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Esquisses

Par ordre alphabétique

Le bonheur - La charité - La confiance - Croire - La culture - Le dialogue - L'éducation - La fragilité - Humanité et animalité

L'humilité - La liberté - La mauvaise foi - Le plaisir - Le pouvoir - Le préjugé - Raison et croyance - La simplicité - La superstition

La sympathie - La tolérance - La transcendance

 

 

Le bonheur


Le bonheur peut se définir simplement comme l’état de la complète satisfaction. Mais satisfaction de quoi ? Tout se complique dès que l’on s’avise qu’il y a en l’homme bien des aspirations, qui ne se situent pas toutes sur le même plan, dont la compatibilité est problématique, et dont la satisfaction implique des attitudes fort différentes.
Les aspirations les plus aisément identifiables sont sans doute celles du corps (nutrition, reproduction, etc.). Leur satisfaction peut être regardée comme indispensable au bonheur ; mais peut-elle le constituer à elle seule ? Peut-on appeler bonheur le simple bien-être physique ? Si oui, les plantes et les animaux – pour peu qu’ils mènent une vie naturelle, non déformée par l’intervention humaine – sont les êtres heureux par excellence. Mais la condition d’un tel état est l’absence de toute aspiration spirituelle (au sens large du terme), et de la conscience, en quoi ce genre d’aspiration pourrait naître et se faire sentir : il faudrait, pour être « heureux » ainsi, renoncer à tout ce qui est spécifiquement humain.
Quant aux aspirations proprement humaines, elles revêtent d’abord la forme du souhait, de l’envie et du goût personnels. Elles sont alors liées aux particularités individuelles, fluctuent d’un homme à l’autre – et chez un même homme au cours du temps. Si le bonheur conserve bien une définition générale identique (état de complète satisfaction), il devient infiniment variable quant à son contenu précis (pour l’un, ce sera une existence campagnarde et solitaire ; pour un autre, une vie citadine et mondaine ; pour un troisième, une alternance des deux précédentes, etc.). On peut se demander si le souci pour ce bonheur-là n’exclut pas tout souci pour l’universel, c’est-à-dire pour ce qui est indépendant de (voire, éventuellement, opposé à) mes goûts, mes préférences : par exemple, dans une telle perspective, peu importe que mes pensées soient vraies, l’essentiel est qu’elles me conviennent, me procurent confort et quiétude (ou au contraire animation et instabilité, si cela me plaît plus : cela revient au même, car dans tous les cas c’est mon désir personnel qui décide de ce qu’elles doivent être). Conjointement, le bonheur ainsi conçu paraît exclure tout véritable travail sur soi-même, tout l’effort se concentrant sur l’extérieur : les autres, les institutions, la nature elle-même, etc. Quant à moi, je suis comme je suis : et si j’essaie de me changer, c’est en vue de remplacer certaines de mes caractéristiques initiales par d’autres (qui me plaisent davantage), et non pour les subordonner toutes à quelque chose qui serait d’un autre ordre.
Reste à envisager un bonheur qui résulterait de la satisfaction d’aspirations vraiment spirituelles (et non psychologiques, comme celles qui viennent d’être évoquées), comme par exemple l’aspiration à la vérité, à la justice, au bien, au beau, etc. Si l’on admet que de tels « objets » sont bien universels, il s’ensuit que le bonheur consistant à les posséder aura lui-même un contenu universel. Tous les hommes seraient alors rendus heureux par la même chose, parce que cette chose serait de nature à combler le désir inhérent à l’humanité même de l’homme (et non les désirs variables inhérents aux particularités de chacun). Quant à l’attitude requise par l’obtention de ce bonheur, elle différerait fort des précédentes. Elle consisterait en un réel effort sur soi-même, creusant et maintenant une distance intérieure, un recul par rapport aux désirs et goûts personnels (ceux-ci n’étant pas pour autant anéantis, mais relativisés et subordonnés). Comme il s’agirait de se rendre disponible pour ce qui ne dépend pas de soi, cette attitude pourrait être dite désintéressée, supposant l’oubli de soi.

En somme, ce bonheur aurait quelque chose de paradoxal : il suppose en effet que l’on ne se préoccupe pas d’abord de ce qui nous plaît, nous satisfait. Il en irait de lui comme du plaisir que l’on éprouve à agir de façon désintéressée : il ne pourrait arriver que comme un « plus », un surcroît, c’est-à-dire à condition de ne pas avoir été visé comme but ; et inversement, le fait même de le viser comme un but serait le plus sûr moyen d’empêcher sa venue.

 

La charité


D'après l'idée que l'on s'en fait généralement, la charité consiste à donner quelque chose à quelqu'un, sans attente de contrepartie, selon une pure « bonne volonté » ; l'image la plus commune, pour l'illustrer, est le don d'une pièce à celui qui tend la main dans la rue.
Définie de cette façon, l'attitude charitable semble poser problème, pour trois principales raisons. Tout d'abord, il est possible que ses motivations ne soient pas toujours « pures » (certains soutiendront même qu'elles ne le sont jamais vraiment) : ne s'agit-il pas, derrière un désintéressement apparent, et peut-être même de façon inconsciente, de gagner une image positive de soi-même, voire un sentiment de supériorité par rapport à autrui ? Ensuite, et en lien avec le point précédent, on peut craindre que celui qui bénéficie de la charité ne soit traité de façon profondément humiliante, dans la mesure où il se trouve à la merci du bon vouloir des autres ; sa situation n'implique-t-elle pas une forme de servilité, incompatible avec sa dignité de personne humaine ? Enfin, quand bien même ces deux écueils seraient évitables, il n'en resterait pas moins que la satisfaction de certains de nos besoins essentiels dépendrait du libre-arbitre des autres, serait ainsi rendue aléatoire, inégale selon les individus et selon les circonstances : ce qui serait profondément injuste.
Telle est précisément la conclusion qui s'impose, si la charité n'est effectivement que cela : elle est, au mieux, un substitut imparfait de la justice. L'idéal serait qu'elle soit remplacée toujours et partout par celle-ci, et que la satisfaction de nos besoins soit un droit, défini et assuré par les institutions publiques, plutôt qu'une simple possibilité soumise aux aléas des volontés individuelles. Mais est-ce possible, et est-ce même souhaitable ?
La question se pose, s'il est vrai que tous nos besoins ne relèvent pas de ce qui peut être revendiqué comme un droit ; elle se pose encore plus, s'il est vrai que nos besoins intraduisibles en droits ne sont pas les moins importants, mais figurent au contraire parmi les plus essentiels. Est-ce le cas ? C'est de ce point que dépend, semble-t-il, le jugement qu'il convient d'avoir à propos de la charité, afin que ce jugement soit précisément le plus juste possible. Si nous pensons à nos besoins matériels, ou même culturels en sens large et vague, il est possible de soutenir qu'ils peuvent et doivent être satisfaits selon la logique d'une justice institutionnelle. Mais qu'en est-il de ces besoins d'un autre ordre, que sont, par exemple, le besoin d'être pardonné ? D'être estimé et considéré comme une personne, et non seulement comme un détenteur de droits ? Certains parviennent à accorder leur pardon à des gens qui leur ont fait des torts parfois considérables, voire irrémédiables ; d'autres, par exemple, consacrent volontairement leur temps et leur énergie à visiter des détenus en prison, afin de leur apporter réconfort, chaleur humaine, espoir sous diverses formes. Ceux qui bénéficient de ces gestes y ont-ils droit, à un quelconque degré ? Ces attitudes ne sont-elles pas, par définition, situées au-delà de ce que la justice, si parfaite soit-elle, pourra jamais apporter ? Et pourtant, en un sens, elles répondent à des besoins aussi essentiels, et sans doute même bien plus profonds, que le besoin de manger, de se vêtir, de se déplacer librement, etc. ... Pour le vérifier, il suffit peut-être de se demander ce que serait un monde sans charité, c'est-à-dire un monde dans lequel les hommes ne recevraient que ce à quoi ils peuvent avoir droit, et rien d'autre ; un monde de la simple « justice », dans lequel seul ce qui est revendiquable pourrait être attendu. Un tel monde serait-il encore humain ? Les hommes ne devraient-ils pas renoncer à la part la plus essentielle et la plus belle d'eux-mêmes, pour y vivre ?

Peut-être la meilleure définition de la charité pourrait-elle être finalement : l'attitude qui consiste à donner à l'autre ce dont il a besoin, mais à quoi il ne peut pas avoir droit. Considérée ainsi, ne serait-elle pas, tout à la fois, irremplaçable par la justice, exempte de la recherche d'un intérêt caché pour celui qui l'effectue, et dépourvue d'humiliation pour celui qui en bénéficie ?

 

La confiance


Faire confiance, c’est d’abord avouer que tout ne dépend pas de soi. Confier quelque chose, se confier, se fier : c’est toujours en quelque façon prendre appui sur autre chose que soi-même.
En ce qui concerne celui qui l’accorde ou la donne, la confiance contient donc un aveu (qui peut rester implicite) de dépendance, de fragilité, d’absence de maîtrise. Cette reconnaissance de non-maîtrise équivaut-elle à un aveu d’infériorité, à une soumission, à une certaine négation de sa propre liberté ? Faire confiance, n’est-ce pas une manière de s’incliner ? Pour y voir plus clair sur ce point, il faut sans doute se tourner vers le destinataire de la confiance et s’interroger sur sa nature.
A quel genre d’être la confiance s’adresse-t-elle ? Avançons cette proposition : on ne peut parler vraiment de confiance que si l’être auquel on s’adresse a la capacité de décider de son comportement, de ses paroles et de ses actes ; il peut mentir, trahir, se donner une apparence qui travestit ses véritables intentions, il peut aussi ne pas le faire ; et le choix de l’une ou l’autre de ces deux attitudes ne dépend que de lui. La confiance serait ainsi, et tout à la fois, croyance en la droiture de l’autre et prière adressée à l’autre de conserver cette droiture, qu’il est toujours en son pouvoir d’abandonner.
De ceci découleraient, entre autres, deux conséquences. D’abord, si l’on admet que l’autre, si loin et si longtemps qu’il soit allé dans la voie de la duplicité ou de l’irresponsabilité, peut toujours trouver ou retrouver sa droiture, alors on doit admettre aussi que nul n’est absolument indigne de confiance. Cette dernière, en un sens, serait due à toute personne, plutôt qu’accordée à quelques-unes sous certaines conditions. Ensuite, la confiance est bien moins une abdication de sa liberté à soi, qu’une reconnaissance et une affirmation de la liberté de l’autre ; davantage même, l’on voit mal comment cette reconnaissance ne serait pas elle-même librement effectuée. En faisant confiance, on s’incline bien devant l’autre : mais c’est pour le saluer ; on ne perd rien de sa propre grandeur à avouer celle d’autrui, au contraire.
Faire confiance, c’est donc reconnaître que l’on ne maîtrise pas tout. Non pas en raison d’une certaine indocilité des choses, ou des événements, mais en raison de l’irréductible liberté des personnes. La confiance permet de comprendre avec évidence que l’absence de maîtrise n’est pas toujours signe d’imperfection. Le monde moderne cherche à supprimer notre impuissance sur les choses, par le savoir scientifique et l’efficacité technique ; mais ne cherche-t-il pas aussi à laisser le moins de place possible à cette autre forme d’impuissance, qui habite la confiance, et qui concerne cette fois les personnes ? L’inclination toujours plus affirmée à traiter tout problème en termes juridiques, l’inflation des rapports contractuels qui amortissent le risque en ménageant la possibilité d’un recours à des institutions, n’en sont-elles pas des signes parmi d’autres ? C’est une méfiance profonde qui semble former aujourd’hui, à bien des égards, la toile de fond des relations entre les hommes. Si c’est bien le cas, ne faut-il pas craindre la disparition des rapports humains les plus essentiels, comme l’amour (qui ne consiste pas seulement à être amoureux) ou le respect (qui ne consiste pas seulement à laisser tranquille) ? De tels rapports sont-ils seulement concevables sans confiance ?

