut désigner aussi bien l'autre homme que Dieu), c'est proposer l'idée que chaque être d'esprit est un être à part entière, absolument, et non pas l'aspect ou le prolongement d'autre chose que lui-même : ce qui fait qu'existe fondamentalement entre eux un vide, une absence de lien. La transcendance serait donc, en quelque sorte, le rapport qu'il y a entre les êtres ou les choses qui n'ont pas de rapport, en ce sens qu'il n'y a aucune continuité entre eux. Elle ne pourrait prendre place qu'entre des êtres dont l'un, au moins, aurait tout son être en lui-même, et serait en quelque sorte un absolu : ce qui n'est pas le cas de tous. Certains êtres semblent au contraire être fondamentalement immanents, en ce sens qu'il n'y a rien en eux qui les mette à distance du reste : ils ne sont que des éléments, des aspects, et pour ainsi dire des excroissances d'un tout plus vaste, au sein duquel n'existent que des différences de degré, où tout est en continuité avec tout, où tout est commensurable aussi ; ils se résolvent par conséquent en un ensemble de relations, et ne peuvent qu'à peine être appelés des êtres : c'est le cas des choses (dirons-nous : de tout ce qui est matériel ?), peut-être des animaux. Mais outre l'idée de séparation, la transcendance paraît impliquer celle de hiérarchie, de surplomb : ce qui transcende, n'est-ce pas ce qui est « au-dessus » ? Il y aurait alors une dissymétrie entre ses termes, qui se confirmerait par le caractère unilatéral, non réciproque, de la transcendance : par exemple, si l'on peut soutenir que la vérité transcende nos particularités individuelles ou collectives, on ne peut dire que réciproquement nos particularités transcendent la vérité, bien qu'elles en soient radicalement distinctes. Ce qui transcende serait alors à entendre non seulement comme ce qui est délié et se tient au-delà, mais aussi comme ce qui l'emporte en perfection, ce devant quoi il faudrait s'incliner, ou ce vers quoi il s'agirait de tendre. Cela est-il incompatible avec l'idée d'une transcendance des hommes les uns à l'égard des autres ? Afin de tenter de réfléchir, entre autres, sur ce point, en prenant ensemble les deux aspects de la transcendance (séparation et hauteur), proposons pour finir quelques interrogations, que conduit naturellement à soulever l'exercice même du dialogue. Si la transcendance est séparation, discontinuité radicale, cela signifie-t-il qu'elle rende impossible toute relation ? Il peut sembler que oui, et que toute relation ne puisse prendre place que dans l'immanence (où, par définition, tout est relié à tout). Demandons-nous pourtant si, au contraire, les relations les plus profondes ne supposent pas des êtres qui soient radicalement distincts, qui soient l'un pour l'autre un autre être, et donc, en ce sens, transcendants. Quelle rencontre, en particulier quel dialogue pourrait-il y avoir entre des êtres qui ne seraient pas des sujets autonomes ? Et de façon générale, comment la liberté des personnes et de leurs relations serait-elle possible sans transcendance ? Peut-être cette dernière, loin d'exclure la relation, en est-elle la condition la plus essentielle. Il est d'ailleurs une autre raison d'envisager cette possibilité : que serait un dialogue, en effet, s'il ne se déroulait à la lumière et en vue d'une vérité dont nous reconnaîtrions la préséance sur nos opinions, nos habitudes, nos intérêts, et qui ainsi nous transcenderait ? La transcendance du vrai pourrait bien, elle aussi, être condition du dialogue. Davantage peut-être : sa transcendance ne consisterait pas à s'imposer et à dominer, comme on le croit souvent, mais à s'offrir comme ce qui permet aux hommes tout à la fois de s'élever et de se rencontrer, dans le même mouvement. |
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