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Feuilleton philosophique

 

 

Déconstruction et désir de toute-puissance



L'un des traits majeurs de la pensée aujourd'hui dominante est le souci de « déconstruire » tout ou partie des idées, des croyances, des attitudes et des mœurs qui étaient auparavant promues ou admises. Il faut entendre par là, de façon très générale, une tentative visant à montrer que bien des choses paraissant naturelles sont en réalité culturelles, c'est-à-dire engendrées par l'esprit et l'activité de l'homme, autrement dit « construites », et à en tirer un certain nombre de conséquences théoriques et pratiques. On désignera donc, ici, par les termes « déconstruction » ou « déconstructionnisme », non pas la pensée de J. Derrida proprement dite, comme on le fait ordinairement, mais ce qui en est un succédané plus ou moins fidèle. L'objectif de cette suite de réflexions est de saisir la signification exacte de cette entreprise, la nature de ses procédés, de ses buts et de ses enjeux ; et donc d'éclairer, par la même occasion, une part de ce qui constitue l'esprit de notre temps.

 

I. L'idée de pseudo-nature : déjà Aristote.

En matière de comportements humains, ce qui semble naturel pourrait bien ne pas l'être : cette idée n'a rien de nouveau, mais remonte au moins à Aristote, qui, le premier, en a fourni un exposé conceptuellement élaboré. Le grand penseur grec a montré en effet comment des comportements originellement issus de décisions volontaires peuvent, en étant maintenus dans la durée, répétés, s'imprimer peu à peu dans la sensibilité et devenir des dispositions stables, des manières d'être durablement installées (hexis, habitus) [Ethique à Nicomaque, II,2,1104a25-35 ; III,7]. Le terme « habitude » désigne adéquatement, en français, de telles manières d'être, à condition qu'on lui donne le sens « fort » de ce qui concerne les modes fondamentaux du penser et de l'agir, qui structurent et orientent toute l'existence d'un être (par exemple la science ou la vertu, dit Aristote [Catégories, 8, 8b, 25-35]), par opposition au sens « faible » que prend ce terme lorsqu'il concerne des aspects relativement triviaux de la vie courante (façons d'exécuter et d'ordonner les menues tâches du quotidien). Le comportement habituel semble naturel, s'effectuant apparemment de lui-même, sans intervention active de la réflexion et de la volonté. Lorsque l'habitude nous guide, nos actes sont comme animés d'une vie propre, se déroulent avec un mélange de sûreté et d'aveuglement ressemblant à celui qui caractérise le comportement instinctif des animaux ; aussi disons-nous qu'il est pour nous « naturel » d'agir de telle ou telle façon (le grec phusis, que l'on traduit par « nature », signifie : ce qui apparaît et croît à partir de soi-même). Aussi Aristote dit-il que « l'habitude finit par être comme une nature » [De memoria, 2, 452a25]. Mais cette nature n'en est pas vraiment une : elle est « seconde », résultante, produite – « construite », dirait-on aujourd'hui –, elle est l'effet d'une volonté, et non quelque chose qui existerait originairement par soi-même, c'est-à-dire une nature au sens plein du terme. S'étant retirée de son produit (tel ou tel habitus), la volonté n'en a pas moins présidé à sa naissance, et reste capable de s'en emparer à nouveau, de lui reprendre l'autonomie qu'elle lui avait concédée, de la faire peu à peu disparaître (on peut « perdre » une habitude que l'on avait « prise »), éventuellement de la modifier ou de la remplacer par une autre – autrement dit, en langage moderne, de la « déconstruire » et de la « reconstruire ».
L'habitude est, pour ainsi dire, présence passée de la volonté, mais aussi bien passé toujours présent de celle-ci. D'un côté en effet, la volonté reste ici présente en son retrait même : si les actes s'effectuent désormais indépendamment d'elle, c'est cependant elle qui leur a donné cette indépendance, qui est donc conditionnelle, relative et provisoire ; sa passivité à leur égard a le sens d'un consentement, et donc d'une responsabilité, tacites mais actuels, effectifs. D'un autre côté, la volonté reste en retrait dans sa présence même : elle n'a plus à intervenir pour que les actes s'effectuent, et elle demeure derrière eux effacée, invisible et en repos.

Avec l'habitus tel que le conçoit Aristote, on a donc bien, attestée de longue date, l'idée qu'il existe en l'homme, une pseudo-nature, ou une nature seulement apparente, qui serait en vérité l'effet d'une volonté, laquelle, s'étant laissée oublier, resterait comme dissimulée, inapparente ou apparemment absente. Certes, et il est capital de le préciser, Aristote ne soutient nullement que tout, en l'homme est pseudo-naturel, et qu'il n'existe rien en lui qui soit naturel au sens strict du terme. Mais en affirmant qu'à tout le moins certaines choses, en l'homme, relèvent d'une pseudo-nature, il nous oblige à nous interroger sur l'origine véritable de nos manières d'être. Tout est en place, déjà, pour qu'il soit possible et même nécessaire de chercher s'il n'y aurait pas du « culturel » derrière ce qui semble « naturel ». Mais que peut et que doit être le sens de cette recherche ? Le genre de soupçon pratiqué par le « déconstructionnisme » moderne est-il le seul possible ? Le plus pertinent, le plus cohérent ? Pour tenter d'en décider, il faut d'abord examiner de plus près la nature de la source « constructrice », autrement dit de la volonté.

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II. Les visages de la volonté (1).

Les manières d'être qui sont des habitus ont pour source une volonté. Mais qu'est-ce que la volonté ? Le terme appelle des précisions, touchant d'une part à la nature précise, d'autre part à la provenance de l'instance qu'il désigne.

Sa nature. Dans le langage courant, le terme « volonté » peut désigner des choses bien différentes. « Je veux » peut signifier aussi bien « j'ai envie » que « je souhaite », « j'exige », ou « je juge bon », « j'approuve », etc. En somme ce terme est utilisé pour désigner, de façon globale et vague, toutes les manières dont on peut tendre vers quelque chose, c'est-à-dire toutes les formes en lesquelles se décompose, chez Aristote, la catégorie générale du désir (orexis) : la tendance élémentaire, aveugle et sourde, « appétit irrationnel », « concupiscence » (epithumia), le « courage », impulsion qui méconnaît la raison mais reste susceptible d'être déterminée par elle (thumos), ou le désir vraiment volontaire, c'est-à-dire rationnel et réfléchi (boulesis) [De anima, II,3,414b2]. Le terme « volonté » peut enfin désigner, dans son usage courant, ce que Aristote appelle le « choix rationnel et délibéré » (proairesis) [Ethique à Nicomaque, III,4,1111b19sq.] : toutefois, pour simplifier, nous négligerons ici la mince différence entre boulesis et proairesis, et nous utiliserons le terme boulesis pour désigner la volonté comme désir déterminé par la réflexion rationnelle.
L'essentiel est de voir que tout sera différent, selon que l'on entendra par « volonté » plutôt l'une ou plutôt l'autre de ces instances : car aussi bien le
genre d'objet vers lequel on tend, que la manière même dont on tend vers lui, pourraient bien être de natures différentes dans chacun de ces cas. En particulier, la question de savoir dans quelle mesure la volonté doit être tenue pour non-naturelle ne recevra pas nécessairement la même réponse, selon que l'on pense à la volonté comme epithumia ou comme boulesis : autant la seconde peut être vue comme une instance en rupture avec la nature, dans la mesure où elle relève de la réflexion rationnelle et consciente, autant la première s'apparente aux appétits bruts et irréfléchis qui ont cours dans la nature. Cela retentira directement sur la question de savoir dans quelle mesure il existe une sphère de la culture véritablement distincte de celle de la nature : si la volonté est epithumia, alors la « seconde nature » ou pseudo-nature engendrée par elle (les habitus) pourra difficilement être interprétée comme une « construction culturelle », alors que ce pourra être le cas si la volonté est boulesis et si la raison, son inspiratrice, est reconnue autonome par rapport aux puissances naturelles. Tout cela, enfin, retentira sur ce que peut signifier exactement une entreprise de déconstruction.
Soit, par exemple, la définition de la volonté selon A. Schopenhauer : une appétition universelle, animant tout ce qui existe, du minéral à l'être humain, tendant aveuglément et invinciblement à la persistance dans l'être et au bien-être [
Le monde comme volonté et comme représentation, I,116 ; III,15-19 ; III,106-107 ; et passim] – ce qui en fait une proche parente de l'epithumia aristotélicienne. On voit aussitôt que, selon cette conception, la volonté n'a rien d'une faculté spécifiquement humaine ; que la volonté rationnelle, consciente et réfléchie (la boulesis) n'est pas autre chose que la tendance élémentaire et inconsciente, mais une
des formes que celle-ci peut prendre, forme sous laquelle son contenu et son but demeurent inchangés ; et qu'enfin, existant et se déployant à partir d'elle-même de manière nécessaire, la volonté n'est finalement rien d'autre que l'essence même de la nature, substance et âme de toutes choses (y compris « culturelles »), celles-ci n'étant jamais que des manifestations ou phénomènes d'elle-même. On devine alors – nous aurons à y revenir – que, si l'on adopte cette conception de la volonté, le sens de la déconstruction s'en trouvera nettement modifié, et même inversé : il ne s'agira plus de discerner, sous ce qui semble naturel, la présence et l'activité d'une instance non-naturelle, mais plutôt de repérer la présence et l'activité de la nature derrière tout ce qui semble relever d'un autre ordre.

Cet exemple nous montre que le sens de la déconstruction reste profondément ambigu, lors même que l'on s'accorde pour la définir comme une entreprise de dévoilement d'une « volonté » secrètement à l’œuvre derrière telles manières d'être, mœurs ou opinions ; car ce que signifie « volonté » ne va nullement de soi.

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III. Les visages de la volonté (2).

Sa provenance. Outre que son sens ne va pas de soi, la volonté peut avoir des provenances différentes, ce qui ne peut manquer d'entraîner des ambiguïtés supplémentaires quant à la signification, au but et aux modalités de la déconstruction. Il faut à cet égard distinguer a priori deux grandes possibilités : les habitus d'un individu, composant sa « seconde nature », peuvent avoir pour source, soit la volonté de cet individu lui-même, soit la volonté de quelqu'un ou de quelque chose d'autre (autrui, la société en général, tel milieu social particulier, telle époque, etc.). Cette distinction, quoique très simple, est importante, dans la mesure où elle laisse ouvertes toutes les possibilités, en particulier celle que les habitus soient le résultat d'une libre détermination d'un sujet par lui-même.
Ainsi par exemple, l'éducation a certes pour effet de faire naître en l'enfant des habitudes, de rendre naturelles pour lui certaines façons de se comporter et de réfléchir. Ces dernières peuvent être vues comme des « constructions » ayant pour source une volonté autre que la sienne, subies passivement par l'enfant, lequel est alors une sorte de réceptacle, ou mieux, de matériau, façonné, mis en forme (« informé ») par une instance extérieure. Mais on ne peut exclure a priori que l'enfant, ayant grandi, fasse ensuite de sa « nature fabriquée » un matériau pour sa propre volonté, et qu'il en opère une reconstruction plus ou moins profonde, ou même une destruction. Peut-être même une éducation complète et véritable consiste-t-elle non seulement à apporter certains façonnements, mais aussi et surtout à favoriser le recul intérieur qui permettra à l'éduqué de décider lui-même de ce qu'il en fera ; de sorte que, même s'il les conserve, cette conservation aura le sens d'une libre adoption, ou reprise à son compte, de manières d'être qui auront bel et bien sa propre volonté pour source, en dépit de leur provenance d'abord étrangère. C'est dans cet esprit qu'Aristote définit le caractère moral d'une personne, comme l'ensemble des dispositions stables (habitus) à la vertu, ou au vice, qu'elle aura installées en elle par sa volonté propre, soit directement, soit après-coup sous la forme d'un héritage délibérément assumé [Éthique à Nicomaque, III, 7, 1114b20-25] : de sorte que, dans tous les cas, elles seront bien siennes, et qu'elle en sera responsable [Éthique à Eudème, 1223b5-20 ; Éthique à Nicomaque, III, 7, 1113b 20- 1114a30].

Si nous rassemblons maintenant les deux séries de remarques précédentes, nous voyons qu'une compréhension aussi objective que possible des comportements humains doit faire intervenir deux paramètres essentiels : la nature et la provenance de la volonté. Comme chacun de ces paramètres peut avoir plusieurs visages, il résulte de leurs croisements un certain nombre de cas de figure, qu'il faut énumérer sans en négliger ni en exclure aucun a priori. Le panorama que va dessiner cette énumération aura, certes, quelque chose de schématique, mais il fournira à la réflexion une base claire, qui pourra du reste être assouplie et nuancée en temps voulu.

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IV. Petit panorama des sources du comportement.

Lorsque l'on constate l'existence de comportements humains durablement installés, il est nécessaire et légitime de se demander d'abord si ces comportements sont naturels, et si oui en quelque sens : au sens strict, ou au sens second (correspondant à l'habitus) , du terme « naturel » ?
Dans le premier cas (sens strict), cela signifierait que les comportements en question résulteraient soit a) d'une essence de l'être humain, autrement dit d'une nature humaine, c'est-à-dire d'une certaine complexion fondamentale de son être, qui le définirait et le déterminerait nécessairement à se comporter de certaines façons ; soit b) de la complexion physique de l'être humain, qui, issue de la nature sans pour autant constituer forcément sa nature, l'inclinerait ou le contraindrait, plus ou moins strictement, à l'adoption de certains comportements.
Dans le deuxième cas (sens second), cela signifierait que les comportements en question sont des habitus, et se pose alors la double question de la nature et de la provenance de la volonté dont ils sont issus. Si, par commodité, l'on s'appuie sur les distinctions aristotéliciennes, les possibilités formées par la combinaison de ces deux paramètres sont alors les suivantes :

L'habitus résulte des epithumiai du sujet lui-même.
L'habitus résulte des epithumiai de quelqu'un ou de quelque chose d'autre.
L'habitus résulte du thumos du sujet lui-même.
L'habitus résulte du thumos de quelqu'un ou de quelque chose d'autre.
L'habitus résulte de la boulesis du sujet lui-même.
L'habitus résulte de la boulesis de quelqu'un d'autre.

Certes, ces cas de figure sont énoncés ici de façon abstraite et platement systématique ; en outre, pris à la lettre, ils sont tributaires d'une hypothèse (la distinction aristotélicienne des espèces du désir ou de la volonté) à laquelle on n'est nullement tenu d'adhérer. Mais ils ont pour intérêt de nous montrer, de manière claire, l'existence d'une large diversité de situations possibles, qui ont des significations bien différentes, et appellent éventuellement à des jugements et à des traitements eux-mêmes fort divers.
On comprend en effet, sans même connaître ou adopter la pensée d'Aristote, qu'il n'en va pas de même selon, par exemple, que mes habitus résultent des caprices d'autrui, qu'ils découlent de ma propre impulsivité, ou qu'ils ont pour source la volonté rationnelle et délibérée, soit d'un autre, soit de moi-même ; et qu'il n'en ira pas de même non plus, selon que la volonté sera « rationnelle » en un sens simplement technique et calculateur, ou en un sens éthique. On voit, en particulier, que selon ces divers cas, il sera plus ou moins pertinent de considérer les habitus comme étant nécessairement aliénants ; et par suite, qu'il sera plus ou moins judicieux et plus ou moins légitime de chercher à les modifier ou à les détruire. Ainsi, cesser d'être modelé par les désirs arbitraires d'autrui, pour en venir à se modeler soi-même à la lumière de sa propre raison soucieuse de vertu morale, c'est une chose ; mais être soustrait aux imprégnations de la volonté éthiquement rationnelle d'autrui, pour mieux se laisser façonner par ses propres impulsions primaires, et user de sa propre raison calculatrice pour les servir, c'en est une tout autre. Dans le premier cas, on pourra estimer que la destruction des habitus initiaux a le sens d'une libération, alors que dans le second, il y aura lieu de se demander si elle n'a pas plutôt le sens d'un asservissement ou d'un dévoiement.

Il est donc de la plus haute importance de ne pas se précipiter, en oubliant ou en occultant délibérément certaines pistes de réflexion, et en en privilégiant arbitrairement certaines autres. Or il se pourrait que les courants « déconstructionnistes » modernes commettent cette double erreur ; et il se pourrait même que cette erreur soit en réalité une faute.

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V. Trois présupposés majeurs de la pensée déconstructionniste.

Au cœur des pensées déconstructionnistes paraît se trouver, en effet, une triple pétition de principe, en vertu de laquelle ne sont retenus, parmi tous les cas de figure conceptuellement possibles, que les trois suivants :

Tout ce qui semble naturel chez l'homme est en vérité seulement habitus, « construit », « culturel ».

La volonté ayant présidé à l'instauration des habitus est autre que celle de l'agent lui-même.

Et cette volonté est nécessairement une volonté de domination, autrement dit un appétit élémentaire, éventuellement servi par une raison calculatrice.

Cela revient à postuler, dans le premier cas, que la nature ne détermine en rien les comportements humains. Ce qui signifie, entre autres, que la constitution physique ne joue aucun véritable rôle dans l'adoption, par les individus, de tel ou tel type de comportement : en particulier, il est alors exclu que la différence sexuelle (issue de processus naturels) puisse être un facteur explicatif de certaines manières d'être, tendances, préférences, etc.. Ainsi affirme-t-on implicitement une indépendance fondamentale de l'être humain à l'égard de sa dimension corporelle ; et que, là où cette indépendance fait défaut, c'est parce qu'elle a été offusquée par des causes non naturelles.
Dans le second cas, cela revient à postuler que, jusqu'à présent du moins, l'être humain, comme être singulier, n'a pas été lui-même le sujet de la volonté qui a engendré ses habitus, et par conséquent que la source de ces derniers est à chercher en-dehors de lui. Il est ainsi posé en principe que l'être humain actuel n'est fondamentalement rien d'autre que le résultat de ce que l'extérieur a fait de lui, le produit d'un façonnement : d'où l'idée d'un être « construit », fabriqué. Si mes habitus ne doivent rien à mon corps, ils doivent tout à des volontés étrangères à moi-même.
Dans le troisième cas enfin, à la question de savoir dans quel but des volontés étrangères chercheraient et parviendraient à façonner les individus, il est répondu que ce but est toujours et nécessairement celui de la domination, du contrôle et de l'instrumentalisation, en vue d'un profit intéressé, sous une forme ou sous une autre (conservation de pouvoir, acquisition de jouissance, etc.). Quant à la raison, elle ne pourrait intervenir dans cette entreprise que comme faculté d'élaborer des moyens (techniquement efficaces), au service de la volonté de domination, et non pas comme faculté de maîtriser cette dernière en lui imposant de se plier à des buts éthiques.

Illustration : Un exemple particulièrement clair de cette triple pétition de principe est fourni par certain courant du « féminisme », qui postule 1) que tout ce qui est considéré comme typiquement et naturellement féminin est, en réalité, construit, 2) que cette construction a pour source active la volonté masculine, autrement dit une instance extérieure, et 3) que cette volonté constructrice a pour sens et pour but de dominer la femme.

Sans doute est-il immédiatement évident que la volonté de domination, ainsi invoquée, ressemble à s'y méprendre à une tendance naturelle, ne résultant elle-même d'aucune « construction » et dont on voit mal, par suite, comment elle pourrait être « déconstruite », ni pourquoi elle devrait l'être. Sans doute voit-on du même coup qu'elle menace d'entrer en contradiction avec le premier postulat ci-dessus – qui stipule qu'il n'y a rien de naturel en l'homme –, et donc d'être source de difficultés quant à la cohérence de la pensée déconstructionniste. Nous aurons à y revenir. Il suffit pour l'heure de constater que, selon cette pensée, la volonté de domination fait figure d'instance première, qui explique tout sans avoir besoin d'être elle-même expliquée, et qui, en outre, est à regarder comme mauvaise en soi, sans que ce jugement n'ait à être justifié lui non plus.

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VI. L'orientation sociologique dominante : reprise et déformation de la notion aristotélicienne d'habitus.

Les présupposés de la pensée déconstructionniste actuelle semblent bien être, dans une large mesure, directement inspirés de la pensée sociologique, ou du moins du courant le plus répandu et le plus influent de cette dernière. La sociologie, en effet, est exposée au risque d'entériner sans examen les pétitions de principe exposées dans le paragraphe précédent. Étudiant l'homme seulement en tant qu'être social, elle a tôt fait de voir en l'homme un être seulement social, ne relevant en rien de la nature et étant intégralement ou principalement défini par son appartenance sociale. Lorsque ce glissement a lieu – ce qui est fréquemment le cas – on transforme une restriction méthodologique, explicite et légitime (définition d'un objet d'étude, ainsi que de l'angle précis sous lequel on va l'étudier), en une implicite pétition ontologique, dont la légitimité est en revanche fort douteuse (on décrète que cet objet se réduit, entièrement ou principalement, à ce que cet angle d'étude permet d'en connaître). Aussi le sociologue n'a-t-il besoin que d'un faible relâchement de sa vigilance, pour glisser subrepticement de la question « tous les comportements sociaux sont-ils les effets de volontés, et si oui, quels sont les sujets ainsi que la nature précise de ces dernières ? » à la question « de quelles volontés extérieures aux agents sociaux, et visant nécessairement à consolider ou à accentuer certaines positions de pouvoir, les comportements de ceux-ci sont-ils les effets ? ».
Un tel glissement est déjà partiellement effectué à l'intérieur même de la notion d'habitus, quand on la définit exclusivement comme manière d'être acquise sous l'effet de conditionnements extérieurs, d'une part, et effectués en vue d’asseoir une domination, d'autre part. Tel est le cas chez P. Bourdieu, l'un des auteurs les plus influents de la pensée sociologique contemporaine. Quant à lui Aristote, on s'en souvient, voyait d'abord dans l'habitus le résultat d'une volonté à la fois propre et libre – ou du moins capable de l'être. Sans nier pour autant les pesanteurs et les influences du monde social environnant l'individu, il reconnaissait à ce dernier le pouvoir de se déterminer lui-même indépendamment de celles-ci, et d'être ainsi lui-même l'auteur – et par suite le responsable – de ses vertus et de ses vices, des manières d'être solidement installées en lui, et des actes qui en découlent. Le grand penseur grec préservait ainsi la possibilité que le moral soit essentiellement irréductible au social. Bourdieu reprend à son compte la notion d'habitus, lui conférant une importance et une notoriété considérables (au point qu'il passe aux yeux de beaucoup pour son inventeur), mais en la tirant en sens contraire, et – fidèle en cela à la tradition marxiste dont il se réclame – en réduisant le moral à n'être qu'un reflet et un produit du social. Selon ce sociologue, en effet, nos manières d'être, de penser, de sentir et d'agir seraient déterminées par un « ordre social » résultant lui-même d'un rapport de force, ou de « lutte », entre classes sociales, dont certaines, de facto, en dominent d'autres. De sorte qu'au bout du compte, les habitus ont pour source plus ou moins directe les besoins et les intérêts du groupe social dominant. Et cela, non pas simplement quant à nos petites « habitudes » touchant aux aspects superficiels de la vie quotidienne, mais bien quant à ce qui oriente notre existence, fondamentalement et en totalité : à savoir, nos convictions profondes concernant ce qui est vrai et ce qui est bien [cf. Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000, p.272 sq.]. Bourdieu conserve donc le sens fort que conférait Aristote à la notion d'habitus (ce qui touche à la connaissance et à la moralité), mais en lui attribuant une tout autre origine, et par conséquent aussi un tout autre mode de transmission. L'éducation, selon lui, se réduirait à une entreprise de façonnement des individus, visant à rendre « naturels » pour eux, et malgré eux, les comportements (théoriques ou pratiques) qui conviennent aux intérêts de la classe dominante. Cela n'implique pas que les « éducateurs » aient toujours une conscience claire d’œuvrer en vue d'un tel but : car peut-être ne font-ils que transmettre ainsi tout « naturellement » leurs propres habitus, fruits d'un façonnement qu'ils ont eux-même subi – la propagation des habitus se faisant alors d'une façon elle-même habituelle [Le sens pratique, Paris, éd. de Minuit, 1980, p.88]. Mais cela signifie bien, en revanche, que l'habitus résulte d'un processus d'« intériorisation » – comme on dit – qui consiste en une imprégnation inconsciente et involontaire, un passage de l'extérieur à l'intérieur dans lequel c'est le premier qui prend possession du second – voire qui le produit : donc, dans le meilleur des cas, une invasion plutôt qu'un accueil.