 

Croire

Celui qui croit est, d’abord et avant tout, celui qui ne sait pas. Croire paraît bien, en effet, s’opposer à savoir : lorsqu’on sait, on ne croit plus, on sait. Mais cette opposition prend bien souvent, dans l’opinion courante, la forme plus précise d’une hiérarchie : n’est-il pas clair qu’il « vaut mieux » savoir que croire ? Le premier offre assurance et certitude, là où le second en reste à une simple possibilité ou à un espoir. En somme, le savoir représenterait l’aboutissement, la réussite de ce qui, dans le croire, resterait à l’état d’ébauche, de désir inassouvi. Croire serait un pis-aller, une sorte de sous-savoir : on ne croirait que « faute de mieux », lorsque le savoir est hors d’atteinte ; pire encore : croire pourrait bien être une solution de facilité, permettant d’éviter l’angoisse de l’ignorance et les affres de la recherche : celui qui croit ne se donne-t-il pas à fort bon compte toutes les réponses ?
Une telle manière d’envisager le croire n’est pas sans pertinence : elle correspond à ce que l’on peut appeler la croyance. Croire à ceci ou cela signifie alors : adhérer à une affirmation d’une manière immédiate, sans pouvoir ni vouloir en rendre compte, sans distance ni interrogation, selon une décision subjective et souveraine. On comprend, du même coup, que l’objet de la croyance (ce à quoi l’on croit) puisse varier à l’infini selon les différents individus : issue de la subjectivité et n’exprimant que celle-ci, la croyance de l’un différera de la croyance de l’autre, puisque tous deux n’ont pas la même subjectivité – c’est-à-dire : les mêmes goûts, les mêmes intérêts, les mêmes habitudes... On comprend aussi que la croyance soit proche parente de la crédulité : puis qu’ici la subjectivité décide souverainement, il est logique qu’elle adhère à tout ce qui comble ses désirs (conscients ou non), sans se préoccuper d’examen ou de vérification. La croyance est indifférente à la vérité. En elle, le sujet ne cherche pas à s’élever lui-même jusqu’au vrai, il cherche au contraire à modeler le vrai selon ses propres manières d’être. – Pour toutes ces raisons, la croyance est bien un sous-savoir : comme le savoir, elle affecte la forme de la certitude (celui qui croit sur le mode de la croyance est celui qui ne doute pas), mais contrairement au savoir, elle n’entend pas que la certitude soit le résultat de l’interrogation, de la recherche longue, laborieuse et disciplinée.
Mais il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de la foi. « Avoir la foi », ce n’est pas se donner à soi-même des réponses toutes faites, c’est au contraire se donner soi-même en réponse à une interrogation qui nous est adressée, et qui a la forme d’un appel. Ce n’est pas s’efforcer de faire correspondre la vérité avec ses propres souhaits, mais c’est s’efforcer de correspondre soi-même à ce que souhaite la vérité. On comprend alors que le croire, lorsqu’il s’agit de foi, n’a de sens que dans le cadre d’un rapport de personne à personne, qu’il s’agisse du rapport de l’homme à l’homme ou de l’homme à Dieu : on croit quelqu’un (ou en quelqu’un), on croit à la parole donnée par quelqu’un ou à la promesse faite par quelqu’un. Un lien essentiel existe ainsi entre la foi et cette autre notion qui lui est étymologiquement apparentée : la confiance. Que signifie en effet « faire confiance » ? Faire confiance, c’est s’en remettre (se fier ou se confier) à un être qui pourrait trahir ou mentir, qui pourrait aussi se désintéresser de nous, mais qui librement se tourne vers nous et s’adresse à notre liberté, attendant de nous une réponse que nous sommes libres de donner ou non. Dans ces conditions, le croire cesse d’être un pis-aller, et le savoir cesse d’être un idéal qui remplacerait avantageusement le croire : on ne fait pas confiance à quelqu’un « faute de mieux », mais parce que c’est la seule façon authentique d’entrer en relation avec une liberté. Au contraire, prétendre faire d’une personne un objet de savoir serait le meilleur moyen de lui retirer son essence d’être libre.

Il est vrai que la foi est toujours sous la menace de l’illusion et de la trahison. Mais c’est que, précisément, la foi, contrairement à la simple croyance, affronte le risque et le doute : elle ne les dépasse qu’en acceptant d’abord de passer par eux.

 

La culture

 

Étymologiquement, le terme culture renvoie aux notions de soin, de souci actif et attentif, voire de respect et de dévotion – comme le rend visible le terme culte qui lui est étroitement apparenté. Ainsi cultiver signifie : entretenir ou développer, en travaillant avec soin et attention. Cela se retrouve dans les deux principaux usages du terme, en français, qui concernent la nature pour l’un (ainsi parle-t-on d’agriculture, d’apiculture, etc.), l’esprit pour l’autre (ainsi dit-on d’un homme qu’il est cultivé).
Entre les deux domaines existent certes des différences importantes, voire fondamentales. En particulier, la nature reçoit la culture dont elle fait l’objet de façon tout à fait extérieure, et la subit passivement . La culture de l’esprit, au contraire, ne se conçoit que comme un travail de l’esprit sur lui-même, de sorte qu’il est tout à la fois la matière et l’agent de cette activité ; même comme matériau, sa réceptivité et sa disponibilité sont de l’ordre de la docilité, qui elle-même se cultive, et non de l’ordre de la pure inertie : ce n’est pas dans le même sens que l’esprit et la terre reçoivent des soins. En outre et surtout, la culture semble indispensable à l’esprit, alors que la nature s’en passe fort bien. Sans les soins de l’esprit, l’esprit végète : mais la végétation prospère si l’esprit n’en prend soin. Il semble ainsi que l’esprit, par nature, exige d’être cultivé, alors que la nature ne fait que le tolérer ; plus l’esprit est cultivé, plus il est spirituel : mais plus la nature est cultivée, moins elle est naturelle.
Pourtant dans les deux cas se retrouvent certains traits essentiels : la culture, en son sens classique, est toujours activité de l’esprit (sur la nature, ou sur lui-même), et implique l’exercice de la pensée : elle naît d’une prise de distance par rapport à la réalité immédiate, d’une interrogation sur celle-ci, d’une volonté de ne pas la laisser telle quelle. Toujours elle consiste en un travail, lucide et vigilant (et presque toujours pénible), jamais elle ne s’accomplit spontanément, naturellement ; et c’est pourquoi elle est classiquement opposée à la nature, qui jamais ne lutte contre ses penchants mais s’y abandonne sans réserve. La culture, elle, requiert essentiellement l’effort, le refus de l’assoupissement, du repos confortable. En particulier, la culture de l’esprit implique le désir et l’effort de comprendre, de discerner des rapports et des liens — et en cela elle se distingue aussi de l’érudition, simple accumulation d’informations.
Or le terme culture a pris récemment un sens fort différent, qui pose problème. On parle désormais de cultures, au pluriel ; on dit de quelqu’un que ceci ou cela « n’est pas dans sa culture », on milite pour la préservation de « sa culture » (régionale par exemple) ou pour la coexistence pacifique de « toutes les cultures ». Que désigne-t-on alors par le terme culture ? Un ensemble de pratiques, de manières d’être et de sentir, quel qu’il soit : tout ce qui forme une certaine manière de se tenir dans l’existence est une culture. C’est pourquoi le terme s’applique désormais à tout : il y a des « cultures d’entreprise », on peut avoir une « culture footballistique (ou rugbystique) », une « culture télévisuelle », etc. Et pour « avoir une culture » en ce sens, aucun recul critique n’est requis : on la reçoit par imprégnation (essentiellement inconsciente et involontaire), et on l’exerce en exprimant ce que l’on est (plutôt qu’en travaillant à devenir autre). Bref : une « culture » n’est alors rien d’autre, semble-t-il, qu’un ensemble d’habitudes.

Si l’on songe que l’habitude a pu être justement définie comme une seconde nature, l’apparition de ce nouvel usage du mot culture pourrait bien représenter un véritable renversement de son sens classique. Et l’on est en droit de demander finalement : si la culture se reçoit passivement et comme malgré soi, si elle se manifeste sur le mode de l’expression, quelle différence y a-t-il entre elle et la nature ?

