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Feuilleton philosophique

 

 

Déconstruction et désir de toute-puissance



L'un des traits majeurs de la pensée aujourd'hui dominante est le souci de « déconstruire » tout ou partie des idées, des croyances, des attitudes et des mœurs qui étaient auparavant promues ou admises. Il faut entendre par là, de façon très générale, une tentative visant à montrer que bien des choses paraissant naturelles sont en réalité culturelles, c'est-à-dire engendrées par l'esprit et l'activité de l'homme, autrement dit « construites », et à en tirer un certain nombre de conséquences théoriques et pratiques. On désignera donc, ici, par les termes « déconstruction » ou « déconstructionnisme », non pas la pensée de J. Derrida proprement dite, comme on le fait ordinairement, mais ce qui en est un succédané plus ou moins fidèle. L'objectif de cette suite de réflexions est de saisir la signification exacte de cette entreprise, la nature de ses procédés, de ses buts et de ses enjeux ; et donc d'éclairer, par la même occasion, une part de ce qui constitue l'esprit de notre temps.

 

I. L'idée de pseudo-nature : déjà Aristote.

En matière de comportements humains, ce qui semble naturel pourrait bien ne pas l'être : cette idée n'a rien de nouveau, mais remonte au moins à Aristote, qui, le premier, en a fourni un exposé conceptuellement élaboré. Le grand penseur grec a montré en effet comment des comportements originellement issus de décisions volontaires peuvent, en étant maintenus dans la durée, répétés, s'imprimer peu à peu dans la sensibilité et devenir des dispositions stables, des manières d'être durablement installées (hexis, habitus) [Ethique à Nicomaque, II,2,1104a25-35 ; III,7]. Le terme « habitude » désigne adéquatement, en français, de telles manières d'être, à condition qu'on lui donne le sens « fort » de ce qui concerne les modes fondamentaux du penser et de l'agir, qui structurent et orientent toute l'existence d'un être (par exemple la science ou la vertu, dit Aristote [Catégories, 8, 8b, 25-35]), par opposition au sens « faible » que prend ce terme lorsqu'il concerne des aspects relativement triviaux de la vie courante (façons d'exécuter et d'ordonner les menues tâches du quotidien). Le comportement habituel semble naturel, s'effectuant apparemment de lui-même, sans intervention active de la réflexion et de la volonté. Lorsque l'habitude nous guide, nos actes sont comme animés d'une vie propre, se déroulent avec un mélange de sûreté et d'aveuglement ressemblant à celui qui caractérise le comportement instinctif des animaux ; aussi disons-nous qu'il est pour nous « naturel » d'agir de telle ou telle façon (le grec phusis, que l'on traduit par « nature », signifie : ce qui apparaît et croît à partir de soi-même). Aussi Aristote dit-il que « l'habitude finit par être comme une nature » [De memoria, 2, 452a25]. Mais cette nature n'en est pas vraiment une : elle est « seconde », résultante, produite – « construite », dirait-on aujourd'hui –, elle est l'effet d'une volonté, et non quelque chose qui existerait originairement par soi-même, c'est-à-dire une nature au sens plein du terme. S'étant retirée de son produit (tel ou tel habitus), la volonté n'en a pas moins présidé à sa naissance, et reste capable de s'en emparer à nouveau, de lui reprendre l'autonomie qu'elle lui avait concédée, de la faire peu à peu disparaître (on peut « perdre » une habitude que l'on avait « prise »), éventuellement de la modifier ou de la remplacer par une autre – autrement dit, en langage moderne, de la « déconstruire » et de la « reconstruire ».
L'habitude est, pour ainsi dire, présence passée de la volonté, mais aussi bien passé toujours présent de celle-ci. D'un côté en effet, la volonté reste ici présente en son retrait même : si les actes s'effectuent désormais indépendamment d'elle, c'est cependant elle qui leur a donné cette indépendance, qui est donc conditionnelle, relative et provisoire ; sa passivité à leur égard a le sens d'un consentement, et donc d'une responsabilité, tacites mais actuels, effectifs. D'un autre côté, la volonté reste en retrait dans sa présence même : elle n'a plus à intervenir pour que les actes s'effectuent, et elle demeure derrière eux effacée, invisible et en repos.

Avec l'habitus tel que le conçoit Aristote, on a donc bien, attestée de longue date, l'idée qu'il existe en l'homme, une pseudo-nature, ou une nature seulement apparente, qui serait en vérité l'effet d'une volonté, laquelle, s'étant laissée oublier, resterait comme dissimulée, inapparente ou apparemment absente. Certes, et il est capital de le préciser, Aristote ne soutient nullement que tout, en l'homme est pseudo-naturel, et qu'il n'existe rien en lui qui soit naturel au sens strict du terme. Mais en affirmant qu'à tout le moins certaines choses, en l'homme, relèvent d'une pseudo-nature, il nous oblige à nous interroger sur l'origine véritable de nos manières d'être. Tout est en place, déjà, pour qu'il soit possible et même nécessaire de chercher s'il n'y aurait pas du « culturel » derrière ce qui semble « naturel ». Mais que peut et que doit être le sens de cette recherche ? Le genre de soupçon pratiqué par le « déconstructionnisme » moderne est-il le seul possible ? Le plus pertinent, le plus cohérent ? Pour tenter d'en décider, il faut d'abord examiner de plus près la nature de la source « constructrice », autrement dit de la volonté.

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II. Les visages de la volonté (1).

Les manières d'être qui sont des habitus ont pour source une volonté. Mais qu'est-ce que la volonté ? Le terme appelle des précisions, touchant d'une part à la nature précise, d'autre part à la provenance de l'instance qu'il désigne.

Sa nature. Dans le langage courant, le terme « volonté » peut désigner des choses bien différentes. « Je veux » peut signifier aussi bien « j'ai envie » que « je souhaite », « j'exige », ou « je juge bon », « j'approuve », etc. En somme ce terme est utilisé pour désigner, de façon globale et vague, toutes les manières dont on peut tendre vers quelque chose, c'est-à-dire toutes les formes en lesquelles se décompose, chez Aristote, la catégorie générale du désir (orexis) : la tendance élémentaire, aveugle et sourde, « appétit irrationnel », « concupiscence » (epithumia), le « courage », impulsion qui méconnaît la raison mais reste susceptible d'être déterminée par elle (thumos), ou le désir vraiment volontaire, c'est-à-dire rationnel et réfléchi (boulesis) [De anima, II,3,414b2]. Le terme « volonté » peut enfin désigner, dans son usage courant, ce que Aristote appelle le « choix rationnel et délibéré » (proairesis) [Ethique à Nicomaque, III,4,1111b19sq.] : toutefois, pour simplifier, nous négligerons ici la mince différence entre boulesis et proairesis, et nous utiliserons le terme boulesis pour désigner la volonté comme désir déterminé par la réflexion rationnelle.
L'essentiel est de voir que tout sera différent, selon que l'on entendra par « volonté » plutôt l'une ou plutôt l'autre de ces instances : car aussi bien le genre d'objet vers lequel on tend, que la manière même dont on tend vers lui, pourraient bien être de natures différentes dans chacun de ces cas. En particulier, la question de savoir dans quelle mesure la volonté doit être tenue pour non-naturelle ne recevra pas nécessairement la même réponse, selon que l'on pense à la volonté comme epithumia ou comme boulesis : autant la seconde peut être vue comme une instance en rupture avec la nature, dans la mesure où elle relève de la réflexion rationnelle et consciente, autant la première s'apparente aux appétits bruts et irréfléchis qui ont cours dans la nature. Cela retentira directement sur la question de savoir dans quelle mesure il existe une sphère de la culture véritablement distincte de celle de la nature : si la volonté est epithumia, alors la « seconde nature » ou pseudo-nature engendrée par elle (les habitus) pourra difficilement être interprétée comme une « construction culturelle », alors que ce pourra être le cas si la volonté est boulesis et si la raison, son inspiratrice, est reconnue autonome par rapport aux puissances naturelles. Tout cela, enfin, retentira sur ce que peut signifier exactement une entreprise de déconstruction.
Soit, par exemple, la définition de la volonté selon A. Schopenhauer : une appétition universelle, animant tout ce qui existe, du minéral à l'être humain, tendant aveuglément et invinciblement à la persistance dans l'être et au bien-être [Le monde comme volonté et comme représentation] – ce qui en fait une proche parente de l'epithumia aristotélicienne. On voit aussitôt que, selon cette conception, la volonté n'a rien d'une faculté spécifiquement humaine ; que la volonté rationnelle, consciente et réfléchie (la boulesis) n'est pas autre chose que la tendance élémentaire et inconsciente, mais une des formes que celle-ci peut prendre, forme sous laquelle son contenu et son but demeurent inchangés ; et qu'enfin, existant et se déployant à partir d'elle-même de manière nécessaire, la volonté n'est finalement rien d'autre que l'essence même de la nature, substance et âme de toutes choses (y compris « culturelles »), celles-ci n'étant jamais que des manifestations ou phénomènes d'elle-même. On devine alors – nous aurons à y revenir – que, si l'on adopte cette conception de la volonté, le sens de la déconstruction s'en trouvera nettement modifié, et même inversé : il ne s'agira plus de discerner, sous ce qui semble naturel, la présence et l'activité d'une instance non-naturelle, mais plutôt de repérer la présence et l'activité de la nature derrière tout ce qui semble relever d'un autre ordre.

Cet exemple nous montre que le sens de la déconstruction reste profondément ambigu, lors même que l'on s'accorde pour la définir comme une entreprise de dévoilement d'une « volonté » secrètement à l’œuvre derrière telles manières d'être, mœurs ou opinions ; car ce que signifie « volonté » ne va nullement de soi.

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III. Les visages de la volonté (2).

Sa provenance. Outre que son sens ne va pas de soi, la volonté peut avoir des provenances différentes, ce qui ne peut manquer d'entraîner des ambiguïtés supplémentaires quant à la signification, au but et aux modalités de la déconstruction. Il faut à cet égard distinguer a priori deux grandes possibilités : les habitus d'un individu, composant sa « seconde nature », peuvent avoir pour source, soit la volonté de cet individu lui-même, soit la volonté de quelqu'un ou de quelque chose d'autre (autrui, la société en général, tel milieu social particulier, telle époque, etc.). Cette distinction, quoique très simple, est importante, dans la mesure où elle laisse ouvertes toutes les possibilités, en particulier celle que les habitus soient le résultat d'une libre détermination d'un sujet par lui-même.
Ainsi par exemple, l'éducation a certes pour effet de faire naître en l'enfant des habitudes, de rendre naturelles pour lui certaines façons de se comporter et de réfléchir. Ces dernières peuvent être vues comme des « constructions » ayant pour source une volonté autre que la sienne, subies passivement par l'enfant, lequel est alors une sorte de réceptacle, ou mieux, de matériau, façonné, mis en forme (« informé ») par une instance extérieure. Mais on ne peut exclure a priori que l'enfant, ayant grandi, fasse ensuite de sa « nature fabriquée » un matériau pour sa propre volonté, et qu'il en opère une reconstruction plus ou moins profonde, ou même une destruction. Peut-être même une éducation complète et véritable consiste-t-elle non seulement à apporter certains façonnements, mais aussi et surtout à favoriser le recul intérieur qui permettra à l'éduqué de décider lui-même de ce qu'il en fera ; de sorte que, même s'il les conserve, cette conservation aura le sens d'une libre adoption, ou reprise à son compte, de manières d'être qui auront bel et bien sa propre volonté pour source, en dépit de leur provenance d'abord étrangère. C'est dans cet esprit qu'Aristote définit le caractère moral d'une personne, comme l'ensemble des dispositions stables (habitus) à la vertu, ou au vice, qu'elle aura installées en elle par sa volonté propre, soit directement, soit après-coup sous la forme d'un héritage délibérément assumé [Éthique à Nicomaque, III, 7, 1114b20-25] : de sorte que, dans tous les cas, elles seront bien siennes, et qu'elle en sera responsable [Éthique à Eudème, 1223b5-20 ; Éthique à Nicomaque, III, 7, 1113b 20- 1114a30].

Si nous rassemblons maintenant les deux séries de remarques précédentes, nous voyons qu'une compréhension aussi objective que possible des comportements humains doit faire intervenir deux paramètres essentiels : la nature et la provenance de la volonté. Comme chacun de ces paramètres peut avoir plusieurs visages, il résulte de leurs croisements un certain nombre de cas de figure, qu'il faut énumérer sans en négliger ni en exclure aucun a priori. Le panorama que va dessiner cette énumération aura, certes, quelque chose de schématique, mais il fournira à la réflexion une base claire, qui pourra du reste être assouplie et nuancée en temps voulu.

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IV. Petit panorama des sources du comportement.