Ainsi conçu, l'homme est donc un être « construit », et construit de l'extérieur, par une volonté qui a pour sens fondamental une affirmation de soi (d'une classe sociale) entraînant la domination de l'autre. Ce dernier point permet, aux adeptes de cette conception, de qualifier la construction qu'ils décrivent comme mauvaise, injuste – et du même coup de se poser eux-mêmes, qui la dénoncent, en libérateurs et en héros de la justice –, bien que cette qualification se fasse au prix d'une double contradiction : 1) on prononce un jugement moral, au nom d'une moralité censée être évidente (il n'est jamais expliqué au nom de quoi la domination devrait être considérée comme injuste, mais il est toujours sous-entendu que c'est le cas), et mystérieusement indemne de toute détermination sociale (puisqu'elle se fait précisément le juge de celle-ci), alors que la possibilité d'une telle autonomie est niée par ailleurs. 2) Conjointement, celui qui prononce ce jugement se pose nécessairement comme n'étant pas, pour sa part, un simple produit façonné par le social (faute de quoi il ne pourrait pas même prendre ce dernier pour objet, et encore moins le juger), alors qu'échapper à ce sort est pourtant présenté comme impossible.
Voilà qui conduit à se demander si le triple postulat au fondement de cette vision (cf. le § précédent) ne résulte pas, en vérité, d'un simple soupçon arbitraire, ou du moins d'un soupçon précisément et originellement orienté. Et si tel est le cas, il y aura à se demander aussitôt ensuite si ce soupçon n'est pas fort digne d'être lui-même soupçonné.

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VII. La valse des soupçons – 1. Le soupçon déconstructionniste.

Son sens. La pensée déconstructionniste soupçonne la présence et l'activité d'une volonté de domination, derrière tout ce qui se présente comme naturel, que ce soit au sens strict ou au sens second de ce terme. Cette attitude n'aurait rien de problématique et d'illégitime, s'il s'agissait véritablement d'un soupçon, c'est-à-dire : une supposition, effectuée sur la base de certains indices, et qui attend sa confirmation d'un processus de vérification. En effet et incontestablement, nous l'avons vu, une volonté extérieure et à visée dominatrice (schématiquement : l'epithumia de quelqu'un ou quelque chose d'autre, cf.§ IV) est l'une des sources possibles de nos habitus. Cette possibilité, en outre, mérite d'autant plus d'être envisagée que l'on peut aisément trouver des exemples de sa réalisation, y compris sur de vastes échelles : ainsi, sans doute, l'art de la publicité consiste-t-il essentiellement en un tel processus (installer dans les sensibilités des autres des habitudes de consommation, en vue de satisfaire sa propre soif d'enrichissement).
Mais ce n'est pas un tel soupçon, prudent et animé par le souci de chercher la vérité, que le déconstructionnisme met en œuvre. Pour ce dernier en effet, l'existence d'une volonté de domination tapie derrière les habitus n'est pas une hypothèse à examiner, ni quelque chose dont on peut trouver des exemples, mais une réalité universelle et nécessaire ; non un objet à étudier et à expliquer, mais ce qui va permettre d'étudier et d'expliquer tout le reste, un principe posé a priori et soustrait à toute mise en question. Moyennant quoi il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un soupçon, mais bien d'une assertion – qui, en raison de son contenu, est destinée à prendre le sens d'une accusation. Ou bien, s'il faut conserver ici le terme et l'idée de soupçon, c'est à condition de les entendre au sens où l'on parle des « maîtres du soupçon », c'est-à-dire de ces penseurs qui, comme Marx, Nietzsche ou Freud, loin de se demander si l'être humain est déterminé, dans ses pensées et dans ses actes, par une instance extérieure à sa volonté, affirment positivement, et tiennent pour certain, que tel est le cas. De l'idée de soupçon, il ne reste rien ici de son aspect, pourtant essentiel, de supputation circonspecte, d'identification d'une probabilité : ne demeure que son aspect négatif de refus de s'en tenir aux apparences, auquel vient immédiatement s'ajouter la certitude d'avoir compris ce qui se tient derrière elles. Soupçonner ne désigne plus l'attitude de celui qui cherche loyalement le vrai, mais la posture de celui qui prétend le connaître déjà.


Son contenu. Parvenir à installer en quelqu'un des manières de penser et de se comporter, de telle sorte qu'elles lui paraîtront toutes « naturelles », est l'un des plus sûrs moyens de se l'asservir : nulle emprise n'étant plus complète que celle qui passe inaperçue aux yeux de celui qui la subit, et qui croit choisir librement ce qui, en réalité, lui est subrepticement imposé. Il en découle une précision quant au contenu du soupçon déconstructionniste : ce qui est soupçonné ici, ce n'est pas seulement la présence cachée d'une volonté de domination, mais aussi la présence d'une intention, de la part de cette volonté, de rester cachée. Le soupçon d'une volonté dissimulée se redouble du soupçon que cette dissimulation est elle-même voulue, et qu'il y a donc à l’œuvre une volonté de dissimulation de la volonté. Et de cette précision découle à son tour cette conséquence : le soupçon déconstructionniste est d'avance soustrait à toute possibilité d'être démenti par les faits ; il est, selon le mot et le concept élaborés par K. Popper, infalsifiable. Tout ce qui semble l'infirmer peut être retourné et présenté comme ce qui, au contraire, le confirme, ou au minimum le laisse intact : si un phénomène paraît résulter de tout autre chose qu'une secrète volonté de domination, ou si cette dernière n'est que l'une de ses causes possibles parmi plusieurs autres, cela n'empêche nullement de soutenir que c'est elle la cause (unique, ou du moins principale), puisqu'il est précisément dans sa nature d'engendrer des phénomènes qui paraissent ne pas provenir d'elle.
Redisons-le, on voit à l’œuvre un tel soupçon, à la fois indéracinable et sélectif dans les « études de genre » (gender studies), selon le raisonnement suivant : en soutenant, ou en laissant croire, que certaines activités sont naturellement féminines, les hommes acquièrent et conservent sur les femmes un certain pouvoir, puisque celles-ci se trouvent alors assignées a priori à certaines activités et par là même exclues de certaines autres, au gré des intérêts ou des désirs des hommes ; sous l'effet d'une « éducation » orientée en ce sens et durablement prodiguée, les femmes en viennent à « intérioriser » cette vision des choses, qui devient leur habitus ; cette domination est d'autant plus totale et efficace qu'elle passe alors inaperçue aux yeux de ses victimes. Et si une femme clame que tel aspect de son comportement est bien le fruit d'une tendance issue de sa dimension naturelle, ou que telle décision qu'elle a prise est bien le fruit d'une réflexion libre et autonome de sa part (par exemple, son hostilité de principe à la pratique de l'avortement), on peut toujours soutenir que ce comportement ou cette décision résultent en vérité d'une influence masculine ayant su se cacher sous la forme de préceptes esthétiques, moraux ou religieux.

Tout semble donc se passer comme si le déconstructionnisme, loin de chercher, parmi toutes les explications possibles, laquelle est la bonne, était animé par une volonté que l'explication soit celle-ci. De ce fait, en raison de son contenu, le soupçon déconstructionniste se prête remarquablement à être lui-même soupçonné par l'un, au moins, des « maîtres du soupçon », dont il se retrouve être, ironiquement, à la fois l'émule et la cible. Quel secret désir se cache-t-il donc, derrière l'idée que se cache nécessairement, derrière tout ce qui semble naturel, une certaine volonté ?

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VIII. La valse des soupçons – 2. Le soupçon nietzschéen.

Nietzsche soupçonne une certaine catégorie d'hommes – qu'il appelle les « faibles » ou les « esclaves » – de faire passer pour volontaire ce qui, en réalité, résulte d'une stricte nécessité naturelle. Cela entraîne immédiatement, pour nous, une double remarque. Premièrement, comme nous l'avons vu (§ précédent), ce « soupçon » n'en est pas vraiment un : Nietzsche, lui non plus, ne doute pas un instant que son diagnostic est le bon. Deuxièmement, son diagnostic est, à première vue, inverse de celui des déconstructionnistes : il consiste à supposer du naturel derrière le « volontaire », là où les déconstructionnistes supposent du volontaire derrière le « naturel ». Peut-être cette inversion est-elle toutefois moins radicale qu'il n'y paraît, comme nous le verrons. Entrons pour l'heure un peu dans le détail de l'optique nietzschéenne, principalement à l'aide des §§ 10 à 13 de la Ière Dissertation de sa Généalogie de la morale.
Le travestissement du réel opéré par les « faibles » s'effectue, selon notre auteur, dans une double direction, mais en vue d'atteindre un seul et unique but. D'une part en effet, en faisant passer pour délibérément choisies ses propres manières d'être – auxquelles, en vérité, il est astreint par son essence même – le « faible » se fait passer pour méritant, digne d'éloge ; ainsi, en particulier, son abstention de violence, à laquelle sa faiblesse le condamne nécessairement, prend l'apparence d'un libre renoncement, dont il faudrait lui savoir gré. D'autre part, inversement, en faisant passer les comportements propres à la catégorie des hommes « forts » ou « aristocrates », pour des comportements librement adoptés par ceux-ci – alors qu'en réalité ils découlent, là encore, de leur nature même –, le « faible » s'arroge la possibilité et le droit de reprocher à l'homme « fort » de se comporter comme il le fait ; de sorte que, en particulier, la violence du « fort », qui est un fait de nature, se trouve transmuée en fruit d'une volonté libre, et par conséquent condamnable. – Ce faisant, et là est son but, le « faible » acquiert sur le « fort » un pouvoir, une domination qui consiste en une emprise morale : si le « fort » en vient à croire que sa manière d'être est à la fois librement choisie par lui et mauvaise, injuste, il se retiendra d'être violent, supprimant ainsi lui-même ce qui fait sa supériorité sur le « faible », et, se soumettant au jugement moral de ce dernier, il deviendra, pour ainsi dire, l'esclave de l'« esclave ».
En somme : aux yeux de Nietzsche, croire (et faire croire) à l'existence d'une libre volonté, qui serait cachée derrière ce qui semble naturel, est typique d'un genre d'êtres qui, sur le plan naturel, sont déficients, et qui cherchent à compenser cette déficience en « contournant » la nature – ou, pour mieux dire, en lui superposant un autre ordre de choses, fictif mais puissamment opératoire (celui de la libre volonté), dans lequel c'est lui, le « faible », qui sera le plus fort. L'instrument de cette domination est, de façon générale, le langage, le discours (qui, structurellement, véhicule la croyance en l'existence de libres sujets), mais tout particulièrement le discours moral, moralisant et moralisateur (qui véhicule cette même croyance de façon explicite, expresse). – Ici encore, ou plutôt ici déjà, la dissimulation est présentée comme un facteur essentiel de l'entreprise de domination. Le « faible » ne vaincra que s'il n'a pas l'air de vouloir vaincre, en utilisant une arme qui n'a pas l'air d'en être une (tel est précisément le cas du langage), et si sa domination sur le « fort », via les idées morales qu'il lui inocule, a l'air de n'être qu'une domination du « fort » sur lui-même. C'est dire que, chez Nietzsche déjà, le soupçon se caractérisait par son infalsifiabilité : aucun fait n'est susceptible de s'inscrire en faux contre lui, puisque, dans le cas du « faible », il est dans la nature même du désir de domination de produire des faits qui n'ont pas l'air de venir de lui. Ainsi, si un homme « fort » déclare qu'une libre réflexion le conduit à renoncer spontanément à la violence et à l'asservissement des « faibles », il est toujours possible d'en conclure que cet homme est victime d'un subreptice empoisonnement moral effectué par ces derniers, puisqu'un tel empoisonnement doit, par nature, être subreptice.
Dans cette mesure, soupçon déconstructionniste et soupçon nietzschéen commencent d'apparaître comme moins radicalement opposés qu'il ne le semblait de prime abord. Dans les deux cas, un sujet a beau clamer que tel comportement est bien le sien, librement ou naturellement adopté par lui, on pourra toujours y voir le signe d'une aliénation tellement complète qu'elle est devenue insensible et inapparente aux yeux de sa victime. Dans les deux cas, la notion même de sujet libre et responsable, capable d'auto-détermination indépendamment des conditionnements extérieurs, est délibérément niée ou ignorée. – Une terrible logique, remarquons-le, peut alors s'enclencher : puisque toute protestation contre le bien-fondé du soupçon peut être lue comme une confirmation de sa justesse, la libération des « victimes » (le « fort » dans un cas, les « minorités » dans l'autre) pourra, voire devra, s'effectuer de force.

Mais une opposition demeure bel et bien, puisque l'on aura reconnu sans peine, sous les traits du « faible » dépeint par Nietzsche, le portrait fidèle du déconstructionniste lui-même, que le philosophe allemand n'a évidemment pas connu, mais dont il a pourtant dessiné à l'avance, et avec une troublante justesse, la silhouette – en la confondant toutefois avec celle du chrétien. Car nous avançons au passage cette thèse : le genre d'homme que Nietzsche s'est employé à décrire, avec tant d'insistance et de verve, pour en manifester à la fois toute la petitesse et toute la dangerosité, ce n'est pas le chrétien, mais cette espèce de post-chrétien en rupture de christianisme, méconnaissable et dévoyé (« ayant viré à la folie », dirait sans doute Chesterton) qu'incarne le déconstructionniste sévissant de nos jours : erreur sur le modèle, mais pour autant, grande justesse de la peinture. Toujours est-il que cette méprise n'affecte pas notre propos, qui, dans sa suite immédiate, doit consister à confirmer la ressemblance du déconstructionniste avec le « faible » nietzschéen.

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IX. La valse des soupçons – 3. Le soupçon déconstructionniste lui-même cible du soupçon nietzschéen.

Montrer, comme le fait le déconstructionniste, qu'un comportement paraissant naturel est en réalité « culturel » ou « construit », c'est montrer que ce comportement ne résulte d'aucune nécessité invincible, que derrière lui se tient une certaine volonté, et c'est donc le faire basculer dans le champ de ce qui pourrait, et éventuellement devrait être autrement. Là où paraissait se tenir un objet seulement offert au constat et à la tentative d'en découvrir les causes, apparaît un objet découlant de certaines raisons, et, par là-même, susceptible de jugement et de modification. De ce fait, le transfert d'un objet du domaine « naturel » au domaine « culturel » n'est pas une opération concernant la seule question de la connaissance théorique, comme s'il ne s'agissait que de situer correctement un objet dans le panorama des différentes espèces d'objets existants ou possibles. De facto ou objectivement, ce transfert fait intervenir des enjeux pratiques au sens kantien de ce terme, c'est-à-dire des enjeux relevant de ce qui est « possible par la liberté » : il a pour effet de rendre qualifiable moralement, comme « bon » ou « mauvais », légitime ou illégitime, ce qui n'était ni l'un ni l'autre (mais était seulement ainsi). Du même coup, ce transfert a pour effet de rendre condamnables ou dignes d'éloges les sujets de volonté repérés comme sources, et permet à ceux qui effectuent ce repérage de s'ériger en juges.
Or c'est bien là ce que Nietzsche décrivait comme la stratégie des « faibles ». Que fait le déconstructionniste, si ce n'est interpréter systématiquement les rapports humains comme des rapports entre des victimes (les femmes, les homosexuels, les pauvres, les colonisés...) et des coupables (les hommes blancs hétérosexuels riches et colonisateurs...) ? Qu'obtient-il par là, sinon de permettre à une multitude de gens de s'installer dans un rôle d'opprimés, reportant la cause de tous leurs maux (réels ou supposés) sur une certaine catégorie d'autres, contre laquelle il leur faut lutter – ce qui leur permet de se poser, sans grands frais, en héroïques résistants – et dont ils s'instituent les juges ? Quel genre de sentiment le déconstructionniste suscite-t-il et cultive-t-il chez les supposées « victimes », si ce n'est l'aigreur, la rancœur, la haine, en un mot le ressentiment envers les « coupables » putatifs ; chez lui-même, si ce n'est l'approbation inconditionnelle, la glorification, l'auto-sanctification ; chez les supposés « coupables » enfin, sinon la honte de soi, l'auto-dénigrement, en un mot la mauvaise conscience ? Et tout cela dans quel but, si ce n'est faire prévaloir certains intérêts, imposer le règne d'une certaine façon d'exister ? De cette dernière, les contours et le sens général restent à préciser, mais elle se présente d'ores et déjà comme semblable à celle du « faible » nietzschéen, en ceci qu'on y sent à l'oeuvre une haine fielleuse, une jalousie venimeuse, pour qui la négation et l'abaissement de l'autre sont les conditions premières de l'affirmation et de l'exhaussement de soi – alors que chez le « fort » ils n'en sont que les effets éventuels et seconds.
Si tel est bien le cas et si Nietzsche a raison, cela signifie que le déconstructionniste est, tout comme le « faible », animé lui-même par le genre de volonté qu'il dépiste et fustige chez les autres : la volonté comme désir de domination. Simplement, chez lui cette tendance reste dissimulée, alors que chez l'homme « fort » elle s'expose ouvertement au grand jour ; et elle n'est présente, et active, que sous sa forme la plus pauvre, la plus maladive et la plus méprisable : celle du ressentiment.

Nietzsche a-t-il raison ? Cela, bien évidemment, se discute. Mais reconnaissons que la ressemblance quasi-parfaite entre le « faible », qu'il dépeint, et le déconstructionniste, qui nous accable de sa contemporanéité, donne sérieusement à réfléchir – toute réserve étant maintenue, par ailleurs, quant aux postulats fondamentaux de la pensée nietzschéenne (et quant à sa lecture profondément erronée du christianisme). Cette ressemblance nous invite et nous aide, à tout le moins, à mieux saisir le but profond du déconstructionnisme : tentons, à sa lumière, d'en préciser la nature.

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X. Le sens du combat déconstructionniste : quel genre de « volonté » s'agit-il de libérer et de promouvoir ?

Certains font passer pour naturel ce qui, en vérité, n'est qu'une construction destinée à servir leur volonté de domination : tel est le diagnostic du déconstructionniste. Il faut donc dé-construire la pseudo-réalité qui en résulte, c'est-à-dire montrer le construit comme construit, et dissiper ainsi une illusion aliénante : tel est son premier but explicite. Mais en vue de quoi s'agit-il d'opérer cette démystification ? Par quoi s'agit-il de remplacer le processus de construction ainsi mis à jour ?
A première vue, déjouer une entreprise de falsification doit avoir pour but de retrouver un « réellement réel » authentique et intact, afin d'en manifester et d'en reconnaître la vérité propre, la consistance intrinsèque, une fois débarrassé de ses déguisements et distorsions. Mais tel n'est pas le propos du déconstructionniste ; ce n'est pas à un salutaire « retour aux choses mêmes » qu'il nous invite. Ce qu'il reproche aux « constructeurs » dominants, ce n'est pas tant de donner au réel une apparence qui le défigure, que de faire croire à l'existence d'un réel en soi, quel que soit ce dernier. Là est, à ses yeux, la véritable et fondamentale falsification, qu'il dénonce et veut détruire : l'idée même qu'il y ait des choses qui soient ainsi, en elles-mêmes et indépendamment de la volonté humaine – l'idée même que quoi que ce soit puisse être radicalement hors des prises de celle-ci. Certes, le « constructeur » dominant fait croire que tel ou tel comportement est naturel, et donc que le réel a en lui-même tel ou tel visage : mais ce qui, en cela, est faux selon le déconstructionniste, ce n'est pas seulement que le réel ait ce visage, mais, plus fondamentalement, qu'il puisse avoir par lui-même un visage quelconque. Il ne s'agit donc pas de remplacer un faux visage par un autre, qui serait le vrai, mais de détruire l'idée même de visage du réel, autrement dit : détruire l'idée même que tout n'est pas construit (ou du moins constructible). En ce sens, la déconstruction a pour but d'établir le règne universel de la construction.
Ce qui le montre, c'est ce que le déconstructionniste entend substituer aux constructions des dominants, ou du moins, ce à quoi il réclame que ces dernières laissent une place : non pas un réel et une vérité non-construits et inconstructibles, mais les constructions des dominés – c'est-à-dire : leur propre façon de définir et de façonner le réel et le vrai, en fonction de leurs « volontés ». C'est là un point d'une importance capitale, sur lequel on ne saurait trop insister. Le grief qu'adresse le déconstructionniste aux dominants n'est pas qu'ils fabriquent un pseudo-réel conforme à leurs intérêts et à leurs désirs, mais qu'ils le font d'une manière telle que cela empêche les autres d'en faire autant. Ce qu'il veut, c'est que chacun puisse vivre selon ses désirs subjectifs propres, plutôt que selon ceux d'autrui, et non pas placer ou replacer la vie de tous sous les auspices d'un réel et d'une vérité qui seraient souverainement indépendants des désirs subjectifs de qui que ce soit. En termes aristotéliciens, on dira qu'il aspire, non pas à abolir le règne des epithumiai pour établir ou rétablir celui de la boulesis, mais à abolir la prédominance des epithumiai de certains pour permettre le libre épanouissement des epithumiai de tous.
A-t-on jamais entendu, et entendra-t-on jamais, un déconstructionniste protester contre le principe du subjectivisme radical, selon lequel le désir personnel (la « volonté ») de l'homme doit, seul, décider de ce qu'il est, diriger ses actes et orienter sa vie ? Tant s'en faut, c'est précisément sur ce principe qu'il appuie sa protestation. On le voit clairement chez J. Money – sorte de père fondateur –, qui œuvre pour que l'identité sexuelle ne soit plus déterminée que par les désirs personnels de l'individu lui-même [cf. Man and Woman, Boy and Girl, cité par J.-F. Braunstein, La philosophie devenue folle, le genre, l'animal, la mort, Paris, Grasset, 2018, p.43]. On le constate encore chez D. Borillo, proposant « de traiter juridiquement le sexe comme une identité personnelle et intime relevant de la subjectivité et de la liberté individuelles » ["Pour un sexe neutre à l'état civil", Libération, 27 juin 2017]. De façon générale, il est clair que le déconstructionniste n'émet pas sa critique au nom d'un réel objectif, qu'il s'agirait de rétablir dans ses droits, mais au nom d'un supposé droit de tout être humain à décider de ce qui est réel et de ce qui est vrai, du moins en ce qui le concerne. Cette façon d'être des dominants, qui consiste à modeler et à définir le réel à leur gré, il ne demande pas qu'elle disparaisse : il exige que les dominants cessent d'en avoir l'exclusivité, et qu'elle devienne l'apanage de tous au lieu d'être le privilège de certains. Bref : si « construire » signifie « produire une réalité non-naturelle à partir d'une volonté ayant pour fond le désir personnel », alors il faut dire que le déconstructionniste ne préconise pas un dépassement de l'attitude constructionniste, mais bien plutôt son extension, via le passage d'une hétéro-construction contraignante et inégalitaire à une libre auto-construction généralisée.
Par là se retrouve et se confirme cette impression déjà éprouvée (cf.§VII) : l'esprit déconstructionniste ne se soucie pas de vérité, ne parle pas au nom de ce qui est
vrai, ni ne cherche à le discerner, mais n'a égard et n'en appelle qu'à ce qu'il considère comme juste, à savoir : que chacun ait le loisir de se construire comme il le veut (plutôt que d'être construit par d'autres comme ils le veulent). Il ne faut donc pas se tromper sur la nature de l'hostilité que nourrit le déconstructionniste « libérateur » envers les supposés dominants « aliénants » : l'opposition ne porte pas sur le principe, mais sur le nombre de ses bénéficiaires. C'est précisément parce qu'ils aspirent au fond à la même chose que le premier voit dans le second un ennemi, qui n'est donc en l'espèce qu'un concurrent (en termes nietzschéens : tous deux, « esclaves » et « aristocrates », sont animés par une même et fondamentale « volonté de puissance »).
La
volonté qu'il s'agit de libérer et de promouvoir pour tous, est donc de même nature que celle qu'il s'agit de brider chez certains : la volonté comme appétit d'affirmation de soi, d'« épanouissement », de persistance illimitée dans l'être et le bien-être, et donc comme désir de n'avoir jamais à s'incliner devant une réalité qui – audace inouïe – prétendrait être ce qu'elle est en elle-même, que cela plaise et convienne ou pas. Le véritable ennemi du déconstructionniste n'est pas le « dominant » : c'est le réel.