 

Le dialogue


La pratique du dialogue suppose l'admission de certaines règles ou de certains principes, sans quoi elle serait impossible. Règles d'organisation et de courtoisie, tout d'abord : il s'agit de laisser parler l'autre, de ne pas lui couper la parole, de ne pas juger ce qu'il dit en fonction de ce qu'il est ou de ce qu'il paraît être, que ce soit en un sens négatif ou positif. Faute de quoi l'échange tournerait vite à la cacophonie ou à la querelle de personnes. Mais derrière ces règles formelles se tiennent des exigences plus profondes, dont elles pourraient bien être seulement la partie la plus visible et la plus extérieure.
Ainsi, s'interdire de donner ou de refuser la parole à quelqu'un en raison de ce qu'il est (sa personnalité, son statut social, voire son apparence physique), ce n'est pas seulement une banale règle de savoir-vivre, mais un principe faisant intervenir une certaine conception de la personne, ainsi qu'une certaine conception de la pensée : c'est considérer que les propos de quelqu'un peuvent avoir une consistance et un intérêt propres, par eux-mêmes, indépendamment de l'individu qui les énonce ; c'est admettre, par conséquent, que chacun peut et doit parvenir à rendre sa pensée indépendante de sa personne, afin d'offrir aux autres un discours qui soit autre chose que le simple reflet de ses intérêts, de ses besoins particuliers ou de ses goûts personnels.
De même, ne pas couper la parole à quelqu'un, ni parler après lui sans tenir aucun compte de ce qu'il vient de dire, ce n'est pas seulement faire acte de politesse au sens banal de ce terme : c'est reconnaître une exigence de continuité dans le discours, admettre la nécessité de prendre et d'accorder le temps nécessaire pour construire des raisonnements ; c'est accepter que la pensée ne puisse s'énoncer sous forme d'affirmations brèves et isolées, que sa valeur dépend directement de la solidité et de la clarté des liens qu'elle tente d'instaurer entre les idées.
Ce souci du lien entre les idées, remarquons-le, ne peut manquer de devenir également souci du lien que l'on entretient soi-même avec elles. Car pour se montrer attentif à la cohérence des propos tenus et entendus, il faut se mettre soi-même à distance de ce que l'on pense, cesser d'y adhérer de manière immédiate, et d'y voir un reflet ou un prolongement de sa personne. Et il faut savoir inviter l'autre à en faire autant.
Au travers de ces exigences, qui sont tout à la fois intellectuelles et morales, le dialogue s'efforce donc d'être bien plus qu'un simple échange de points de vue se déroulant de façon policée. Dialoguer signifie plus profondément : s'aider mutuellement à penser de façon plus claire, plus rigoureuse, plus cohérente ; et cela, par une mise à l'épreuve sans cesse renouvelée des présupposés et des implications de chaque affirmation ou de chaque hypothèse. Or cela n'est possible que si tous, par-delà leurs différences et leurs particularités, se rencontrent sur le terrain commun de la raison, et s'engagent à ne se soumettre qu'à l'autorité de celle-ci ; tel est bien le sens étymologique du terme « dialogue » : il s'agit de cheminer « au travers » ou « au moyen » (dia) du « discours raisonné » (logos).

Quand le dialogue est ainsi compris, chacun peut en attendre la découverte de nouvelles idées, certes, mais aussi et bien plus, la découverte d'une nouvelle façon d'être en rapport avec les idées, ( y compris et surtout avec celles que l'on a déjà), avec les autres et avec soi-même.

 

L'éducation


Tout être vivant est assujetti au devenir : il naît, grandit et n’atteint que progressivement l’état « adulte », c’est-à-dire un état dans lequel il est enfin ce qu’il est destiné à être. Mais la notion d’ « état adulte » a-t-elle le même sens, lorsqu’il s’agit d’un être vivant quelconque et lorsqu’il s’agit de l’homme ? Si ce n’est pas le cas, on doit s’attendre logiquement à ce que le cheminement conduisant à cet état soit, lui aussi, différent pour chacun de ces êtres : or, c’est précisément d’un tel cheminement qu’il est question avec la notion d’éducation.
Chez l’être vivant naturel, tant au niveau de l’espèce que de chaque individu, le développement a pour but de former un être capable de s’insérer en un certain ordre des choses, et de subsister en harmonie avec cet ordre. Cet ordre des choses n’est décidé par rien ni personne : il résulte d’une nécessité (les « lois de la nature ») générale et anonyme, s’imposant invinciblement à tout ce qui est. Le vivant naturel est d’autant plus accompli et plus parfait qu’il correspond mieux aux conditions ainsi déterminées : l’état à atteindre est, ici, celui d’une rigoureuse adaptation de l’individu à ces conditions.
Or devenir humain est tout autre chose. Il ne s’agit nullement de « coller » aussi étroitement que possible à la réalité telle qu’elle est, mais il s’agit tout au contraire de prendre par rapport à elle un recul ou une distance permettant de s’interroger sur elle, et de la transformer en fonction d’exigences bien différentes de celles des « lois de la nature » (exigences esthétiques, morales, en particulier). Pour l’homme, être adulte ne consiste pas à être un individu bien adapté, un rouage enfin capable de jouer son rôle dans une grande machine qui l’engloberait de toutes parts – que cette machine soit celle de la nature ou celle de la société. Il ne s’agit pas d’abord, pour lui, de devenir apte à exercer utilement et efficacement telle ou telle tâche (métier, rôle...) mais de devenir capable de se déterminer d’après d’autres critères que ceux de l’utilité et de l’efficacité, de savoir se regarder et se traiter soi-même, ainsi qu’autrui, comme un être irréductible à un simple rouage inclus dans un système. Incomparable au dressage ou même à l’apprentissage, l’éducation tend alors, de toutes ses forces, non pas à façonner l’homme en vue d’une certaine fonction, mais tout au contraire à l’empêcher de se réduire jamais à une fonction quelconque.
Au fond, l’éducation s’adresse à ce cœur même de l’être, impossible à fabriquer, à mesurer et à définir, qui ne sert littéralement à rien mais que tout le reste doit servir. Si elle est gratuite, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle a affaire à ce qui, en l’homme, n’a pas de prix. C’est aussi parce que son propos n’est pas d’apporter « quelque chose » (telles informations, telles aptitudes, que l’on pourrait quantifier), mais d’inspirer et de favoriser une manière d’être fondamentale, qui est celle de l’esprit, et qui est faite essentiellement de disponibilité, d’interrogation et d’inquiétude.
Comme cette manière d’être est celle de l’esprit, et que tout être humain est un être d’esprit, elle ne se présente pas comme une manière d’être parmi d’autres, que l’on pourrait adopter ou non : elle est exigée par l’idée même d’humanité. Tout homme, parce qu’il est un homme, et pour être un homme, est appelé à la faire sienne. De sorte que, finalement, on peut proposer de résumer l’essentiel à travers ces deux grandes idées :

Éduquer est un devoir absolument impérieux, car il y va de la possibilité même de l’existence d’une humanité.
Conjointement, l’éducation n’a pas pour but de former un homme comme ceci ou comme cela, mais un homme tout court.

 

La fragilité


Comme chacun le sait, la fragilité est l'aptitude à être brisé, endommagé ou anéanti. Elle s'oppose ainsi à la solidité, à la stabilité, et en un sens peut-être, à la fiabilité. A s'en tenir à cette définition, la fragilité pourrait être considérée, non pas comme une qualité que certains êtres ou certaines choses possèdent, mais plutôt comme un trait commun à tout ce qui existe dans le monde. En effet, il n'est rien qui soit indestructible absolument, et toutes choses ne paraissent se différencier, à cet égard, que par le degré : le granit même devient dentelle et enfin poudre, par l'action de l'eau et des siècles ; et l'atome, que sa simplicité a longtemps paru mettre à l'abri de toute « cassabilité » – c'est le sens même de son nom –, de toute fragilité, se révèle lui-même fissible. De surcroît il semble vrai de toutes choses, que la destruction est plus aisée, plus rapide et moins coûteuse en efforts, que l'édification ou l'engendrement : la fragilité serait ainsi à regarder comme la plus générale et la plus assurée des lois du monde.
Une fois ce constat fait, que faut-il en penser, et que faut-il en déduire ? D'abord sans doute que toute rencontre d'une fragilité plus grande que la sienne place devant un choix entre deux manières fondamentales d'être et de se tenir.
C'est une autre loi du monde, semble-t-il, à peine moins universelle que la précédente : la fragilité est une aubaine pour la force – c'est-à-dire pour la fragilité moindre. L'être fragile est à merci, ne peut se défendre : il faut donc en profiter sans retard ni réserve, s'imposer à lui, en faire sa pâture ou son instrument : ainsi va la vie naturelle. Tout y semble avancer droit devant soi selon son appétit et ses besoins propres, ne s'arrêter que devant ce qui oppose une force supérieure, s'engouffrer au contraire en toute faille... comme l'eau encore, qui toujours suit sa pente et se rue systématiquement en chaque interstice qu'elle pourra emplir d'elle-même.
Mais les hommes, bien qu'ils sacrifient incontestablement et le plus souvent à cette loi, ne sont-ils pas capables de s'en prescrire à eux-mêmes une tout autre ? L'être fragile est à merci, ne peut se défendre : il faut donc en profiter d'autant moins, retenir sa propre force d'autant plus, ou mieux encore, modifier son emploi du tout au tout, en venant l'ajouter à la trop petite force de l'autre, en la mettant à son service plutôt qu'au sien. Manœuvre apparemment insensée, qui comporte, entre autres, le risque de voir la force ainsi offerte être employée contre soi-même, conformément à la logique naturelle dont on voulait précisément interrompre le règne. Voir dans la fragilité une invitation à la protection et au dévouement, plutôt qu'un appel à l'écrasement ou à l'utilisation : contre une pareille folie Nietzsche, par exemple, criera et multipliera ses mises en garde ; il ne peut s'agir là que d'un piège, la logique naturelle est la seule, et tout ce qui paraît y déroger n'en est qu'une expression plus subtile et plus dangereuse !
En va-t-il bien ainsi ? Être fragile ou se faire fragile, est-ce être inévitablement condamné au statut de proie ? Ou cela peut-il être une ouverture vers un genre de rapport vraiment étranger à toute forme de prédation, à savoir la confiance et l'amour correctement et profondément compris ? Deux points particulièrement importants semblent devoir être examinés, pour tenter d'y voir plus clair.
Outre la fragilité imposée, qui de fait nous caractérise tous, il y aurait à envisager une fragilité volontaire, délibérément adoptée et, pour ainsi dire, ajoutée à la précédente : celle dont on se revêtirait, en abaissant les remparts pourtant déjà tout relatifs qui protègent sa propre vulnérabilité, en réponse à la fragilité plus grande de l'autre.

Et il faut bien que quelque chose justifie pareille « folie » : pourquoi donc ne pas profiter de la fragilité de l'autre, quand elle est encore plus grande que la sienne ?  La perspective de « l'intérêt bien compris », par exemple, offre à cet égard une réponse simple – un peu trop simple ?