Lorsque l'on constate l'existence de comportements humains durablement installés, il est nécessaire et légitime de se demander d'abord si ces comportements sont naturels, et si oui en quelque sens : au sens strict, ou au sens second (correspondant à l'habitus) , du terme « naturel » ?
Dans le premier cas (sens strict), cela signifierait que les comportements en question résulteraient soit a) d'une essence de l'être humain, autrement dit d'une nature humaine, c'est-à-dire d'une certaine complexion fondamentale de son être, qui le définirait et le déterminerait nécessairement à se comporter de certaines façons ; soit b) de la complexion physique de l'être humain, qui, issue de la nature sans pour autant constituer forcément sa nature, l'inclinerait ou le contraindrait, plus ou moins strictement, à l'adoption de certains comportements.
Dans le deuxième cas (sens second), cela signifierait que les comportements en question sont des habitus, et se pose alors la double question de la nature et de la provenance de la volonté dont ils sont issus. Si, par commodité, l'on s'appuie sur les distinctions aristotéliciennes, les possibilités formées par la combinaison de ces deux paramètres sont alors les suivantes :

L'habitus résulte des epithumiai du sujet lui-même.
L'habitus résulte des epithumiai de quelqu'un ou de quelque chose d'autre.
L'habitus résulte du thumos du sujet lui-même.
L'habitus résulte du thumos de quelqu'un ou de quelque chose d'autre.
L'habitus résulte de la boulesis du sujet lui-même.
L'habitus résulte de la boulesis de quelqu'un d'autre.

Certes, ces cas de figure sont énoncés ici de façon abstraite et platement systématique ; en outre, pris à la lettre, ils sont tributaires d'une hypothèse (la distinction aristotélicienne des espèces du désir ou de la volonté) à laquelle on n'est nullement tenu d'adhérer. Mais ils ont pour intérêt de nous montrer, de manière claire, l'existence d'une large diversité de situations possibles, qui ont des significations bien différentes, et appellent éventuellement à des jugements et à des traitements eux-mêmes fort divers.
On comprend en effet, sans même connaître ou adopter la pensée d'Aristote, qu'il n'en va pas de même selon, par exemple, que mes habitus résultent des caprices d'autrui, qu'ils découlent de ma propre impulsivité, ou qu'ils ont pour source la volonté rationnelle et délibérée, soit d'un autre, soit de moi-même ; et qu'il n'en ira pas de même non plus, selon que la volonté sera « rationnelle » en un sens simplement technique et calculateur, ou en un sens éthique. On voit, en particulier, que selon ces divers cas, il sera plus ou moins pertinent de considérer les habitus comme étant nécessairement aliénants ; et par suite, qu'il sera plus ou moins judicieux et plus ou moins légitime de chercher à les modifier ou à les détruire. Ainsi, cesser d'être modelé par les désirs arbitraires d'autrui, pour en venir à se modeler soi-même à la lumière de sa propre raison soucieuse de vertu morale, c'est une chose ; mais être soustrait aux imprégnations de la volonté éthiquement rationnelle d'autrui, pour mieux se laisser façonner par ses propres impulsions primaires, et user de sa propre raison calculatrice pour les servir, c'en est une tout autre. Dans le premier cas, on pourra estimer que la destruction des habitus initiaux a le sens d'une libération, alors que dans le second, il y aura lieu de se demander si elle n'a pas plutôt le sens d'un asservissement ou d'un dévoiement.

Il est donc de la plus haute importance de ne pas se précipiter, en oubliant ou en occultant délibérément certaines pistes de réflexion, et en en privilégiant arbitrairement certaines autres. Or il se pourrait que les courants « déconstructionnistes » modernes commettent cette double erreur ; et il se pourrait même que cette erreur soit en réalité une faute.

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V. Trois présupposés majeurs de la pensée déconstructionniste.

Au cœur des pensées déconstructionnistes paraît se trouver, en effet, une triple pétition de principe, en vertu de laquelle ne sont retenus, parmi tous les cas de figure conceptuellement possibles, que les trois suivants :

Tout ce qui semble naturel chez l'homme est en vérité seulement habitus, « construit », « culturel ».

La volonté ayant présidé à l'instauration des habitus est autre que celle de l'agent lui-même.

Et cette volonté est nécessairement une volonté de domination, autrement dit un appétit élémentaire, éventuellement servi par une raison calculatrice.

Cela revient à postuler, dans le premier cas, que la nature ne détermine en rien les comportements humains. Ce qui signifie, entre autres, que la constitution physique ne joue aucun véritable rôle dans l'adoption, par les individus, de tel ou tel type de comportement : en particulier, il est alors exclu que la différence sexuelle (issue de processus naturels) puisse être un facteur explicatif de certaines manières d'être, tendances, préférences, etc.. Ainsi affirme-t-on implicitement une indépendance fondamentale de l'être humain à l'égard de sa dimension corporelle ; et que, là où cette indépendance fait défaut, c'est parce qu'elle a été offusquée par des causes non naturelles.
Dans le second cas, cela revient à postuler que, jusqu'à présent du moins, l'être humain, comme être singulier, n'a pas été lui-même le sujet de la volonté qui a engendré ses habitus, et par conséquent que la source de ces derniers est à chercher en-dehors de lui. Il est ainsi posé en principe que l'être humain actuel n'est fondamentalement rien d'autre que le résultat de ce que l'extérieur a fait de lui, le produit d'un façonnement : d'où l'idée d'un être « construit », fabriqué. Si mes habitus ne doivent rien à mon corps, ils doivent tout à des volontés étrangères à moi-même.
Dans le troisième cas enfin, à la question de savoir dans quel but des volontés étrangères chercheraient et parviendraient à façonner les individus, il est répondu que ce but est toujours et nécessairement celui de la domination, du contrôle et de l'instrumentalisation, en vue d'un profit intéressé, sous une forme ou sous une autre (conservation de pouvoir, acquisition de jouissance, etc.). Quant à la raison, elle ne pourrait intervenir dans cette entreprise que comme faculté d'élaborer des moyens (techniquement efficaces), au service de la volonté de domination, et non pas comme faculté de maîtriser cette dernière en lui imposant de se plier à des buts éthiques.

Illustration : Un exemple particulièrement clair de cette triple pétition de principe est fourni par certain courant du « féminisme », qui postule 1) que tout ce qui est considéré comme typiquement et naturellement féminin est, en réalité, construit, 2) que cette construction a pour source active la volonté masculine, autrement dit une instance extérieure, et 3) que cette volonté constructrice a pour sens et pour but de dominer la femme.

Sans doute est-il immédiatement évident que la volonté de domination, ainsi invoquée, ressemble à s'y méprendre à une tendance naturelle, ne résultant elle-même d'aucune « construction » et dont on voit mal, par suite, comment elle pourrait être « déconstruite », ni pourquoi elle devrait l'être. Sans doute voit-on du même coup qu'elle menace d'entrer en contradiction avec le premier postulat ci-dessus – qui stipule qu'il n'y a rien de naturel en l'homme –, et donc d'être source de difficultés quant à la cohérence de la pensée déconstructionniste. Nous aurons à y revenir. Il suffit pour l'heure de constater que, selon cette pensée, la volonté de domination fait figure d'instance première, qui explique tout sans avoir besoin d'être elle-même expliquée, et qui, en outre, est à regarder comme mauvaise en soi, sans que ce jugement n'ait à être justifié lui non plus.

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VI. L'orientation sociologique dominante : reprise et déformation de la notion aristotélicienne d'habitus.

Les présupposés de la pensée déconstructionniste actuelle semblent bien être, dans une large mesure, directement inspirés de la pensée sociologique, ou du moins du courant le plus répandu et le plus influent de cette dernière. La sociologie, en effet, est exposée au risque d'entériner sans examen les pétitions de principe exposées dans le paragraphe précédent. Étudiant l'homme seulement en tant qu'être social, elle a tôt fait de voir en l'homme un être seulement social, ne relevant en rien de la nature et étant intégralement ou principalement défini par son appartenance sociale. Lorsque ce glissement a lieu – ce qui est fréquemment le cas – on transforme une restriction méthodologique, explicite et légitime (définition d'un objet d'étude, ainsi que de l'angle précis sous lequel on va l'étudier), en une implicite pétition ontologique, dont la légitimité est en revanche fort douteuse (on décrète que cet objet se réduit, entièrement ou principalement, à ce que cet angle d'étude permet d'en connaître). Aussi le sociologue n'a-t-il besoin que d'un faible relâchement de sa vigilance, pour glisser subrepticement de la question « tous les comportements sociaux sont-ils les effets de volontés, et si oui, quels sont les sujets ainsi que la nature précise de ces dernières ? » à la question « de quelles volontés extérieures aux agents sociaux, et visant nécessairement à consolider ou à accentuer certaines positions de pouvoir, les comportements de ceux-ci sont-ils les effets ? ».
Un tel glissement est déjà partiellement effectué à l'intérieur même de la notion d'habitus, quand on la définit exclusivement comme manière d'être acquise sous l'effet de conditionnements extérieurs, d'une part, et effectués en vue d’asseoir une domination, d'autre part. Tel est le cas chez P. Bourdieu, l'un des auteurs les plus influents de la pensée sociologique contemporaine. Quant à lui Aristote, on s'en souvient, voyait d'abord dans l'habitus le résultat d'une volonté à la fois propre et libre – ou du moins capable de l'être. Sans nier pour autant les pesanteurs et les influences du monde social environnant l'individu, il reconnaissait à ce dernier le pouvoir de se déterminer lui-même indépendamment de celles-ci, et d'être ainsi lui-même l'auteur – et par suite le responsable – de ses vertus et de ses vices, des manières d'être solidement installées en lui, et des actes qui en découlent. Le grand penseur grec préservait ainsi la possibilité que le moral soit essentiellement irréductible au social. Bourdieu reprend à son compte la notion d'habitus, lui conférant une importance et une notoriété considérables (au point qu'il passe aux yeux de beaucoup pour son inventeur), mais en la tirant en sens contraire, et – fidèle en cela à la tradition marxiste dont il se réclame – en réduisant le moral à n'être qu'un reflet et un produit du social. Selon ce sociologue, en effet, nos manières d'être, de penser, de sentir et d'agir seraient déterminées par un « ordre social » résultant lui-même d'un rapport de force, ou de « lutte », entre classes sociales, dont certaines, de facto, en dominent d'autres. De sorte qu'au bout du compte, les habitus ont pour source plus ou moins directe les besoins et les intérêts du groupe social dominant. Et cela, non pas simplement quant à nos petites « habitudes » touchant aux aspects superficiels de la vie quotidienne, mais bien quant à ce qui oriente notre existence, fondamentalement et en totalité : à savoir, nos convictions profondes concernant ce qui est vrai et ce qui est bien [cf. Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p.272 sq.]. Bourdieu conserve donc le sens fort que conférait Aristote à la notion d'habitus (ce qui touche à la connaissance et à la moralité), mais en lui attribuant une tout autre origine, et par conséquent aussi un tout autre mode de transmission. L'éducation, selon lui, se réduirait à une entreprise de façonnement des individus, visant à rendre « naturels » pour eux, et malgré eux, les comportements (théoriques ou pratiques) qui conviennent aux intérêts de la classe dominante. Cela n'implique pas que les « éducateurs » aient toujours une conscience claire d’œuvrer en vue d'un tel but : car peut-être ne font-ils que transmettre ainsi tout « naturellement » leurs propres habitus, fruits d'un façonnement qu'ils ont eux-même subi – la propagation des habitus se faisant alors d'une façon elle-même habituelle [Le sens pratique, Paris, éd. de Minuit, 1980, p.88]. Mais cela signifie bien, en revanche, que l'habitus résulte d'un processus d'« intériorisation » – comme on dit – qui consiste en une imprégnation inconsciente et involontaire, un passage de l'extérieur à l'intérieur dans lequel c'est le premier qui prend possession du second – voire qui le produit : donc, dans le meilleur des cas, une invasion plutôt qu'un accueil.

Ainsi conçu, l'homme est donc un être « construit », et construit de l'extérieur, par une volonté qui a pour sens fondamental une affirmation de soi (d'une classe sociale) entraînant la domination de l'autre. Ce dernier point permet, aux adeptes de cette conception, de qualifier la construction qu'ils décrivent comme mauvaise, injuste – et du même coup de se poser eux-mêmes, qui la dénoncent, en libérateurs et en héros de la justice –, bien que cette qualification se fasse au prix d'une double contradiction : 1) on prononce un jugement moral, au nom d'une moralité censée être évidente (il n'est jamais expliqué au nom de quoi la domination devrait être considérée comme injuste, mais il est toujours sous-entendu que c'est le cas), et mystérieusement indemne de toute détermination sociale (puisqu'elle se fait précisément le juge de celle-ci), alors que la possibilité d'une telle autonomie est niée par ailleurs. 2) Conjointement, celui qui prononce ce jugement se pose nécessairement comme n'étant pas, pour sa part, un simple produit façonné par le social (faute de quoi il ne pourrait pas même prendre ce dernier pour objet, et encore moins le juger), alors qu'échapper à ce sort est pourtant présenté comme impossible.
Voilà qui conduit à se demander si le triple postulat au fondement de cette vision (cf. le § précédent) ne résulte pas, en vérité, d'un simple soupçon arbitraire, ou du moins d'un soupçon précisément et originellement orienté. Et si tel est le cas, il y aura à se demander aussitôt ensuite si ce soupçon n'est pas fort digne d'être lui-même soupçonné.