Par là se révèle un aspect essentiel de l'attitude déconstructionniste : à son versant positif de promotion de l'auto-construction, se joint logiquement le versant négatif du rejet de tout ce qui peut être appelé nature, c'est-à-dire d'une part l'ordre de la réalité physique, d'autre part ce qui est de l'ordre de l'essence.

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XI. Déconstructionnisme et négation de la nature comme réalité physique – 1. La nature en général.

Comme on l'a bien compris, le déconstructionnisme repose sur le soupçon que, malgré les apparences, la nature n'entre pour rien dans la façon dont sont conformés les comportements humains. C'est précisément ce qui lui permet de voir en ces derniers un matériau malléable, susceptible d'être défait puis refait, déconstruit puis reconstruit : cette « lecture » a pour effet de donner un pouvoir sur ce qui, auparavant, semblait hors de prise et apparaissait comme quelque chose qu'il fallait seulement admettre, et avec quoi on pouvait seulement composer. Or si cette acquisition de pouvoir est le but visé, comme nous venons de le voir, cela signifie que c'est la dimension naturelle de l'être humain, prise dans son entier, qui doit être niée par le déconstructionnisme, et plus généralement encore, la nature elle-même tout entière, considérée d'abord comme ordre de la réalité physique.
Cet ordre en effet, et c'est précisément ce qui le définit, a sa réalité et son organisation propres, inhérentes, indépendantes de toute volonté humaine – et même de toute volonté divine, si l'on conçoit la nature comme créée, car il lui est alors donné de comporter en elle-même sa consistance ontologique et ses lois. Tel est, rappelons-le, le sens originel, que le latin natura emprunte directement au grec phusis : ce qui naît et croît par soi-même, ce dont l'être, la conservation et le développement viennent de l'intérieur, par opposition avec tout ce qui est le résultat d'un agencement, d'une fabrication, d'une construction. Ainsi plantes et animaux, bien qu'ils aient des géniteurs, sont « produits » de telle sorte qu'il leur est donné d'avoir leur principe de croissance et d'animation en eux : principe qui n'a été « voulu » par personne, et qui n'a nul besoin de l'avoir été – pas même par eux, qui ne peuvent que le suivre. Cela vaut de la nature en général : elle est le royaume du « c'est ainsi », où règnent des lois aussi nécessaires et inviolables qu'anonymes, qui règlent toutes ses propres évolutions internes, et auxquelles rien ni personne ne saurait déroger.
La nature apparaît alors comme étant, par définition et par excellence, ce dont le déconstructionnisme ne veut pas, c'est-à-dire : tout ce qui, ne résultant d'aucune construction, ne peut pas non plus être déconstruit ni reconstruit. Précisément, la nature ne peut être ni dé-truite (toute soi-disant « destruction » de la nature n'en est jamais qu'une plus ou moins grande modification, effectuée, qui plus est, conformément à des lois qui sont les siennes), ni décon-struite, ni recon-struite. Elle est également ce qui nous précède, ce qui existait avant nous et sans nous : par rapport à elle, chacun de nous est un arrivant et un passager ; nous venons à l'existence en elle, après elle, et d'après elle – non pas au sens où nous en serions intégralement le produit (cela reste à voir), mais au sens où notre arrivée et notre passage en elle ne peuvent avoir lieu que selon ses lois. Elle est donc aussi ce qui échappe à toute possibilité de choix, ce qui s'impose comme le cadre non-choisi à l'intérieur duquel, et dans les limites duquel des choix pourront ensuite s'effectuer. Elle est, en un mot, ce devant quoi le libre-arbitre ne peut que se reconnaître impuissant, s'incliner (que ce soit par admiration ou par contrainte), et « faire avec » (que ce soit par approbation ou par résignation).

C'est évidemment et par excellence le cas du corps, ce fragment de nature qui ne relève pas de notre « environnement », mais est constitutif de nous-mêmes. Pour le déconstructionnisme, le corps, comme réalité substantielle ayant sa consistance, sa forme constitutive et ses lois de fonctionnement en soi-même, hors tout choix alors même qu'il constitue une dimension essentielle de notre être, doit nécessairement apparaître comme l'indésirable signe et l'intolérable présence, en nous, de la finitude et de l'impuissance. Voilà que, par lui, le règne du « c'est ainsi » et de l'inconstructible s'infiltre et s'impose jusqu'au plus intime de nous-mêmes. Aussi est-ce sur lui que va se concentrer le discours déconstructionniste, pour tenter coûte que coûte de le faire tomber dans ses rets.

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XII. Déconstructionnisme et négation de la nature comme réalité physique – 2. Le corps

Même si notre être ne se résume pas à notre corps, il en est indissociable, et la relation que nous entretenons avec lui n'est pas de la même nature que les relations que nous pouvons avoir avec les autres réalités naturelles : tout le monde, semble-t-il, accordera cette proposition. Or, dans la mesure où il relève bel et bien de l'ordre de la réalité physique en général, le corps a ses lois propres, ses nécessités et ses limites, qui ne sont, pour ainsi dire, que très faiblement négociables. De lui également, de lui surtout, il faut dire qu'on ne le domine, répare ou accroît, qu'en lui obéissant : toute négociation avec lui se déroule dans un cadre fondamental fixé par lui. De lui encore, il faut dire qu'il nous précède, et nous met devant son fait accompli ; mon corps est, et il est ce qu'il est (dans ses caractéristiques particulières comme dans ses lignes directrices universelles), avant tout avis, tout assentiment ou tout refus de ma part. Il est, pour moi, toujours , et toujours déjà là, et toujours déjà là ainsi.
Mais mon corps ne m'impose pas seulement sa présence immémoriale et sa complexion inéligible ; par elles, il pèse de façon directe sur le cadre et certaines modalités de mon existence, plaçant ceux-ci hors des prises de ma volonté, sous deux rapports au moins.
D'une part, il me situe dans l'espace et dans le temps : je nais à tel moment et à tel endroit, sans que j'en puisse mais ; me voilà d'emblée inscrit dans cette époque et dans ce point du monde, cette civilisation caractérisée par des traits « culturels » particuliers (psychologiques, intellectuels, spirituels) qui sont ce qu'ils sont hors et avant toute volonté mienne : peut-être pourrai-je, par ma volonté, décider du genre de rapport que j'entretiendrai avec eux, tenter même de les faire changer, mais je ne décide nullement de ce qu'ils sont lorsque j'arrive en eux, et il me faudra « faire avec ».
D'autre part, mon corps me situe dans mon espèce, dans le temps même où il fait de moi un individu singulier distinct des autres, ayant sa réalité propre. Sauf à nier que l'être humain, considéré physiquement, est un mammifère, que les mammifères sont des êtres vivants dont le mode de reproduction est sexué, et qui sont par suite soit mâles, soit femelles, et que l'appartenance à l'une ou l'autre de ces deux catégories est déterminée par des phénomènes physiques, naturels au sens strict du terme, il faut admettre 1) que je suis nécessairement situé par rapport à cette dualité – cette situation dût-elle admettre, comme c'est effectivement le cas, une large palette de degrés – , tout mammifère étant destiné par son espèce à être soit l'un, soit l'autre, sauf dysfonctionnement (rarissime) des phénomènes biologiques qui président à cette détermination ; 2) que, sauf intervention humaine volontaire, c'est précisément la nature, et non moi, qui en « décide », mon appartenance à ce sexe plutôt qu'à l'autre se présentant à moi comme un « c'est ainsi », un fait accompli, par lequel ma volonté se trouve précédée – ce dernier point demeurant même en cas d'intervention humaine volontaire en amont de ma naissance, puisque la volonté alors à l'oeuvre est nécessairement celle d'un autre que moi ; et 3) que ce fait accompli en entraîne lui-même plusieurs autres, touchant au fonctionnement et aux possibilités de mon organisme, lesquels ne sont pas davantage issus de ma volonté : les modalités quantitatives, qualitatives et temporelles de mon activité hormonale, ma capacité ou non à être l'hôte d'une gestation, etc.

En somme, du fait de l'existence de mon corps, et donc sous le rapport de mon être factuel et empirique, je suis ce que je suis que je le veuille ou non. Pour qui entend que rien de ce qui le concerne ne puisse lui être imposé sans consultation préalable de sa volonté, et donc que rien ne précède radicalement cette dernière, c'est l'intolérable à l'état pur. Or tel est le cas du déconstructionniste, dont la démarche fondamentale consiste à faire tomber dans le champ du constructible (donc du révisable et du négociable) tout ce qui prétend ne pas en relever. Mais comment faire tomber dans ce champ le corps lui-même, lui qui paraît être par excellence un donné radicalement antérieur à toute volonté, et qui apparaît ainsi, tout à la fois, comme ce qui doit absolument être « déconstruit », et comme ce qui ne peut pas l'être ? C'est à surmonter cette difficulté cruciale que la pensée déconstructionniste va s'employer, au prix de contorsions, parfois ingénieuses, qui ne feront que dévoiler toujours davantage son essence véritable.

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XIII. La négation des pesanteurs du corps – 1. Distinction de l'habitus, de la guise et du style.

Le déconstructionniste, affirmant que les modalités du comportement humain sont construites (et donc reconstructibles), doit nier, en conséquence, que ces modalités sont déterminées, ou même seulement influencées, par la constitution physique de l'être humain. Mais que sont exactement ces « modalités » ? A propos desquelles d'entre elles le déconstructionniste dénie-t-il au corps toute véritable influence ?
Il ne contrevient pas au déconstructionnisme d'admettre que mon corps puisse influer sur mes manières d'être, si l'on entend par « manières d'être » les tournures que revêt mon comportement en ce qu'il a de plus prosaïque et de plus immédiatement empirique, qui me particularisent et me rendent reconnaissable en tant que cet individu-ci : par exemple, ma façon de marcher et de bouger, ou mon élocution. Mais ma façon de marcher est, dans le principe, sans incidence sur le
but vers lequel je me dirige, ni sur le chemin particulier par lequel je m'y rends ; de même, mon élocution est sans incidence sur le contenu et sur le sens de ce que je pense et de ce que je dis. Ces « manières d'être » échappent donc à ma volonté sans restreindre véritablement le champ d'exercice de cette dernière, puisqu'elles ne déterminent pas l'orientation de mon action ni de ma pensée : aussi l'influence du corps sur elles est-elle aussi incontestable que peu signifiante, et le déconstructionniste peut-il s'en accommoder. Mais il en va autrement si l'on entend par « manières d'être »,
quelque chose comme ma façon générale d'exister, c'est-à-dire, sinon mes habitus au sens strictement aristotélicien de ce terme, du moins le style ou l'accent selon lesquels je les mets en œuvre.
Précisons le sens de cette dernière distinction, qui vise à cerner avec exactitude le genre d'influence que le déconstructionnisme dénie au corps.

L'habitus. Comme nous l'avons déjà entrevu (cf.§§ I et VI), à la différence de l'« habitude » au sens banal du terme, l'habitus au sens strict consiste en une disposition durablement installée à penser et à agir selon certaines orientations fondamentales, et donc en vue de certains buts essentiels ; rappelons-nous que les deux exemples d'habitus donnés par Aristote, dans son traité des Catégories, sont la science et la vertu, autrement dit la disposition à penser en vue du vrai et la disposition à agir en vue du bien. Mes habitus au sens strict consistent donc dans les dispositions durables, constantes et devenues « naturelles », qui sont les miennes relativement à ces buts essentiels, que ce soit positivement (je suis orienté profondément et durablement vers le vrai et le bien, au moins comme objets de souci) ou négativement (je suis profondément et durablement installé dans la méconnaissance ou dans l'indifférence à leur égard). Le déconstructionniste nie que le corps soit la source de nos habitus ainsi entendus ; cette négation, considérée pour elle-même, ne pose pas problème, dans la mesure où elle équivaut simplement à un rejet de déterminisme biologique : ce n'est pas ma complexion physiologique qui décide de mes orientations intellectuelles et morales. Position certes discutable, mais qui s'entend, et qui n'implique point adhésion à la thèse constructionniste.

La guise et le style. Mais nos habitus, quels qu'ils soient, peuvent être mis en œuvre de bien des façons, s'actualiser sous une multitude de formes, se traduire par des investissements fort divers, sans altération de leur sens profond et de leur orientation fondamentale. Le souci du vrai peut trouver à s'exercer concrètement, entre autres, dans la recherche en physique, en biologie ou en mathématiques, dans la pratique de la philosophie ou de l'art, et, à l'intérieur de chacun de ces domaines, se consacrer par préférence à tel ou tel genre plus particulier d'objets, revêtir un aspect nettement théorique ou plutôt tourné vers la pratique, prendre ou non la forme d'une activité d'enseignement, et cela auprès d'un public d'une certaine catégorie plutôt que d'une autre, etc. De même, le souci du bien peut prendre, entre autres, la forme de l'engagement politique, judiciaire ou militaire, celle de l'assistance médicale ou du mécénat, de l'oeuvre caritative ou de la vie religieuse, de l'exercice du rôle de parent etc., se réalisant, dans chacun de ces cas, sur une échelle et selon des modes fort différents. – En cela, nous voyons s'accomplir une particularisation qui, à vrai dire, est double. D'un côté nous voyons des enjeux universels prendre des visages particuliers : le vrai et le bien (pour conserver les grands pôles suggérés par Aristote) revêtent une multitude de formes plus concrètes, que nous appellerons leurs guises, qui fondent et définissent des domaines ou genres d'activités. D'un autre côté et conjointement, nous voyons les facultés humaines universelles (le désir, la pensée, le sentiment) prendre elles aussi des tournures particulières, des manières diverses de s'exercer et de se réaliser, donnant lieu à ce que nous appellerons des styles humains, des façons particulières d'exister humainement. Guises et styles se répondent : à des fins universelles particularisées correspondent des facultés humaines universelles elles aussi particularisées.

Les styles dont nous parlons ne sont donc pas purement individuels et idiosyncrasiques. Ils consistent en des formes générales d'existence, en lien avec des orientations vers des fins elles-mêmes générales (les « guises »), susceptibles d'animer un nombre indéterminé d'individus. Ainsi par exemple : se consacrer directement à autrui dans un souci d'amélioration de ses conditions matérielles de vie, agir indirectement pour autrui en menant des recherches médicales très théoriques, travailler à produire des œuvres d'art, etc. sont autant de styles d'existence – qui, par ailleurs, peuvent être accomplis dans des « styles » personnels fort divers, ce qui est autre chose.

 

Mettant en jeu la forme générale de notre existence, le genre d'atmosphère dans lequel elle va se dérouler et le genre de tâches auxquelles elle va principalement se consacrer, le style n'est donc nullement anodin. La question de savoir si, et jusqu'à quel point, la naturevia notre corps – influe sur lui, détermine directement la question de savoir si, et jusqu'à quel point, notre façon particulière d'exister humainement est pour nous un objet de choix. Ma constitution physique, et particulièrement mon sexe, ne sont-ils pour rien dans le style d'existence qui sera le mien ? Faut-il se défaire totalement de l'idée qu'il y aurait des styles plutôt masculins ou plutôt féminins ? A ces questions le déconstructionnisme répond résolument par l'affirmative ; voyons comment d'un peu plus près.

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XIV. La négation des pesanteurs du corps – 2. Sexes, genres et styles selon le déconstructionnisme.

Selon le déconstructionnisme, si l'on voit hommes et femmes être généralement attirés par des styles d'existence différents, la cause en est uniquement « culturelle » : c'est le résultat d'une volonté qui est parvenue à modeler la sensibilité des sujets, à les orienter vers tel ou tel genre d'activité, et à leur faire croire que ces tendances sont naturelles, c'est-à-dire issues de leur constitution physique, et plus particulièrement sexuelle. En vérité, toujours selon lui, cette dernière n'induirait par elle-même aucune tendance ni prédilection particulières quant à la façon générale d'être, de vivre, de se comporter. D'où la séparation de principe instaurée – pour la première fois, semble-t-il, par J. Money – entre le sexe proprement dit, qui est une donnée naturelle, et le genre, qui est une construction culturelle : je dois à la nature d'être mâle ou femelle, mais je dois à la culture, c'est-à-dire à une certaine volonté, d'être homme ou femme. – A propos de la volonté en question, le déconstructionniste formule une revendication ; après avoir montré que le genre est construit, il réclame qu'il soit reconstruit, et indique en quel sens il doit l'être. La reconstruction doit consister en ce que mon genre ne soit plus déterminé par la volonté de « la société », elle-même façonnée par les besoins, intérêts et désirs de certains (les « dominants »), mais par ma volonté personnelle et propre, laquelle, pour sa part, consiste elle aussi en tels ou tels besoins, intérêts ou désirs, qui ne diffèrent des précédents qu'en ceci, qu'ils sont les miens. Car redisons-le : ce que le déconstructionniste déplore et veut abolir, ce n'est pas que mon être soit façonné par des envies, des désirs subjectifs – des epithumiai, pouvant aller du caprice momentané à l'appétit durable de « bien-être » – mais qu'il résulte d'envies ou de désirs étrangers. Il ne veut pas modifier la nature de la volonté à l'oeuvre (par exemple substituer une volonté comme boulesis à une volonté comme epithumia), mais seulement sa provenance (qu'elle vienne de moi, et non d'autre chose) – (cf.§X).

La position déconstructionniste peut donc admettre que mon style découle de mon genre, pourvu que mon genre, quant à lui, ne découle ni de mon sexe (si celui-ci m'est imposé par la nature) ni d'une volonté extérieure (qui me serait imposée par des « dominants », précisément en me faisant croire que mon genre découle de mon sexe), mais de ma volonté à moi. Le point central de ce dispositif est la disjonction entre le sexe d'une part, et le style d'autre part : l'alternative entre volonté étrangère et volonté propre ne vient qu'ensuite, car elle suppose que soit d'abord éliminée l'hypothèse d'une détermination (ou forte inclination) par le sexe, autrement dit par la nature. Cela va bientôt et nécessairement mettre en jeu la question de savoir ce qu'est ce « moi », qui doit pouvoir décider de tout ; mais dans l'immédiat, la question est : comment soutenir que le sexe biologique, donc le corps, n'influe en rien sur le style d'existence, tel que nous avons défini ce dernier ?


Le déconstructionnisme avance, à cet égard, deux principales thèses, ou plutôt deux nuances d'une même thèse, qui se rejoignent en une même négation du donné naturel ; exposons-les rapidement avant d'examiner les difficultés qu'elles comportent, puis ce qui les distingue radicalement d'une position classique, ou traditionnelle, sur cette même question.

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XV. Déconstruction du corps : deux nuances.

Une première forme de déconstructionnisme consiste à soutenir que le sexe lui-même n'existe pas antérieurement à, et indépendamment de la volonté. Sans aller jusqu'à nier l'existence matérielle du corps (quoique...), on nie qu'il ait par lui-même et objectivement une constitution sexuelle déterminée. Non seulement les statuts d'« homme » et de « femme » n'ont rien de naturel, mais ceux de « mâle » et de « femelle » pas davantage : la différence sexuelle physique est une « construction », quelque chose d'artificiel. La principale représentante de cette position radicale est sans doute A. Fausto-Sterling, qui va donc jusqu'à soutenir que la biologie est menteuse, non objective, construite en vue de justifier et d'assurer une domination masculine. Passons provisoirement sur le caractère logiquement problématique de cette position, qui consiste à soutenir que la masculinité (comme la féminité) n'est qu'une construction, ayant pour auteur (et pour bénéficiaire)...le masculin, celui-ci étant donc censé préexister à sa propre construction.
La seconde consiste à ne pas nier catégoriquement que le « sexe biologique » a une réalité factuelle objective, mais à affirmer qu'il n'a aucun sens intrinsèque, c'est-à-dire aucune « définition » préalable à la volonté. Quant à cette dernière, elle peut être soit celle d'une classe de dominants (elle est alors la source d'une hétéro-construction, aliénante et à défaire), soit celle de l'individu lui-même (source d'une auto-construction, expression de liberté et à respecter) : telle est la position de J. Butler – ou du moins une position qu'on peut lui prêter, car cet auteur reste dans une certaine ambiguïté sur la question de la réalité naturelle objective du corps. Ici, la négation se fait plus subtile, plus intellectuelle ; l'attention se déporte de la facticité du corps sexué vers sa représentation pour la conscience. Qu'est-ce à dire, et que signifie l'idée que le corps sexué n'a, de lui-même, aucune « définition » ? Ce dernier terme désigne, ici, ce qu'est le corps sexué, non pas dans sa réalité matérielle immédiate, mais dans ce qu'il est pour la conscience – que celle-ci soit celle de l'individu lui-même, celle des autres ou de certains autres –, ce que la conscience y attache comme signification sociale ou existentielle. La thèse ici avancée est donc que le corps sexué n'entraîne de lui-même aucune façon particulière de sentir, de désirer, de se comporter – aucun style particulier : c'est inversement le style qui va investir le corps de tel ou tel statut, telle ou telle orientation, telle ou telle signification. A l'arrière-plan se tient, comme on le voit, une certaine définition de la notion même de définition. Cette dernière n'exprime plus ce que les choses sont en elles-mêmes, mais ce qu'elles sont pour la conscience, en fonction du « cadre discursif » au travers duquel elle les appréhende [cf. entretien dans le Nouvel observateur, 5 déc. 2013, p.124] ; les choses « en elles-mêmes » ont éventuellement un certain être, mais n'ont aucun sens, celui-ci leur étant apporté entièrement de l'extérieur par la subjectivité humaine. Et à vrai dire, le peu d'être qu'on leur accorde encore est fort proche de se réduire à rien, dans la mesure où le réel est très largement réduit au « sens » – lui-même réduit au discours, lui-même réduit au désir. N'est réel que ce qui est investi de sens par une volonté désirante.