 

Humanité et animalité

Oui ou non, y a-t-il entre l’homme et l’animal une différence radicale, absolue ? Ou bien l’homme n’est-il qu’un animal un peu plus évolué que les autres ? A travers ces questions, nous cherchons si, en l’homme, se trouve « quelque chose » qui serait véritablement non-animal. Pour dépasser le stade des idées reçues et des « évidences » trompeuses, cette recherche devra tenter de préciser ce qu’il faut entendre par « animalité ». Car comment savoir si l’homme est ou non un animal, si nous ne savons pas au juste en quoi consiste l’animalité ? Sur ce point, l’obstacle classique et redoutable est l’anthropomorphisme (attitude qui consiste à concevoir tous les êtres sur le modèle de l’homme) : si l’on commence par attribuer des caractères humains à l’animal, il n’est pas étonnant que l’on conclue ensuite à l’animalité de l’homme.
Plus généralement, pour que la comparaison (homme / animal) soit rigoureuse, il faut tenter de ne pas confondre la simple analogie (ressemblance superficielle qui masque une différence profonde) avec l’identité véritable (qui, de son côté, peut être masquée par des différences superficielles). Ainsi par exemple, à propos du langage : les animaux (ex : l’abeille, la baleine, etc.) peuvent échanger certaines informations, au moyen de signes ; l’on en conclut que l’animal possède le langage, comme l’homme. Mais n’est-ce pas aller beaucoup trop vite ? Si l’on se souvient des réflexions déjà menées à propos du dialogue, on ne manquera pas d’y regarder de plus près, en soulevant au moins deux questions : 1) celle du statut de l’autre ; est-il vraiment un interlocuteur, c’est-à-dire quelqu’un dont la pensée sollicite une écoute ? Ou bien est-il l’émetteur d’un signal que l’on réceptionne ? 2) la question du contenu de ce qui est exprimé ou « communiqué » ; se communiquer des « informations » et dialoguer, est-ce la même chose ? D’un côté, un organisme signale à un autre organisme qu’il a faim, ou qu’il a envie de se reproduire : c’est la manifestation d’un fait ; d’un autre côté, deux êtres discutent ensemble du but à donner à leur existence : c’est une interrogation sur le sens ; entre les deux « communications », n’y a-t-il pas un abîme ?
Enfin, on ne peut évidemment pas oublier que l’homme a un corps. Il lui faut manger, dormir, se reproduire : en cela, sa parenté avec l’animal saute aux yeux. Mais là encore, les choses ne sont sans doute pas si simples, au moins pour deux raisons : 1) Si certains besoins sont communs aux hommes et aux animaux, la manière de les satisfaire n’est pas la même dans les deux cas : comme l’animal, l’homme doit manger et se reproduire, mais il ne mange pas et ne se reproduit pas comme l’animal ; l’homme n’accepte de satisfaire ses besoins physiques que si certaines conditions d’un autre ordre (esthétiques, morales) sont remplies. 2) De multiples manières, l’homme exige donc infiniment plus que ce que son corps lui réclame. Par exemple, la recherche du beau, du vrai et du juste est essentielle pour l’homme, alors que, du point de vue de l’organisme et de ses besoins, elle est tout à fait superflue (c’est pourquoi l’animal l’ignore superbement). Pour finir, remarquons que cet écart par rapport aux besoins physiques existe, chez l’homme, pour le meilleur et pour le pire : l’homme est capable de sublimes élévations spirituelles, mais aussi de violences et d’atrocités absolument inconnues du monde animal (torture, viol, plaisir à voir souffrir l’autre...). Mais paradoxalement, de tels comportements confirment la distance infinie qui sépare l’homme de l’animal : car seul un être ne se limitant pas à sa dimension physique peut connaître de telles dérives. Même sous son pire aspect, l’homme ne rejoint pas l’animal : il ne devient pas « bestial », comme on le dit parfois à tort, mais inhumain, ce qui est tout autre chose (l’animal, de son côté, ne peut pas devenir « inanimal »).

Pour inviter à la réflexion, on peut donc avancer cette thèse volontairement provocatrice : il n’y a rien d’animal en l’homme.

 

L’humilité


Le terme humilité est à rapprocher du mot humus, qui en est la source étymologique, et qui a donné par ailleurs le terme homme. Cela semble signifier que l’humilité consiste, pour l’homme, à se rappeler qu’il est poussière (ou littéralement : « fait de terre », c’est-à-dire de la matière la plus commune). Cela semble indiquer aussi que l’humilité est une attitude proprement humaine : et de fait, si l’homme n’est pas le seul être dont on puisse dire qu’il fut tiré du limon, il paraît bien être le seul à le savoir.
Mais du coup, il est aussi le seul à pouvoir l’oublier – et pire : à vouloir l’oublier. Au-delà de l’image du matériau (terre, humus), le terme d’humilité renvoie en effet à l’idée d’une provenance étrangère, d’une impuissance à être sa propre origine ; il paraît impliquer aussi, du même coup, l’idée d’une incapacité à s’accomplir par ses seules forces ; en un mot, il s’agirait d’avouer qu’il n’est rien en nous, hormis peut-être nos fautes et nos manquements, que nous puissions nous attribuer à nous-même, à nous seul. Or cette double impuissance n’est pas facile à admettre ; elle semble, à certains, incompatible avec la dignité de l’être humain, et sa reconnaissance constituerait à leurs yeux une intolérable humiliation.
Mais justement, est-ce une même chose d’être humble et d’être humilié ? Être humble, est-ce se rabaisser, se manquer de respect à soi-même ? Cela doit-il conduire, en particulier, à accepter que les autres nous traitent comme « moins que rien » ?
Humilier quelqu’un consiste à nier sa dignité, ou du moins à manifester uniquement ses pauvretés et ses déficiences ; concrètement, cela revient souvent à le réduire à son animalité, ou à sa dimension purement physique : rien de plus humiliant pour un homme, par exemple, que de voir l’accomplissement de ses fonctions organiques privé du secret ou de l’habillage qui l’humanisent. Mais refuser cette humiliation, serait-ce manquer d’humilité ? Et inversement, faudrait-il refuser d’être humble pour échapper à l’humiliation ? Non pas, si humilité et affirmation de sa dignité sont, en vérité, compatibles, voire indissociables. Telle est du moins la position que l’on s’efforce ici de préciser.
D’une part, l’humilité ne consiste pas à se croire dépourvu de dignité, mais à se savoir incapable d’en être soi-même la source, et à se reconnaître impuissant à exister « à la hauteur » de celle-ci. En tant qu’être humain, je suis bien plus qu’un peu de boue (ou d’humus), contrairement à ce que suggère l’étymologie prise au pied de la lettre. Mais ce que je suis de plus, je ne me le suis pas donné à moi-même ; en outre, par mon comportement envers moi-même comme envers autrui, sans doute le trahis-je bien plus souvent que je ne l’honore. Ainsi, autant mon refus de ma dignité ne serait pas une vraie humilité (mais quelque chose qui pourrait être une profonde ingratitude), autant l’humilité véritable se manifeste par l’acceptation du fait que l’aide d’autrui m’est absolument indispensable. L’aide dont j’ai eu besoin pour être, tout simplement, en ce sens que je dois ma venue à l’être, et mon statut d’être pourvu de dignité, à autre chose ou à quelqu’un d’autre que moi-même. L’aide dont j’ai besoin, ensuite, pour tenter de ne pas être trop indigne de ma dignité : car précisément, celle-ci a quelque chose d’infini et d’absolu, qui fait de son plein respect une tâche au-dessus de mes forces – voire des forces humaines en général. Ainsi se préciserait la conciliation évoquée plus haut : être humble, ce n’est pas se considérer comme sans valeur, c’est au contraire voir sa propre grandeur et se sentir petit devant elle.
D’autre part et par conséquent, l’humilité ne saurait conduire à se laisser traiter comme un être sans valeur, et à accepter toutes les humiliations. Nulle incompatibilité entre être humble et exiger le respect : car ce dont j’exige le respect, à savoir ma dignité, c’est aussi ce dont je reconnais ne pouvoir être l’auteur. En ce sens, je demeure effacé et discret (« humble ») lors même que je mets en avant ma dignité d’être humain.

Concluons : il semble particulièrement important de ne pas se tromper sur le vrai sens de l’humilité, car toute erreur à son sujet irait forcément de pair avec une méprise sur le vrai sens de la dignité, et donc sur la juste attitude à avoir envers soi-même comme envers autrui.

 

La liberté

 

La liberté s’entend généralement comme possibilité de faire ce que l’on veut. Elle revêt alors deux aspects : 1) tout d’abord, la possibilité de faire ; il s’agit alors de la liberté physique, qui implique seulement l’absence d’obstacle matériel (celui qui est enchaîné est privé de cette liberté). 2) Ensuite, la possibilité de faire ce que l’on veut, et non autre chose ; il s’agit alors de la capacité à décider, à penser et vouloir à partir de soi-même. La liberté prise en ce sens ne se heurte plus à des obstacles matériels : même celui qui est enchaîné la possède, car pensée et volonté ne peuvent être entravées de cette manière.
Pour être complète, la liberté doit certes être physique et morale. Toutefois, il semble que la liberté morale soit la plus fondamentale : en effet, ma liberté existe bel et bien tant que mon esprit (pensée et volonté) est libre, même si mon corps ne l’est pas ; en revanche, si mon corps est sans entrave mais que mon esprit est privé de liberté, alors, dans la mesure où c’est mon esprit qui guide mon existence, celle-ci ne pourra être considérée comme vraiment libre. C’est pourquoi on peut dire sans exagération que les prisonniers des camps nazis étaient fondamentalement plus libres que leurs bourreaux : les premiers étaient soumis à une captivité physique, les seconds à un emprisonnement spirituel.
Mais comment l’esprit peut-il ne pas être libre ? Toute pensée et toute volonté ne sont-elles pas libres ? Impossible à détruire matériellement, la liberté de penser et de vouloir n’est pas pour autant quelque chose que l’on possède immédiatement et sans effort. Au contraire, une pensée ne devient libre qu’en se soumettant à de difficiles exigences, afin de se soustraire à l’empire des préjugés et des impressions ; de la même manière, une volonté n’est pas libre si elle ne s’efforce pas en permanence d’échapper à la tyrannie des envies, des caprices ou des pulsions. La liberté apparaît alors non pas comme une donnée de départ qui serait immédiatement conforme à elle-même, mais comme un résultat à atteindre. Et ce résultat est extrêmement difficile à atteindre, non seulement à cause des obstacles que l’on doit surmonter lorsqu’on veut y parvenir, mais aussi à cause de la tentation qui peut conduire à ne pas vouloir y parvenir, et à préférer renoncer à la liberté.
Cette dernière idée peut paraître étrange. En effet, pourquoi diable pourrais-je être tenté de renoncer à ma liberté ? Comment pourrait-on vouloir ne pas être libre ? Précisément parce qu’elle est terriblement exigeante, et parce qu’elle me rend responsable de mes décisions, de mes actions et de mes omissions, la liberté apparaît comme un poids. On peut alors être tenté de s’en décharger, en renonçant à décider par soi-même. Ce renoncement peut prendre bien des formes : je peux m’en remettre à mes désirs subjectifs du moment, aux circonstances, à la mode, aux autres... Faisant cela, je reporte la responsabilité de mes actes sur autre chose que moi-même, soit de manière systématique, soit lorsque cela m’arrange. Chacun connaît cela : lorsque l’on a fait quelque chose de mal, on a tendance à « chercher des excuses », qui visent toujours à dire : « ce n’est pas vraiment moi qui ai fait cela, j’y ai été poussé par... ». Curieusement, lorsque l’on a fait quelque chose de bien, on revendique hautement la paternité de ses actes. De la même façon, ne sommes-nous pas souvent plus prompts à exiger des autres le respect de nos droits, que nous ne le sommes à exiger de nous-mêmes le respect de nos devoirs ? Or on ne peut nier qu’il y a là un double jeu, faisant violence à la fois à la logique et à la bonne foi.