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VII. La valse des soupçons – 1. Le soupçon déconstructionniste.

Son sens. La pensée déconstructionniste soupçonne la présence et l'activité d'une volonté de domination, derrière tout ce qui se présente comme naturel, que ce soit au sens strict ou au sens second de ce terme. Cette attitude n'aurait rien de problématique et d'illégitime, s'il s'agissait véritablement d'un soupçon, c'est-à-dire : une supposition, effectuée sur la base de certains indices, et qui attend sa confirmation d'un processus de vérification. En effet et incontestablement, nous l'avons vu, une volonté extérieure et à visée dominatrice (schématiquement : l'epithumia de quelqu'un ou quelque chose d'autre, cf.§ IV) est l'une des sources possibles de nos habitus. Cette possibilité, en outre, mérite d'autant plus d'être envisagée que l'on peut aisément trouver des exemples de sa réalisation, y compris sur de vastes échelles : ainsi, sans doute, l'art de la publicité consiste-t-il essentiellement en un tel processus (installer dans les sensibilités des autres des habitudes de consommation, en vue de satisfaire sa propre soif d'enrichissement).
Mais ce n'est pas un tel soupçon, prudent et animé par le souci de chercher la vérité, que le déconstructionnisme met en œuvre. Pour ce dernier en effet, l'existence d'une volonté de domination tapie derrière les habitus n'est pas une hypothèse à examiner, ni quelque chose dont on peut trouver des exemples, mais une réalité universelle et nécessaire ; non un objet à étudier et à expliquer, mais ce qui va permettre d'étudier et d'expliquer tout le reste, un principe posé a priori et soustrait à toute mise en question. Moyennant quoi il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un soupçon, mais bien d'une assertion – qui, en raison de son contenu, est destinée à prendre le sens d'une accusation. Ou bien, s'il faut conserver ici le terme et l'idée de soupçon, c'est à condition de les entendre au sens où l'on parle des « maîtres du soupçon », c'est-à-dire de ces penseurs qui, comme Marx, Nietzsche ou Freud, loin de se demander si l'être humain est déterminé, dans ses pensées et dans ses actes, par une instance extérieure à sa volonté, affirment positivement, et tiennent pour certain, que tel est le cas. De l'idée de soupçon, il ne reste rien ici de son aspect, pourtant essentiel, de supputation circonspecte, d'identification d'une probabilité : ne demeure que son aspect négatif de refus de s'en tenir aux apparences, auquel vient immédiatement s'ajouter la certitude d'avoir compris ce qui se tient derrière elles. Soupçonner ne désigne plus l'attitude de celui qui cherche loyalement le vrai, mais la posture de celui qui prétend le connaître déjà.


Son contenu. Parvenir à installer en quelqu'un des manières de penser et de se comporter, de telle sorte qu'elles lui paraîtront toutes « naturelles », est l'un des plus sûrs moyens de se l'asservir : nulle emprise n'étant plus complète que celle qui passe inaperçue aux yeux de celui qui la subit, et qui croit choisir librement ce qui, en réalité, lui est subrepticement imposé. Il en découle une précision quant au contenu du soupçon déconstructionniste : ce qui est soupçonné ici, ce n'est pas seulement la présence cachée d'une volonté de domination, mais aussi la présence d'une intention, de la part de cette volonté, de rester cachée. Le soupçon d'une volonté dissimulée se redouble du soupçon que cette dissimulation est elle-même voulue, et qu'il y a donc à l’œuvre une volonté de dissimulation de la volonté. Et de cette précision découle à son tour cette conséquence : le soupçon déconstructionniste est d'avance soustrait à toute possibilité d'être démenti par les faits ; il est, selon le mot et le concept élaborés par K. Popper, infalsifiable. Tout ce qui semble l'infirmer peut être retourné et présenté comme ce qui, au contraire, le confirme, ou au minimum le laisse intact : si un phénomène paraît résulter de tout autre chose qu'une secrète volonté de domination, ou si cette dernière n'est que l'une de ses causes possibles parmi plusieurs autres, cela n'empêche nullement de soutenir que c'est elle la cause (unique, ou du moins principale), puisqu'il est précisément dans sa nature d'engendrer des phénomènes qui paraissent ne pas provenir d'elle.
Redisons-le, on voit à l’œuvre un tel soupçon, à la fois indéracinable et sélectif dans les « études de genre » (gender studies), selon le raisonnement suivant : en soutenant, ou en laissant croire, que certaines activités sont naturellement féminines, les hommes acquièrent et conservent sur les femmes un certain pouvoir, puisque celles-ci se trouvent alors assignées a priori à certaines activités et par là même exclues de certaines autres, au gré des intérêts ou des désirs des hommes ; sous l'effet d'une « éducation » orientée en ce sens et durablement prodiguée, les femmes en viennent à « intérioriser » cette vision des choses, qui devient leur habitus ; cette domination est d'autant plus totale et efficace qu'elle passe alors inaperçue aux yeux de ses victimes. Et si une femme clame que tel aspect de son comportement est bien le fruit d'une tendance issue de sa dimension naturelle, ou que telle décision qu'elle a prise est bien le fruit d'une réflexion libre et autonome de sa part (par exemple, son hostilité de principe à la pratique de l'avortement), on peut toujours soutenir que ce comportement ou cette décision résultent en vérité d'une influence masculine ayant su se cacher sous la forme de préceptes esthétiques, moraux ou religieux.

Tout semble donc se passer comme si le déconstructionnisme, loin de chercher, parmi toutes les explications possibles, laquelle est la bonne, était animé par une volonté que l'explication soit celle-ci. De ce fait, en raison de son contenu, le soupçon déconstructionniste se prête remarquablement à être lui-même soupçonné par l'un, au moins, des « maîtres du soupçon », dont il se retrouve être, ironiquement, à la fois l'émule et la cible. Quel secret désir se cache-t-il donc, derrière l'idée que se cache nécessairement, derrière tout ce qui semble naturel, une certaine volonté ?

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VIII. La valse des soupçons – 2. Le soupçon nietzschéen.

Nietzsche soupçonne une certaine catégorie d'hommes – qu'il appelle les « faibles » ou les « esclaves » – de faire passer pour volontaire ce qui, en réalité, résulte d'une stricte nécessité naturelle. Cela entraîne immédiatement, pour nous, une double remarque. Premièrement, comme nous l'avons vu (§ précédent), ce « soupçon » n'en est pas vraiment un : Nietzsche, lui non plus, ne doute pas un instant que son diagnostic est le bon. Deuxièmement, son diagnostic est, à première vue, inverse de celui des déconstructionnistes : il consiste à supposer du naturel derrière le « volontaire », là où les déconstructionnistes supposent du volontaire derrière le « naturel ». Peut-être cette inversion est-elle toutefois moins radicale qu'il n'y paraît, comme nous le verrons. Entrons pour l'heure un peu dans le détail de l'optique nietzschéenne, principalement à l'aide des §§ 10 à 13 de la Ière Dissertation de sa Généalogie de la morale.
Le travestissement du réel opéré par les « faibles » s'effectue, selon notre auteur, dans une double direction, mais en vue d'atteindre un seul et unique but. D'une part en effet, en faisant passer pour délibérément choisies ses propres manières d'être – auxquelles, en vérité, il est astreint par son essence même – le « faible » se fait passer pour méritant, digne d'éloge ; ainsi, en particulier, son abstention de violence, à laquelle sa faiblesse le condamne nécessairement, prend l'apparence d'un libre renoncement, dont il faudrait lui savoir gré. D'autre part, inversement, en faisant passer les comportements propres à la catégorie des hommes « forts » ou « aristocrates », pour des comportements librement adoptés par ceux-ci – alors qu'en réalité ils découlent, là encore, de leur nature même –, le « faible » s'arroge la possibilité et le droit de reprocher à l'homme « fort » de se comporter comme il le fait ; de sorte que, en particulier, la violence du « fort », qui est un fait de nature, se trouve transmuée en fruit d'une volonté libre, et par conséquent condamnable. – Ce faisant, et là est son but, le « faible » acquiert sur le « fort » un pouvoir, une domination qui consiste en une emprise morale : si le « fort » en vient à croire que sa manière d'être est à la fois librement choisie par lui et mauvaise, injuste, il se retiendra d'être violent, supprimant ainsi lui-même ce qui fait sa supériorité sur le « faible », et, se soumettant au jugement moral de ce dernier, il deviendra, pour ainsi dire, l'esclave de l'« esclave ».
En somme : aux yeux de Nietzsche, croire (et faire croire) à l'existence d'une libre volonté, qui serait cachée derrière ce qui semble naturel, est typique d'un genre d'êtres qui, sur le plan naturel, sont déficients, et qui cherchent à compenser cette déficience en « contournant » la nature – ou, pour mieux dire, en lui superposant un autre ordre de choses, fictif mais puissamment opératoire (celui de la libre volonté), dans lequel c'est lui, le « faible », qui sera le plus fort. L'instrument de cette domination est, de façon générale, le langage, le discours (qui, structurellement, véhicule la croyance en l'existence de libres sujets), mais tout particulièrement le discours moral, moralisant et moralisateur (qui véhicule cette même croyance de façon explicite, expresse). – Ici encore, ou plutôt ici déjà, la dissimulation est présentée comme un facteur essentiel de l'entreprise de domination. Le « faible » ne vaincra que s'il n'a pas l'air de vouloir vaincre, en utilisant une arme qui n'a pas l'air d'en être une (tel est précisément le cas du langage), et si sa domination sur le « fort », via les idées morales qu'il lui inocule, a l'air de n'être qu'une domination du « fort » sur lui-même. C'est dire que, chez Nietzsche déjà, le soupçon se caractérisait par son infalsifiabilité : aucun fait n'est susceptible de s'inscrire en faux contre lui, puisque, dans le cas du « faible », il est dans la nature même du désir de domination de produire des faits qui n'ont pas l'air de venir de lui. Ainsi, si un homme « fort » déclare qu'une libre réflexion le conduit à renoncer spontanément à la violence et à l'asservissement des « faibles », il est toujours possible d'en conclure que cet homme est victime d'un subreptice empoisonnement moral effectué par ces derniers, puisqu'un tel empoisonnement doit, par nature, être subreptice.
Dans cette mesure, soupçon déconstructionniste et soupçon nietzschéen commencent d'apparaître comme moins radicalement opposés qu'il ne le semblait de prime abord. Dans les deux cas, un sujet a beau clamer que tel comportement est bien le sien, librement ou naturellement adopté par lui, on pourra toujours y voir le signe d'une aliénation tellement complète qu'elle est devenue insensible et inapparente aux yeux de sa victime. Dans les deux cas, la notion même de sujet libre et responsable, capable d'auto-détermination indépendamment des conditionnements extérieurs, est délibérément niée ou ignorée. – Une terrible logique, remarquons-le, peut alors s'enclencher : puisque toute protestation contre le bien-fondé du soupçon peut être lue comme une confirmation de sa justesse, la libération des « victimes » (le « fort » dans un cas, les « minorités » dans l'autre) pourra, voire devra, s'effectuer de force.

Mais une opposition demeure bel et bien, puisque l'on aura reconnu sans peine, sous les traits du « faible » dépeint par Nietzsche, le portrait fidèle du déconstructionniste lui-même, que le philosophe allemand n'a évidemment pas connu, mais dont il a pourtant dessiné à l'avance, et avec une troublante justesse, la silhouette – en la confondant toutefois avec celle du chrétien. Car nous avançons au passage cette thèse : le genre d'homme que Nietzsche s'est employé à décrire, avec tant d'insistance et de verve, pour en manifester à la fois toute la petitesse et toute la dangerosité, ce n'est pas le chrétien, mais cette espèce de post-chrétien en rupture de christianisme, méconnaissable et dévoyé (« ayant viré à la folie », dirait sans doute Chesterton) qu'incarne le déconstructionniste sévissant de nos jours : erreur sur le modèle, mais pour autant, grande justesse de la peinture. Toujours est-il que cette méprise n'affecte pas notre propos, qui, dans sa suite immédiate, doit consister à confirmer la ressemblance du déconstructionniste avec le « faible » nietzschéen.

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IX. La valse des soupçons – 3. Le soupçon déconstructionniste lui-même cible du soupçon nietzschéen.