Dans cette mesure, la distinction entre les positions fausto-sterlingienne et butlerienne est bien de l'ordre de la nuance, et n'apparaît ici soulignée que par commodité, pour faire saillir deux accentuations possibles d'une même thèse. Dans les deux cas, le résultat est le même : soit que le sexe biologique n'existe pas antérieurement à la volonté, soit qu'il existe avant elle mais n'entraîne pour elle aucune conséquence significative, le style d'existence des êtres humains n'en dépend pas – et éventuellement même en décide. Peu importe, au fond, de quelle manière précise la notion de « genre » flotte entre les deux pôles du sexe et du style, se rattachant plutôt à l'un ou plutôt à l'autre. L'essentiel est que le style ne dépende, fondamentalement, de rien de naturel ou de non-construit, que ce soit par indépendance foncière à l'égard d'un couple sexe-genre maintenu soudé (le genre découle bien du sexe, mais ce dernier étant « construit », lui-même l'est également), ou en constituant l'élément maître d'un couple genre-style affranchi du sexe. Mais la rupture entre sexe et style, ainsi cherchée à tout prix, et présentée comme une percée au-delà des apparences, est-elle elle-même autre chose qu'une pure construction, effectuée au service du désir personnel subjectif, et au mépris de toute vraisemblance ?

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XVI. Difficultés de la tendance fausto-sterlingienne.

Le soupçon déconstructionniste apparaît décidément, et de plus en plus, comme méritant objectivement d'être soupçonné de consister lui-même en une construction, une machinerie artificielle élaborée en vue de satisfaire un certain désir. Ce « soupçon sur le soupçon » est d'autant plus justifié que certain(e)s déconstructionnistes en viennent, poussé(e)s par leur propre logique interne, à malmener de plus en plus la vraisemblance, et à soutenir des thèses qui, pour le simple bon sens non moins que pour le savoir scientifique, paraissent aberrantes.

Comment, tout d'abord, prendre au sérieux l'idée selon laquelle la différence sexuelle serait une invention des hommes en vue de dominer les femmes ? Comme entrevu ci-dessus (§ XV), cette proposition, telle quelle, se heurte immédiatement à une impossibilité logique : si la distinction entre hommes et femmes a été construite par des hommes, c'est donc qu'il existait des hommes avant cette construction, autrement dit naturellement, ce qui ruine la proposition. Conjointement, si c'est en tant qu'hommes que les hommes ont produit cette construction, en vue d'instaurer puis de conforter leur domination, c'est donc que le désir de domination est spécifiquement masculin ; outre que rien n'est plus douteux, cela revient à soutenir, en tout état de cause, que la présence ou l'absence de libido dominandi est directement liée à une certaine constitution physique, en vertu de laquelle l'homme serait naturellement enclin à la domination (mais non la femme), et qu'il existe donc quelque chose comme une nature masculine et une nature féminine : or tout le propos du déconstructionnisme est précisément de le nier.

Mais peut-être cette réfutation paraîtra-t-elle trop simple. Peut-être faut-il imaginer – nouveau mythe d'Aristophane – qu'il existait « à l'origine » des êtres n'étant ni mâles ni femelles, ou étant les deux à la fois, dont certains furent pris d'un désir de domination, tandis que d'autres demeuraient (Dieu sait pourquoi) exempts d'un tel désir ; ou bien, peut-être ces êtres étaient-ils tous en proie au désir de domination, ourdissant tous des stratégies pour faire triompher le leur sur celui des autres, mais n'y parvenant pas tous avec le même succès. Dans les deux cas, il en serait résulté une distinction entre dominants et dominés, ces derniers étant plus précisément, dans le premier cas, des victimes, et dans le second cas, des perdants – ce qui, à y bien penser, est fort différent, entre autres quant à la compassion qu'il y a lieu de leur accorder. Seraient ainsi devenus « hommes » les dominants, et « femmes » les dominés.

Faut-il donc comprendre que, selon certain(e)s constructionnistes, cette distinction construite de toutes pièces aurait donné naissance à une réalité physiquement effective, une différenciation sexuelle matérielle, corporelle ? Soutient-on que la volonté peut, pour ainsi dire magiquement, provoquer l'apparition de certains organes et certains modes de fonctionnement physiologiques ? On n'ose le croire, et pourtant certains propos de A. Fausto-Sterling ou de M. Wittig s'en approchent de fort près : « la sexualité est un fait somatique créé par un effet culturel », dit la première [Corps en tous genres, Paris, La Découverte, 2012, p.40] ; « Ce que l'on appelle sexe est une construction culturelle au même titre que le genre », dit la seconde [« On ne naît pas femme », in Questions féministes n°8, mai 1980, p.77]. Il est remarquable que, sur un point aussi important, règne une aussi extraordinaire ambiguïté. A s'en tenir à la lettre des propos cités, on dit, mais sans le dire vraiment, tout en le disant quand même, que certains organes physiques humains sont produits, « créés », par des représentations subjectives, des désirs, des opinions : car c'est bien du sexe, et donc du corps physique naturel, que l'on parle ici, et non du genre. On ne peut donc écarter cette interprétation radicale, qui revient à accorder à la volonté humaine un pouvoir de pure création, mis au service d'un désir de pure domination – une puissance quasi divine servant un appétit quasi diabolique.

Il est inutile d'insister sur le caractère fantasmagorique de telles vues ; demandons-nous seulement au prix de quelles contorsions l'on pourra, si on les adopte, rendre compte de la différence sexuelle qui, de fait, existe dans le monde animal, et qui s'impose à l'évidence comme une réalité physique non-construite, parfaitement naturelle, ne pouvant être imputée à aucune volonté – si ce n'est à une « volonté » schopenhauerienne, anonyme, sans visage et sans âge, qui est précisément l'âme même de la nature (cf. § II) ; et comment l'on expliquera que, chez l'être humain et chez lui seul, la différence sexuelle doive être attribuée à de tout autres causes. Il est bon, en revanche, de souligner derechef que, lorsqu'on est amené à malmener à ce point aussi bien la logique que l'expérience, il y a grande chance pour que l'on soit mû par la volonté de promouvoir un désir, plutôt que par celle de connaître et reconnaître la vérité ; aussi le soupçon grandit-il, que le déconstructionniste n'est pas quelqu'un qui se demande s'il existe une différence sexuelle naturelle, puis qui, après examen de la question, pense qu'elle n'existe pas, mais quelqu'un qui ne veut pas qu'une telle différence soit naturelle, et qui construit tant bien que mal un discours destiné à promouvoir ce refus. Ce qui est la définition même de l'idéologie, au sens précis de ce terme.

Affirmer que le sexe lui-même, et non pas seulement le genre, est une construction culturelle ou sociale, conduit tout droit à soutenir, ouvertement ou non, de telles positions aussi pittoresques qu'intenables. Pour éviter ces embarras, la seule autre possibilité est d'admettre que la différence sexuelle est bien un fait naturel, non construit, mais qu'elle n'a pas le moindre effet, par elle-même, ni sur le genre ni sur le style d'existence. Mais est-ce là une thèse réellement plus solide, et moins idéologique ?

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XVII. Difficultés de la tendance butlerienne – 1. L'être humain créateur du sens : la négation de la nature comme essence.

Que l'appartenance au sexe masculin ou au sexe féminin ne soit pas sans conséquences sur le style, c'est-à-dire sur la manière générale d'exister humainement, cela semble une évidence que nul, avant l'époque moderne, n'a songé à contester. Pour s'en tenir au plus obvie : la simple différence entre pénétrer et être pénétré, nécessairement impliquée par la conformation des organes sexuels, paraît logiquement entraîner une différence considérable dans la manière d'envisager et de vivre le rapport à autrui ; de même, pouvoir ou non être l'hôte d'une gestation semble devoir naturellement retentir, de bien des façons, sur le rapport avec soi-même, avec autrui et sans doute avec l'altérité en général. A vrai dire, ce qui serait proprement stupéfiant, c'est que de tels faits n'aient pas d'incidence significative sur la manière de ressentir les êtres, les choses et les événements, qu'ils n'influent nullement sur ce qui est susceptible d'engendrer attractions et répulsions, indifférence ou intérêt, satisfaction ou déception, etc. – autrement dit, sur ce que nous avons appelé le style (cf.§ XIII).

C'est pourtant ce que sont conduit(e)s à soutenir certain(e)s déconstructionnistes comme J. Butler : on est prêt, à la limite, à admettre l'existence naturelle et non-construite du sexe, mais l'on postule conjointement que c'est le style, et non le sexe, qui détermine le genre ; et que le style n'est lui-même déterminé que par la volonté, soit d'autrui, soit du sujet lui-même. Quant au sexe, et plus globalement quant au corps, ils n'ont de réalité véritable que dans la mesure où ils ont une « signification », un sens, et nullement en vertu de leur seule existence factuelle, immédiate et brute. Or, à y regarder de plus près, une telle position consiste en un curieux mélange d'intuition juste et de déductions fausses.

Ce qui peut et doit être regardé comme juste, c'est l'idée que le corps humain n'est pas pure facticité, pure matière qui simplement est, mais quelque chose qui signifie, qui est porteur de sens : autrement dit, quelque chose qui renvoie à de l'idéel, à des représentations – et qui, précisément en cela, est proprement humain, relevant d'un mode de réalité autre que celui des choses et des organismes simplement vivants. C'est une vérité anthropologique universelle et bien peu contestable, que l'être humain ne dissocie pas son corps de tout un ensemble d'intentions, d'attentes, d'exigences, etc. qui n'ont d'existence que pour sa conscience, son esprit ou sa pensée : le rôle dans la société et plus largement dans l'existence, la façon d'apparaître aux autres consciences, le type de lien que l'on a ou que l'on peut avoir avec autrui, etc. Mais de cela, la pensée déconstructionniste – particulièrement butlerienne – tire une conséquence aussi précipitée que fort contestable, qui en entraîne elle-même plusieurs autres.

De ce que le corps ne peut être signifiant que pour une conscience douée d'intentionnalité, on en déduit immédiatement qu'il est rendu signifiant par une instance douée d'intentionnalité (éventuellement inconsciente, si elle a la forme d'un « désir de domination »). Comme on l'a déjà entrevu (cf.§ XIV), « signification », « sens » ou « définition » sont envisagés comme étant produits par la volonté, conférés de l'extérieur à quelque chose (le corps, le sexe) qui, par soi-même, n'en aurait pas. Ici encore, la volonté est placée en posture de créatrice, mais, cette fois, de créatrice du sens, d'instance qui décide souverainement s'il y a du sens ou non, et si oui lequel. Est ainsi totalement évacuée la possibilité que le sens soit, pour l'être humain, non pas à produire mais à reconnaître, à recueillir et éventuellement à assumer – et que l'inventivité humaine ne puisse prendre réalité et signification qu'à partir de lui, après lui et d'après lui.

Au-delà de la question du statut du corps apparaît, ici, une thèse bien plus générale et de la plus grande importance : les choses, quelles qu'elles soient, n'ont pas d'essence, elles ne sont rien en elles-mêmes, ni ceci ni cela, indépendamment de ce que veut, croit ou pense la subjectivité humaine. C'est le deuxième sens de « nature », non plus seulement comme phusis mais comme ousia ou eidos, qui se trouve mis en cause, et cela de façon logique : car dans les deux cas, réalité physique ou essence, il s'agit de ce qui a sa consistance et son principe de mouvement en soi-même, et donc de ce qui, par rapport à la subjectivité humaine, se tient dans une souveraine indépendance et une irréductible antécédence. Tout comme le règne de la réalité physique, l'ordre du sens, lui aussi, s'il devait être reconnu objectif, se présenterait comme nous étant fondamentalement antérieur, toujours déjà-là – « toujours plus vieux que nous », disait C. Bruaire et toujours déjà-là ainsi. Il faudrait admettre ce qu'aucun déconstructionniste ne saurait souffrir : que nul n'est ici en position de décider, que quiconque ouvre la bouche pour dire quoi que ce soit présuppose nécessairement l'objectivité du sens – y compris si c'est pour le nier en le déclarant « construit » : car il faut bien, en particulier, que l'idée de « construction » ait un sens qui ne soit pas lui-même construit, pour que le discours déconstructionniste signifie quoi que ce soit. Le déconstructionniste doit cependant nier ou « oublier » cette évidence qui, en tant que telle, contrarie radicalement son projet. C'est pourquoi l'on voit Butler reprendre à son compte la critique nietzschéenne du langage, consistant à le démasquer comme une construction destinée à façonner le réel conformément à certains désirs et certains intérêts, via la production d'une double illusion : celle de l'existence de « substances » (les sujets et les objets), et celle de l'existence d'« actions » (les verbes) qui, distinctes de ceux-ci, en proviendraient ou s'y appliqueraient [Trouble dans le genre, trad.C.Kraus, Paris, La découverte, 1999, pp.89sq ; p.96]. Notre déconstructionniste ne s'aperçoit pas que, ce disant, elle reconnaît au langage une certaine essence, qu'elle prétend non pas construire mais découvrir ; et, pas plus que Nietzsche lui-même, elle ne s'avise que le langage est nécessairement autre chose que ce qu'elle en dit, qu'il est bel et bien un lieu d'accueil et de recueil de ce qui est, et non pas seulement une machine ou une arme produisant certains effets : car s'il n'était que cela, il serait tout simplement impossible de le dire.

Chez Butler la négation de la nature comme essence concerne tout spécialement le corps, et revient à affirmer que le sens de celui-ci est construit, produit. Cette production est alors à envisager de plus près, selon les deux modes qu'elle peut revêtir, suivant qu'elle a pour source une volonté extérieure ou la volonté de l'individu lui-même, autrement dit : selon qu'il s'agit d'hétéro-construction ou d'auto-construction (étant donc admis que, de toute façon, il ne peut s'agir que de construction, et que le but suprême ne peut être que le remplacement d'un type de construction par un autre, même si, selon le cas, le sens du mot devra être infléchi). Chacun de ces cas de figure entraîne des difficultés, qui demandent à être examinées.

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XVIII. Difficultés de la tendance butlerienne – 2. L'hétéro-construction et son origine (la « mauvaise performativité »).

Selon la logique déconstructionniste butlerienne, la création du sens du corps, quand elle a pour source une volonté extérieure, est production d'un moyen de domination : des êtres animés d'un désir de domination projettent et impriment (par « intériorisation ») sur le corps d'autrui une signification qui sert leur désir – voire projettent ce corps lui-même comme étant de fond en comble une telle signification « faite chair ».

C'est d'abord en ce sens que J. Butler reprend à son compte la notion de performativité élaborée par J. Austin [Quand dire, c'est faire, trad.G.Lane, Paris, Seuil, 1991], non sans en modifier substantiellement le sens et lui conférer un double visage : il faudra, en effet, distinguer désormais une « mauvaise » performativité, qui caractérise l'hétéro-construction, et une « bonne », constitutive de l'auto-construction. Ici, c'est donc de la mauvaise qu'il s'agit : elle consiste en la production du genre par répétition de gestes, d'attitudes qui « tissent » celui-ci peu à peu et lui donnent progressivement réalité, sous la motion d'une puissance extérieure, anonyme et contraignante – alors que, chez J. Austin, la performativité consistait, pour un sujet conscient, à proférer une parole qui réalise immédiatement ce qu'elle dit, comme dans l'exemple classique « je vous déclare mari et femme ». J. Butler transpose donc la performativité austinienne du registre de la parole à celui du comportement ; en outre elle l'étale dans le temps, en en faisant un processus itératif, là où J. Austin y voyait une action ponctuelle, unique et pour ainsi dire instantanée. Mais la vraie différence réside en ce que, à la faveur de cette transposition, la performativité devient littéralement créatrice du sens. Le « performatif » tel que l'entendait J. Austin, en effet, ne consistait nullement à produire du sens, mais à donner une réalité effective à un sens préexistant, indépendant de la volonté de l'individu. Celui qui dit « je vous déclare mari et femme » donne bien réalité, par là-même, au lien conjugal, mais il ne prétend pas décider de ce que signifie ce lien, ni même être l'auteur de la décision de l'instaurer. L'acteur performatif austinien se sait et se reconnaît « réalisateur » d'un sens universel et consciemment conçu. Avec J. Butler, le « performatif » devient production non seulement de quelque chose, mais de l'idée même de ce quelque chose : aucun sens ne préexiste à ce qui le manifeste ou l'incarne, la chose et son idée apparaissent simultanément. Et c'est bien là ce qui définit une création. Ainsi par exemple, selon J. Butler « être femme » ne signifie rien, en-dehors de l'ensemble des gestes et attitudes qui lui donnent réalité – alors que selon J. Austin, « être uni par un lien conjugal » signifie bien quelque chose indépendamment des paroles qui instaurent ce lien, et des attitudes par lesquelles il s'incarne.

Toutefois, il reste que la création de sens, dans le cas de l'hétéro-construction, relève du stratagème (conscient ou non) ; elle obéit à une logique, elle sert un objectif, et dans cette mesure elle a bien un sens situé en-dehors d'elle-même, qui la précède, la suscite et l'oriente. Consistant alors dans la mise en œuvre d'un projet (conscient ou non), et supposant une intention ou idée préalable qui va ensuite « s'appliquer » à une « matière » (autrui et son corps), elle s'apparente encore à de la démiurgie plutôt qu'à de la création, et mérite que soit conservé, pour la désigner, le terme de construction. Le problème est alors que l'on voit mal comment ne pas qualifier l'intention qui lui donne sens (le désir de domination) de naturelle ; car sinon, que faut-il dire ? Que ce désir est lui-même culturel, construit ? Mais dans ce cas, par qui ou par quoi, et pourquoi ? Et comment la source première de la construction serait-elle elle-même construite ? En outre, comment rendre compte de ce que, par hypothèse, ce désir serait présent chez certains (les « dominants »), mais absent chez d'autres (les « dominés »), sinon en invoquant des constitutions naturelles différentes ? D'où sort donc le désir de domination, censé être le principe explicatif du traitement infligé à certains par certains autres ?

Faut-il le considérer comme étant créé ex nihilo, sans rime ni raison, par ceux-là mêmes qui en seront ensuite animés ? Cela ne paraît ni possible ni sensé : pourquoi produire, en soi-même et par soi-même, un désir que, par hypothèse, l'on ne ressent pas ? Si même cela était possible, comment le serait-ce autrement que sous la motion d'un désir antérieur, « désir de désirer dominer » lui-même déjà là, et à propos duquel la même question se posera derechef ? Et comment éviter cette régression à l'infini, sinon en admettant un désir premier qui devra être reconnu naturel, soit qu'il résulte d'une certaine complexion physique, soit qu'il ne résulte de rien d'autre que lui-même ?

Faut-il donc y voir plutôt une appétition sans âge ni origine, constitutive du réel comme tel et donc insurmontable, ontologiquement antérieure à tous les êtres et les animant tous, ces derniers ne se distinguant que par la manière plus ou moins « réussie » et plus ou moins efficace dont ils l'incarnent ? Ce serait se jeter tout droit dans les griffes de Nietzsche (cf.§ VIII,2), et, d'un même mouvement, reconnaître que ce désir est au plus haut point naturel (il serait, à vrai dire, l'âme même de la nature, son sens le plus profond), et admettre que les dominés ne sont pas des victimes mais seulement des perdants – ce qui change tout.

Faut-il enfin y voir une tendance naturelle mais non invincible, qu'il serait possible et souhaitable de surmonter ? Ce serait admettre encore qu'il y a une certaine constitution naturelle de l'être humain, qui, de facto et antérieurement à tout choix de celui-ci, pèse sur la forme d'existence qui sera la sienne, le contraignant de faire avec elle – que ce soit pour s'en accommoder ou pour s'y opposer.

 

Ainsi, d'un côté, si le désir de domination est naturel, il est non-construit et donc in-déconstructible ; cela peut signifier, soit qu'il est tout-puissant, ses effets étant alors nécessaires et malaisément caractérisables comme non-naturels, ce qui ruine le principe même du déconstructionnisme en tant que théorie explicative ; soit qu'il est bien présent mais surmontable, ce qui oblige à admettre qu'il y a du naturel en l'homme, et que la seule attitude réaliste doit consister, pour l'homme, à humaniser le naturel qui est en lui, plutôt qu'à en contester l'existence : ce qui ruine le déconstructionnisme dans sa dimension remédiante et prescriptive. D'un autre côté, s'il n'est pas naturel il reste inintelligible – ou, ce qui revient au même, n'est intelligible que comme quelque chose d'auto-créé.

On s'attend logiquement à ce que cette aporie, concernant la question de l'origine, se retrouve, encore avivée et augmentée de quelques autres, à propos de l'« auto-construction ».

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XIX. Difficultés de la tendance butlerienne – 3. L'auto-construction ou le fantasme de l'auto-création (la « bonne performativité »).

Mettre à jour les ressorts cachés de l'hétéro-construction, autrement dit la façon dont nous sommes façonnés de l'extérieur jusqu'en notre identité de genre, voire de sexe, cela ne peut être qu'une étape : à ce travail négatif de désaliénation doit succéder une phase positive visant à la réalisation d'un « être-soi » libre et authentique. Or à quoi s'agit-il d'accéder, sinon à un état de choses dans lequel ce que je suis ne sera plus déterminé par une « volonté » extérieure et dominatrice, mais par ma volonté propre ? Et cette « volonté » mienne, comment aurait-elle pour contenu autre chose que mes désirs personnels, idiosyncrasiques et irrationnels, en l'absence de tout sens objectif et universel qui serait susceptible, tout à la fois, de la guider et de la remplir ? La libération ne consistera pas à devenir autonome par rapport aux désirs particuliers (que ce soit les miens ou ceux de quelqu'un ou de quelque chose d'autre), ni à convertir le désir, comme puissance universelle indéterminée, pour le réorienter vers quelque réel ou quelque vrai en soi, mais à demeurer dans l'ordre des désirs particuliers et à les suivre, pourvus seulement qu'ils soient les miens [cf.§ X]. On va retrouver l'idée de performativité, mais encore radicalisée, et transmuée en processus « bon », légitime et juste, du seul fait du changement de son origine – son contenu restant, quant à lui, de la même nature que dans l'hétéro-construction.

Quand la production du sens du corps a pour source la volonté de l'individu lui-même, elle est censée consister en une « stylisation » de soi par soi, par touches plus ou moins subtiles et répétées, à la faveur de laquelle l'individu se donne une « définition », certains contours, une certaine installation dans la permanence et dans l'être, qui demeure toutefois toujours fluide, révisable et modifiable [Trouble dans le genre, op.cit., p.265] – quelque chose comme un dessin au crayon engendrant lui-même le papier sur lequel il se dépose, ou une danse dont le danseur lui-même naît. La production de sens, ici, n'a plus la signification d'un stratagème plus ou moins conscient, qui aurait pour but la domination d'autrui : ne réalisant et ne voulant réaliser qu'elle-même, elle s'apparente bien, cette fois, à de la création plutôt qu'à de la démiurgie, et ne mérite encore d'être appelée « construction » que dans la mesure où elle est l'effet d'une volonté, non d'un processus naturel. Il s'agit bien encore de « performativité » telle que l'entend J. Butler [cf. § précédent], mais d'une performativité devenue totale, puisqu'elle est ici exercée par soi, sur soi et pour soi, dans l'indistinction de l'action, de son résultat et – nous y reviendrons – de son agent. En somme, il s'agit ni plus ni moins de viser une auto-création. Si on entend la notion de création en un sens demeurant relatif, comme c'est le cas dans le domaine de l'art, on interprétera la posture butlerienne comme relevant d'un esthétisme outrancier, sorte de dandysme généralisé faisant de l'individu le peintre ou le compositeur de lui-même [voir en complément sur ce point : Addition]. Mais si on l'entend en son sens plein et radical – tel qu'on le trouve conceptualisé par E. Lévinas ou, bien plus encore, par C. Bruaire – on verra dans cette posture une prétention littéralement théomorphique, voulant faire de l'homme un être qui se tire lui-même du néant.