La liberté est tout sauf facile et confortable. Il faut la revendiquer, mais la revendiquer tout entière, en comprenant donc que vouloir la liberté, c’est vouloir la responsabilité et l’inquiétude. Celui qui ne cherche à satisfaire que son bien-être et sa tranquillité doit fuir la liberté, ou ruser avec elle, mais dans tous les cas la trahir.

 

La mauvaise foi

 

La mauvaise foi fait violence à la vérité, mais d'une manière qui en fait une espèce particulière de mensonge. Tout mensonge, en effet, n'est pas manifestation de mauvaise foi, et sans doute faut-il commencer par tenter de saisir ce qui est propre à cette dernière.
Le terme de « foi » nous indique probablement où chercher : du côté de ce qui a trait à la confiance, et sans doute aussi à la reconnaissance et à l'aveu. Le mensonge prend la forme de la mauvaise foi lorsqu'il est refus entêté de reconnaître une évidence, quelque chose qui, manifestement, est. C'est précisément ce genre de choses : ce qui se voit immédiatement, ce qui peut seulement se constater, qui paraît bien constituer l'objet propre de la mauvaise foi ; autrement dit, ce qui appelle comme attitude adéquate la reconnaissance, l'admission et/ou l'aveu : ce à quoi l'on peut et doit se fier. La mauvaise foi est peut-être même la seule façon de ne pas admettre l'évidence sans sombrer pour autant dans la pathologie. Elle consiste à refuser ce qui ne peut pas l'être, en une sorte d'ultime recours contre le désagrément imposé par la réalité, la volonté opposant son entêtement à l'entêtement des faits.
Faut-il alors y voir une sorte d'affirmation ou de désir de toute-puissance ? En un sens, oui, puisqu'il s'agit de ne pas supporter que quelque chose, qui pourtant me concerne, puisse exister, tranquillement et ouvertement, dans une absolue indifférence à l'égard ce qui me convient, me plaît, m'arrange. Et il ne s'agit pas seulement de ne pas le supporter, mais bel et bien de l'annuler, de faire en sorte que la chose en question n'existe pas pour moi, par-delà son irritante persistance à exister « objectivement » : je puis décréter qu'elle n'existe pas pour moi, et que ni mes paroles ni mes actes ne s'en trouveront modifiés. Faire preuve de mauvaise foi serait ainsi le contraire de « prendre acte », « prendre en compte », en un mot « assumer » (littéralement : prendre à soi, pour soi, avec soi, admettre, s'approprier).
C'est pourquoi la mauvaise foi atteint son paroxysme, devient une véritable manière de vivre, et prend un sens pleinement philosophique, lorsqu'elle porte, non plus sur tel ou tel acte ponctuel et isolé, mais sur la volonté elle-même et son pouvoir de décision. C'est ce qu'a bien compris Jean-Paul Sartre, semble-t-il, en appelant « mauvaise foi » l'attitude qui consiste à mettre nos actes sur le compte de quelque chose d'extérieur à nous (la nature, les circonstances, une « essence » qui nous définirait une fois pour toutes...), et donc à nier que nous en sommes les vrais auteurs et que nous devons en répondre. Car alors, nous retournons notre volonté contre elle-même, « voulant ne pas vouloir » en quelque sorte, décidant que nous ne décidons pas, et nous acharnant à nier un pouvoir que nous sommes pourtant en train d'exercer à l'instant même où nous le nions. Attitude qui réalise toute sa pureté lorsque nous revendiquons la paternité de nos actes si ces derniers sont gratifiants, et la rejetons lorsqu'ils sont plutôt sources de reproches...

Une chose semble sûre : à celui qui se cantonne dans cette posture, il n'y a pas grand-chose à dire... La mauvaise foi, par nature entêtée et d'une inventivité infinie, empêche tout dialogue. Ce qui ne doit pourtant pas empêcher de dialoguer à son sujet, avec bonne volonté et en toute bonne foi.

 

Le plaisir

 

Quel qu’il soit, le plaisir est provoqué par quelque chose, il a une cause. Cette cause est-elle forcément extérieure, par rapport à l’être qui éprouve du plaisir ? Si oui, cela semble indiquer que le plaisir est toujours inscrit dans une relation avec autre chose que soi. Mais dans la mesure où il se ressent, s’éprouve, le plaisir paraît bien être aussi un rapport avec soi-même : c’est une manière de se sentir. Il faudrait alors l’envisager comme un rapport avec soi-même, engendré par un rapport avec autre chose que soi : un état dans lequel le fait d’être soi, et le fait d’être relié à autre chose, sont présents tous deux.
Entre autres conséquences, il s’ensuivrait que seul un être capable d’être en relation avec lui-même, donc un être comportant une certaine forme de distance intérieure, peut connaître le plaisir : à savoir, l’être vivant ou l’être pensant. A l’inverse, les êtres ou les réalités dépourvus d’intériorité, qui sont seulement une somme d’éléments ou de composants, ne peuvent avoir du plaisir ; c’est le cas des choses, artificielles ou naturelles (qui, en contrepartie et pour la même raison, ne peuvent non plus connaître la douleur).
De quel genre de rapport avec soi s’agit-il donc avec le plaisir ? Et peut-on parler du plaisir en général, si les causes qui peuvent le provoquer sont de natures complètement différentes ? Entre un plaisir purement physique, et, par exemple, le plaisir pris à une discussion entre amis, ou encore le plaisir procuré par la contemplation d’une œuvre d’art, la différence n’est-elle pas immense, et ces plaisirs ne seront-ils pas, tout comme leurs causes, de natures différentes ?
Il faut toutefois se demander s’il n’y aurait pas une unité, au travers de ces multiples formes. Par exemple, ne peut-on pas définir le plaisir comme une sensation ou un sentiment d’intense coïncidence avec soi-même, que ce soit sur le plan physique ou sur le plan psychologique ou spirituel ? En effet, le plaisir est un état dont on souhaite spontanément la continuation ; il semble résulter d’une sorte d’accord avec soi-même, d’unité harmonieuse ressentie entre les différents éléments dont on est constitué. Son contraire, la douleur, pourrait être alors envisagé de son côté comme sensation ou sentiment de déchirement, de perte de l’unité avec soi-même. Mais si le soi-même est quelque chose de complexe et de vivant (et c’est le cas par définition pour qu’il y ait plaisir), bien des difficultés surgissent.
S’il est synonyme de coïncidence avec soi-même, le plaisir ne risque-t-il pas de signifier aussi l’enfermement en soi-même, la fermeture à ce qui est autre ? Éprouver du plaisir, n’est-ce pas adhérer à soi-même, se complaire en soi-même – et de façon générale le plaisir est-il jamais exempt de complaisance ? Par exemple : au moment du plaisir physique le plus intense, ne suis-je pas, comme le suggère Aristote, totalement indisponible pour autre chose ? Et même incapable de vouloir sortir de cette indisponibilité même ? En sens inverse, la douleur ne peut-elle prendre le sens d’un salutaire arrachement à l’engluement en soi-même ? La blessure ne peut-elle être aussi ouverture – et même, n’y a-t-il pas des ouvertures qui ne peuvent exister que sous forme de blessures ? Ce sont peut-être ces questions qui ont poussé tant de morales et de religions à se méfier du plaisir et à trouver des vertus à la souffrance, à des degrés divers.
Mais il y a lieu de se demander aussi si certaines souffrances ne sont pas emprisonnantes, s’emparant de celui qui les éprouve au point de ne l’ouvrir sur rien, en une sorte d’orgasme à l’envers (mais dont, contrairement à l’autre, on a du moins envie de sortir…) ? Quant au plaisir, il faut aussi se demander s’il ne peut avoir le sens d’une élévation au-dessus de soi-même, de sortie hors de la prison du « petit moi ». N’est-ce pas, en particulier, le sens même de la notion d’extase (religieuse ou non), qui signifie d’un même mouvement « plaisir extrême » et « sortie hors de soi » ?

Comme tout ce qui s’éprouve, le plaisir est décidément bien plus facile à vivre qu’à comprendre. Il est pourtant important de savoir quel « soi-même » nous vivons, en l’éprouvant…

 

Le pouvoir

 

Considérée d'abord de façon tout à fait générale, la notion de pouvoir conduit à envisager un type de réalité ou d'existence bien particulier. En effet, un pouvoir n'est ni une réalité effective, ni une absence de réalité, mais la présence d'une potentialité, c'est-à-dire de toutes les conditions permettant à une action de s'exercer effectivement, ou à un être de se développer et de devenir réel. Comme le disait Aristote, définissant justement ce qu'il appelait « l'être en puissance », il s'agirait donc d'une sorte d'intermédiaire entre l'existant et l'inexistant, entre l'être et le non-être, entre la présence et l'absence... Ainsi par exemple le bourgeon est-il une fleur « en puissance », la fleur n'étant rien d'autre que le déploiement ou la réalisation du bourgeon : en ce sens elle est déjà « présente », d'une certaine façon, en lui.