Montrer, comme le fait le déconstructionniste, qu'un comportement paraissant naturel est en réalité « culturel » ou « construit », c'est montrer que ce comportement ne résulte d'aucune nécessité invincible, que derrière lui se tient une certaine volonté, et c'est donc le faire basculer dans le champ de ce qui pourrait, et éventuellement devrait être autrement. Là où paraissait se tenir un objet seulement offert au constat et à la tentative d'en découvrir les causes, apparaît un objet découlant de certaines raisons, et, par là-même, susceptible de jugement et de modification. De ce fait, le transfert d'un objet du domaine « naturel » au domaine « culturel » n'est pas une opération concernant la seule question de la connaissance théorique, comme s'il ne s'agissait que de situer correctement un objet dans le panorama des différentes espèces d'objets existants ou possibles. De facto ou objectivement, ce transfert fait intervenir des enjeux pratiques au sens kantien de ce terme, c'est-à-dire des enjeux relevant de ce qui est « possible par la liberté » : il a pour effet de rendre qualifiable moralement, comme « bon » ou « mauvais », légitime ou illégitime, ce qui n'était ni l'un ni l'autre (mais était seulement ainsi). Du même coup, ce transfert a pour effet de rendre condamnables ou dignes d'éloges les sujets de volonté repérés comme sources, et permet à ceux qui effectuent ce repérage de s'ériger en juges.
Or c'est bien là ce que Nietzsche décrivait comme la stratégie des « faibles ». Que fait le déconstructionniste, si ce n'est interpréter systématiquement les rapports humains comme des rapports entre des victimes (les femmes, les homosexuels, les pauvres, les colonisés...) et des coupables (les hommes blancs hétérosexuels riches et colonisateurs...) ? Qu'obtient-il par là, sinon de permettre à une multitude de gens de s'installer dans un rôle d'opprimés, reportant la cause de tous leurs maux (réels ou supposés) sur une certaine catégorie d'autres, contre laquelle il leur faut lutter – ce qui leur permet de se poser, sans grands frais, en héroïques résistants – et dont ils s'instituent les juges ? Quel genre de sentiment le déconstructionniste suscite-t-il et cultive-t-il chez les supposées « victimes », si ce n'est l'aigreur, la rancœur, la haine, en un mot le ressentiment envers les « coupables » putatifs ; chez lui-même, si ce n'est l'approbation inconditionnelle, la glorification, l'auto-sanctification ; chez les supposés « coupables » enfin, sinon la honte de soi, l'auto-dénigrement, en un mot la mauvaise conscience ? Et tout cela dans quel but, si ce n'est faire prévaloir certains intérêts, imposer le règne d'une certaine façon d'exister ? De cette dernière, les contours et le sens général restent à préciser, mais elle se présente d'ores et déjà comme semblable à celle du « faible » nietzschéen, en ceci qu'on y sent à l'oeuvre une haine fielleuse, une jalousie venimeuse, pour qui la négation et l'abaissement de l'autre sont les conditions premières de l'affirmation et de l'exhaussement de soi – alors que chez le « fort » ils n'en sont que les effets éventuels et seconds.
Si tel est bien le cas et si Nietzsche a raison, cela signifie que le déconstructionniste est, tout comme le « faible », animé lui-même par le genre de volonté qu'il dépiste et fustige chez les autres : la volonté comme désir de domination. Simplement, chez lui cette tendance reste dissimulée, alors que chez l'homme « fort » elle s'expose ouvertement au grand jour ; et elle n'est présente, et active, que sous sa forme la plus pauvre, la plus maladive et la plus méprisable : celle du ressentiment.

Nietzsche a-t-il raison ? Cela, bien évidemment, se discute. Mais reconnaissons que la ressemblance quasi-parfaite entre le « faible », qu'il dépeint, et le déconstructionniste, qui nous accable de sa contemporanéité, donne sérieusement à réfléchir – toute réserve étant maintenue, par ailleurs, quant aux postulats fondamentaux de la pensée nietzschéenne (et quant à sa lecture profondément erronée du christianisme). Cette ressemblance nous invite et nous aide, à tout le moins, à mieux saisir le but profond du déconstructionnisme : tentons, à sa lumière, d'en préciser la nature.

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X. Le sens du combat déconstructionniste : quel genre de « volonté » s'agit-il de libérer et de promouvoir ?

Certains font passer pour naturel ce qui, en vérité, n'est qu'une construction destinée à servir leur volonté de domination : tel est le diagnostic du déconstructionniste. Il faut donc dé-construire la pseudo-réalité qui en résulte, c'est-à-dire montrer le construit comme construit, et dissiper ainsi une illusion aliénante : tel est son premier but explicite. Mais en vue de quoi s'agit-il d'opérer cette démystification ? Par quoi s'agit-il de remplacer le processus de construction ainsi mis à jour ?
A première vue, déjouer une entreprise de falsification doit avoir pour but de retrouver un « réellement réel » authentique et intact, afin d'en manifester et d'en reconnaître la vérité propre, la consistance intrinsèque, une fois débarrassé de ses déguisements et distorsions. Mais tel n'est pas le propos du déconstructionniste ; ce n'est pas à un salutaire « retour aux choses mêmes » qu'il nous invite. Ce qu'il reproche aux « constructeurs » dominants, ce n'est pas tant de donner au réel une apparence qui le défigure, que de faire croire à l'existence d'un réel en soi, quel que soit ce dernier. Là est, à ses yeux, la véritable et fondamentale falsification, qu'il dénonce et veut détruire : l'idée même qu'il y ait des choses qui soient ainsi, en elles-mêmes et indépendamment de la volonté humaine – l'idée même que quoi que ce soit puisse être radicalement hors des prises de celle-ci. Certes, le « constructeur » dominant fait croire que tel ou tel comportement est naturel, et donc que le réel a en lui-même tel ou tel visage : mais ce qui, en cela, est faux selon le déconstructionniste, ce n'est pas seulement que le réel ait ce visage, mais, plus fondamentalement, qu'il puisse avoir par lui-même un visage quelconque. Il ne s'agit donc pas de remplacer un faux visage par un autre, qui serait le vrai, mais de détruire l'idée même de visage du réel, autrement dit : détruire l'idée même que tout n'est pas construit (ou du moins constructible). En ce sens, la déconstruction a pour but d'établir le règne universel de la construction.
Ce qui le montre, c'est ce que le déconstructionniste entend substituer aux constructions des dominants, ou du moins, ce à quoi il réclame que ces dernières laissent une place : non pas un réel et une vérité non-construits et inconstructibles, mais les constructions des dominés – c'est-à-dire : leur propre façon de définir et de façonner le réel et le vrai, en fonction de leurs « volontés ». C'est là un point d'une importance capitale, sur lequel on ne saurait trop insister. Le grief qu'adresse le déconstructionniste aux dominants n'est pas qu'ils fabriquent un pseudo-réel conforme à leurs intérêts et à leurs désirs, mais qu'ils le font d'une manière telle que cela empêche les autres d'en faire autant. Ce qu'il veut, c'est que chacun puisse vivre selon ses désirs subjectifs propres, plutôt que selon ceux d'autrui, et non pas placer ou replacer la vie de tous sous les auspices d'un réel et d'une vérité qui seraient souverainement indépendants des désirs subjectifs de qui que ce soit. En termes aristotéliciens, on dira qu'il aspire, non pas à abolir le règne des epithumiai pour établir ou rétablir celui de la boulesis, mais à abolir la prédominance des epithumiai de certains pour permettre le libre épanouissement des epithumiai de tous.
A-t-on jamais entendu, et entendra-t-on jamais, un déconstructionniste protester contre le principe du subjectivisme radical, selon lequel le désir personnel (la « volonté ») de l'homme doit, seul, décider de ce qu'il est, diriger ses actes et orienter sa vie ? Tant s'en faut, c'est précisément sur ce principe qu'il appuie sa protestation. On le voit clairement chez J. Money – sorte de père fondateur –, qui œuvre pour que l'identité sexuelle ne soit plus déterminée que par les désirs personnels de l'individu lui-même [cf. Man and Woman, Boy and Girl, cité par J.-F. Braunstein, La philosophie devenue folle, le genre, l'animal, la mort, Paris, Grasset, 2018, p.43]. On le constate encore chez D. Borillo, proposant « de traiter juridiquement le sexe comme une identité personnelle et intime relevant de la subjectivité et de la liberté individuelles » ["Pour un sexe neutre à l'état civil", Libération, 27 juin 2017]. De façon générale, il est clair que le déconstructionniste n'émet pas sa critique au nom d'un réel objectif, qu'il s'agirait de rétablir dans ses droits, mais au nom d'un supposé droit de tout être humain à décider de ce qui est réel et de ce qui est vrai, du moins en ce qui le concerne. Cette façon d'être des dominants, qui consiste à modeler et à définir le réel à leur gré, il ne demande pas qu'elle disparaisse : il exige que les dominants cessent d'en avoir l'exclusivité, et qu'elle devienne l'apanage de tous au lieu d'être le privilège de certains. Bref : si « construire » signifie « produire une réalité non-naturelle à partir d'une volonté ayant pour fond le désir personnel », alors il faut dire que le déconstructionniste ne préconise pas un dépassement de l'attitude constructionniste, mais bien plutôt son extension, via le passage d'une hétéro-construction contraignante et inégalitaire à une libre auto-construction généralisée.
Par là se retrouve et se confirme cette impression déjà éprouvée (cf.§VII) : l'esprit déconstructionniste ne se soucie pas de vérité, ne parle pas au nom de ce qui est
vrai, ni ne cherche à le discerner, mais n'a égard et n'en appelle qu'à ce qu'il considère comme juste, à savoir : que chacun ait le loisir de se construire comme il le veut (plutôt que d'être construit par d'autres comme ils le veulent). Il ne faut donc pas se tromper sur la nature de l'hostilité que nourrit le déconstructionniste « libérateur » envers les supposés dominants « aliénants » : l'opposition ne porte pas sur le principe, mais sur le nombre de ses bénéficiaires. C'est précisément parce qu'ils aspirent au fond à la même chose que le premier voit dans le second un ennemi, qui n'est donc en l'espèce qu'un concurrent (en termes nietzschéens : tous deux, « esclaves » et « aristocrates », sont animés par une même et fondamentale « volonté de puissance »).
La
volonté qu'il s'agit de libérer et de promouvoir pour tous, est donc de même nature que celle qu'il s'agit de brider chez certains : la volonté comme appétit d'affirmation de soi, d'« épanouissement », de persistance illimitée dans l'être et le bien-être, et donc comme désir de n'avoir jamais à s'incliner devant une réalité qui – audace inouïe – prétendrait être ce qu'elle est en elle-même, que cela plaise et convienne ou pas. Le véritable ennemi du déconstructionniste n'est pas le « dominant » : c'est le réel.

Par là se révèle un aspect essentiel de l'attitude déconstructionniste : à son versant positif de promotion de l'auto-construction, se joint logiquement le versant négatif du rejet de tout ce qui peut être appelé nature, c'est-à-dire d'une part l'ordre de la réalité physique, d'autre part ce qui est de l'ordre de l'essence.

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XI. Déconstructionnisme et négation de la nature comme réalité physique – 1. La nature en général.