Mais en quoi cette « volonté » peut-elle encore être dite mienne ? Qu'en est-il du « soi » de l'auto-construction conçue comme performative ? Dans quelle mesure est-il distinct du processus lui-même ? Et s'il l'est, est-ce en tant qu'agent, en tant que résultat, ou équivoquement les deux à la fois ? La « bonne performativité », considérée de plus près, se montre corrélative d'une conception du « soi » bien particulière, et lourde de difficultés.

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XX. Difficultés de la tendance butlérienne – 4. Le « soi » de l'auto-construction, à la fois créateur et inexistant.

D'un côté, on invoque un « soi » individuel qui doit bien avoir une certaine consistance ontologique, ou « épaisseur d'être », puisqu'il doit être l'agent de son auto-construction ; et, avant cela même, un tel « soi » individuel doit bien exister pour que soit seulement possible le passage de l'hétéro-construction à l'auto-construction. Si, en effet, il n'y a rien en l'individu qui soit et qui demeure fondamentalement irréductible à ce que l'hétéro-construction a fait de lui, alors il n'y a aucune libération possible, pour la simple raison qu'il n'y a rien à libérer ; ni aucune reconstruction ultérieure de soi à espérer, puisqu'il n'y a alors, par hypothèse, rien pour l'entreprendre. La thématique de la désaliénation, si elle doit avoir le moindre sens, impose de postuler l'existence réelle d'un « quelque chose à libérer ». Et ce « quelque chose », susceptible d'être aliéné et capable, fût-ce avec une aide extérieure, de se dégager de son aliénation, semble bien avoir nécessairement l'allure et la consistance d'un sujet substantiel. Sujet substantiel, disons-nous, car il faut bien, d'une part, que cette instance soit en discontinuité originelle avec toute caractéristique particulière, définie – tout « accident » ou toute « qualité » –, si elle doit pouvoir être débarrassée de celles qui lui avaient été imposées sans pour autant disparaître elle-même. Et sujet substantiel, car il faut bien, d'autre part, que cette instance soit principe d'animation et d'activité, si elle doit être la source des nouvelles déterminations qu'elle va ensuite se donner.

Pourtant, d'un autre côté, on refuse catégoriquement toute « métaphysique de la substance », refus qui se dédouble en 1) la négation de l'existence d'une vérité en soi, ou universelle, et 2) la négation de l'existence, en l'être humain, de la dimension du sujet, qui le rendrait apte à tendre vers une telle vérité, à la fois théoriquement et pratiquement. Si, dans l'optique butlerienne, l'identité de l'individu désaliéné est « tissée », on ne peut cependant pas dire qu'elle est l'oeuvre d'un quelconque tisserand ; le processus de tissage se réalise à travers l'individu, plutôt qu'il n'est par lui réalisé. Pourquoi tel tissage plutôt que tel autre, telles déterminations particulières, tels « dessins » : cela ne prend pas sa source dans une subjectivité effectuant des choix, et prenant des décisions, à la lumière de principes que la raison pourrait examiner, mettre à l'épreuve quant à leur vérité ou justesse intrinsèques, puis adopter ou non. Dans le processus de « production de soi », il n'y a aucun détour par autre chose que soi, aucun suspens de soi en vue de l'écoute ou de la vision d'une quelconque objectivité de ce qu'il y a à être. Il ne s'agit pas de chercher à discerner des principes ayant leur sens en eux-mêmes, puis de tenter de s'y conformer – en les visant sous telles de leurs guises et en adoptant par là soi-même tel ou tel style : il s'agit de prendre conscience de son propre ressenti, constater les aspirations qui se trouvent être à l'intérieur de soi, et – littéralement – de leur donner corps. Mon style n'est pas la manière particulière dont j'établis mon lien avec l'universel, mais seulement la manière dont j'extériorise le moi particulier que je suis. Ma « stylisation » est passage sans détour et sans réserve de moi comme « intérieur » à moi comme extérieur ; aussi son but n'est-il que l'accord avec moi-même entendu comme simple bien-être – non médiatisé par quelque accord avec une idée du bien –, adéquation entre mes manifestations (apparence, comportement, etc.) et mon « ressenti » intérieur. Bref : je n'ai pas à être autre chose que ce que je me sens être, ou que ce que je me sens l'envie d'être, j'ai seulement à l'exprimer.

Il n'y a donc pas ici de sujet comme instance singulière ayant une réalité substantielle propre, qu'il s'agirait de dégager de ses conditionnements extérieurs, pour la restaurer dans sa vocation à tendre vers un vrai et un bien universels. On retrouve Nietzsche et sa négation du sujet comme « substrat neutre », son affirmation selon laquelle « l'action est tout » et non le produit d'un agent distinct [La généalogie de la morale, I, §13 – Cf. Trouble dans le genre, op.cit., p.96] – nette préfiguration, déjà, du « performatif » – mais à une double différence près, qui montre à quel point la pensée butlérienne se leurre, en croyant que la pensée nietzschéenne est pour elle une alliée.

D'une part, alors que chez Nietzsche l'individu admet un certain au-delà de lui-même, à savoir le réel global comme « volonté de puissance », qui l'appelle en quelque façon à un dépassement de soi, l'individu butlerien n'est invité à aucun exhaussement de ce genre, mais bien plutôt à une complaisance en soi-même sans grandeur ni noblesse, ennemie de toute souffrance et donc de toute élévation – ce qui confirme sa profonde ressemblance avec le « faible » nietzschéen.

D'autre part, et contrairement à Nietzsche qui est très clair sur ce point, Butler ne voit pas que la négation du sujet revient à affirmer qu'il n'y a pas d'en-dehors de la nature, que la nature est tout, que la « performativité » telle qu'elle la conçoit correspond précisément au mode d'être fondamental de la nature : des processus sans auteur, qui se réalisent, qui ne sont rien d'autre que ce qu'ils font et ne font rien d'autre que ce qu'ils sont – à l'image de la foudre évoquée par Nietzsche. La contradiction consiste en ce que, finalement, la soi-disant création de soi par soi, censée être rendue possible par la déréalisation de tout donné naturel, se révèle indiscernable des phénomènes qui ont cours dans la nature.


L'ensemble de ces difficultés (§§ XVII–XX) justifie un peu plus encore le soupçon d'idéologie. En un sens, tout est dit, concernant l'esprit du déconstructionnisme, dans la seconde préface de Trouble dans le genre : le but est de faire en sorte que certaines catégories d'individus (les « marginaux sexuels ») puissent « vivre leur vie » sereinement [p.43 ; p.50]. Autrement dit : il s'agit de construire un discours qui soit un instrument de lutte en vue d'obtenir un certain résultat désiré (et soustrait à tout questionnement) – et aucunement de chercher ce qu'il en est, en vérité, de la présence et de la pesanteur du donné naturel en l'être humain. Ramené à l'essentiel, le raisonnement est : 1) si le genre découlait naturellement du sexe, certains individus seraient malheureux ; 2) or je ne veux pas que ces individus soient malheureux ; 3) je vais donc nier que le genre découle naturellement du sexe. La question de savoir si cela est vrai ou pas n'a tout simplement plus de sens : elle est annulée et remplacée par la question de savoir si cela aide, ou pas, à se sentir bien.

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XXI. L'individu auto-construit : un esclave tyrannique.

L'ensemble de ces contradictions débouche, toutes tendances confondues, sur un paradoxe qui les résume : l'individu, l'être humain singulier tel que le déconstructionnisme veut le faire advenir, est à la fois absolument tout-puissant et entièrement dissous.

D'un côté en effet, cet individu est pour ainsi dire dégagé de toute géographie et de toute temporalité existentielles, et par là de l'essentiel de sa finitude : il n'y a plus rien qui soit avant lui, ni au-dessus de lui, ni même devant lui.

Plus rien avant lui, car sa « volonté » propre doit être pour lui un point de départ absolu. Tout héritage et toute filiation sont d'intolérables fardeaux pour qui veut être l'auteur de soi-même : ils l'inséreraient d'avance et malgré lui en un réseau de configurations particulières non-choisies, lui imposeraient une certaine épaisseur et une certaine saveur en lui conférant le statut de fruit, et une certaine pesanteur en le chargeant de devoirs envers des personnes qui ne sont plus, et envers des choses qui dépendent de lui pour continuer d'être. – Rien de tout cela ne poserait problème, si l'on acceptait de voir, dans ce dont on hérite, autant de façons et de moyens particuliers de se hausser jusqu'à l'universel, c'est-à-dire de voir, comprendre et respecter ce qui ne dépend de personne, n'appartient à personne, et se trouve par là promis à tous ; en un mot, autant de styles [cf.§XIII]. Ainsi par exemple, la langue particulière et par moi héritée, dans laquelle je pense, n'empêche pas ma pensée d'être, le cas échéant, universellement vraie, elle est au contraire, pour moi, le moyen nécessaire du discernement et de l'expression de cette universalité. Pas davantage, et sans contradiction, cette langue héritée n'empêche que le cheminement effectué grâce à elle soit essentiellement mien, et que, loin de m'enfermer en un carcan aliénant, elle soit l'instrument et la condition de mon autonomie intellectuelle ; sans elle, je ne penserais pas plus librement : je ne penserais pas du tout.

Mais précisément, l'homme auto-constructeur n'admet rien qui soit universel, c'est-à-dire au-dessus de lui – rien qui soit vrai ou bien en soi, qui surplomberait radicalement et définitivement ses opinions et ses désirs personnels. De telles instances constitueraient, par leur existence même, une contestation de son « droit » à penser et à désirer ce qu'il veut, et même à être ce qu'il veut, dans la mesure où elles l'appelleraient à un effort indéfiniment poursuivi d'élévation au-dessus de lui-même, de réfection de ses pensées et de réorientation de ses désirs, tout cela en vue de se conformer à des exigences (logiques, morales...) dont il ne déciderait absolument pas, et dont l'intransigeance serait pour lui source de désagrément, d'inconfort, voire de souffrance. Si, comme on l'a vu, c'est le bien-être, et non le vrai ni le bien, qui doit être le but suprême, ce sont là autant d'obstacles à abolir.

Enfin, lorsqu'il ramène son regard du ciel, qu'il a ainsi vidé de tout contenu, sur ce qui l'entoure, l'homme auto-construit n'aperçoit non plus rien qui soit devant lui, rien qui se tienne par soi-même, en un vis-à-vis frontal offrant de la résistance : toute essence étant une construction, et lui-même en étant le libre constructeur, rien n'a de réalité ni de consistance autres que celles qu'il lui attribue. Bien des choses l'environnent, mais rien ne lui fait face. Son regard façonne tout, et par là-même ne rencontre rien.

Mais d'un autre côté, ainsi affranchi de ce double rempart contre l'arbitraire que forment la nature comme phusis (réalité physique) et la nature comme eidos (essence, sens), cet homme apparemment tout-puissant et délesté de finitude est, en vérité, livré sans réserve aux ressentis, pulsions, envies, impressions qui se trouvent et se forment en lui. Comment ces derniers pourraient-ils être jugés, puis soumis, par celui qui les éprouve, à la décision de les satisfaire ou de les inhiber en tout ou en partie, dans telle ou telle mesure et jusqu'à telle ou telle limite, dès lors qu'il n'y a aucune idée du vrai ni aucune idée du bien auxquelles les confronter ? Comment et pourquoi celui qui les éprouve pourrait-il en être le maître, puisque sa souveraineté consiste précisément en l'affranchissement de tout ce qui pourrait les contrarier ? Ressentis et désirs ne peuvent être que constatés, et admis inconditionnellement comme légitimes et bons, quels qu'ils soient, du simple fait de leur existence.

Au vrai, l'unique principe auquel ils puissent encore être soumis est la règle selon laquelle ceux des autres doivent pouvoir s'exprimer et se satisfaire eux aussi – et en cela consiste l'unique forme d'universalité encore admissible : l'universel comme forme totalement vide, sans contenu propre, qui ne transcende pas les désirs individuels et n'invite nullement à les dépasser, mais se borne à les encadrer et à les réguler, de façon à ce que leur côtoiement ne tourne pas au conflit général et permanent. Le simple encadrement des désirs est corrélatif du renoncement à les mettre en cause quant à leur sens même : qu'ils soient bien ce qu'ils veulent, pourvu qu'ils s'« arrêtent » là où ceux des autres « commencent » [cf. rubrique Notae § 10]. Un périmètre leur est bien fixé, mais à l'intérieur de celui-ci leur règne est absolu, et leur légitimité incontestable. Or c'est dans ce périmètre que se tient l'individu, si tant est qu'il conserve la moindre différence d'être par rapport aux epithumiai qui s'y épanouissent ; s'il s'en distingue encore, c'est au seul titre de spectateur de leur afflux et, au mieux, de répartiteur de leurs rangs, ou de metteur en scène de leurs danses.

Ainsi le renversement dialectique déjà constaté se manifeste-t-il ici encore, sous sa forme la plus nette : la double négation de la nature (comme phusis et comme eidos) conduit à faire de l'individu humain un phénomène naturel : à savoir, le point de passage et même le résultat de processus anonymes allant droit devant eux, qui se produisent, se déroulent conformément à leur logique interne propre – et en aucun cas le libre auteur de pensées et de décisions. Lorsqu'il se pense et se comporte conformément à un tel statut, l'être humain en vient logiquement à se plier à cette loi fondamentale de la nature, qui prescrit, toujours et en toutes choses, le passage immédiat de l'intérieur à l'extérieur. Dans la nature, toute cause produit aussitôt son effet, toute appétition se dirige instantanément vers son objet, dès lors qu'aucun obstacle venu du dehors ne les en empêche ; de même, l'homme auto-construit est tout naturellement enclin à l'expression et à la satisfaction immédiates des moindres « poussées » (pulsions) qui se font sentir en lui – caprices, envies, etc. : les fameuses epithumiai d'Aristote. Il se place ainsi, au pire, au niveau de l'animal, et au mieux, à celui de l'enfant, siège d'appétitions élémentaires, archaïques et souvent brutales, qu'il extériorise et cherche à satisfaire immédiatement, si nul frein imposé du dehors ne vient y faire obstacle. O. Rey y voit avec raison une conséquence majeure de l'idéologie transhumaniste [Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, p.87], mais elle découle avec tout autant de nécessité de l'idéologie déconstructionniste – et pour cause, ces deux « courants » étant, malgré certaines apparences, étroitement apparentés.

C'est donc bien, au-delà de la stricte question du genre, toute une conception de l'être humain et de l'existence humaine qui est impliquée par le déconstructionnisme. Ce dernier promeut, en particulier, une conception du rapport à soi-même et du devenir-soi, dont la spécificité ressortira avec encore plus de clarté, si on la compare brièvement avec ce que l'on peut considérer comme la manière classique d'envisager ces mêmes questions.

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XXII. Contraste : la conception classique de l'empire sur soi-même (l'éclairage de Kant) (1).

Si la déréalisation du corps, et son assignation au statut de produit de la volonté, sont si essentielles dans l'idéologie déconstructionniste, c'est parce que celle-ci voit dans la réalité substantielle du corps, dans son être-ainsi et dans son antériorité par rapport à la volonté, des obstacles au libre « épanouissement » de soi, et des facteurs d'aliénation. Telle n'était pas du tout l'opinion de l'homme classique, qui ne voyait en cela que les traits de sa condition d'être incarné, donc aussi de sa finitude, sans y voir pour autant de simples chaînes ou de simples poids.

Il s'agissait seulement, pour cet homme, d'admettre que le moi humain, toujours déjà inscrit dans l'espace, le temps et la chair, n'est pas, dans les modalités d'exercice de ses facultés essentielles, indemne des états du corps, de son fonctionnement et des éventualités qui en découlent. Des états physiques ponctuels et passagers, tels que la faim, le manque de sommeil ou la maladie, engendrent incontestablement l'apparition de certaines humeurs elles-mêmes transitoires ; comment les dispositions organiques permanentes, ou très durables, ne seraient-elles pas, pour leur part, sources de certains traits de tempérament ? Kant nous offre, en particulier à l'aide de cette dernière notion, un support clair pour comprendre comment l'homme, jusqu'à une époque très récente, concevait son rapport avec toute la dimension non-choisie de lui-même. Ainsi le philosophe allemand définit-il le tempérament comme un ensemble de manières de sentir et d'agir, qui « doit (...) être distingué d'une disposition habituelle (contractée par l'habitude), parce que cette [dernière] disposition n'a pas pour fondement des données naturelles, mais de simples causes occasionnelles », alors que « les tempéraments (...) peuvent encore avoir pour cause secrète concomitante le corporel dans l'homme » [Anthropologie du point de vue pragmatique, II, A, 2]. Comme on le voit, Kant refuse explicitement de considérer toutes nos manières d'être comme des habitus, et laisse place ici à une pesanteur du corps indépendante de toute volonté.

Cette reconnaissance du corps comme réalité porteuse d'effets non-choisis revient-elle à voir en l'homme un être aliéné ? Signifie-t-elle que le tempérament détermine la volonté humaine, en sorte que ce serait la nature qui, via le corps, déciderait du comportement de l'être humain ? Évidemment non, comme Kant le précise sans ambiguïté en rangeant le tempérament au nombre des « dons de la nature » ; ceux-ci ne décident nullement, par eux-mêmes, de l'orientation et du contenu de notre volonté, et c'est pourquoi ils ne peuvent, par eux-mêmes, rendre cette dernière ni « bonne » ni « mauvaise » [Fondements de la métaphysique des mœurs, Première section. – Et déjà Platon : p.ex. Lois, II, 661a-d.]. Ma volonté détermine le sens de ce que je fais (ce qui ne veut pas dire qu'elle le crée), mon tempérament ne met son empreinte que sur la manière dont je le fais – ce que nous avons appelé le style. Autant la première peut et doit s'affranchir de la dimension biologique, de ses états et de ses appétits, autant le second en est plus ou moins tributaire. Parmi les aspects les plus déterminants de la dimension biologique figure évidemment le sexe, ce qui conduit Kant à esquisser deux grands styles de tempéraments (ou de « caractères » au sens large du terme), le masculin et le féminin – sans pour cela remettre en question le moins du monde le statut de sujet de volonté libre, qu'ont à ses yeux l'homme et la femme [Anthropologie du point de vue pragmatique, II, B].

Remarquons, au passage, qu'à cette occasion Kant signale le désir de dominer comme caractéristique du féminin, et celui d'être dominé comme caractéristique du masculin [id.]. Laissons aux déconstructionnistes le soin de méditer sur ce point – qui devrait éveiller, à tout le moins, leur étonnement et leur intérêt. Quant à nous, nous le laisserons de côté comme étant d'importance secondaire ; car l'essentiel pour notre propos est moins de savoir qui, exactement, est animé par le désir de dominer, que de savoir si ce désir peut être lui-même dominé, et si oui, par quoi et en vue de quoi.

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XXIII. Contraste : la conception classique de l'empire sur soi-même (l'éclairage de Kant) (2).

Au-delà du corps proprement dit, de façon tout à fait générale Kant distingue avec netteté le « moi » comme sujet de volonté, d'une part, et tous les « dons » dont il se trouve pourvu – ceux de la nature et ceux de la fortune, d'autre part [Fondements de la métaphysique des mœurs, Première section]. Ces dons sont à entendre au double sens de ce qui est offert et de ce qui est imposé ; ils constituent, par leur ensemble, la dimension non-choisie de moi-même, ce que je suis malgré moi et que je le veuille ou non, sans avoir eu le loisir ni le besoin de le demander, mais aussi ce sans quoi je ne serais pas du tout : car tout être incarné est nécessairement et par définition revêtu de tels dons.

Mais que ces dons existent nécessairement, et sous telle forme déterminée avant tout consentement de l'intéressé, cela n'était pas vu par l'homme classique comme un motif fondamental de désespoir ou de protestation. Il parvenait à s'y résoudre, même quand les dons en question étaient particulièrement limités ou franchement désavantageux. Ce n'est pas seulement qu'il s'inclinait devant une fatalité invincible, faute de posséder les moyens techniques permettant de modifier ses dons selon ses souhaits – le croire serait un profond contresens, que nos modernes déconstructeurs vont sans doute se hâter de commettre – ; c'est qu'il plaçait ailleurs la teneur de son être, le sens de son honneur, de sa dignité et de sa liberté. Il se savait souverain en dépit de tout, non pas de la définition de ses dons eux-mêmes, mais de l'emploi qu'il pouvait en faire – c'est-à-dire : du choix du genre de but au service duquel il allait les employer, quels qu'ils soient.

Son souci profond était donc de nature morale ; car il pensait que c'est sur ce terrain, et sur lui uniquement, que l'homme peut et doit prétendre décider de ce qu'il est ; que seules ses décisions et ses actes moraux le définissent proprement, n'y ayant qu'eux qu'il puisse revendiquer comme absolument siens, parce qu'il n'y a que d'eux qu'il puisse dire : « de cela je suis la source ». Être fort ou faible, être très intelligent ou fort peu, être homme ou femme, etc. : cela au fond demeure circonstanciel, et n'importe pas fondamentalement : le sens de la vie n'en dépend pas. Le bien-être lui-même, rangé par Kant au nombre des « dons de la fortune » [id.], n'a de valeur que seconde et indirecte, en fonction de la place que la volonté décide de lui accorder : il ne sera une « bonne chose » que si cette place est celle d'un moyen favorisant l'exercice de la moralité [cf. Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, Introduction.]. Être juste, honnête, bon, droit : voilà la chose, voilà le but, voilà l'essentiel – et cela ne dépend pas des caractéristiques précédentes : ainsi pensait et parlait l'homme d'avant.

Avec le constructionniste d'aujourd'hui, il faut inverser cette hiérarchie, voire supprimer l'un des deux termes : à ses yeux, décider de ce qu'on est signifie avant tout, ou même uniquement, choisir ses caractéristiques physiques et/ou sociales. Quant à la question de savoir pour en faire les instruments de quoi, il est entendu que c'est au désir subjectif individuel d'y répondre, selon le critère du « se sentir bien » – le bien-être étant maintenant hissé au rang de fin en soi – assorti de la réserve « ne pas empiéter sur le se-sentir-bien d'autrui » ; et que, si une recherche est nécessaire pour découvrir cette réponse, c'est sur le mode d'une introspection psychologique, permettant à l'individu de saisir quelles sont ses « vraies » aspirations subjectives (celles qu'ils sent comme étant proprement et naturellement siennes), et non à la manière d'une réflexion soucieuse de s'en libérer pour viser, au-delà de celles-ci et bien souvent contre elles, ce qui est bon et bien en soi. Cet être étrange situe donc sa souveraineté sur lui-même beaucoup moins dans son pouvoir de devenir une femme honnête, ou un homme droit, que dans son pouvoir de choisir entre être un homme ou une femme, tout court [cf. rubrique Notae §8]. Ce qui revient à considérer comme essentielle la question du choix, par un être, de ses accidents, et comme secondaire – ou même comme privée de signification – la question de l'orientation qu'il donne à son être en sa substance même.

La dimension sexuelle, qui obnubile le déconstructionniste au point d'y voir l'un des enjeux majeurs de sa liberté, de sa dignité et de sa félicité, n'était pas essentielle selon la conception classique de l'existence – dont Kant, à sa façon et jusqu'à un certain point, peut être tenu pour un représentant. Pourtant le déconstructionniste accuse volontiers cette conception d'« essentialiser » la différence sexuelle, dans le but – comme chacun sait – de « dominer » certaines « minorités ». Il y a donc là un malentendu, révélateur et lourd de conséquences, qui mérite d'être considéré de plus près.

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XXIV. Le piège de l'« essentialisation », ou la confusion du général et de l'universel.