Toutefois, dans ses usages les plus fréquents, le terme « pouvoir » paraît désigner quelque chose de plus précis que la potentialité ou la puissance en général : à savoir, une potentialité dont la réalisation dépend d'une volonté. Qu'il soit inné (par exemple, pouvoir de séduction, ou pourquoi pas, « pouvoir magique ») ou acquis (pouvoir économique, politique, etc.), le pouvoir s'envisage en effet comme une capacité d'agir, ou d'engendrer certains effets, qui est à la disposition d'un être doué de volonté, plutôt que comme une possibilité qui deviendra nécessairement effective en vertu d'une loi naturelle (comme c'est le cas pour le bourgeon). Se pose donc la question de son attribution et de son utilisation : à qui faut-il donner tel ou tel pouvoir (lorsqu'il s'agit d'un pouvoir qui se donne, se confère) ? Quand et de quelle façon doit-il être utilisé ?

Ces questions se posent d'autant plus que, quels que soient son domaine et sa forme, l'exercice d'un pouvoir est nécessairement l'exercice d'une maîtrise ou d'une domination : une action qui, d'une manière ou d'une autre, va influer sur la situation, la vie, l'existence même de quelque chose ou de quelqu'un. Dans ce dernier cas, celui d'une action sur les personnes, c'est-à-dire sur des êtres eux-mêmes doués de volonté, la question du pouvoir a un enjeu éthique majeur : l'usage du pouvoir que l'on a sur quelqu'un peut-il être légitime, c'est-à-dire compatible avec le statut de personne de celui sur qui on l'exerce ? Si oui, à quelles conditions ?

A l'échelle collective, le problème et ses enjeux seront au fond identiques, même s'ils sont démultipliés. Au singulier, et selon son usage moderne, le mot « pouvoir » désigne implicitement le pouvoir politique. Ce dernier serait-il donc le pouvoir, et non pas seulement un pouvoir ? Serait-il le pouvoir par excellence ? Ce qui peut le faire penser, c'est peut-être le fait que ce pouvoir est celui qui peut ou veut réguler tous les autres, fixer à chacun (économique, judiciaire, religieux, etc.) sa place et ses limites au sein du tout que forme une collectivité. Si tel est le cas, on comprend que la question de la légitimité du pouvoir se pose avec lui au suprême degré. Fixant lui-même les limites et les conditions de tous les pouvoirs, par qui ou par quoi s'en verra-t-il fixer lui-même ? Si c'est par autre chose que lui-même, la question se trouvera repoussée d'un cran – y compris dans le cadre de la moderne « séparation (et limitation réciproque) des pouvoirs ». Si c'est par lui-même, l'auto-contrôle dont il s'agit alors semble nous contraindre à formuler pour finir deux suggestions conjointes.

Peut-être le pouvoir, quel qu'il soit, n'accomplit-il vraiment son essence que comme pouvoir sur soi-même, le pouvoir sur autre chose n'étant possible et légitime qu'à titre d'effet de celui-ci.

Peut-être, du coup, toute hiérarchie ou organisation de pouvoirs ne peut-elle être légitime qu'assise sur un pouvoir nécessairement reconnu ou déclaré absolu, une toute-puissance donc, dont disposerait un être à la volonté nécessairement droite. C'est Dieu qui, jadis, paraissait remplir cette double condition ; mais en est-ce une autre que l'on veut faire remplir, aujourd'hui, au peuple ?...

 

 

Le préjugé

 

Comme le mot l'indique, un préjugé est un jugement porté d'avance, « avant ». Avant quoi ? L'examen, la vérification ou le constat qui le justifieraient. Préjuger signifie donc : tenir pour acquis quelque chose qui, objectivement, ne l'est pas ; ou tenir pour vraie une affirmation qui, en fait, reste douteuse. C'est pourquoi le préjugé semble bien être illégitime par définition : il consiste en une précipitation de l'esprit dans le jugement, opérée plus ou moins de bonne foi, et peu importe à cet égard qu'il soit « favorable » ou « défavorable ».

De façon plus précise, dans son usage le plus fréquent le préjugé paraît porter essentiellement voire uniquement sur des personnes ou des groupes de personnes, et concerner la moralité de leur comportement. A propos d'un individu, le préjugé consistera à juger d'avance comment il se comportera, d'après ce que l'on estime être son caractère irréformable : « Untel est ainsi, il va donc nécessairement faire ceci ou cela ». A propos d'une catégorie, le préjugé consiste à lui appliquer une caractéristique constatée chez quelques individus ; et par conséquent, à faire de cette caractéristique une composante de l'essence même des membres de cette catégorie, ce qui autorise ensuite à l'appliquer immédiatement à tout individu qui y appartient. Par exemple, comme il est bien connu, les Gitans sont des voleurs et les Suisses sont propres ; tout individu qui est soit Gitan, soit Suisse, pourra donc être jugé voleur ou propre avant même que son comportement n'ait été effectivement observé.

Dans les deux cas (individu, catégorie) le jugement est vicieux. D'une part, parce que les caractéristiques attribuées ici à des catégories ne peuvent, en vérité, appartenir qu'à des personnes singulières : elles relèvent en effet de la conscience et de la libre décision de chacun. C'est toujours de moi comme personne consciente singulière qu'il dépend d'être voleur ou non, et cela quel que soit le groupe social, religieux, ethnique, etc. auquel j'appartiens ; c'est donc seulement par la connaissance de mon comportement que l'on pourra juger à bon droit si je suis voleur ou non (idem pour ma pratique de l'hygiène). D'autre part, parce que ces caractéristiques ne peuvent être possédées par les personnes singulières comme des acquis définitifs, immuables et assurés, mais dépendent pour ainsi dire à chaque instant de leur libre détermination : on ne peut donc savoir d'avance si elles les conserveront.

Il en va différemment de raisonnements tels que « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Cette fois le caractère « mortel » peut bien être attribué sans absurdité à l'espèce humaine en général (ce trait ne dépend de rien d'individuel), ce qui autorise à juger d'avance (sans attendre sa mort) que Socrate est mortel, sans qu'il s'agisse là d'un préjugé. L'affirmation « tous les hommes sont mortels » n'est pas, elle non plus, un préjugé mais un présupposé, c'est-à-dire une affirmation posée au point de départ d'un raisonnement. Même si la question de sa légitimité se pose elle aussi, le présupposé diffère du préjugé d'une part en ce qu'il porte sur des concepts (plutôt que sur des personnes), d'autre part en ce qu'il peut être connu comme tel, et être admis comme une hypothèse ne faisant pas l'objet d'une adhésion évidente et immédiate.

En somme, l'un des principaux intérêts d'une réflexion sur le préjugé pourrait bien être de faire ressortir la spécificité des caractéristiques morales : celles qui, au sens large, qualifient le comportement de l'homme.

 

Raison et croyance


Il s'agit de comparer et, peut-être, de confronter la raison et la croyance, afin de tenter de saisir leurs différences, leurs rapports (par exemple : indifférence mutuelle ou conflit, conflit définitif ou provisoire, « dépassement » de l'une par l'autre...), et cela de manière objective, juste, mesurée... autrement dit, en faisant appel à la raison. Car ce que nous allons chercher avant tout à formuler, à propos de la raison et de la croyance, ce n'est pas ce que nous en croyons, les uns ou les autres, mais ce que nous pouvons espérer en savoir.

C'est donc la raison qui peut et doit parler de la raison et de la croyance, ce qui semble être le signe d'un décalage initial entre les deux notions. Ce décalage semble placer la croyance, pour ainsi dire, en contrebas de la raison, en situation d'infériorité. Cette infériorité consisterait avant tout en ceci, que la raison permet de chercher et éventuellement d'atteindre le savoir et de discerner ce qui est réel, tandis que la croyance ne procure qu'une assurance subjective, dont le bien-fondé est le plus souvent invérifiable, portant sur des objets à l'existence douteuse. La croyance serait par définition irrationnelle, et de surcroît, fort souvent déraisonnable : domaine sans loi où tout est possible, et dont les habitants semblent ne pouvoir être que des enfants ou des fous, l'univers de la croyance se distinguerait à son désavantage du monde de la raison, habité par des hommes adultes et lucides.
Mais la raison ne peut se contenter de traiter la croyance par le mépris. En effet, conformément à ses propres exigences, elle doit
rendre raison de l'existence de la croyance, en proposer une explication. Pourquoi, depuis toujours, les hommes ont-ils des croyances, et pourquoi y tiennent-ils souvent comme à ce qu'il y a de plus précieux ? La réponse tentante et classique consiste à assigner la croyance au registre de la psychologie, de la subjectivité affective : les hommes ont besoin de croire pour se rassurer, ou pour se forger des armes de domination... Ils cherchent ainsi à compenser de façon imaginaire des déficits réels : déficit de connaissance, de force, de courage. Pourtant, cette explication est-elle la seule possible ? Est-elle pertinente pour tous les contenus de croyance ? Ou ne revient-elle pas à « mettre dans le même sac », sous le label de « croyances », des attitudes et des pensées fondamentalement différentes ?

Suggérons simplement cette autre piste, largement moins fréquentée que la précédente : n'y a-t-il pas des choses telles que la croyance serait le seul rapport logiquement possible avec elles ? Des choses telles, par conséquent, qu'à l'inverse il serait irrationnel de prétendre les comprendre et les dominer au moyen de la raison ? C'est avant tout, semble-t-il, dans le domaine des rapports entre les personnes que ces questions se posent. Certes, ces rapports supposent toujours un dialogue, qui ne peut être véritable sans la pratique et le respect des exigences de la raison. Mais ces dernières, à leur tour, ne supposent-elles l'existence de personnes libres, qui donnent leur parole non seulement comme quelque chose à comprendre, mais aussi et peut-être surtout comme quelque chose à croire ?

 

La simplicité

 

La simplicité s'oppose ordinairement à la complexité (ce qui est simple, c'est ce qui n'est « pas compliqué », pas ambigu) et à la multiplicité (ce qui est simple, c'est ce qui est un). Les deux aspects sont d'ailleurs liés, complications et ambiguïtés ne pouvant survenir que là où intervient une pluralité d'aspects ou d'éléments. Pourtant, il se pourrait bien qu'il faille distinguer au moins deux grandes formes de simplicité ; et du coup, d'une façon à la fois logique et un peu paradoxale, ni la compréhension ni la mise en pratique de la simplicité ne seraient une affaire simple...