Comme on l'a bien compris, le déconstructionnisme repose sur le soupçon que, malgré les apparences, la nature n'entre pour rien dans la façon dont sont conformés les comportements humains. C'est précisément ce qui lui permet de voir en ces derniers un matériau malléable, susceptible d'être défait puis refait, déconstruit puis reconstruit : cette « lecture » a pour effet de donner un pouvoir sur ce qui, auparavant, semblait hors de prise et apparaissait comme quelque chose qu'il fallait seulement admettre, et avec quoi on pouvait seulement composer. Or si cette acquisition de pouvoir est le but visé, comme nous venons de le voir, cela signifie que c'est la dimension naturelle de l'être humain, prise dans son entier, qui doit être niée par le déconstructionnisme, et plus généralement encore, la nature elle-même tout entière, considérée d'abord comme ordre de la réalité physique.
Cet ordre en effet, et c'est précisément ce qui le définit, a sa réalité et son organisation propres, inhérentes, indépendantes de toute volonté humaine – et même de toute volonté divine, si l'on conçoit la nature comme créée, car il lui est alors donné de comporter en elle-même sa consistance ontologique et ses lois. Tel est, rappelons-le, le sens originel, que le latin natura emprunte directement au grec phusis : ce qui naît et croît par soi-même, ce dont l'être, la conservation et le développement viennent de l'intérieur, par opposition avec tout ce qui est le résultat d'un agencement, d'une fabrication, d'une construction. Ainsi plantes et animaux, bien qu'ils aient des géniteurs, sont « produits » de telle sorte qu'il leur est donné d'avoir leur principe de croissance et d'animation en eux : principe qui n'a été « voulu » par personne, et qui n'a nul besoin de l'avoir été – pas même par eux, qui ne peuvent que le suivre. Cela vaut de la nature en général : elle est le royaume du « c'est ainsi », où règnent des lois aussi nécessaires et inviolables qu'anonymes, qui règlent toutes ses propres évolutions internes, et auxquelles rien ni personne ne saurait déroger.
La nature apparaît alors comme étant, par définition et par excellence, ce dont le déconstructionnisme ne veut pas, c'est-à-dire : tout ce qui, ne résultant d'aucune construction, ne peut pas non plus être déconstruit ni reconstruit. Précisément, la nature ne peut être ni dé-truite (toute soi-disant « destruction » de la nature n'en est jamais qu'une plus ou moins grande modification, effectuée, qui plus est, conformément à des lois qui sont les siennes), ni décon-struite, ni recon-struite. Elle est également ce qui nous précède, ce qui existait avant nous et sans nous : par rapport à elle, chacun de nous est un arrivant et un passager ; nous venons à l'existence en elle, après elle, et d'après elle – non pas au sens où nous en serions intégralement le produit (cela reste à voir), mais au sens où notre arrivée et notre passage en elle ne peuvent avoir lieu que selon ses lois. Elle est donc aussi ce qui échappe à toute possibilité de choix, ce qui s'impose comme le cadre non-choisi à l'intérieur duquel, et dans les limites duquel des choix pourront ensuite s'effectuer. Elle est, en un mot, ce devant quoi le libre-arbitre ne peut que se reconnaître impuissant, s'incliner (que ce soit par admiration ou par contrainte), et « faire avec » (que ce soit par approbation ou par résignation).

C'est évidemment et par excellence le cas du corps, ce fragment de nature qui ne relève pas de notre « environnement », mais est constitutif de nous-mêmes. Pour le déconstructionnisme, le corps, comme réalité substantielle ayant sa consistance, sa forme constitutive et ses lois de fonctionnement en soi-même, hors tout choix alors même qu'il constitue une dimension essentielle de notre être, doit nécessairement apparaître comme l'indésirable signe et l'intolérable présence, en nous, de la finitude et de l'impuissance. Voilà que, par lui, le règne du « c'est ainsi » et de l'inconstructible s'infiltre et s'impose jusqu'au plus intime de nous-mêmes. Aussi est-ce sur lui que va se concentrer le discours déconstructionniste, pour tenter coûte que coûte de le faire tomber dans ses rets.

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XII. Déconstructionnisme et négation de la nature comme réalité physique – 2. Le corps

Même si notre être ne se résume pas à notre corps, il en est indissociable, et la relation que nous entretenons avec lui n'est pas de la même nature que les relations que nous pouvons avoir avec les autres réalités naturelles : tout le monde, semble-t-il, accordera cette proposition. Or, dans la mesure où il relève bel et bien de l'ordre de la réalité physique en général, le corps a ses lois propres, ses nécessités et ses limites, qui ne sont, pour ainsi dire, que très faiblement négociables. De lui également, de lui surtout, il faut dire qu'on ne le domine, répare ou accroît, qu'en lui obéissant : toute négociation avec lui se déroule dans un cadre fondamental fixé par lui. De lui encore, il faut dire qu'il nous précède, et nous met devant son fait accompli ; mon corps est, et il est ce qu'il est (dans ses caractéristiques particulières comme dans ses lignes directrices universelles), avant tout avis, tout assentiment ou tout refus de ma part. Il est, pour moi, toujours , et toujours déjà là, et toujours déjà là ainsi.
Mais mon corps ne m'impose pas seulement sa présence immémoriale et sa complexion inéligible ; par elles, il pèse de façon directe sur le cadre et certaines modalités de mon existence, plaçant ceux-ci hors des prises de ma volonté, sous deux rapports au moins.
D'une part, il me situe dans l'espace et dans le temps : je nais à tel moment et à tel endroit, sans que j'en puisse mais ; me voilà d'emblée inscrit dans cette époque et dans ce point du monde, cette civilisation caractérisée par des traits « culturels » particuliers (psychologiques, intellectuels, spirituels) qui sont ce qu'ils sont hors et avant toute volonté mienne : peut-être pourrai-je, par ma volonté, décider du genre de rapport que j'entretiendrai avec eux, tenter même de les faire changer, mais je ne décide nullement de ce qu'ils sont lorsque j'arrive en eux, et il me faudra « faire avec ».
D'autre part, mon corps me situe dans mon espèce, dans le temps même où il fait de moi un individu singulier distinct des autres, ayant sa réalité propre. Sauf à nier que l'être humain, considéré physiquement, est un mammifère, que les mammifères sont des êtres vivants dont le mode de reproduction est sexué, et qui sont par suite soit mâles, soit femelles, et que l'appartenance à l'une ou l'autre de ces deux catégories est déterminée par des phénomènes physiques, naturels au sens strict du terme, il faut admettre 1) que je suis nécessairement situé par rapport à cette dualité – cette situation dût-elle admettre, comme c'est effectivement le cas, une large palette de degrés – , tout mammifère étant destiné par son espèce à être soit l'un, soit l'autre, sauf dysfonctionnement (rarissime) des phénomènes biologiques qui président à cette détermination ; 2) que, sauf intervention humaine volontaire, c'est précisément la nature, et non moi, qui en « décide », mon appartenance à ce sexe plutôt qu'à l'autre se présentant à moi comme un « c'est ainsi », un fait accompli, par lequel ma volonté se trouve précédée – ce dernier point demeurant même en cas d'intervention humaine volontaire en amont de ma naissance, puisque la volonté alors à l'oeuvre est nécessairement celle d'un autre que moi ; et 3) que ce fait accompli en entraîne lui-même plusieurs autres, touchant au fonctionnement et aux possibilités de mon organisme, lesquels ne sont pas davantage issus de ma volonté : les modalités quantitatives, qualitatives et temporelles de mon activité hormonale, ma capacité ou non à être l'hôte d'une gestation, etc.

En somme, du fait de l'existence de mon corps, et donc sous le rapport de mon être factuel et empirique, je suis ce que je suis que je le veuille ou non. Pour qui entend que rien de ce qui le concerne ne puisse lui être imposé sans consultation préalable de sa volonté, et donc que rien ne précède radicalement cette dernière, c'est l'intolérable à l'état pur. Or tel est le cas du déconstructionniste, dont la démarche fondamentale consiste à faire tomber dans le champ du constructible (donc du révisable et du négociable) tout ce qui prétend ne pas en relever. Mais comment faire tomber dans ce champ le corps lui-même, lui qui paraît être par excellence un donné radicalement antérieur à toute volonté, et qui apparaît ainsi, tout à la fois, comme ce qui doit absolument être « déconstruit », et comme ce qui ne peut pas l'être ? C'est à surmonter cette difficulté cruciale que la pensée déconstructionniste va s'employer, au prix de contorsions, parfois ingénieuses, qui ne feront que dévoiler toujours davantage son essence véritable.

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XIII. La négation des pesanteurs du corps – 1. Distinction de l'habitus, de la guise et du style.

Le déconstructionniste, affirmant que les modalités du comportement humain sont construites (et donc reconstructibles), doit nier, en conséquence, que ces modalités sont déterminées, ou même seulement influencées, par la constitution physique de l'être humain. Mais que sont exactement ces « modalités » ? A propos desquelles d'entre elles le déconstructionniste dénie-t-il au corps toute véritable influence ?
Il ne contrevient pas au déconstructionnisme d'admettre que mon corps puisse influer sur mes manières d'être, si l'on entend par « manières d'être » les tournures que revêt mon comportement en ce qu'il a de plus prosaïque et de plus immédiatement empirique, qui me particularisent et me rendent reconnaissable en tant que cet individu-ci : par exemple, ma façon de marcher et de bouger, ou mon élocution. Mais ma façon de marcher est, dans le principe, sans incidence sur le
but vers lequel je me dirige, ni sur le chemin particulier par lequel je m'y rends ; de même, mon élocution est sans incidence sur le contenu et sur le sens de ce que je pense et de ce que je dis. Ces « manières d'être » échappent donc à ma volonté sans restreindre véritablement le champ d'exercice de cette dernière, puisqu'elles ne déterminent pas l'orientation de mon action ni de ma pensée : aussi l'influence du corps sur elles est-elle aussi incontestable que peu signifiante, et le déconstructionniste peut-il s'en accommoder. Mais il en va autrement si l'on entend par « manières d'être »,
quelque chose comme ma façon générale d'exister, c'est-à-dire, sinon mes habitus au sens strictement aristotélicien de ce terme, du moins le style ou l'accent selon lesquels je les mets en œuvre.
Précisons le sens de cette dernière distinction, qui vise à cerner avec exactitude le genre d'influence que le déconstructionnisme dénie au corps.

L'habitus. Comme nous l'avons déjà entrevu (cf.§§ I et VI), à la différence de l'« habitude » au sens banal du terme, l'habitus au sens strict consiste en une disposition durablement installée à penser et à agir selon certaines orientations fondamentales, et donc en vue de certains buts essentiels ; rappelons-nous que les deux exemples d'habitus donnés par Aristote, dans son traité des Catégories, sont la science et la vertu, autrement dit la disposition à penser en vue du vrai et la disposition à agir en vue du bien. Mes habitus au sens strict consistent donc dans les dispositions durables, constantes et devenues « naturelles », qui sont les miennes relativement à ces buts essentiels, que ce soit positivement (je suis orienté profondément et durablement vers le vrai et le bien, au moins comme objets de souci) ou négativement (je suis profondément et durablement installé dans la méconnaissance ou dans l'indifférence à leur égard). Le déconstructionniste nie que le corps soit la source de nos habitus ainsi entendus ; cette négation, considérée pour elle-même, ne pose pas problème, dans la mesure où elle équivaut simplement à un rejet de déterminisme biologique : ce n'est pas ma complexion physiologique qui décide de mes orientations intellectuelles et morales. Position certes discutable, mais qui s'entend, et qui n'implique point adhésion à la thèse constructionniste.

La guise et le style. Mais nos habitus, quels qu'ils soient, peuvent être mis en œuvre de bien des façons, s'actualiser sous une multitude de formes, se traduire par des investissements fort divers, sans altération de leur sens profond et de leur orientation fondamentale. Le souci du vrai peut trouver à s'exercer concrètement, entre autres, dans la recherche en physique, en biologie ou en mathématiques, dans la pratique de la philosophie ou de l'art, et, à l'intérieur de chacun de ces domaines, se consacrer par préférence à tel ou tel genre plus particulier d'objets, revêtir un aspect nettement théorique ou plutôt tourné vers la pratique, prendre ou non la forme d'une activité d'enseignement, et cela auprès d'un public d'une certaine catégorie plutôt que d'une autre, etc. De même, le souci du bien peut prendre, entre autres, la forme de l'engagement politique, judiciaire ou militaire, celle de l'assistance médicale ou du mécénat, de l'oeuvre caritative ou de la vie religieuse, de l'exercice du rôle de parent etc., se réalisant, dans chacun de ces cas, sur une échelle et selon des modes fort différents. – En cela, nous voyons s'accomplir une particularisation qui, à vrai dire, est double. D'un côté nous voyons des enjeux universels prendre des visages particuliers : le vrai et le bien (pour conserver les grands pôles suggérés par Aristote) revêtent une multitude de formes plus concrètes, que nous appellerons leurs guises, qui fondent et définissent des domaines ou genres d'activités. D'un autre côté et conjointement, nous voyons les facultés humaines universelles (le désir, la pensée, le sentiment) prendre elles aussi des tournures particulières, des manières diverses de s'exercer et de se réaliser, donnant lieu à ce que nous appellerons des styles humains, des façons particulières d'exister humainement. Guises et styles se répondent : à des fins universelles particularisées correspondent des facultés humaines universelles elles aussi particularisées.

Les styles dont nous parlons ne sont donc pas purement individuels et idiosyncrasiques. Ils consistent en des formes générales d'existence, en lien avec des orientations vers des fins elles-mêmes générales (les « guises »), susceptibles d'animer un nombre indéterminé d'individus. Ainsi par exemple : se consacrer directement à autrui dans un souci d'amélioration de ses conditions matérielles de vie, agir indirectement pour autrui en menant des recherches médicales très théoriques, travailler à produire des œuvres d'art, etc. sont autant de styles d'existence – qui, par ailleurs, peuvent être accomplis dans des « styles » personnels fort divers, ce qui est autre chose.