Si le corps sexué est bien une réalité naturelle non-choisie, et s'il influe sur le tempérament, qui va lui-même donner à l'existence un certain style, cela signifie que l'appartenance à tel sexe ne sera pas sans conséquence sur la façon d'être de l'individu, le genre d'activités qui auront sa préférence et la manière dont il les exercera. Telle est, comme on vient de le voir, la conviction de Kant – mais en outre d'une multitude d'autres penseurs, à des degrés et dans des registres divers. Est-ce à dire pour autant qu'une telle position revient à enfermer l'homme et la femme, chacun pour sa part, en des essences différentes ?

Que certains auteurs, par leurs propos, ou certaines sociétés de certaines époques, par leur organisation et leur législation, en donnent l'impression, ou même confirment qu'une telle façon de voir a effectivement existé, voire existe encore, cela n'est guère contestable. Encore convient-il de s'enquérir s'il ne s'agit pas, en cela, du gauchissement ou de la mécompréhension d'une idée vraie, plutôt que de la conséquence intrinsèquement nécessaire d'une idée fausse – à savoir : l'existence réelle et naturelle d'un corps sexué pesant sur le tempérament et sur le style. Du diagnostic sur ce point dépend directement le discernement de la nature exacte du mal, et partant, de ce qui est susceptible d'y remédier : c'est seulement dans le second cas que l'établissement, ou le rétablissement de l'« égalité » entre hommes et femmes – c'est-à-dire de leur identité d'essence – impliquera la négation de toute différence naturelle entre eux.

Or il est clair qu'affirmer la réalité de la différence sexuelle naturelle et de son influence sur le tempérament ne vaut pas affirmation d'une différence d'essence entre homme et femme – essence qui ensuite déterminerait une certaine façon d'exister –, comme les propos de Kant vus précédemment [cf.§XXII] le laissent voir nettement.

Selon ceux-ci en effet, le corps en général, et le sexe en particulier, ne sont que des causes parmi d'autres (« concomitantes ») du tempérament, et non ses causes déterminantes et suffisantes ; à quoi s'ajoute le fait, peut-être ignoré par Kant mais parfaitement compatible avec son propos, que les éléments physiologiques qui caractérisent le sexe (hormones, etc.) peuvent être, et sont effectivement, présents dans des proportions variables selon les différents individus d'un même sexe, et vont donc influer sur le tempérament dans des proportions elles-mêmes variables. Si l'on admet par ailleurs que le tempérament est nécessairement tributaire du sexe au moins pour une part – alors que Kant n'évoque à cet égard qu'une simple possibilité [cf. §XXII, passage cité de Anthropologie du point de vue pragmatique, II, A, 2] –, il en ressort a) que le corps sexué ne peut être source que de tendances, propensions ou inclinations, plus ou moins nettes et plus ou moins accentuées, susceptibles de fluctuations, et non pas de déterminations nécessaires et fixes ; et b) qu'il ne peut pas ne pas être source de telles tendances, pour autant qu'il entre nécessairement pour quelque chose dans la constitution du tempérament – point que l'on peut, ici, laisser dans une certaine indécision. De sorte que l'on est fondé à dire, ni plus, ni moins, que l'appartenance au sexe féminin ou au sexe masculin (appartenance elle-même susceptible de degrés) s'accompagne en général de la présence d'un certain tempérament – c'est-à-dire, rappelons-le : d'un certain ensemble de manières de sentir et d'agir – qui occasionnera lui-même généralement l'adoption d'un certain style.

« En général » et « généralement » : c'est bien seulement la catégorie du général, et non pas celle de l'universel, qui peut intervenir ici (et Kant ne dit pas autre chose). Comme on le sait, ou comme on devrait le savoir, ce qui est général n'a ni le caractère de la nécessité ni celui de la totalité, mais admet la contingence, l'exception, le degré ; ce qui est ou arrive en général est ce qui est ou arrive souvent, très souvent ou le plus souvent – mais non pas toujours, car autre chose peut aussi être ou arriver. La raison en est précisément que le phénomène en question ne tient pas à l'essence même de la chose ou de l'être, mais à tel ou tel de ses accidents. Est universel, en revanche, ce qui tient à l'essence elle-même, et est par suite strictement nécessaire, ne souffrant ni degré ni exception. Ce n'est donc pas « essentialiser » le caractère du féminin que de « généraliser », au sens strict de ce mot, en disant que les femmes, en général, ont telle ou telle façon de sentir et d'agir, une certaine préférence pour tel type d'activités et une certaine répugnance pour telle autre, etc. – le même raisonnement valant évidemment à propos des hommes.

En tout état de cause, c'est seulement une confusion du général et de l'universel qui peut donner au grief d'essentialisation, formulé par le déconstructionniste, une apparence de sens et de légitimité. Cette confusion entraîne l'instauration d'une alternative stricte, ou dichotomie, entre contingence absolue et nécessité rigoureuse, entre particularité pure et universalité, qui conduit à faire relever de la seconde tout ce qui ne relève pas de la première (toute généralisation est une essentialisation), et à voir dans l'éparpillement en la première l'unique façon de ne pas être « enfermé » dans la seconde (si une certaine essence ne me détermine pas de fond en comble, c'est donc que je suis un agrégat d'accidents aléatoires et de désirs idiosyncrasiques), dans l'oubli de cet ordre intermédiaire où règnent le « souvent », plutôt que le « jamais » ou le « toujours », le « la plupart » plutôt que le « tous » ou le « personne » – ordre qui est pourtant le seul vrai théâtre de l'existence, pour l'être qui est esprit incarné.

Quant à savoir quelles sont les tendances générales, ou les manières d'exister humainement (les « tempéraments »), qui sont plus spécifiquement féminines ou plus spécifiquement masculines, il n'entre pas dans notre propos actuel de chercher à le déterminer plus précisément. Il s'agit seulement, ici, de voir que de telles tendances peuvent être, à la fois et sans contradiction, reconnues comme naturelles et comme n'étant cependant pas constitutives de la nature de l'individu humain ; cela, dans la mesure où l'essence de cet être ne consiste précisément pas dans sa dimension naturelle, alors même qu'il ne saurait exister sans celle-ci.

 

Ainsi se présentent donc certaines des grandes lignes de la conception de l'être humain, contre laquelle veut « lutter » le déconstructionnisme. Ce détour a permis de confirmer, en le faisant ressortir par contraste, un des principaux traits de la conception de l'homme propre à ce dernier, que l'on peut résumer ainsi : une négation de la réalité naturelle prenant la forme d'un déni de sa pesanteur, voire de sa réalité, qui rend impossible son authentique dépassement (là où la conception « classique », en admettant la réalité de son existence et de son pouvoir, parvenait du même coup à en discerner les limites).

Revenons maintenant à l'examen direct de la conception déconstructionniste, afin de poursuivre l'élucidation de son sens et de ses conséquences. Tout à la fois pseudo-créateur et esclave véritable de lui-même – ou de ce qui en tient lieu –, l'homme auto-construit va se trouver dans une même posture paradoxale à l'égard d'autrui. C'est ce que confirme la façon à la fois très étrange et très logique dont la notion de reconnaissance doit être mobilisée et redéfinie dans le cadre de cette idéologie.

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XXV. Une reconnaissance méconnaissable – 1. Le fantasme en peine de réalité.

L'être humain doit s'auto-construire, être le décideur souverain de ce qu'il est, engendrer lui-même son genre (!) et peut-être même son sexe, comme autant d'effets de sa « stylisation » de lui-même : tel est le vœu du déconstructionnisme – lequel se manifeste ainsi, redisons-le, comme étant en vérité un constructionnisme absolu. Mais en dépit des apparences, pour parvenir à un tel résultat, le simple décret personnel et autocratique ne saurait suffire.

Rien, en effet, dans la réalité extérieure et commune, dans le « monde commun » que partagent et que voient tous les autres êtres humains, ne peut plus attester de ce que je suis, puisque c'est ma volonté seule (comme désir individuel subjectif) qui en décide. En particulier, mon corps ne permet nullement, à ceux qui le voient, d'identifier mon genre : je puis être femme, ou homme et femme à la fois (ou alternativement), ou Dieu sait quoi d'autre – certains, paraît-il, se « sentent » arbre, ou nuage... –, alors même que j'apparais, dans l'espace de la visibilité commune, avec un corps d'homme. Et de façon tout à fait générale, rien de ce qui apparaît de moi ne peut plus être rangé, ou « subsumé », sous aucune catégorie qui aurait un sens, lui aussi commun, identique par-delà la variété des opinions et des perspectives, indépendant du désir de qui que ce soit, et en particulier du mien.

Le problème est alors que ce que je suis n'étant défini que par ma volonté, cela n'est aussi un fait et une réalité que pour elle. Et si la réalité de mon être n'est telle que pour moi, selon mon point de vue subjectif sur moi-même, elle est indiscernable d'une pure velléité, d'une simple imagination ou d'une illusion, d'un pur fantasme qui n'a d'existence nulle part ailleurs que dans mon esprit. Qui ne s'est jamais rêvé en musicien virtuose, farouche aventurier, chanteuse mondialement célèbre ou championne de tennis, alors que rien de factuel ne donnait la moindre réalité, ni même la moindre vraisemblance, à de telles visions ? Mais qui contestera qu'il s'agit là de chimères, et que, bien loin qu'un simple décret « performatif » y suffise, de nombreuses conditions et médiations sont requises, pour qu'elles deviennent des réalités ? Comment donc, dans le cadre de mon auto-construction, doter mon être d'une épaisseur ontologique et d'une présence effective dans le monde, que ma seule volonté est impuissante à lui conférer ?

Évidemment pas en m'appuyant sur de quelconques données factuelles extérieures à ma volonté et antérieures à elle (ma date et mon lieu de naissance, mon ascendance généalogique ou historique, ma constitution physiologique...), qui, de leur lest, m'ancreraient dans le monde commun : le sens même de mon auto-construction implique au contraire de les récuser.

Pas non plus, et c'est à noter, par une modification de mon apparence (façon de me vêtir, de parler, etc.), ou de mon corps lui-même (traitement hormonal, opérations chirurgicales, etc.), si du moins j'entends rester fidèle aux postulats fondamentaux du déconstructionnisme : car de tels arrangements reviendraient à admettre que certaines « sensations d'être » appellent, d'elles-mêmes, certaines manifestations extérieures déterminées – par exemple, que « se sentir femme » trouve une traduction adéquate dans le fait d'avoir un corps conformé de telle façon, et pas d'une autre –, et donc qu'il y aurait un lien intrinsèque, non décrété et en un mot naturel, entre celles-ci et celles-là ; ce qui, par un nouveau biais, réintroduirait une dépendance de mon être à l'égard d'une certaine facticité indépendante de ma volonté.

Pas davantage enfin, mon être « voulu » ne deviendra réalité par un travail consistant à acquérir certaines compétences, lesquelles s'attesteraient ensuite par la réalisation de certaines tâches ou de certaines œuvres. Être musicien virtuose ou championne de tennis suppose un apprentissage, la soumission à des règles non choisies, et doit se traduire par des manifestations extérieures constatables selon des critères objectifs (interprétations de morceaux difficiles, victoires dans des compétitions, etc.). Mais la logique de l'auto-construction ne requiert rien de tel, et même s'y oppose : ce serait retomber dans les idées honnies selon lesquelles, d'une part, il ne suffit pas de vouloir être quelque chose pour l'être effectivement, et d'autre part, il existe des « essences » objectives, sources de nécessités non négociables. L'être auto-construit n'a rien à apprendre ni à prouver. Bien que sa performativité prenne la forme d'un devenir (celui d'une « stylisation » par répétition), celui-ci n'a pas le sens d'une intériorisation humble et progressive de certaines techniques ou certains principes universels, mais celui d'une extériorisation idiosyncrasique de certains désirs. Aucun détour, répétons-le, par autre chose que « soi » et sa « volonté ». Aucun critère à remplir, autre que ceux fixés par soi-même, pour avérer que l'on est bien ce qu'on prétend être.

Ne restent donc que les regards et les volontés des autres, comme seules sources possibles de confirmation de ce que l'on est bien, effectivement (et non seulement en rêve), ce que l'on veut être. C'est là le revers logique de la « performativité ontologique » dont l'être auto-construit se prévaut [cf.§XVIII]. Déjà le discours performatif « classique », ou austinien, ne pouvait réaliser vraiment ce qu'il dit que moyennant l'assentiment des autres : la phrase « je vous déclare mari et femme », en effet, n'est pas une formule magique produisant une chose ou un fait « objectivement » observables, extérieurement visibles, mais une parole instituant une réalité non-empirique, un « fait » purement intelligible n'existant que par et pour l'esprit ; elle demeurera un flatus uocis si elle est prononcée devant une assemblée qui n'est pas déjà disposée à admettre son pouvoir instituant, c'est-à-dire, aussi bien, à admettre que celui qui la profère a été lui-même institué détenteur d'un tel pouvoir – car c'est seulement dans la mesure où il est le représentant d'autre chose que lui-même, de plus grand et de plus ancien que lui (État, Église, etc.), que le proférateur est investi du pouvoir d'investir, de fonder, d'instituer. A plus forte raison, l'agir par lequel je suis censé me « construire » performativement moi-même (éventuellement à l'encontre de tout ce qu'indique ma réalité empirique) n'engendrera rien de réel, si les autres ne décident pas, eux aussi, de croire et d'admettre que ma vraie réalité consiste dans ce que ma volonté décide. Car je ne représente ici rien d'autre que ma petite personne, rien qui me soit supérieur et antérieur, qui serait auréolé d'une dignité et d'une légitimité venant gager ma prétention à modifier le réel par simple décret. En l'absence de toute instance médiatrice entre les autres et moi, mon être « construit » ne peut être investi de réalité que directement et uniquement par leur volonté ; ma dépendance à l'égard de celle-ci est d'autant plus totale que je ne puis m'appuyer sur nul sens, nulle vérité, nulle institution qui nous précéderaient et nous obligeraient eux et moi.

 

Cette nécessaire confirmation de la réalité de mon être construit, selon un usage désormais courant, reçoit le nom de « reconnaissance ». En tant qu'être auto-construit, il faut que je sois « reconnu » par les autres, pour être réellement ce que je veux être – il ne faut que cela, mais il le faut impérativement. Mais que signifie au juste une reconnaissance ainsi conçue, attendue et exigée ?

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XXVI. Une reconnaissance méconnaissable – 2. Ce que signifie « reconnaître » : le déconstructionnisme sous l'éclairage de Hegel (1).

Si ce que je suis est le résultat de mon regard sur moi-même, cela est aussi bien le résultat du regard et du vouloir des autres, dans la mesure où l'être que je me donne n'existe que par et pour la subjectivité. Formulée ainsi, la nécessité de la reconnaissance par autrui pourrait sembler conforme à la conception de cette notion telle qu'on la trouve chez Hegel, en sa Phénoménologie de l'esprit [les références renverront au premier des deux tomes de l'édition de J. Hyppolite (Aubier, 1941), noté PhG I]. Pourtant, l'idéologie déconstructionniste la détourne de son sens véritable, ou du moins, la durcit précipitamment et la force à prendre un sens qu'elle n'a peut-être pas. « Peut-être pas » : car la conception hégélienne de la reconnaissance conserve des obscurités et des ambiguïtés, qui rendent malaisée son interprétation exacte ; mais elle présente aussi des clartés qui en font un point d'appui précieux, pour faire ressortir la spécificité et les difficultés de l'optique déconstructionniste.

Il est inévitable d'entrer, ici et momentanément, dans une certaine complexité, à la fois dans les idées et dans le vocabulaire ; tentons toutefois de rester, sous ce rapport, dans les limites de ce qui est nécessaire pour notre propos.

La question dont il faut partir est celle de l'objet de la reconnaissance, car c'est lui qui va déterminer le sens de cette dernière. Le « besoin de reconnaissance » reste vague et ambigu, tant que l'on ne précise pas la nature de ce qui demande à être reconnu. Or selon Hegel, l'objet de la reconnaissance n'est autre que la présence, en l'homme, de la dimension de l'esprit. Par « esprit », entendons ici la conscience, qui permet à l'homme de penser et de vouloir autrement que selon les exigences de l'instinct naturel, et bien souvent contre elles ; c'est pourquoi Hegel parle de « négation du donné naturel » pour caractériser l'activité de l'esprit, cette négation – remarquons-le – ne consistant nullement à nier l'existence ou le poids du donné naturel, ainsi qu'il en va dans l'idéologie déconstructionniste, mais à refuser le genre d'existence qu'il prescrit, et à faire de lui un moyen plutôt qu'un maître. Alors que l'être seulement naturel, le simple être vivant (végétal, animal) est déterminé par la nature et ses lois, auxquelles il lui est impossible de désobéir, l'esprit est cette dimension de la libre intériorité, capable de se déterminer par elle-même, en fonction de soucis et de buts étrangers à la nature, voire opposés à elle. Et c'est cela qu'il s'agit pour moi de reconnaître en autrui, et pour autrui de reconnaître en moi : le statut d'un d'être qui est infiniment plus qu'une simple chose, et même infiniment plus qu'un organisme vivant si complexe soit-il [PhG I, p.152 ; p.159 ; p.162] ; autrement dit, dans le style hégélien, un être « irréductible à sa choséité ». Ce contenu n'a donc rien à voir avec un désir particulier ou avec un ressenti personnel, variable selon les individus et contingent, contrairement à ce que stipule la logique du déconstructionnisme. Il s'agit bien plutôt de la présence en moi de l'esprit et du désir considérés dans leur pure simplicité (ou universalité), en amont de toutes leurs particularisations possibles (tel désir, telle pensée, etc.). Ce qui est à reconnaître, c'est « moi », non pas en tant qu'être qui présente telle ou telle caractéristique, mais précisément au contraire, « moi » en tant qu'être autre et indépendant par rapport à toute caractéristique quelle qu'elle soit, ou comme être délié de toute détermination particulière ; et donc, aussi bien (comme le montrera toute la suite du texte hégélien), « moi » en tant que siège d'un désir infini qui est aussi désir de l'infini, désir fondamentalement orienté vers ce qui est universel et en soi – plutôt que vers tel ou tel contenu contingent, particulier, arbitrairement élu et indéfiniment variable.

De cette différence concernant l'objet de la reconnaissance, découlent au moins deux conséquences, qui confirment que le déconstructionniste peut difficilement s'autoriser de la pensée hégélienne pour soutenir son idéologie.

Premièrement, le sujet spirituel tel que le conçoit Hegel doit, pour être reconnu comme tel, se montrer tel, entrer dans la manifestation et dans la visibilité (c'est le sens même de l'idée de phénomène, du grec phainomenon : « ce qui apparaît ») pour les autres esprits ; il n'y entre qu'en se montrant effectivement autre que sa dimension naturelle, comme n'ayant pas son essence en celle-ci ; et cette monstration prend nécessairement la forme d'un acte concret, « objectif », consistant – entre autres mais par excellence – à risquer sa vie et à confirmer, par là-même, que cette dernière n'est pas l'essentiel à ses yeux [PhG I, p.159]. L'homme hégélien qui veut être reconnu ne se pose pas comme étant lui-même la source de ce qu'il prétend être, il ne crée nullement l'être qu'il veut être, mais montre seulement ce qu'il est déjà – c'est-à-dire un esprit et non une chose ou un organisme – au double sens où il le manifeste et le prouve [Id.]. Hegel insiste sur ce dernier aspect, celui de la preuve, qui est particulièrement important pour notre propos, car prouver signifie : manifester la vérité ou réalité objectives, en soi, d'un contenu – vérité ou réalité indépendantes de toute opinion ou tout désir particuliers. Comment prouve-t-on que l'on est autre chose qu'un organisme dont le but ultime est la survie, la simple continuation de soi et de son espèce ? En plaçant quelque chose au-dessus de la vie physique, et en étant prêt à perdre celle-ci en son nom. Comme on le voit, on est fort loin de la « performativité », selon laquelle il suffirait de décréter être ceci ou cela pour l'être effectivement – ne serait-ce que parce que, ce qu'il s'agit pour moi de montrer, et pour l'autre de reconnaître, c'est précisément que je ne suis ni un « ceci » ni un « cela ».

 

Le contraste est donc particulièrement saisissant, entre l'homme hégélien qui est esprit et qui le prouve en affrontant la mort, et l'être auto-construit qui « veut » être ceci ou cela, et qui réclame qu'on le considère comme tel, pour ainsi dire en le croyant sur parole. Par suite, le « combat » de ce dernier pour être « reconnu » n'a pas grand-chose à voir avec celui du précédent : l'un risquant sa vie pour confirmer son indépendance à l'égard de tout désir particulier subjectif, l'autre mettant en avant un certain désir subjectif particulier et s'agitant pour le faire valoir. Cette différence va retentir directement sur le sens même de la reconnaissance, c'est-à-dire sur le genre de rapport qu'elle entretient avec son objet, et, pour ainsi dire, le genre d'effet qu'elle a sur lui.

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XXVII. Une reconnaissance méconnaissable – 2. Ce que signifie « reconnaître » : le déconstructionnisme sous l'éclairage de Hegel (2).

Une deuxième conséquence découle de la différence entre les objets de la reconnaissance, selon que l'on se situe dans l'optique de Hegel ou dans celle du déconstructionnisme. Cette conséquence touche à la question de savoir dans quelle mesure, et en quel sens, la reconnaissance a pour effet de rendre réel ce qu'elle reconnaît. On comprend bien, en effet, que dans les deux optiques la reconnaissance est nécessaire, en ce sens que, sans elle, l'être ne sera pas vraiment ce qu'il est ; mais l'on comprend également que, l'être en question n'étant pas le même – esprit non-construit et inconstructible dans un cas, être auto-construit dans l'autre –, ce n'est pas pour la même raison qu'il a besoin d'être reconnu, et que l'apport de la reconnaissance ne saurait être le même dans les deux cas. Autrement dit et par conséquent, on s'attend à ce que, dans les deux cas, l'absence de reconnaissance entraîne pour l'être un certain manque, mais aussi à ce que ce manque ne soit pas de la même nature.

De quoi l'homme hégélien manquera-t-il donc, faute d'être reconnu ? Sera-ce, à proprement parler, de réalité ? Sur ce point, le discours de notre auteur présente une certaine ambiguïté, qui n'empêche toutefois pas d'en tirer un enseignement éclairant.

D'un côté, il n'est pas faux de dire que la reconnaissance est, chez Hegel, constitutive de la réalité même de l'être, dans la mesure où elle est requise pour que l'être passe de la certitude à la vérité, à propos de ce qu'il est [PhG I, p.158]. Faute d'être reconnue par un autre, sa dimension spirituelle – ce qu'il est de plus qu'une simple chose ou qu'un simple organisme – sera seulement pour lui l'objet d'une certitude subjective immédiate, non pas d'un savoir véritable. Or pour l'esprit, se savoir et se connaître (plutôt que seulement s'intuitionner immédiatement) ne sont pas des opérations extérieures et surajoutées, mais font partie intégrante de son être : sans elles, il n'est pas vraiment ce qu'il est. Plus précisément, sans elles l'esprit restera dans la forme d'une simple substance [PhG I, p.154 ; p.160] qui ne déploie pas son contenu, et qui, en ce sens, ne se réalise pas. On pourrait dire que l'esprit, dans ce cas, se tient bien au-delà de la simple vitalité naturelle, mais ne mène pas encore sa propre vie, une vie qui soit proprement la sienne, animée par le souci de son but propre. Dans le vocabulaire de Hegel, on dira donc que, faute d'être reconnu, l'esprit demeure encore partiellement « en soi », encore partiellement enveloppé en lui-même, « en puissance » (dirait Aristote), et non pas « pour soi », c'est-à-dire comme quelque chose de pleinement « effectif » ou pleinement réel.