La première forme de simplicité consiste dans le caractère immédiat de ce qui détermine la conduite et la pensée ; en ce sens, ce qui est simple, c'est ce qui est tout « naturel », ce qui va de soi, ce qui s'impose comme seule possibilité. Ainsi la vie de l'animal est-elle simple, en ce sens qu'elle est tout entière orientée vers quelques buts très peu nombreux, et que l'animal est pourvu d'emblée, immédiatement, des moyens nécessaires pour les atteindre. Sans doute cette grande simplicité de la vie est-elle rendue possible par le bon fonctionnement d'organismes qui sont, en eux-mêmes, d'une extrême complexité... mais cette dernière est pour ainsi dire oubliée, laissée de côté par le vivant, elle n'est ni élaborée ni prise en charge par lui. De façon analogue, dans l'ordre de la pensée, la simplicité consiste d'abord dans l'engendrement et l'expression d'opinions, c'est-à-dire de pensées reflétant immédiatement des désirs ou des « faits » perçus comme « évidents », s'imposant tout « naturellement ».
Pourquoi se « compliquer la vie » alors que le bien (ce qu'il faut faire) et le vrai (ce qu'il faut penser) s'imposent d'eux-mêmes, et qu'il suffit de les voir et de les suivre aussi immédiatement qu'ils se donnent eux-mêmes ? L'homme, et tout spécialement le philosophe, serait cet être étrange qui aurait l'art de créer de toutes pièces des complications, alors qu'en fait tout pourrait et devrait être si simple... La sagesse, d'ailleurs, ne consiste-t-elle pas à rejoindre l'extrême simplicité par-delà le fouillis des faux problèmes et des « tabous » ? D'Épicure à Rousseau, bien des penseurs ont lancé des exhortations allant dans ce sens ; et chaque fois la « nature » est invoquée comme modèle et comme caution...

Il suffit pourtant de se demander si « être sage » et « vivre comme un animal » sont bien une seule et même chose, pour s'apercevoir que cela est loin d'être si simple. Certes, on peut penser que la perfection du comportement consiste à discerner et à respecter l'essentiel, en écartant le superflu, le surajouté, l'artificiel ; et certes, la perfection de la pensée réside sans doute dans une compréhension du vrai ayant la forme d'une intuition accueillant une évidence, plutôt que dans un cheminement laborieux et plein de détours au milieu d'innombrables raisonnements. Mais dans un cas comme dans l'autre, la simplicité ne peut être atteinte que comme un résultat (bien loin d'être immédiate et première), résultat obtenu non pas en écartant la complexité mais en passant par elle, et en la surmontant de l'intérieur. Il faut vivre simplement en s'en tenant à l'essentiel : fort bien ! mais qu'est-ce qui est vraiment essentiel ? les besoins organiques ? alors la simplicité, c'est l'animalité et son impitoyable violence. C'est plutôt vivre sans le souci d'avoir et en privilégiant l'être, dignement, dans le respect et si possible dans l'amour, dira-t-on par exemple ; mais qu'est-ce donc en vérité que la dignité, que respecter, qu'aimer ? Est-ce « évident » ? La frontière entre l'avoir et l'être saute-t-elle toujours aux yeux ? Il faut saisir le vrai par intuition sans se laisser égarer et torturer par l'entendement : excellent ! mais comment distinguera-t-on entre l'apparence et l'apparition, entre la pseudo évidence qui masque le vrai et l'évidence comme pleine manifestation de celui-ci ?

La vraie simplicité ne pourrait être obtenue que par rassemblement, digestion, unification de l'infinie complexité du travail de la raison, que celle-ci soit théorique ou pratique. C'est la simplicité du sage ou du dieu (voire de Dieu), non celle de la bête – dont le nom est aussi synonyme de stupidité. Tiraillé et errant quelque part entre les deux, l'homme a peut-être pour lot de ne pouvoir jamais atteindre à la simplicité, tout en ayant le devoir de toujours éviter le simplisme.

 

La superstition

Qu’est-ce qu’être superstitieux ? Les exemples triviaux ne manquent pas : croire qu’un fer à cheval ou un trèfle à quatre feuilles « portent bonheur », que passer sous une échelle ou briser une glace « portent malheur » ; faire un signe de croix en entrant sur un terrain de foot, ne pas prononcer le mot « lapin » sur un bateau, etc. En somme, l’attitude superstitieuse consisterait à établir un lien entre un objet, un geste ou un mot, d’une part, et un événement futur, soit espéré soit redouté, d’autre part. Et ce lien se présenterait plus précisément de la manière suivante : l’objet (ou geste, ou mot) serait soit le signe que l’événement va avoir lieu, soit le moyen de le provoquer ou de l’empêcher.

Ce qui frappe immédiatement, c’est l’absence de tout rapport intelligible entre le signe et l’événement, considérés en eux-mêmes. Par exemple : quel lien logique établir entre le fait que je passe sous une échelle, et le fait que j’ai un accident de voiture ? Ou entre l’aspect des entrailles de tel animal, et l’issue victorieuse d’une bataille ? Au mieux, la connexion sera toute psychologique : en croyant au présage de l’échelle, je m’attends à un malheur, je deviens fébrile, j’interprète les événements à mauvais escient, si bien que je conduis mal, augmentant effectivement mes chances d’avoir un accident ; ou croyant au présage favorable des entrailles, j’en retire une confiance et une ardeur au combat qui, de fait, peuvent me rendre victorieux. D’ailleurs le résultat inverse est tout autant possible : rendu excessivement confiant par l’aspect des entrailles, je peux agir avec une témérité insouciante qui me perdra ; et la crainte que m’inspire le présage de l’échelle peut induire en moi une extrême prudence, qui me préservera de l’accident. Mais dans tous les cas, les véritables causes ne sont pas là où la superstition les place : par exemple, si j’ai bien un accident,. la vraie cause en est ma fébrilité, et si je suis victorieux, la raison en est mon ardeur au combat ; quant à l’échelle ou aux entrailles, c’est moi qui ai fait de l’une, la cause de ma fébrilité, ou de l’autre, celle de mon ardeur.

Il en ressort un premier point : la superstition, en interposant entre moi et le monde des « puissances » mystérieuses dont tout dépend, irait à l’encontre d’une véritable compréhension des règles de l’action ; elle conduirait à l’utilisation de moyens tout à fait inadéquats (car, par exemple, le bon moyen pour éviter les accidents de la route n’est pas d’accrocher une patte de lapin à son rétroviseur, mais de conduire prudemment). Par là, elle paraît priver l’action à la fois de son autonomie et de son efficacité. Et puisque, dans le même temps, elle nuit à la connaissance des causes, la superstition s’opposerait tout ensemble à la science et à la technique.

Mais l’on remarque en outre que la superstition intervient là où existent des espoirs et des craintes, qui sont toujours relatifs à l’intérêt, soit de l’individu, soit de la collectivité : la sécurité, la santé, la richesse, la réussite pour soi et les siens... et éventuellement, la déconfiture, la maladie ou pire encore pour tel autre et les siens ! C’est seulement par rapports à de tels soucis que sont définis (consciemment ou non) le favorable et le défavorable, ce qui doit être provoqué et ce qui doit être évité. On voit alors que la superstition n’est pas seulement définie par la manière dont elle conçoit l’utilisation des moyens, mais aussi et peut-être surtout par le genre de fins ou de buts dans la poursuite desquels elle intervient.

Ce second point permet d’engager une réflexion sur les rapports entre superstition et religion. Est-ce une seule et même chose, comme l’athée sera volontiers tenté de le dire ? Ou, ce qui revient à peu près au même, la « superstition » n’est-elle que le terme péjoratif que chaque religion utilise pour dévaloriser les autres (chacun ayant tendance à juger que sa religion est la vraie, et que les autres ne sont que tissus de superstitions) ? Ou bien, faut-il reconnaître une différence réelle entre superstition et religion, et donc se garder de les confondre, la première étant une version dégradée et caricaturale de la seconde ? Si l’on considère que toute religion est inventée par l’homme en vue de ses intérêts, et que son but ultime est de lui procurer ce qu’il désire et de le protéger de ce qu’il redoute, l’on tendra logiquement à ne voir aucune différence substantielle entre superstition et religion. Si en revanche, l’on pense que la religion, ou du moins que certaines religions ont pour sens et pour but d’élever l’homme au-dessus du souci pour son intérêt, qu’elles ne sont pas des recettes pour obtenir ce que l’on veut, mais des invitations à opérer une révolution intérieure, et à entrer en lutte avec soi-même, alors, on hésitera à assimiler superstition et religion. On pourra même considérer que la première est la pire ennemie de la seconde : car en faisant tout reposer sur des éléments extérieurs au sujet (mots, choses, gestes), la superstition détourne celui-ci de ce que toute religion authentique regarde comme l’essentiel, à savoir l’approfondissement de l’intériorité.

En somme, la superstition fait piètre figure : elle invite à viser des buts limités, parfois même fort contestables, et propose en plus, pour les atteindre, des moyens inefficaces !

 

La sympathie


La sympathie semble d'abord s'apparenter à une affinité, ou à une sorte d'harmonie, éprouvée par un être envers un autre. Elle paraît directement liée aux particularités de chacun, car tout le monde ne l'inspire pas à tout le monde. Elle conserve aussi quelque chose de mystérieux, car il est souvent difficile de lui assigner des raisons précises, et elle participe plutôt d'une sorte d'aura, de charme ou de « climat » globalement dégagé par une personne. Mais peut-être reste-t-elle aussi quelque chose de superficiel, n'allant pas plus loin qu'une sensation d'agrément qui peut rester momentanée, et ne pas impliquer un véritable intérêt pour l'autre. Le terme « sympa », loin de n'être qu'une abréviation commode, est riche de sens : qu'il s'applique à une personne, à une œuvre, à un projet ou à une situation, il donne clairement à entendre que l'on est dans l'horizon du plaisant, du léger, du facile, qui n'engage et n'atteint guère que la surface... et n'est plaisant, peut-être, que pour cette raison même.

Pourtant l'étymologie du mot signale quelque chose d'autrement profond : la sympathie, c'est, littéralement, le fait de « sentir » ou « ressentir » avec. Il s'agirait alors de faire sien le ressenti de l'autre, de sentir ce qu'il sent, et pour ainsi dire, de ne pas le laisser seul ni avec sa peine ni avec sa joie, ni avec son plaisir ni avec sa douleur. Un premier décalage significatif apparaît alors avec le sens superficiel et courant du terme : le sympathique ne s'apparente plus au plaisant, car être ou entrer en sympathie avec quelqu'un, c'est ressentir aussi (voire surtout ?) ses peines et ses douleurs. Et, second décalage prolongeant aussitôt le premier, ce qui est sympathique, ce n'est plus la personne elle-même, mais plutôt le lien que l'on instaure avec elle. Derrière ce changement d'objet pourrait bien se trouver une modification plus essentielle, dans la mesure où il ne s'agit plus de qualifier l'autre en fonction du ressenti qu'il me procure, mais de me laisser moi-même qualifier par le ressenti qui est le sien. C'est alors l'autre, plutôt que moi, que j'envisage comme l'élément premier, comme ce qui « donne le ton », et m'adresse une sorte d'appel... Appel qui, encore une fois, pourrait se formuler ainsi : « ne me laisse pas seul avec ce que j'éprouve », ou encore : « reconnais et assume le fait que ce que j'éprouve ne regarde pas que moi ».