 

Mettant en jeu la forme générale de notre existence, le genre d'atmosphère dans lequel elle va se dérouler et le genre de tâches auxquelles elle va principalement se consacrer, le style n'est donc nullement anodin. La question de savoir si, et jusqu'à quel point, la naturevia notre corps – influe sur lui, détermine directement la question de savoir si, et jusqu'à quel point, notre façon particulière d'exister humainement est pour nous un objet de choix. Ma constitution physique, et particulièrement mon sexe, ne sont-ils pour rien dans le style d'existence qui sera le mien ? Faut-il se défaire totalement de l'idée qu'il y aurait des styles plutôt masculins ou plutôt féminins ? A ces questions le déconstructionnisme répond résolument par l'affirmative ; voyons comment d'un peu plus près.

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XIV. La négation des pesanteurs du corps – 2. Sexes, genres et styles selon le déconstructionnisme.

Selon le déconstructionnisme, si l'on voit hommes et femmes être généralement attirés par des styles d'existence différents, la cause en est uniquement « culturelle » : c'est le résultat d'une volonté qui est parvenue à modeler la sensibilité des sujets, à les orienter vers tel ou tel genre d'activité, et à leur faire croire que ces tendances sont naturelles, c'est-à-dire issues de leur constitution physique, et plus particulièrement sexuelle. En vérité, toujours selon lui, cette dernière n'induirait par elle-même aucune tendance ni prédilection particulières quant à la façon générale d'être, de vivre, de se comporter. D'où la séparation de principe instaurée – pour la première fois, semble-t-il, par J. Money – entre le sexe proprement dit, qui est une donnée naturelle, et le genre, qui est une construction culturelle : je dois à la nature d'être mâle ou femelle, mais je dois à la culture, c'est-à-dire à une certaine volonté, d'être homme ou femme. – A propos de la volonté en question, le déconstructionniste formule une revendication ; après avoir montré que le genre est construit, il réclame qu'il soit reconstruit, et indique en quel sens il doit l'être. La reconstruction doit consister en ce que mon genre ne soit plus déterminé par la volonté de « la société », elle-même façonnée par les besoins, intérêts et désirs de certains (les « dominants »), mais par ma volonté personnelle et propre, laquelle, pour sa part, consiste elle aussi en tels ou tels besoins, intérêts ou désirs, qui ne diffèrent des précédents qu'en ceci, qu'ils sont les miens. Car redisons-le : ce que le déconstructionniste déplore et veut abolir, ce n'est pas que mon être soit façonné par des envies, des désirs subjectifs – des epithumiai, pouvant aller du caprice momentané à l'appétit durable de « bien-être » – mais qu'il résulte d'envies ou de désirs étrangers. Il ne veut pas modifier la nature de la volonté à l'oeuvre (par exemple substituer une volonté comme boulesis à une volonté comme epithumia), mais seulement sa provenance (qu'elle vienne de moi, et non d'autre chose) – (cf.§X).

La position déconstructionniste peut donc admettre que mon style découle de mon genre, pourvu que mon genre, quant à lui, ne découle ni de mon sexe (si celui-ci m'est imposé par la nature) ni d'une volonté extérieure (qui me serait imposée par des « dominants », précisément en me faisant croire que mon genre découle de mon sexe), mais de ma volonté à moi. Le point central de ce dispositif est la disjonction entre le sexe d'une part, et le style d'autre part : l'alternative entre volonté étrangère et volonté propre ne vient qu'ensuite, car elle suppose que soit d'abord éliminée l'hypothèse d'une détermination (ou forte inclination) par le sexe, autrement dit par la nature. Cela va bientôt et nécessairement mettre en jeu la question de savoir ce qu'est ce « moi », qui doit pouvoir décider de tout ; mais dans l'immédiat, la question est : comment soutenir que le sexe biologique, donc le corps, n'influe en rien sur le style d'existence, tel que nous avons défini ce dernier ?


Le déconstructionnisme avance, à cet égard, deux principales thèses, ou plutôt deux nuances d'une même thèse, qui se rejoignent en une même négation du donné naturel ; exposons-les rapidement avant d'examiner les difficultés qu'elles comportent, puis ce qui les distingue radicalement d'une position classique, ou traditionnelle, sur cette même question.

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XV. Déconstruction du corps : deux nuances.

Une première forme de déconstructionnisme consiste à soutenir que le sexe lui-même n'existe pas antérieurement à, et indépendamment de la volonté. Sans aller jusqu'à nier l'existence matérielle du corps (quoique...), on nie qu'il ait par lui-même et objectivement une constitution sexuelle déterminée. Non seulement les statuts d'« homme » et de « femme » n'ont rien de naturel, mais ceux de « mâle » et de « femelle » pas davantage : la différence sexuelle physique est une « construction », quelque chose d'artificiel. La principale représentante de cette position radicale est sans doute A. Fausto-Sterling, qui va donc jusqu'à soutenir que la biologie est menteuse, non objective, construite en vue de justifier et d'assurer une domination masculine. Passons provisoirement sur le caractère logiquement problématique de cette position, qui consiste à soutenir que la masculinité (comme la féminité) n'est qu'une construction, ayant pour auteur (et pour bénéficiaire)...le masculin, celui-ci étant donc censé préexister à sa propre construction.
La seconde consiste à ne pas nier catégoriquement que le « sexe biologique » a une réalité factuelle objective, mais à affirmer qu'il n'a aucun sens intrinsèque, c'est-à-dire aucune « définition » préalable à la volonté. Quant à cette dernière, elle peut être soit celle d'une classe de dominants (elle est alors la source d'une hétéro-construction, aliénante et à défaire), soit celle de l'individu lui-même (source d'une auto-construction, expression de liberté et à respecter) : telle est la position de J. Butler – ou du moins une position qu'on peut lui prêter, car cet auteur reste dans une certaine ambiguïté sur la question de la réalité naturelle objective du corps. Ici, la négation se fait plus subtile, plus intellectuelle ; l'attention se déporte de la facticité du corps sexué vers sa représentation pour la conscience. Qu'est-ce à dire, et que signifie l'idée que le corps sexué n'a, de lui-même, aucune « définition » ? Ce dernier terme désigne, ici, ce qu'est le corps sexué, non pas dans sa réalité matérielle immédiate, mais dans ce qu'il est pour la conscience – que celle-ci soit celle de l'individu lui-même, celle des autres ou de certains autres –, ce que la conscience y attache comme signification sociale ou existentielle. La thèse ici avancée est donc que le corps sexué n'entraîne de lui-même aucune façon particulière de sentir, de désirer, de se comporter – aucun style particulier : c'est inversement le style qui va investir le corps de tel ou tel statut, telle ou telle orientation, telle ou telle signification. A l'arrière-plan se tient, comme on le voit, une certaine définition de la notion même de définition. Cette dernière n'exprime plus ce que les choses sont en elles-mêmes, mais ce qu'elles sont pour la conscience, en fonction du « cadre discursif » au travers duquel elle les appréhende [cf. entretien dans le Nouvel observateur, 5 déc. 2013, p.124] ; les choses « en elles-mêmes » ont éventuellement un certain être, mais n'ont aucun sens, celui-ci leur étant apporté entièrement de l'extérieur par la subjectivité humaine. Et à vrai dire, le peu d'être qu'on leur accorde encore est fort proche de se réduire à rien, dans la mesure où le réel est très largement réduit au « sens » – lui-même réduit au discours, lui-même réduit au désir. N'est réel que ce qui est investi de sens par une volonté désirante.

Dans cette mesure, la distinction entre les positions fausto-sterlingienne et butlerienne est bien de l'ordre de la nuance, et n'apparaît ici soulignée que par commodité, pour faire saillir deux accentuations possibles d'une même thèse. Dans les deux cas, le résultat est le même : soit que le sexe biologique n'existe pas antérieurement à la volonté, soit qu'il existe avant elle mais n'entraîne pour elle aucune conséquence significative, le style d'existence des êtres humains n'en dépend pas – et éventuellement même en décide. Peu importe, au fond, de quelle manière précise la notion de « genre » flotte entre les deux pôles du sexe et du style, se rattachant plutôt à l'un ou plutôt à l'autre. L'essentiel est que le style ne dépende, fondamentalement, de rien de naturel ou de non-construit, que ce soit par indépendance foncière à l'égard d'un couple sexe-genre maintenu soudé (le genre découle bien du sexe, mais ce dernier étant « construit », lui-même l'est également), ou en constituant l'élément maître d'un couple genre-style affranchi du sexe. Mais la rupture entre sexe et style, ainsi cherchée à tout prix, et présentée comme une percée au-delà des apparences, est-elle elle-même autre chose qu'une pure construction, effectuée au service du désir personnel subjectif, et au mépris de toute vraisemblance ?

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XVI. Difficultés de la tendance fausto-sterlingienne.

Le soupçon déconstructionniste apparaît décidément, et de plus en plus, comme méritant objectivement d'être soupçonné de consister lui-même en une construction, une machinerie artificielle élaborée en vue de satisfaire un certain désir. Ce « soupçon sur le soupçon » est d'autant plus justifié que certain(e)s déconstructionnistes en viennent, poussé(e)s par leur propre logique interne, à malmener de plus en plus la vraisemblance, et à soutenir des thèses qui, pour le simple bon sens non moins que pour le savoir scientifique, paraissent aberrantes.

Comment, tout d'abord, prendre au sérieux l'idée selon laquelle la différence sexuelle serait une invention des hommes en vue de dominer les femmes ? Comme entrevu ci-dessus (§ XV), cette proposition, telle quelle, se heurte immédiatement à une impossibilité logique : si la distinction entre hommes et femmes a été construite par des hommes, c'est donc qu'il existait des hommes avant cette construction, autrement dit naturellement, ce qui ruine la proposition. Conjointement, si c'est en tant qu'hommes que les hommes ont produit cette construction, en vue d'instaurer puis de conforter leur domination, c'est donc que le désir de domination est spécifiquement masculin ; outre que rien n'est plus douteux, cela revient à soutenir, en tout état de cause, que la présence ou l'absence de libido dominandi est directement liée à une certaine constitution physique, en vertu de laquelle l'homme serait naturellement enclin à la domination (mais non la femme), et qu'il existe donc quelque chose comme une nature masculine et une nature féminine : or tout le propos du déconstructionnisme est précisément de le nier.

Mais peut-être cette réfutation paraîtra-t-elle trop simple. Peut-être faut-il imaginer – nouveau mythe d'Aristophane – qu'il existait « à l'origine » des êtres n'étant ni mâles ni femelles, ou étant les deux à la fois, dont certains furent pris d'un désir de domination, tandis que d'autres demeuraient (Dieu sait pourquoi) exempts d'un tel désir ; ou bien, peut-être ces êtres étaient-ils tous en proie au désir de domination, ourdissant tous des stratégies pour faire triompher le leur sur celui des autres, mais n'y parvenant pas tous avec le même succès. Dans les deux cas, il en serait résulté une distinction entre dominants et dominés, ces derniers étant plus précisément, dans le premier cas, des victimes, et dans le second cas, des perdants – ce qui, à y bien penser, est fort différent, entre autres quant à la compassion qu'il y a lieu de leur accorder. Seraient ainsi devenus « hommes » les dominants, et « femmes » les dominés.

Faut-il donc comprendre que, selon certain(e)s constructionnistes, cette distinction construite de toutes pièces aurait donné naissance à une réalité physiquement effective, une différenciation sexuelle matérielle, corporelle ? Soutient-on que la volonté peut, pour ainsi dire magiquement, provoquer l'apparition de certains organes et certains modes de fonctionnement physiologiques ? On n'ose le croire, et pourtant certains propos de A. Fausto-Sterling ou de M. Wittig s'en approchent de fort près : « la sexualité est un fait somatique créé par un effet culturel », dit la première [Corps en tous genres, Paris, La Découverte, 2012, p.40] ; « Ce que l'on appelle sexe est une construction culturelle au même titre que le genre », dit la seconde [« On ne naît pas femme », in Questions féministes n°8, mai 1980, p.77]. Il est remarquable que, sur un point aussi important, règne une aussi extraordinaire ambiguïté. A s'en tenir à la lettre des propos cités, on dit, mais sans le dire vraiment, tout en le disant quand même, que certains organes physiques humains sont produits, « créés », par des représentations subjectives, des désirs, des opinions : car c'est bien du sexe, et donc du corps physique naturel, que l'on parle ici, et non du genre. On ne peut donc écarter cette interprétation radicale, qui revient à accorder à la volonté humaine un pouvoir de pure création, mis au service d'un désir de pure domination – une puissance quasi divine servant un appétit quasi diabolique.