Mais d'un autre côté, on ne peut pas dire que, selon Hegel, faute d'être reconnu l'esprit n'existe pas du tout, ni même qu'il existe seulement sous la forme d'une imagination ou d'un fantasme. La « réalisation » apportée par la reconnaissance consiste à faire passer, de la certitude à la vérité, ou de l'« en soi » au « pour soi », un contenu qui est bel et bien, qui est réel en tant que substance spirituelle, et qui, loin de résulter de la reconnaissance, est au contraire ce qui la précède, l'appelle et la justifie. Répétons-le : la reconnaissance a ici pour objet, non pas le fruit d'un désir ou d'un décret, mais la présence manifeste de la dimension de l'esprit en autrui – dimension non encore déployée mais d'ores et déjà présente, et dont le déploiement ne s'effectuera jamais qu'à partir d'elle-même, ce qui confirme sa consistance intrinsèque. En ce sens, la reconnaissance telle que la conçoit Hegel ne donne pas réalité à ce qu'elle reconnaît. Elle ne transforme pas une aspiration subjective en un fait effectivement réel, mais, loin de là et même à l'inverse, elle consiste à admettre la présence déjà réelle de son objet, à prendre acte d'un « fait ontologique » : en face de moi se tient un être d'esprit [PhG I, pp.155-156]. De même que celui qui reçoit la reconnaissance montre seulement ce qu'il est déjà en son essence même, de même celui qui la donne voit et admet cette essence comme exposée à sa vue, comme quelque chose qui, à tous les sens du terme, s'impose à lui (et non pas qui se propose à son entérinement). En cela, du reste, Hegel épouse le sens courant et incontestable de l'acte consistant à reconnaître. En quelque contexte qu'il intervienne, ce dernier signifie toujours : constater et avouer la présence de quelque chose qui existait antérieurement à l'aveu et au constat que l'on en fait, et sans eux. La reconnaissance, correctement comprise, ne se conçoit donc que comme seconde, voire secondaire, en ce sens qu'elle voit son objet comme n'ayant précisément pas besoin d'elle pour exister, et se voit elle-même comme venant après lui, aussi bien chronologiquement qu'ontologiquement. En elle l'aveu se redouble, pour ainsi dire, et reflue sur lui-même : non seulement elle avoue (et ne produit pas) la réalité de son objet, mais, dans le même mouvement, elle avoue aussi et nécessairement le caractère superflu de son aveu, puisque ce qu'elle voit, avoue et admet, c'est précisément l'indépendance de son objet à l'égard de toute extériorité, sa consistance intrinsèque.

 

Si donc la reconnaissance, selon Hegel, est indispensable pour que l'être d'esprit se réalise « pleinement » (« authentiquement », dit J. Hyppolite [PhG I, p.157, note 9]), elle n'en reste pas moins de l'ordre de l'aveu, ayant pour objet et pour adresse un être déjà réel en tant que substance spirituelle. Sans doute le discours hégélien laisse-t-il dans une trop grande imprécision le mode de réalité qui revient à l'être d'esprit non encore reconnu ; mais il suffit pourtant à faire saillir par contraste la position, sur ce même point, de l'idéologie déconstructionniste, qu'il nous faut maintenant considérer.

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XXVIII. Une reconnaissance méconnaissable – 2. Ce que signifie « reconnaître » : le déconstructionnisme sous l'éclairage de Hegel (3).

A cette même question (« dans quelle mesure, et en quel sens, la reconnaissance rend-elle réel ce qu'elle reconnaît ? »), l'idéologie déconstructionniste impose de donner une réponse bien différente de celle proposée par Hegel. Pour discerner le contenu et le sens de cette réponse, il faut ici encore partir de l'objet, c'est-à-dire de ce qui demande à être reconnu.

Dans l'optique de l'auto-construction, cet objet consiste en une certaine particularité, un « ceci » ou un « cela », quelque chose de déterminé, de défini. En effet, « se construire » signifie nécessairement : se donner une certaine forme, certains contours, faire de soi-même un être présentant telle ou telle caractéristique. Mais plus précisément, et comme on l'a vu, le genre de caractéristiques que l'auto-construction doit engendrer est lui-même bien particulier : il ne s'agit pas de caractéristiques morales, telles que « honnête », « juste », « fidèle », etc. [cf.§XXIII], ni même de caractéristiques « techniques » telles que « compétent », « intelligent », « habile », etc. [cf.§XXV], mais de caractéristiques qui définissent un type d'être, un genre, par exemple : un homme, une femme, un androgyne, un arbre, un nuage, etc. C'est ce contenu, quel qu'il soit, qui demande ici à être « reconnu » ; l'être auto-construit, en tant que tel, ne demande pas à être reconnu comme étant honnête, habile ou talentueux, mais comme étant un homme ou une femme etc. Et ce n'est donc pas en tant que sujet moralement défini (Kant), ni en tant que substance spirituelle simple et universelle (Hegel) qu'il requiert la reconnaissance, mais en tant que ceci ou cela relevant de telle ou telle catégorie (ou combinaison de catégories) d'être empiriquement déterminée.

En raison de la nature de ce qui est à reconnaître, la reconnaissance par autrui va alors prendre, dans la perspective de l'auto-construction, un double sens ; mais c'est le second qui, seul, correspondra pleinement à son essence.

D'un côté, s'agissant du contenu considéré dans sa particularité, celui-ci est bien à reconnaître par les autres sur le mode de l'aveu, de l'admission de ce qui est déjà, selon une reconnaissance qui correspond au sens classique (et, au moins jusqu'à certain point, hégélien) de cette notion : constater et accepter ce qui est, tel qu'il se donne. En effet, en tant qu'être auto-construit, j'attends de l'autre qu'il me dise simplement : « oui, tu es bien ce que tu dis être (ie homme, femme, arbre, nuage, etc.) ». Autrement dit, j'attends d'autrui qu'il se borne à prendre acte d'un fait indépendant de lui, d'une réalité qui se tient devant lui, à savoir : je suis ceci. De ce fait et de cette réalité, c'est moi seul qui suis l'auteur ou le « constructeur » souverain, autrui n'y est pour rien – et l'aveu qu'il n'y est pour rien fait partie intégrante, au moins implicitement, de la reconnaissance que j'attends de lui ; je ne l'invite aucunement à collaborer à l'édification de mon être, mais seulement à attester le résultat de mon auto-édification.

Mais d'un autre côté, étant donné que ce contenu (ce que je suis) ne se présente que comme une pure décision subjective, un « sentiment de soi » purement intérieur, il n'a aucune autre réalité que celle d'un fantasme, d'une imagination (ce qui n'est le cas ni de mes caractéristiques morales selon Kant, ni de mon statut d'être d'esprit selon Hegel). La seule chose réelle, ici, ou le seul fait offert à la constatation et à l'aveu d'autrui, ce n'est pas, par exemple, que je suis une femme, mais seulement ma pure affirmation ou mon pur sentiment d'en être une. Quant à en être effectivement une, c'est-à-dire quant à l'être non pas seulement à mes yeux et dans mon imagination, mais « tout court » ou « objectivement », cela va dépendre de la reconnaissance d'autrui. C'est seulement, en effet, par la décision de ce dernier de me considérer comme une femme, que j'en serai une autrement et ailleurs que dans mon esprit, et que, pour ainsi dire, mon « être-femme » cessera d'avoir l'inconsistance d'un songe. Je ne serai ce que je prétends être qu'après avoir été reconnu tel et à condition de l'avoir été. La « reconnaissance » par autrui prend donc, cette fois, un sens complètement différent de son sens classique (c'est pourquoi nous l'entourons de guillemets) : elle signifie ici une donation d'être, un octroi de réalité. Sans elle, le contenu n'est pas seulement non-vu ou non-admis, mais non-existant ou, ce qui revient au même, n'existant que de façon imaginaire. Le décret censément performatif et auto-réalisateur se révèle n'être qu'un vœu en attente de réalisation par l'extérieur : car si autrui, en le « reconnaissant », se borne à constater passivement ce que l'être auto-construit veut être, en revanche il co-produit activement le fait qu'il l'est.

Ainsi, selon la logique du déconstructionnisme (ou de l'« ultra-constructionnisme »), l'autre doit être tout à la fois le témoin docile et le procréateur efficient de mon être. De mon côté je « décide » d'être ceci ou cela, en ce sens que je sens en moi une auto-position performative de tel ou tel contenu d'être ; de son côté l'autre décide de me considérer comme étant bien ce que j'ai décidé d'être – ce qui signifie qu'il décide de faire comme si je l'étais. Et de l'addition de mon décret et de son imprimatur jaillit, pour mon être, cet ersatz d'objectivité que constitue l'« accord » de nos subjectivités : accord qui ne requiert aucun troisième terme, en lui-même consistant et en lequel nos volontés se rencontreraient – nous y reviendrons –, mais consiste seulement en la superposition de nos deux arbitraires. L'on reste ainsi entièrement dans l'ordre du fictif, tout en croyant en sortir : comme si une fiction cessait d'en être une du simple fait qu'elle est partagée, et que la réalité ne fût rien d'autre qu'un rêve fait à plusieurs.


Une telle conception de la reconnaissance n'est pas nouvelle ; on la voit à l’œuvre avant l'apparition de l'idéologie déconstructionniste proprement dite, cette dernière ne faisant que la reprendre en la systématisant. Prenons le temps d'examiner ce qui fut, sans doute, sa première apparition dans le débat public – aussi la plus spectaculaire et la plus lourde de conséquences : celle qui, au temps des débats sur la dépénalisation de l'avortement, avait pour objet et pour enjeu le statut ontologique de l'embryon humain. Il en résultera pour nous un surcroît d'éclaircissement sur le sens de la « reconnaissance » tel que, de plus en plus, l'entend l'esprit contemporain en général, et l'idéologie déconstructionniste en particulier.

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XXIX. Une reconnaissance méconnaissable – 3. Le pouvoir de « reconnaître » comme pouvoir divin d'instituer ou de destituer : un précédent fameux.

Lorsque commença à être envisagée la légalisation ou la dépénalisation de l'avortement (la suite prouva très rapidement que, dans l'esprit comme dans les faits, les deux ne faisaient qu'un), bien des arguments furent avancés pour justifier l'adoption de cette mesure ; mais tout bien considéré, un seul de ces arguments était à la hauteur de la question, car seul à porter sur l'essentiel, à savoir : le statut ontologique de l'embryon (est-il oui ou non un être humain, avec les droits afférents, ou bien un simple « amas de cellules gélatineuses » ?).

Cet argument consistait à affirmer que l'embryon ne peut être tenu pour un être humain que si ses parents – mais avant tout, voire exclusivement, sa mère – le considèrent comme tel. Selon cette perspective, qui n'a rien perdu de son actualité, c'est le regard favorable porté sur lui, le sentiment positif qu'il inspire, le désir dont il fait l'objet (« désir parental »), le choix de son inscription dans la durée (« projet parental »), qui font de l'embryon un être déjà humain et digne de respect – un être qui est infiniment plus que ce que sa complexion physique laisse voir, infiniment plus qu'un simple amas de cellules. Inversement, en l'absence de tels regard, sentiment, désir et choix, cet être se résume à sa matérialité de chose, dépourvue de dignité intrinsèque et n'imposant, par suite, aucun égard ni aucun respect particuliers. Lorsque l'on raisonne ainsi, on considère donc que la dimension de l'humanité est apportée à l'embryon de l'extérieur, qu'elle est produite, instituée par le regard d'autrui, qu'elle n'a d'existence et de réalité qu'à cette condition ; ce qui revient à placer les parents – mais tout spécialement la mère – en position de source d'une « reconnaissance » littéralement créatrice de son objet (l'embryon comme être bel et bien humain). Cette « reconnaissance » ne consiste pas à constater, admettre, avouer, mais à faire être ; ce qui le prouve, c'est qu'il suffit qu'elle fasse défaut pour que l'être en question n'existe pas : l'embryon n'aura rien d'humain si la mère ne choisit pas, ou ne décide pas, de le considérer comme tel.

Quant à la préséance de la « reconnaissance » de la mère sur celle du père, que nous venons d'évoquer, remarquons qu'elle a pour unique justification le fait que l'embryon apparaît et se développe dans son corps à elle ; ce qui, au passage, fait surgir un assez joli paradoxe : c'est un état de fait physique, une donnée factuelle vue et admise comme naturelle, non-construite, qui sont mis en avant pour justifier un pouvoir et un droit d'absolue construction, d'institution d'une réalité qui outrepasse le donné physique naturel. Car – et là est l'essentiel pour notre actuel propos – on a bien déjà, avec le principe de la « reconnaissance » maternelle, l'affirmation d'un pouvoir hétéro-constructeur de nature performative, capable de faire surgir une réalité du néant, et corrélative de l'idée que, ce que l'être est, il ne l'est qu'après la « reconnaissance » et par elle – pouvoir créateur magique ou, pour le dire plus nettement encore, divin –, en une pure inversion de la logique véritable de la reconnaissance [cf.§XXVII]. Est-ce à dire que l'être auto-construit, ayant besoin d'être « reconnu » pour devenir réellement ce qu'il veut être, se trouve par rapport à autrui, selon l'idéologie déconstructionniste, dans une position analogue à celle de l'embryon par rapport à sa mère selon l'idéologie pro-avortement ? Oui et non, mais plutôt oui – ce qui signe la profonde parenté des deux perspectives.

D'un côté, en effet, une différence apparaît bien : l'être auto-construit décide de ce qu'il veut être, c'est-à-dire du contenu ou de la définition de ce qui est à « reconnaître » (disons : son genre d'être, au sens large du terme), alors que l'embryon ne décide de rien et, pour ainsi dire, se contente d'être ce qu'il est (quoi qu'il soit). Le rôle et l'apport de la « reconnaissance » ne seront donc pas strictement les mêmes dans les deux cas. Dans le premier, celui de l'être auto-construit, la « reconnaissance » d'autrui n'apportera que l'existence brute, le pur fait d'être réel, à quelque chose qui a déjà une certaine essence ou définition, dont elle-même ne décide pas. Par rapport au résultat final, à savoir l'être doté d'une définition (ce qu'il est) et de l'existence (le fait d'être), elle n'aura donc apporté qu'une collaboration, absolument indispensable mais par elle-même incomplète et subséquente ; c'est pourquoi nous avons appelé « procréateur » celui qui lui accorde sa « reconnaissance ». Ce cas de figure ressemble au processus en deux temps que Leibniz appelait, à tort, « création », c'est-à-dire 1) conception d'une essence ou définition, et 2) ajout à cette dernière de l'existence [Monadologie, §§53-55 ; Discours de métaphysique, §14] – avec cette seule différence que les deux phases sont maintenant dévolues à deux opérateurs humains distincts, là où Leibniz les attribuait à un unique opérateur divin. Dans le second cas en revanche, celui de l'embryon, cette dernière différence s'estompe, et la « reconnaissance » maternelle se rapproche fort de la « création » divine leibnizienne, dans la mesure où la volonté de la mère apporte à la fois les deux, définition et existence : c'est cette volonté qui 1) définit l'embryon comme humain, et 2) fait que cette humanité sienne est une réalité, qui existe effectivement (et entraîne donc à son égard certains devoirs). La « reconnaissance » maternelle fait tout, quant à ce qui, en l'embryon, outrepasse le statut d'amas de cellules ; contrairement à l'être auto-construit, l'embryon ne joue lui-même aucun rôle dans la constitution de son être, ni quant à sa définition, ni quant à son existence réelle en tant qu'être conforme à celle-ci, recevant toutes deux de l'extérieur.

D'un autre côté pourtant, concernant le pouvoir créateur proprement dit, c'est-à-dire comme don de l'existence, l'on a compris que les deux « reconnaissances » sont identiques : celui qui « reconnaît » l'être auto-construit et la mère qui « reconnaît » l'embryon comme humain sont tous deux des pourvoyeurs extérieurs de réalité, des donateurs d'être. Sans eux, l'objet à « reconnaître » est soit un fantasme, soit rien du tout (dans la mesure où l'embryon n'est alors nullement humain). Le tour de force ontologique est, certes, encore plus grand dans le second cas que dans le premier ; mais précisément, qui peut le plus peut le moins : s'il est possible à l'être humain de produire intégralement un autre être que lui à partir de rien (ni définition ni existence préalables), il doit bien lui être possible, à plus forte raison, d'en co-produire un autre à partir de quelque chose (la définition que cet autre s'est lui-même donnée).

 

L'idéologie pro-avortement comportait bien déjà, à titre de composante essentielle et nécessaire, l'affirmation d'un pouvoir « hétéro-constructeur performatif », autrement dit d'un pouvoir de création. L'idéologie de l'auto-construction postule à son tour ce même pouvoir, sous une forme à peine affaiblie, mais en étant contrainte de l'attribuer à autrui plutôt qu'à l'être auto-construit lui-même : car selon l'analogie, c'est bien dans la position de l'embryon plutôt que dans celle de la mère (positions telles que les envisage l'idéologie pro-avortement), que se retrouve l'aspirant à l'auto-construction, au grand dam de son désir d'être sa propre source. Il ne s'apparente à une mère pour lui-même que par son pouvoir de forger sa propre définition ; mais il s'identifie à l'embryon par son déficit d'existence réelle, qui le condamne à recevoir celle-ci de l'extérieur – d'autrui. Voilà qui ne peut manquer de retentir sur la tonalité et sur le sens même de sa relation avec ce dernier.

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XXX. L'être auto-construit et autrui - 1. Entre tyrannie et impuissance (1).

Insistons-y, car c'est là un point essentiel : pour ne pas rester des représentations enfermées dans mon esprit, n'ayant de sens et d'existence que pour lui, les contenus de ma pensée et de ma volonté doivent reposer sur quelque chose d'autre qu'eux-mêmes et d'autre que moi. Autrement dit, ils doivent acquérir une objectivité, exister non pas simplement en moi et pour moi, mais pour ainsi dire hors de moi (littéralement : « devant » moi), comme quelque chose de distinct et de ferme, dont le sens et l'existence soient indépendants de ma subjectivité singulière. On considère classiquement que cette objectivité réside dans la conformité de ce que je pense avec ce qui est, c'est-à-dire avec une réalité consistante en elle-même : telle donnée factuelle, tel contenu intelligible logiquement nécessaire. Mais si rien n'a de réalité ni de sens que par ma décision, si rien n'est réel que parce que je le veux, ni vrai que parce que je le pense, une telle objectivité n'est plus possible et n'a plus de sens. La seule chose située hors de moi, de laquelle mes contenus de pensée et de volonté puissent recevoir consistance et confirmation, ce n'est pas ce qui est autre que toute subjectivité, mais seulement une autre subjectivité, la pensée et la volonté d'un ou plusieurs autre(s) sujet(s). Et par rapport à la conception classique de l'objectivité, le sens de l'ajustement s'inverse : pour que les produits de ma volonté deviennent autre chose que des songes, ce n'est pas à moi de rendre ma volonté conforme au vrai ou au bien, ni même de rendre le réel conforme à ma volonté, mais c'est aux volontés des autres de se rendre conformes à la mienne. L'objectivité véritable, impossible mais indispensable, n'existe plus que sous la forme d'une convergence des subjectivités, incertaine mais nécessaire ; et cette convergence doit s'obtenir par le ralliement au mien du libre-arbitre des autres.

L'être auto-construit se trouve ainsi, par rapport à autrui, dans la position d'un tyran, c'est-à-dire de quelqu'un qui impose aux autres de se conformer à ses volontés arbitraires, mais d'un tyran qui prétend exercer légitimement sa tyrannie. Il a le pouvoir souverain de décréter ce qu'il est ; il en a aussi le droit, puisqu'il n'existe aucune réalité ni aucune vérité au nom desquelles on puisse le lui interdire. Mais son légitime décret n'est rien s'il n'est avalisé par les autres ; il peut donc exiger des autres qu'ils avalisent son décret, les sommer de lui dire « oui tu es bien cela », puisqu'en s'y refusant ils contreviendraient à son droit. L'être auto-construit, en réclamant la « reconnaissance » des autres, ne sollicite pas leur bon vouloir, ne fait pas humblement appel à leur libre jugement, ne les place pas devant un choix ; il n'est pas dans l'inquiète attente d'une réponse en espérant qu'elle sera favorable à sa requête, encore moins dans la disposition à réviser sa demande en cas de refus. Loin de là, il fait sentir, par son regard et par son ton, que la seule réaction admissible est une docilité sans réserve. D'où le caractère à la fois permanent, hargneux et comminatoire des revendications des « transgenres » de toutes sortes ; d'où l'indignation de ces derniers devant la moindre réticence à leur accorder la « reconnaissance » qu'ils réclament : ils y voient une contestation de leur souveraineté auto-créatrice, une intolérable assignation à un être non choisi. Aussi sont-ils aux aguets, inspectant et surveillant tout indice de rejet ou même de simple réserve, requérant d'autrui qu'il prononce ou réitère la confirmation de l'être qu'ils se sont construits, selon le principe d'une véritable procréation continuée.

Mais plus profondément, hargne et impatience prennent ici leur source dans le sentiment, qui habite sourdement l'être auto-construit, de l'absolue dépendance de son être à l'égard du regard d'autrui. Dans la mesure où c'est la réalité même de mon être – et non seulement son admission ou son approbation – qui doit résulter de ma « reconnaissance » par autrui, ce dernier, pour ainsi dire, tient entre ses mains mon pouvoir souverain d'être ce que je veux. Il peut faire obstacle à mon pouvoir et à mon droit absolus, et par là me force à sentir le caractère illusoire de ma toute-puissance, contredit et nie ma prétention à être ma propre source. Impossible pour moi d'être indifférent à ses regards et jugements, de les prendre avec ironie ou légèreté, car j'en dépends en mon être même. D'où l'absence, en régime d'idéologie déconstructionniste, de toute trace d'humour ; pas question de plaisanter, de moquer même gentiment celui qui, pourtant, prête à rire en prétendant être ce qu'il n'est visiblement pas – une femme, un arbre ou un nuage : l'affaire est infiniment sérieuse, l'atmosphère ne peut être que lourde et crispée, car c'est le statut ontologique lui-même, le tréfonds de l'être et le sens ultime de son existence qui sont en jeu. Et ils le sont, pour ainsi dire, à chaque instant et à l'égard de tous : en tant qu'être auto-construit, j'ai besoin de l'unanimité, cet ersatz d'universalité qui, seul, peut faire de la convergence des subjectivités un bon ersatz d'objectivité. Tout refus explicite de « reconnaissance » pourra suffire à réveiller en moi la conscience de mon impuissance ontologique.

 

Mais en raison de ce qui ici est attendu, et de la façon dont cela est attendu, le rapport avec autrui va revêtir une tonalité et une gravité plus profondes encore, et plus dangereuses, que celles qui viennent d'être évoquées.

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XXXI. L'être auto-construit et autrui – 2. Entre tyrannie et impuissance (2).

On vient de le voir, un remarquable retournement a lieu ici encore : mon aspiration à être l'auteur unique et souverain de mon être me conduit à donner au premier venu le pouvoir d'annuler celui-ci d'un mot, d'un regard, d'un sourire. Je ne puis me poser en auto-constructeur performatif de moi-même sans du même coup doter autrui, à mon égard, d'une puissance hétéro-destructrice elle aussi performative : cet être mien que mon affirmation fait surgir du néant, la non-confirmation d'autrui suffit à l'y replonger, ou du moins à le maintenir dans les limbes. Du point de vue de ma capacité à décider de ce que je suis, me voilà donc, par un étrange sortilège, revenu à mon point de départ (c'est-à-dire « aliéné ») – ou peut-être même en-deçà de celui-ci.