Mais une difficulté, entre autres, en découle aussitôt. Le senti ou le ressenti, en effet, semble bien avoir une dimension irréductiblement personnelle et incommunicable : ce que je ressens n'est réellement ressenti que par moi, nul ne peut sentir pour moi ou à ma place, ni même donc, semble-t-il, « avec » moi. De quelle manière d'être « avec » s'agit-il donc, avec la sympathie ? Mes idées sont, par nature, partageables et communicables sans rien perdre de leur nature, et je comprends sans trop de difficultés qu'un autre puisse « penser avec moi » ; mais comment en dire autant de mes sensations ou sentiments ? L'idée même d'un « souffrir avec » ou d'un « se réjouir avec », qu'implique la sympathie, n'a-t-elle pas quelque chose de contradictoire, d'impossible ? Oui, à moins que les plus personnelles de mes souffrances et de mes joies ne comportent quelque chose d'universel, qui les rendent accessibles à tous sans les transformer pour autant en simples idées. Et ce serait vrai au plus haut degré des joies et des peines qui atteignent ce qui, en moi, n'est pas de l'ordre de mes particularités (sur quoi la sympathie courante et superficielle repose), mais de l'ordre de l'essentiel, qui est commun à tous. De façon à la fois logique et paradoxale, il faut peut-être admettre que les affections les plus profondes sont aussi les plus partageables, dans la mesure où elles atteignent ce que nous partageons tous : la même essence.

Plutôt qu'une affinité élective éprouvée envers certains seulement, survenant de façon involontaire et naturelle, la sympathie ne serait-elle pas une attitude rendue possible par un travail sur soi, devant s'adresser à l'être humain (ou même simplement sensible) comme tel ?

 

La tolérance

Alors que, dans son sens classique, la tolérance désigne l'acceptation (relative, conditionnelle) de ce qui est pourtant reconnu comme non légitime, cette notion tend à désigner, dans son sens moderne, une reconnaissance pleine et entière de légitimité.

Ce qui est toléré au sens classique, c'est ce qui n'est pas puni quoique interdit. Il s'agit de faire place, pour ainsi dire, à l'imperfection humaine, de ménager une zone de flottement entre ce qui doit être et ce qui est, en admettant qu'il excède les forces humaines de faire exactement coïncider les deux, sans toutefois renoncer à l'idée que cet exact ajustement est en soi le but, le bien, ce à quoi il faut tendre. Mais dans son sens moderne, la tolérance ne consiste plus à supporter l'existence de ce qui s'écarte d'un principe tenu pour universel, mais à admettre comme légitime l'existence de ce qui est différent de soi entendu comme ensemble de particularités, autrement dit de ce qui présente des opinions, mœurs, coutumes, etc. différentes de celles que l'on a soi-même.

L'appel à la tolérance signifie au sens classique : « n'appliquons pas la loi avec une rigueur absolue », « ne punissons pas tout ce qui est punissable » ; il signifie maintenant « ne déclarons pas punissable ce qui est différent de nous ». Inversement, être intolérant au sens classique signifie : « ne rien accepter qui soit contraire au principe » ; cela signifie au sens moderne : « juger inacceptable ce qui contrevient à ses propres particularités – habitudes, coutumes, etc. ».

En raison de ce changement de critère (non plus le principe, l'universel, mais le sien, le particulier), la tolérance moderne est profondément ambiguë. On peut y voir l'affirmation que ce ne sont pas les particularités et les coutumes qui doivent servir de principes aux jugements et aux sanctions, et en cela elle est pleinement compatible avec le sens classique – mieux : elle est incluse en lui. Mais on peut aussi et surtout y voir l'affirmation que tout principe est seulement le reflet de certaines particularités, que toutes les particularités se valent, et par suite que toutes ont droit à être exprimées et réalisées – ce en quoi la tolérance moderne s'oppose, cette fois, à la tolérance classique. Dans ce second cas ce qui est réclamé au fond, c'est que toute particularité soit admise non pas seulement en fait mais en droit.

Par exemple : si je suis opposé au mariage entre personnes de même sexe, par référence à un principe posé comme juste en soi (seules des personnes de sexes différents peuvent former un couple reconnu par la loi), mais que je suis disposé à laisser des personnes de même sexe vivre ensemble (acceptation d'un fait bien qu'il soit contraire au principe), je suis tolérant au sens classique, mais intolérant au sens moderne : car pour être tolérant au sens moderne, paradoxalement, il ne faut pas seulement tolérer l'existence de tels couples, mais la reconnaître pleinement légitime (en l'établissant comme légale).

Au fond, la question est donc : l'intolérant est-il celui qui veut la réalisation immédiate et complète du Bien ici-bas, ou bien tout simplement celui qui croit au Bien ?

 

La transcendance

 

L'idée de transcendance est celle d'un certain type de rapport entre des êtres ou des choses, dans la mesure où un être ne peut être dit transcendant que par rapport à un autre. On ne peut pas, semble-t-il, être transcendant « tout court », dans l'absolu, sans comparaison avec autre chose. Mais alors cette idée se présente d'emblée comme déroutante, puisqu'elle signifie justement, en un sens, l'absence de rapport : il y a transcendance d'une chose par rapport à une autre lorsqu'il y a, entre elles deux, une complète discontinuité, une séparation radicale, pour ainsi dire un abîme : l'une est au-delà de l'autre. Quelques rapides exemples permettront d'illustrer cette idée. Parler d'une vérité transcendante, c'est évoquer une vérité qui serait ce qu'elle est en elle-même, qui ne dépendrait pas de la multiplicité des hommes et de leurs points de vue. De même, parler de la transcendance de la conscience par rapport au monde, comme le font certains philosophes, c'est dire que la conscience est irréductible au monde, est en complète discontinuité avec lui (ce qui lui permet précisément de voir le monde comme monde) ; cet exemple invite, au passage, à ne pas envisager la transcendance de façon seulement statique ; la transcendance de la conscience par rapport au monde est à concevoir comme une activité plutôt que comme un état : effort toujours renouvelé de dégagement, de prise de distance, qui suppose sans doute une transcendance de principe, déjà là en puissance, mais qui la met effectivement en œuvre. Évoquer enfin une transcendance d'autrui par rapport à moi (et nous considérerons ici, en première approche, que « autrui » peut désigner aussi bien l'autre homme que Dieu), c'est proposer l'idée que chaque être d'esprit est un être à part entière, absolument, et non pas l'aspect ou le prolongement d'autre chose que lui-même : ce qui fait qu'existe fondamentalement entre eux un vide, une absence de lien.

La transcendance serait donc, en quelque sorte, le rapport qu'il y a entre les êtres ou les choses qui n'ont pas de rapport, en ce sens qu'il n'y a aucune continuité entre eux. Elle ne pourrait prendre place qu'entre des êtres dont l'un, au moins, aurait tout son être en lui-même, et serait en quelque sorte un absolu : ce qui n'est pas le cas de tous. Certains êtres semblent au contraire être fondamentalement immanents, en ce sens qu'il n'y a rien en eux qui les mette à distance du reste : ils ne sont que des éléments, des aspects, et pour ainsi dire des excroissances d'un tout plus vaste, au sein duquel n'existent que des différences de degré, où tout est en continuité avec tout, où tout est commensurable aussi ; ils se résolvent par conséquent en un ensemble de relations, et ne peuvent qu'à peine être appelés des êtres : c'est le cas des choses (dirons-nous : de tout ce qui est matériel ?), peut-être des animaux.

Mais outre l'idée de séparation, la transcendance paraît impliquer celle de hiérarchie, de surplomb : ce qui transcende, n'est-ce pas ce qui est « au-dessus » ? Il y aurait alors une dissymétrie entre ses termes, qui se confirmerait par le caractère unilatéral, non réciproque, de la transcendance : par exemple, si l'on peut soutenir que la vérité transcende nos particularités individuelles ou collectives, on ne peut dire que réciproquement nos particularités transcendent la vérité, bien qu'elles en soient radicalement distinctes. Ce qui transcende serait alors à entendre non seulement comme ce qui est délié et se tient au-delà, mais aussi comme ce qui l'emporte en perfection, ce devant quoi il faudrait s'incliner, ou ce vers quoi il s'agirait de tendre. Cela est-il incompatible avec l'idée d'une transcendance des hommes les uns à l'égard des autres ? Afin de tenter de réfléchir, entre autres, sur ce point, en prenant ensemble les deux aspects de la transcendance (séparation et hauteur), proposons pour finir quelques interrogations, que conduit naturellement à soulever l'exercice même du dialogue.

Si la transcendance est séparation, discontinuité radicale, cela signifie-t-il qu'elle rende impossible toute relation ? Il peut sembler que oui, et que toute relation ne puisse prendre place que dans l'immanence (où, par définition, tout est relié à tout). Demandons-nous pourtant si, au contraire, les relations les plus profondes ne supposent pas des êtres qui soient radicalement distincts, qui soient l'un pour l'autre un autre être, et donc, en ce sens, transcendants. Quelle rencontre, en particulier quel dialogue pourrait-il y avoir entre des êtres qui ne seraient pas des sujets autonomes ? Et de façon générale, comment la liberté des personnes et de leurs relations serait-elle possible sans transcendance ? Peut-être cette dernière, loin d'exclure la relation, en est-elle la condition la plus essentielle.

Il est d'ailleurs une autre raison d'envisager cette possibilité : que serait un dialogue, en effet, s'il ne se déroulait à la lumière et en vue d'une vérité dont nous reconnaîtrions la préséance sur nos opinions, nos habitudes, nos intérêts, et qui ainsi nous transcenderait ? La transcendance du vrai pourrait bien, elle aussi, être condition du dialogue. Davantage peut-être : sa transcendance ne consisterait pas à s'imposer et à dominer, comme on le croit souvent, mais à s'offrir comme ce qui permet aux hommes tout à la fois de s'élever et de se rencontrer, dans le même mouvement.

 

 

 

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