Il est inutile d'insister sur le caractère fantasmagorique de telles vues ; demandons-nous seulement au prix de quelles contorsions l'on pourra, si on les adopte, rendre compte de la différence sexuelle qui, de fait, existe dans le monde animal, et qui s'impose à l'évidence comme une réalité physique non-construite, parfaitement naturelle, ne pouvant être imputée à aucune volonté – si ce n'est à une « volonté » schopenhauerienne, anonyme, sans visage et sans âge, qui est précisément l'âme même de la nature (cf. § II) ; et comment l'on expliquera que, chez l'être humain et chez lui seul, la différence sexuelle doive être attribuée à de tout autres causes. Il est bon, en revanche, de souligner derechef que, lorsqu'on est amené à malmener à ce point aussi bien la logique que l'expérience, il y a grande chance pour que l'on soit mû par la volonté de promouvoir un désir, plutôt que par celle de connaître et reconnaître la vérité ; aussi le soupçon grandit-il, que le déconstructionniste n'est pas quelqu'un qui se demande s'il existe une différence sexuelle naturelle, puis qui, après examen de la question, pense qu'elle n'existe pas, mais quelqu'un qui ne veut pas qu'une telle différence soit naturelle, et qui construit tant bien que mal un discours destiné à promouvoir ce refus. Ce qui est la définition même de l'idéologie, au sens précis de ce terme.

Affirmer que le sexe lui-même, et non pas seulement le genre, est une construction culturelle ou sociale, conduit tout droit à soutenir, ouvertement ou non, de telles positions aussi pittoresques qu'intenables. Pour éviter ces embarras, la seule autre possibilité est d'admettre que la différence sexuelle est bien un fait naturel, non construit, mais qu'elle n'a pas le moindre effet, par elle-même, ni sur le genre ni sur le style d'existence. Mais est-ce là une thèse réellement plus solide, et moins idéologique ?

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XVII. Difficultés de la tendance butlerienne – 1. L'être humain créateur du sens : la négation de la nature comme essence.

Que l'appartenance au sexe masculin ou au sexe féminin ne soit pas sans conséquences sur le style, c'est-à-dire sur la manière générale d'exister humainement, cela semble une évidence que nul, avant l'époque moderne, n'a songé à contester. Pour s'en tenir au plus obvie : la simple différence entre pénétrer et être pénétré, nécessairement impliquée par la conformation des organes sexuels, paraît logiquement entraîner une différence considérable dans la manière d'envisager et de vivre le rapport à autrui ; de même, pouvoir ou non être l'hôte d'une gestation semble devoir naturellement retentir, de bien des façons, sur le rapport avec soi-même, avec autrui et sans doute avec l'altérité en général. A vrai dire, ce qui serait proprement stupéfiant, c'est que de tels faits n'aient pas d'incidence significative sur la manière de ressentir les êtres, les choses et les événements, qu'ils n'influent nullement sur ce qui est susceptible d'engendrer attractions et répulsions, indifférence ou intérêt, satisfaction ou déception, etc. – autrement dit, sur ce que nous avons appelé le style (cf.§ XIII).

C'est pourtant ce que sont conduit(e)s à soutenir certain(e)s déconstructionnistes comme J. Butler : on est prêt, à la limite, à admettre l'existence naturelle et non-construite du sexe, mais l'on postule conjointement que c'est le style, et non le sexe, qui détermine le genre ; et que le style n'est lui-même déterminé que par la volonté, soit d'autrui, soit du sujet lui-même. Quant au sexe, et plus globalement quant au corps, ils n'ont de réalité véritable que dans la mesure où ils ont une « signification », un sens, et nullement en vertu de leur seule existence factuelle, immédiate et brute. Or, à y regarder de plus près, une telle position consiste en un curieux mélange d'intuition juste et de déductions fausses.

Ce qui peut et doit être regardé comme juste, c'est l'idée que le corps humain n'est pas pure facticité, pure matière qui simplement est, mais quelque chose qui signifie, qui est porteur de sens : autrement dit, quelque chose qui renvoie à de l'idéel, à des représentations – et qui, précisément en cela, est proprement humain, relevant d'un mode de réalité autre que celui des choses et des organismes simplement vivants. C'est une vérité anthropologique universelle et bien peu contestable, que l'être humain ne dissocie pas son corps de tout un ensemble d'intentions, d'attentes, d'exigences, etc. qui n'ont d'existence que pour sa conscience, son esprit ou sa pensée : le rôle dans la société et plus largement dans l'existence, la façon d'apparaître aux autres consciences, le type de lien que l'on a ou que l'on peut avoir avec autrui, etc. Mais de cela, la pensée déconstructionniste – particulièrement butlerienne – tire une conséquence aussi précipitée que fort contestable, qui en entraîne elle-même plusieurs autres.

De ce que le corps ne peut être signifiant que pour une conscience douée d'intentionnalité, on en déduit immédiatement qu'il est rendu signifiant par une instance douée d'intentionnalité (éventuellement inconsciente, si elle a la forme d'un « désir de domination »). Comme on l'a déjà entrevu (cf.§ XIV), « signification », « sens » ou « définition » sont envisagés comme étant produits par la volonté, conférés de l'extérieur à quelque chose (le corps, le sexe) qui, par soi-même, n'en aurait pas. Ici encore, la volonté est placée en posture de créatrice, mais, cette fois, de créatrice du sens, d'instance qui décide souverainement s'il y a du sens ou non, et si oui lequel. Est ainsi totalement évacuée la possibilité que le sens soit, pour l'être humain, non pas à produire mais à reconnaître, à recueillir et éventuellement à assumer – et que l'inventivité humaine ne puisse prendre réalité et signification qu'à partir de lui, après lui et d'après lui.

Au-delà de la question du statut du corps apparaît, ici, une thèse bien plus générale et de la plus grande importance : les choses, quelles qu'elles soient, n'ont pas d'essence, elles ne sont rien en elles-mêmes, ni ceci ni cela, indépendamment de ce que veut, croit ou pense la subjectivité humaine. C'est le deuxième sens de « nature », non plus seulement comme phusis mais comme ousia ou eidos, qui se trouve mis en cause, et cela de façon logique : car dans les deux cas, réalité physique ou essence, il s'agit de ce qui a sa consistance et son principe de mouvement en soi-même, et donc de ce qui, par rapport à la subjectivité humaine, se tient dans une souveraine indépendance et une irréductible antécédence. Tout comme le règne de la réalité physique, l'ordre du sens, lui aussi, s'il devait être reconnu objectif, se présenterait comme nous étant fondamentalement antérieur, toujours déjà-là – « toujours plus vieux que nous », disait C. Bruaire et toujours déjà-là ainsi. Il faudrait admettre ce qu'aucun déconstructionniste ne saurait souffrir : que nul n'est ici en position de décider, que quiconque ouvre la bouche pour dire quoi que ce soit présuppose nécessairement l'objectivité du sens – y compris si c'est pour le nier en le déclarant « construit » : car il faut bien, en particulier, que l'idée de « construction » ait un sens qui ne soit pas lui-même construit, pour que le discours déconstructionniste signifie quoi que ce soit. Le déconstructionniste doit cependant nier ou « oublier » cette évidence qui, en tant que telle, contrarie radicalement son projet. C'est pourquoi l'on voit Butler reprendre à son compte la critique nietzschéenne du langage, consistant à le démasquer comme une construction destinée à façonner le réel conformément à certains désirs et certains intérêts, via la production d'une double illusion : celle de l'existence de « substances » (les sujets et les objets), et celle de l'existence d'« actions » (les verbes) qui, distinctes de ceux-ci, en proviendraient ou s'y appliqueraient [Trouble dans le genre, trad.C.Kraus, Paris, La découverte, 1999, pp.89sq ; p.96]. Notre déconstructionniste ne s'aperçoit pas que, ce disant, elle reconnaît au langage une certaine essence, qu'elle prétend non pas construire mais découvrir ; et, pas plus que Nietzsche lui-même, elle ne s'avise que le langage est nécessairement autre chose que ce qu'elle en dit, qu'il est bel et bien un lieu d'accueil et de recueil de ce qui est, et non pas seulement une machine ou une arme produisant certains effets : car s'il n'était que cela, il serait tout simplement impossible de le dire.

Chez Butler la négation de la nature comme essence concerne tout spécialement le corps, et revient à affirmer que le sens de celui-ci est construit, produit. Cette production est alors à envisager de plus près, selon les deux modes qu'elle peut revêtir, suivant qu'elle a pour source une volonté extérieure ou la volonté de l'individu lui-même, autrement dit : selon qu'il s'agit d'hétéro-construction ou d'auto-construction (étant donc admis que, de toute façon, il ne peut s'agir que de construction, et que le but suprême ne peut être que le remplacement d'un type de construction par un autre, même si, selon le cas, le sens du mot devra être infléchi). Chacun de ces cas de figure entraîne des difficultés, qui demandent à être examinées.

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XVIII. Difficultés de la tendance butlerienne – 2. L'hétéro-construction et son origine (la « mauvaise performativité »).

Selon la logique déconstructionniste butlerienne, la création du sens du corps, quand elle a pour source une volonté extérieure, est production d'un moyen de domination : des êtres animés d'un désir de domination projettent et impriment (par « intériorisation ») sur le corps d'autrui une signification qui sert leur désir – voire projettent ce corps lui-même comme étant de fond en comble une telle signification « faite chair ».

C'est d'abord en ce sens que J. Butler reprend à son compte la notion de performativité élaborée par J. Austin [Quand dire, c'est faire, trad.G.Lane, Paris, Seuil, 1991], non sans en modifier substantiellement le sens et lui conférer un double visage : il faudra, en effet, distinguer désormais une « mauvaise » performativité, qui caractérise l'hétéro-construction, et une « bonne », constitutive de l'auto-construction. Ici, c'est donc de la mauvaise qu'il s'agit : elle consiste en la production du genre par répétition de gestes, d'attitudes qui « tissent » celui-ci peu à peu et lui donnent progressivement réalité, sous la motion d'une puissance extérieure, anonyme et contraignante – alors que, chez J. Austin, la performativité consistait, pour un sujet conscient, à proférer une parole qui réalise immédiatement ce qu'elle dit, comme dans l'exemple classique « je vous déclare mari et femme ». J. Butler transpose donc la performativité austinienne du registre de la parole à celui du comportement ; en outre elle l'étale dans le temps, en en faisant un processus itératif, là où J. Austin y voyait une action ponctuelle, unique et pour ainsi dire instantanée. Mais la vraie différence réside en ce que, à la faveur de cette transposition, la performativité devient littéralement créatrice du sens. Le « performatif » tel que l'entendait J. Austin, en effet, ne consistait nullement à produire du sens, mais à donner une réalité effective à un sens préexistant, indépendant de la volonté de l'individu. Celui qui dit « je vous déclare mari et femme » donne bien réalité, par là-même, au lien conjugal, mais il ne prétend pas décider de ce que signifie ce lien, ni même être l'auteur de la décision de l'instaurer. L'acteur performatif austinien se sait et se reconnaît « réalisateur » d'un sens universel et consciemment conçu. Avec J. Butler, le « performatif » devient production non seulement de quelque chose, mais de l'idée même de ce quelque chose : aucun sens ne préexiste à ce qui le manifeste ou l'incarne, la chose et son idée apparaissent simultanément. Et c'est bien là ce qui définit une création. Ainsi par exemple, selon J. Butler « être femme » ne signifie rien, en-dehors de l'ensemble des gestes et attitudes qui lui donnent réalité – alors que selon J. Austin, « être uni par un lien conjugal » signifie bien quelque chose indépendamment des paroles qui instaurent ce lien, et des attitudes par lesquelles il s'incarne.

Toutefois, il reste que la création de sens, dans le cas de l'hétéro-construction, relève du stratagème (conscient ou non) ; elle obéit à une logique, elle sert un objectif, et dans cette mesure elle a bien un sens situé en-dehors d'elle-même, qui la précède, la suscite et l'oriente. Consistant alors dans la mise en œuvre d'un projet (conscient ou non), et supposant une intention ou idée préalable qui va ensuite « s'appliquer » à une « matière » (autrui et son corps), elle s'apparente encore à de la démiurgie plutôt qu'à de la création, et mérite que soit conservé, pour la désigner, le terme de construction. Le problème est alors que l'on voit mal comment ne pas qualifier l'intention qui lui donne sens (le désir de domination) de naturelle ; car sinon, que faut-il dire ? Que ce désir est lui-même culturel, construit ? Mais dans ce cas, par qui ou par quoi, et pourquoi ? Et comment la source première de la construction serait-elle elle-même construite ? En outre, comment rendre compte de ce que, par hypothèse, ce désir serait présent chez certains (les « dominants »), mais absent chez d'autres (les « dominés »), sinon en invoquant des constitutions naturelles différentes ? D'où sort donc le désir de domination, censé être le principe explicatif du traitement infligé à certains par certains autres ?

Faut-il le considérer comme étant créé ex nihilo, sans rime ni raison, par ceux-là mêmes qui en seront ensuite animés ? Cela ne paraît ni possible ni sensé : pourquoi produire, en soi-même et par soi-même, un désir que, par hypothèse, l'on ne ressent pas ? Si même cela était possible, comment le serait-ce autrement que sous la motion d'un désir antérieur, « désir de désirer dominer » lui-même déjà là, et à propos duquel la même question se posera derechef ? Et comment éviter cette régression à l'infini, sinon en admettant un désir premier qui devra être reconnu naturel, soit qu'il résulte d'une certaine complexion physique, soit qu'il ne résulte de rien d'autre que lui-même ?

Faut-il donc y voir plutôt une appétition sans âge ni origine, constitutive du réel comme tel et donc insurmontable, ontologiquement antérieure à tous les êtres et les animant tous, ces derniers ne se distinguant que par la manière plus ou moins « réussie » et plus ou moins efficace dont ils l'incarnent ? Ce serait se jeter tout droit dans les griffes de Nietzsche (cf.§ VIII,2), et, d'un même mouvement, reconnaître que ce désir est au plus haut point naturel (il serait, à vrai dire, l'âme même de la nature, son sens le plus profond), et admettre que les dominés ne sont pas des victimes mais seulement des perdants – ce qui change tout.

Faut-il enfin y voir une tendance naturelle mais non invincible, qu'il serait possible et souhaitable de surmonter ? Ce serait admettre encore qu'il y a une certaine constitution naturelle de l'être humain, qui, de facto et antérieurement à tout choix de celui-ci, pèse sur la forme d'existence qui sera la sienne, le contraignant de faire avec elle – que ce soit pour s'en accommoder ou pour s'y opposer.

 

Ainsi, d'un côté, si le désir de domination est naturel, il est non-construit et donc in-déconstructible ; cela peut signifier, soit qu'il est tout-puissant, ses effets étant alors nécessaires et malaisément caractérisables comme non-naturels, ce qui ruine le principe même du déconstructionnisme en tant que théorie explicative ; soit qu'il est bien présent mais surmontable, ce qui oblige à admettre qu'il y a du naturel en l'homme, et que la seule attitude réaliste doit consister, pour l'homme, à humaniser le naturel qui est en lui, plutôt qu'à en contester l'existence : ce qui ruine le déconstructionnisme dans sa dimension remédiante et prescriptive. D'un autre côté, s'il n'est pas naturel il reste inintelligible – ou, ce qui revient au même, n'est intelligible que comme quelque chose d'auto-créé.

On s'attend logiquement à ce que cette aporie, concernant la question de l'origine, se retrouve, encore avivée et augmentée de quelques autres, à propos de l'« auto-construction ».

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XIX. Difficultés de la tendance butlerienne – 3. L'auto-construction ou le fantasme de l'auto-création (la « bonne performativité »).

Mettre à jour les ressorts cachés de l'hétéro-construction, autrement dit la façon dont nous sommes façonnés de l'extérieur jusqu'en notre identité de genre, voire de sexe, cela ne peut être qu'une étape : à ce travail négatif de désaliénation doit succéder une phase positive visant à la réalisation d'un « être-soi » libre et authentique. Or à quoi s'agit-il d'accéder, sinon à un état de choses dans lequel ce que je suis ne sera plus déterminé par une « volonté » extérieure et dominatrice, mais par ma volonté propre ? Et cette « volonté » mienne, comment aurait-elle pour contenu autre chose que mes désirs personnels, idiosyncrasiques et irrationnels, en l'absence de tout sens objectif et universel qui serait susceptible, tout à la fois, de la guider et de la remplir ? La libération ne consistera pas à devenir autonome par rapport aux désirs particuliers (que ce soit les miens ou ceux de quelqu'un ou de quelque chose d'autre), ni à convertir le désir, comme puissance universelle indéterminée, pour le réorienter vers quelque réel ou quelque vrai en soi, mais à demeurer dans l'ordre des désirs particuliers et à les suivre, pourvus seulement qu'ils soient les miens [cf.§ X]. On va retrouver l'idée de performativité, mais encore radicalisée, et transmuée en processus « bon », légitime et juste, du seul fait du changement de son origine – son contenu restant, quant à lui, de la même nature que dans l'hétéro-construction.

Quand la production du sens du corps a pour source la volonté de l'individu lui-même, elle est censée consister en une « stylisation » de soi par soi, par touches plus ou moins subtiles et répétées, à la faveur de laquelle l'individu se donne une « définition », certains contours, une certaine installation dans la permanence et dans l'être, qui demeure toutefois toujours fluide, révisable et modifiable [Trouble dans le genre, op.cit., p.265] – quelque chose comme un dessin au crayon engendrant lui-même le papier sur lequel il se dépose, ou une danse dont le danseur lui-même naît. La production de sens, ici, n'a plus la signification d'un stratagème plus ou moins conscient, qui aurait pour but la domination d'autrui : ne réalisant et ne voulant réaliser qu'elle-même, elle s'apparente bien, cette fois, à de la création plutôt qu'à de la démiurgie, et ne mérite encore d'être appelée « construction » que dans la mesure où elle est l'effet d'une volonté, non d'un processus naturel. Il s'agit bien encore de « performativité » telle que l'entend J. Butler [cf. § précédent], mais d'une performativité devenue totale, puisqu'elle est ici exercée par soi, sur soi et pour soi, dans l'indistinction de l'action, de son résultat et – nous y reviendrons – de son agent. En somme, il s'agit ni plus ni moins de viser une auto-création. Si on entend la notion de création en un sens demeurant relatif, comme c'est le cas dans le domaine de l'art, on interprétera la posture butlerienne comme relevant d'un esthétisme outrancier, sorte de dandysme généralisé faisant de l'individu le peintre ou le compositeur de lui-même. Mais si on l'entend en son sens plein et radical – tel qu'on le trouve conceptualisé par E. Lévinas ou, bien plus encore, par C. Bruaire – on verra dans cette posture une prétention littéralement théomorphique, voulant faire de l'homme un être qui se tire lui-même du néant.

Mais en quoi cette « volonté » peut-elle encore être dite mienne ? Qu'en est-il du « soi » de l'auto-construction conçue comme performative ? Dans quelle mesure est-il distinct du processus lui-même ? Et s'il l'est, est-ce en tant qu'agent, en tant que résultat, ou équivoquement les deux à la fois ? La « bonne performativité », considérée de plus près, se montre corrélative d'une conception du « soi » bien particulière, et lourde de difficultés.

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XX. Difficultés de la tendance butlérienne – 4. Le « soi » de l'auto-construction, à la fois créateur et inexistant.

D'un côté, on invoque un « soi » individuel qui doit bien avoir une certaine consistance ontologique, ou « épaisseur d'être », puisqu'il doit être l'agent de son auto-construction ; et, avant cela même, un tel « soi » individuel doit bien exister pour que soit seulement possible le passage de l'hétéro-construction à l'auto-construction. Si, en effet, il n'y a rien en l'individu qui soit et qui demeure fondamentalement irréductible à ce que l'hétéro-construction a fait de lui, alors il n'y a aucune libération possible, pour la simple raison qu'il n'y a rien à libérer ; ni aucune reconstruction ultérieure de soi à espérer, puisqu'il n'y a alors, par hypothèse, rien pour l'entreprendre. La thématique de la désaliénation, si elle doit avoir le moindre sens, impose de postuler l'existence réelle d'un « quelque chose à libérer ». Et ce « quelque chose », susceptible d'être aliéné et capable, fût-ce avec une aide extérieure, de se dégager de son aliénation, semble bien avoir nécessairement l'allure et la consistance d'un sujet substantiel. Sujet substantiel, disons-nous, car il faut bien, d'une part, que cette instance soit en discontinuité originelle avec toute caractéristique particulière, définie – tout « accident » ou toute « qualité » –, si elle doit pouvoir être débarrassée de celles qui lui avaient été imposées sans pour autant disparaître elle-même. Et sujet substantiel, car il faut bien, d'autre part, que cette instance soit principe d'animation et d'activité, si elle doit être la source des nouvelles déterminations qu'elle va ensuite se donner.

Pourtant, d'un autre côté, on refuse catégoriquement toute « métaphysique de la substance », refus qui se dédouble en 1) la négation de l'existence d'une vérité en soi, ou universelle, et 2) la négation de l'existence, en l'être humain, de la dimension du sujet, qui le rendrait apte à tendre vers une telle vérité, à la fois théoriquement et pratiquement. Si, dans l'optique butlerienne, l'identité de l'individu désaliéné est « tissée », on ne peut cependant pas dire qu'elle est l'oeuvre d'un quelconque tisserand ; le processus de tissage se réalise à travers l'individu, plutôt qu'il n'est par lui réalisé. Pourquoi tel tissage plutôt que tel autre, telles déterminations particulières, tels « dessins » : cela ne prend pas sa source dans une subjectivité effectuant des choix, et prenant des décisions, à la lumière de principes que la raison pourrait examiner, mettre à l'épreuve quant à leur vérité ou justesse intrinsèques, puis adopter ou non. Dans le processus de « production de soi », il n'y a aucun détour par autre chose que soi, aucun suspens de soi en vue de l'écoute ou de la vision d'une quelconque objectivité de ce qu'il y a à être. Il ne s'agit pas de chercher à discerner des principes ayant leur sens en eux-mêmes, puis de tenter de s'y conformer – en les visant sous telles de leurs guises et en adoptant par là soi-même tel ou tel style : il s'agit de prendre conscience de son propre ressenti, constater les aspirations qui se trouvent être à l'intérieur de soi, et – littéralement – de leur donner corps. Mon style n'est pas la manière particulière dont j'établis mon lien avec l'universel, mais seulement la manière dont j'extériorise le moi particulier que je suis. Ma « stylisation » est passage sans détour et sans réserve de moi comme « intérieur » à moi comme extérieur ; aussi son but n'est-il que l'accord avec moi-même entendu comme simple bien-être – non médiatisé par quelque accord avec une idée du bien –, adéquation entre mes manifestations (apparence, comportement, etc.) et mon « ressenti » intérieur. Bref : je n'ai pas à être autre chose que ce que je me sens être, ou que ce que je me sens l'envie d'être, j'ai seulement à l'exprimer.

Il n'y a donc pas ici de sujet comme instance singulière ayant une réalité substantielle propre, qu'il s'agirait de dégager de ses conditionnements extérieurs, pour la restaurer dans sa vocation à tendre vers un vrai et un bien universels. On retrouve Nietzsche et sa négation du sujet comme « substrat neutre », son affirmation selon laquelle « l'action est tout » et non le produit d'un agent distinct [La généalogie de la morale, I, §13 – Cf. Trouble dans le genre, op.cit., p.96] – nette préfiguration, déjà, du « performatif » – mais à une double différence près, qui montre à quel point la pensée butlérienne se leurre, en croyant que la pensée nietzschéenne est pour elle une alliée.

D'une part, alors que chez Nietzsche l'individu admet un certain au-delà de lui-même, à savoir le réel global comme « volonté de puissance », qui l'appelle en quelque façon à un dépassement de soi, l'individu butlerien n'est invité à aucun exhaussement de ce genre, mais bien plutôt à une complaisance en soi-même sans grandeur ni noblesse, ennemie de toute souffrance et donc de toute élévation – ce qui confirme sa profonde ressemblance avec le « faible » nietzschéen.

D'autre part, et contrairement à Nietzsche qui est très clair sur ce point, Butler ne voit pas que la négation du sujet revient à affirmer qu'il n'y a pas d'en-dehors de la nature, que la nature est tout, que la « performativité » telle qu'elle la conçoit correspond précisément au mode d'être fondamental de la nature : des processus sans auteur, qui se réalisent, qui ne sont rien d'autre que ce qu'ils font et ne font rien d'autre que ce qu'ils sont – à l'image de la foudre évoquée par Nietzsche. La contradiction consiste en ce que, finalement, la soi-disant création de soi par soi, censée être rendue possible par la déréalisation de tout donné naturel, se révèle indiscernable des phénomènes qui ont cours dans la nature.


L'ensemble de ces difficultés (§§ XVII–XX) justifie un peu plus encore le soupçon d'idéologie. En un sens, tout est dit, concernant l'esprit du déconstructionnisme, dans la seconde préface de Trouble dans le genre : le but est de faire en sorte que certaines catégories d'individus (les « marginaux sexuels ») puissent « vivre leur vie » sereinement [p.43 ; p.50]. Autrement dit : il s'agit de construire un discours qui soit un instrument de lutte en vue d'obtenir un certain résultat désiré (et soustrait à tout questionnement) – et aucunement de chercher ce qu'il en est, en vérité, de la présence et de la pesanteur du donné naturel en l'être humain. Ramené à l'essentiel, le raisonnement est : 1) si le genre découlait naturellement du sexe, certains individus seraient malheureux ; 2) or je ne veux pas que ces individus soient malheureux ; 3) je vais donc nier que le genre découle naturellement du sexe. La question de savoir si cela est vrai ou pas n'a tout simplement plus de sens : elle est annulée et remplacée par la question de savoir si cela aide, ou pas, à se sentir bien.

 

A suivre

 

 

 

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