Certes l'extérieur, sous les espèces d'autrui, n'a plus sur moi qu'un pouvoir négatif, celui de faire échec à mon auto-façonnement ; il a perdu celui, positif, de me façonner lui-même. Mais le résultat est qu'à nouveau, je ne puis être que ce qu'il veut bien que je sois. Son emprise ne requiert même plus dissimulation ni stratagème pouvant toujours être déjoués : c'est au grand jour et sans rien faire, par simple abstention, qu'il peut sur mon être apposer son veto. Pire : tant que j'étais victime de son hétéro-construction, la condition fondamentale de ma libération était en moi ; l'autre n'était fort que de ma faiblesse, de mon inconscience ou de ma docilité, et il dépendait de moi, plutôt que de lui, que ces dernières perdurassent. Mais maintenant que j'ai un besoin vital de sa « reconnaissance », la situation est inversée : une condition fondamentale de mon auto-construction a son siège en lui, ne tient qu'à lui, et c'est à mon tour de voir la réalisation de ma volonté suspendue à une extériorité sur laquelle je n'ai pas de prise certaine. On m'imposait un joug qu'il ne m'était pas impossible de secouer ; il me faut maintenant un adoubement qu'il m'est impossible de forcer : j'ai troqué une forme de dépendance contre une autre, plus radicale encore.

Cette radicalité doit toutefois être modulée, selon qu'autrui est (ou se croit) auto-construit lui aussi, ou qu'il est (ou se croit) doté d'une dimension naturelle – au double sens de physique et d'essentielle – non construite, à l'image de « l'homme classique » dont nous avons précédemment esquissé la figure [cf.§§ XXII-XXIV].

Dans le premier cas, celui d'une relation entre êtres auto-construits (ou croyant l'être), les protagonistes sont dans la même situation ontologique fondamentale, si bien que la dépendance est égale et réciproque. L'autre a tout intérêt à me « reconnaître » comme étant bien ce que je veux être, afin que je lui rende la pareille ; en outre et de toute façon, par hypothèse autrui entérine, tout comme moi, le principe même de l'auto-construction : il ne conteste a priori ni ma capacité ni mon droit de m'auto-construire. Il y a là le principe d'une « communauté », cimentée par le déficit de réalité dont souffre constitutivement chacun de ses membres, et par le besoin d'y remédier. – On pressent que, dans une telle société où chacun est le procréateur permanent et nécessaire de l'autre, doivent régner un climat et des sentiments bien particuliers ; mais remettons-en la déduction à plus tard, pour concentrer notre attention sur le cas de figure qui nous intéresse plus spécialement ici.

Dans le second cas de figure, en effet, existe une dissymétrie originelle, en raison de la disparité des situations ontologiques : auto-construction d'un côté, constitution naturelle de l'autre (c'est-à-dire conformation physiologique et essence non construites). Cette fois, les besoins respectifs de l'un à l'égard de l'autre n'ont ni le même sens, ni la même profondeur. En tant qu'être auto-construit, je dépends quant à mon être même d'un autre qui, pour sa part, n'a pas la même dépendance envers moi : pourvu d'un corps dont les caractéristiques ne doivent rien à la volonté de quiconque, doté d'une intériorité substantielle que ni la nature, ni les autres, ni lui-même ne sauraient créer, il n'a à attendre de moi qu'une reconnaissance « normale » ou « classique », c'est-à-dire qui le constate et l'admet sans nullement le produire. Autrement dit, lui n'a pas besoin de moi pour être ce qu'il est ; il ne sent pas la réalité même de son être suspendue à une volonté, que ce soit la sienne ou celle des autres. En particulier et par exemple, il sait en toute certitude, et sans besoin de mon aveu, quel est son sexe, car il peut s'appuyer, pour le savoir, sur une réalité physique factuelle qui est ce qu'elle est, en elle-même et par elle-même. Si même, d'aventure, ses désirs et son comportement sexuels diffèrent de ceux auxquels sa physiologie naturelle semble le vouer, ce comportement et ces désirs ne sont pas, à ses propres yeux, les résultats d'une volonté créatrice de sa part. Étrangère à la logique de la « performativité », une personne homosexuelle ou bisexuelle peut bien avoir besoin d'être reconnue dans sa dignité d'être humain, c'est-à-dire comme un être précisément irréductible à son comportement sexuel ; mais elle n'a nul besoin d'être « reconnue » comme homosexuelle ou comme bisexuelle pour l'être effectivement : cela elle l'est, elle sait qu'elle l'est – et tout au plus peut-elle ressentir le besoin que les autres, via un « coming out », le sachent aussi. Mais c'est là une démarche d'une tout autre nature que celle de l'être auto-construit ; car une chose est d'informer les autres de mon orientation sexuelle, en leur demandant d'admettre que celle-ci ne met pas en jeu la substance même de mon être, une autre est de les sommer d'admettre que la substance même de mon être est en jeu dans mon orientation sexuelle, et qu'elle est déterminée par ma pure volonté subjective.

 

La question se pose alors, de savoir comment l'être se voulant auto-construit peut envisager son rapport avec autrui, lorsque ce dernier lui refuse sa « reconnaissance », voire conteste le principe même de l'auto-construction. Que puis-je faire d'un autre qui dispose sur moi d'un pouvoir quasi absolu – en ce sens qu'il peut m'empêcher d'être ce que je veux –, et sur qui je ne dispose pas d'un pouvoir équivalent ? On le pressent : ce pouvoir exorbitant d'autrui, qu'il ne tient que de moi, mais qu'il m'est impossible de ne pas lui donner, a de quoi me le rendre haïssable, s'il me refuse la « reconnaissance » que j'en attends, et tout juste tolérable s'il me l'accorde, dans la mesure où c'est lui qui en décide, et non moi – et où, par conséquent, il peut à tout instant me la retirer.

Sans doute y avait-il déjà beaucoup de cela, fût-ce involontairement, dans le mot fameux de Sartre dans Huis-clos (« L'enfer, c'est les autres ») : mot jailli d'une pensée qui, déjà, voulait que chaque homme fût lui-même et lui seul le créateur de son essence...

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XXXII. L'être auto-construit et autrui. – 3. Un double glissement de terrain : du vrai au « bien » et du « bien » au bien-être.

Pour tenter de comprendre ce que peut être, selon la logique déconstructionniste, le sort réservé à autrui, lorsque ce dernier refuse de s'inscrire dans cette même logique, il faut encore souligner le cadre fondamental de la situation dont il s'agit. Ce cadre n'est pas celui d'un dialogue, et le différend n'est pas un désaccord au sens habituel de ce terme, et cela parce que ce ne sont pas des idées qui se heurtent ici. Si je suis un être auto-construit en attente de « reconnaissance », mon propos n'est pas d'obtenir de l'autre (qui, de son côté, est ou se croit non-construit) qu'il partage mon opinion sur telle ou telle question, ni qu'il m'aide à vérifier la justesse de cette opinion, mais qu'il donne satisfaction à ma « volonté », mon désir, mon exigence. Encore cette exigence ne porte-t-elle pas sur un objet – par exemple, une chose précise qu'autrui devrait me donner, ou une certaine action qu'autrui devrait s'engager à effectuer – mais concerne la définition de mon être, et plus précisément : mon pouvoir de créer moi-même cette définition. Or, quant à ce pouvoir, la question n'est pas pour moi de savoir s'il existe réellement, si c'est là quelque chose de possible en soi ; mon but n'est pas de tenter de comprendre, au moyen d'une commune réflexion théorique, ce qu'il en est, réellement, du pouvoir qu'a un être sur lui-même. Sur ce point comme de façon générale, il faut le répéter, l'être auto-construit ne se place pas sur le terrain de la vérité, notion qui n'a pour lui à proprement parler aucun sens. Lorsque, devant les autres, il prétend être ce qu'il a décidé d'être, il ne soutient pas une certaine thèse (même si sa posture, de fait, en suppose bien une) : il revendique un certain droit. En toute rigueur il ne pense pas qu'il peut décider de son être, il le veut ; et ce qu'il pense, c'est qu'il a droit à la réalisation de cette volonté. Par suite, celui qui ne le « reconnaît » pas, alors que sa « reconnaissance » est précisément une condition de cette réalisation, celui-là ne commet pas, à ses yeux, une erreur, mais une injustice ; il ne fait pas preuve d'un manque de discernement, mais de mauvaise volonté, voire de volonté mauvaise. Cela, on s'en doute, est appelé à retentir directement sur la manière de le traiter.

Par rapport à la logique du dialogue, on assiste donc ici à un premier glissement, en direction du terrain du droit : l'on passe, avec l'être se voulant auto-construit, de la recherche du vrai à la réclamation d'un dû. C'est bien principalement sur ce terrain, du reste, que nous voyons œuvrer les partisans du déconstructionnisme, qu'il s'agisse de droit positif ou de droit moral : « luttes » pour la modification de telle ou telle loi juridique ou de tel article de règlement (à l'école, en entreprise, etc.), profération d'anathèmes et/ou distillation de commandements « éthiques » via des médias, colloques, « stages », etc. Non pas qu'ils désertent absolument le terrain des idées et des thèses à propos de ce qui est vrai ou non : comme on l'a vu, il y a bien de purs intellectuels du déconstructionnisme ; mais c'est que les positions qu'ils soutiennent ont pour résultat – et d'abord pour but – de délester les idées de toute consistance, de tout pouvoir d'accès à une vérité en soi, universelle, et par suite de toute importance véritable. Selon le déconstructionnisme – qui, en cela, rejoint bien Nietzsche –, la seule vérité, à propos des idées, est qu'elles ne valent que ce que valent les volontés dont elles sont seulement les reflets. Se demander si elles sont vraies devient alors absurde, car une volonté n'est ni vraie ni fausse, mais bonne ou mauvaise, bien ou mal orientée – en un mot, conforme ou non à ce qui est bien.

Si ce « bien » était lui-même un contenu intelligible universel, ayant un sens en soi, comme l'ont cru des légions de grands philosophes ou de grands théologiens au moins depuis Platon, un lien serait maintenu avec l'ordre du vrai, et il serait encore possible de discuter, d'avancer ou de critiquer des thèses, et donc de reconnaître autrui comme un interlocuteur. Mais il n'en va pas ainsi selon le déconstructionniste : car le « bien » au nom duquel il prononce tous ses jugements et exprime toutes ses revendications n'est que le bien-être, le se-sentir-bien, le ne-pas-souffrir. C'est là un second glissement – ou plus exactement, le premier glissement qui, en vérité, éclaire et entraîne le précédent. En effet le passage du terrain de la vérité à celui du droit n'équivaut à une sortie, à un rejet et à un abandon, que dans la mesure où le terrain du droit a lui-même été préalablement perverti pour glisser vers celui de la seule sensibilité. La question de savoir ce qui est juste cesse d'avoir tout rapport avec la question de savoir ce qui est vrai, si et seulement si ce qui est juste est défini fondamentalement comme ce qui permet de se sentir bien et de ne pas souffrir : car, de ce qui procure bien-être ou mal-être, l'individu pris dans sa singularité idiosyncrasique est le seul juge, si bien qu'il n'y a plus là aucune vérité indépendante du ressenti personnel. Selon cette logique, je n'ai donc pas à discuter avec les autres pour tenter de comprendre ce qui est bien ou bon en soi, puis d'y conformer mes désirs et mes actes, j'ai seulement à sentir et à exprimer ce qui me donne satisfaction – en respectant la clause du non-empiètement sur le se-sentir-bien des autres ; c'est cela, le « bien », et cela seulement.

 

Pourquoi, au fond, s'imposer cette dernière clause : la question, laissée totalement impensée, reste en suspens [cf. rubrique Notae §10]. Toujours est-il que le double glissement qui vient d'être exposé va retentir directement sur la question de savoir comment traiter autrui en général, c’est-à-dire 1) le récalcitrant, celui qui refuse de « reconnaître » l'être auto-construit, ou qui ne le « reconnaît » qu’en refusant d’adopter lui-même la logique de l’auto-construction ; et 2) l’autre auto-construit, qui épouse pour lui-même cette logique, et accorde sa « reconnaissance » à celui qui l’épouse et la pratique lui aussi.

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XXXIII. Que faire du récalcitrant ? – 1. Persuasion.

On l'a compris : il n'y a, avec l'être non-construit récalcitrant, aucune discussion possible. En tant qu'être auto-construit qui décrète être ceci ou cela – homme, femme, « fluide », arbre, nuage... – je suis dans l'incapacité d'argumenter pour établir que je le suis effectivement, puisque cet être que je revendique consiste entièrement en un sentiment d'être ou un désir d'être, incommunicable (il est purement mien et nul que moi ne peut l'éprouver) et indémontrable (car indépendant de toute monstration ou manifestation, cf.§ XXV). Je puis seulement assurer, affirmer qu'il y a bien en moi un tel ressenti, et attendre de l'autre que, d'une part, il me croie sur ce point, et que d'autre part il accède à mon désir de faire coïncider mon sentiment d'être et mon être réel. Quant au premier point, rien d'extraordinaire ni de problématique, car il est conforme à l'essence d'un ressenti que sa présence ne puisse être que crue sur parole par les autres. Mais quant au second point, il s'agit de tout autre chose : cette fois, et que l'on en soit conscient ou non, on attend d'autrui qu'il admette une certaine thèse à propos de ce que signifie « être » (on est ce que l'on se sent le désir d'être) ; or cela, par nature, peut et doit être discuté, mis à l'épreuve de la pensée, argumenté – mais cela non plus, cela surtout, l'être auto-construit n'entend pas qu'on le discute. Là se tient la cause profonde de l'incommunicabilité entre l'être se voulant auto-construit et ceux qui nient qu'on puisse et qu'on doive l'être : le premier demande au second de s'abstenir de penser, là où il est possible et nécessaire de le faire ; de ne pas discuter ce qui, pourtant, relève bel et bien du discutable (quelle question, à vrai dire, appelle davantage la discussion que celle-ci : que signifie « être »?).

Dès lors, la relation ne peut prendre, semble-t-il, que deux principales tournures : soit tenter d'amener l'autre à composition malgré tout, en le persuadant de modifier sa réponse et d'accorder la « reconnaissance » qu'on attend de lui ; soit faire en sorte de pouvoir se passer de sa « reconnaissance », et neutraliser ainsi le pouvoir hétéro-destructeur qui est le sien. Mais dans les deux cas, remarquons-le, un changement fondamental d'attitude est requis de la part de l'être en auto-construction : il lui faut abandonner la logique de la performativité et ce qu'elle comporte de quasiment magique, pour, littéralement, se mettre au travail, entrer dans la médiation, lutter contre ce qu'il est bien forcé de reconnaître comme une réalité extérieure résistante – la seule qu'il ne puisse nier, ni faire disparaître par décret, ni contourner pour éviter de lui faire face : une volonté autre, qui détient quelque chose dont il a vitalement besoin.

Dans le premier cas, celui d'une tentative de persuasion, l'on doit nécessairement s'adresser non pas à la raison d'autrui, mais à sa seule sensibilité, dans le but de l'émouvoir, et le cas échéant de lui donner mauvaise conscience. Le signal ou stimulus à envoyer – car c'est bien de cela qu'il s'agit – est, sans surprise, semblable à celui dont use le « faible » nietzschéen en direction du « fort » : en me refusant ta « reconnaissance », tu me fais souffrir, tu es pour moi un bourreau, tu es méchant, alors qu'il te suffirait d'un mot pour me contenter. Une telle stratégie se traduit par un mélange d'exhibitionnisme de la douleur plus ou moins spectaculaire, et de chantage affectif plus ou moins virulent, qui vise dans tous les cas, pour l'être auto-construit, à rendre autrui responsable de sa souffrance, et lui imposer l'inconfort de devoir assumer un rôle de briseur de rêve, de pourvoyeur d'angoisse et de mal-être. Rôle d'autant plus difficile à assumer, et inconfort qui confine d'autant plus à la torture, que le bien-être est considéré comme but ultime de l'existence par une fraction de plus en plus large d'une société, d'une civilisation ou du monde en général : car le règne croissant de cette vision de l'existence conduit logiquement à voir, dans le fait de blesser la sensibilité, le crime par excellence, le nouveau et paradoxal péché contre l'esprit, de tous le plus inexpiable. Par suite, comment autrui résistera-t-il à l'injonction de « reconnaître » l'être auto-construit, si aberrante qu'elle lui paraisse, dès lors que, comme c'est souvent le cas, il est lui-même imbu de l'idée que le bien-être est le souverain bien ? Il ne le pourra, et il le sent, qu'au prix d'une certaine trahison de sa propre foi. Et si, en dépit d'une pression ambiante toujours plus forte, il refuse de considérer le bien-être comme le souverain bien, quelle force ne lui faudra-t-il pas cependant, pour endosser une attitude le désignant à la détestation générale de ses semblables ? Il est moins facile, en effet, de garder sa sensibilité indemne des anathèmes du monde, que de contester par la pensée la justesse de leurs motifs. Et c'est précisément ce sur quoi jouent les promoteurs de l'auto-construction.

Aussi, pour ces derniers, foin des raisonnements qui conduiraient à comprendre que la souffrance, considérée purement en elle-même, ne prouve rien, que ce qui fait mal n'est pas nécessairement mal, pas plus que ce qui procure du bien-être n'est nécessairement bien, et donc que causer du mal-être à autrui est parfois ce que l'on a de mieux à faire pour lui, comme le soutenait par exemple Sénèque (cf. De beneficiis, II, XIV). Il faudrait, pour l'entendre, admettre qu'il y a quelque chose au-dessus du bien-être, d'infiniment plus précieux que lui, à quoi celui-ci peut et doit être sacrifié le cas échéant, surtout lorsqu'il est lié à des réclamations faites sous le coup d'une « fièvre » (id.) aussi violente que passagère, ce qui n'est pas rare chez ceux et celles qui désirent s'auto-construire. Or cela va frontalement à l'encontre de l'idéologie déconstructionniste et – point essentiel sur lequel nous aurons à revenir – de l'idéologie du monde moderne en général.

Une tentative de persuasion, entreprise en direction d'un non-construit récalcitrant, revient donc à réclamer de lui qu'il réagisse en fonction de ce qu'il ressent plutôt que de ce qu'il pense ; autrement dit, qu'il déserte le terrain de la raison et rejoigne son quémandeur sur celui de la sensibilité, voire de la sensiblerie, entérinant la primauté absolue du bien-être sur tout autre genre de principe ou de but. Bien que souvent redoutablement efficace, cette stratégie a le défaut de laisser son succès dépendre, en dernière instance, de la décision de sa cible. En cas de « mauvaise volonté » persistante de cette dernière, il faut donc procéder autrement.

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XXXIV. Que faire du récalcitrant ? – 2. Suppression : sa nécessité et son sens.

Celui qui refuse obstinément le double rôle de témoin et de procréateur de l'être auto-construit devient par là-même, pour ce dernier, un obstacle. Même minoritaire, même quantitativement résiduel, le récalcitrant empêche la « reconnaissance » d'être unanime, et donc l'auto-construction d'être pleinement réelle. Dès lors, en effet, que la réalité n'a plus pour critère que la convergence des volontés subjectives, la densité de celle-là se trouve indexée sur l'ampleur de celle-ci [cf.§ XXVIII] : autant de « reconnaissances », autant de réalité. Selon cette logique, n'est donc réellement réel que ce sur quoi toutes les volontés s'accordent ; une unique volonté discordante suffit à rendre le réel moins réel – et, par là, à révéler sa fondamentale in-con-sistance, c'est-à-dire : son incapacité à se tenir par lui-même dans l'être, son statut de construction artificielle et subjective, de bricolage dont les éléments, littéralement, « ne (se) tiennent pas ensemble ».

En outre, autant le récalcitrant, par sa seule existence, rend perceptible et pour ainsi dire provoque, à tous les sens de ce terme, l'irréalité du « construit », autant il apparaît et s'impose aux yeux de ce dernier comme étant, lui, un être bien réel, un représentant et un vestige de cette réalité en soi que l'idéologie déconstructionniste déteste et entend annuler. Il s'impose même à lui comme l'ultime et irrécusable visage du réel. Car lorsqu'il est en présence d'une volonté récalcitrante, l'être auto-construit (ou aspirant à s'auto-construire) fait l'épreuve d'un quelque chose qui est, qui se tient devant lui, quelque chose qui est de l'ordre du fait ou de la donnée, qu'il rencontre sur le chemin de son auto-construction, qu'il ne peut d'abord que constater et non pas façonner par sa seule volonté, et dont il ne peut pas non plus se détourner simplement, en le négligeant ou en l'ignorant, puisqu'il a vitalement besoin de ce que lui seul peut donner (la « reconnaissance ») [cf.§ XXVIII]. Avec le récalcitrant quelque chose est là devant moi, qui a con-sistance et offre ré-sistance. Et sa résistance est essentielle, radicale, consistant en un pouvoir de détruire mon pouvoir de me construire : pouvoir à la puissance supérieure, ou « super-pouvoir », dont je suis contraint d'admettre qu'il le possède effectivement – et qui plus est, qu'il ne le possède que parce que j'ai été contraint de le lui donner, en vertu de l'inexorable logique de ma propre posture (celle de l'auto-construction). Or con-sistance et ré-sistance sont les traits distinctifs du véritable réellement réel, c'est-à-dire de ce qui ne se laisse pas construire mais seulement rencontrer. Et n'est rencontré que ce qui d'abord vient à l'encontre, non pas nécessairement avec hostilité, mais comme ce contre quoi viennent buter regard et mouvement provenant de l'extérieur, les contraignant à s'arrêter et à faire avec – selon un « faire » qui ne peut plus être seulement performatif. Tel est le cas du récalcitrant, qui, par son opiniâtreté, ré-siste et per-siste.

Ainsi, l'existence même de ce dernier impose, à l'être auto-construit, une double et doublement détestable révélation : celle de la présence d'un réellement réel per-sistant en-dehors de lui, et celle de l'irréalité de l'être qu'il a construit au-dedans de lui – c'est-à-dire exactement l'inverse de ce à quoi il aspire. Pour cette double raison, il est vital pour lui que le récalcitrant disparaisse. Cette disparition aura nécessairement le sens général d'une suppression du pouvoir hétéro-destructeur qui est le sien, suppression susceptible de prendre plusieurs formes plus ou moins radicales. Tentons d'abord de préciser ce sens, puis d’envisager ces formes.

Sens général. Comment ôter au récalcitrant son pouvoir hétéro-destructeur sans me retirer à moi-même mon pouvoir d'auto-construction, s'il est vrai qu'il en est le corollaire strictement inévitable [cf.§XXVIII et §XXX] ? Comment mettre la réalité de mon être à l'abri du jugement d'autrui, sinon en la faisant reposer sur quelque chose d'objectif, indépendant de toute « volonté », c'est-à-dire en tournant le dos à l'idéologie déconstructionniste ? Inversement, comment rester fidèle à cette idéologie, autrement qu'en demeurant tributaire d'une « reconnaissance » unanime, que je puis tenter de provoquer mais que je suis impuissant à forcer, et faute de laquelle mon être restera grevé d'une dose plus ou moins grande d'irréalité ? La logique, ici, semble implacable, et laisse déjà présager une inquiétante issue.

Pour ôter au récalcitrant son pouvoir hétéro-destructeur sans rien perdre, quant à soi, de son propre pouvoir auto-constructeur, il faut l'exclure de l'ensemble des êtres dont la « reconnaissance » est requise. Dans cette mesure et à cette condition, l'unanimité sera préservée, comme totalité sans exception des êtres dont le jugement compte. Il s'agit, autrement dit, de redessiner l'ensemble par rapport auquel l'unanimité, notion par essence relative, est définie. Contrairement, en effet, à celle d'universalité, la notion d'unanimité est seulement descriptive, empirique ; elle consiste seulement en ce que, de fait (et non pas en droit, ou nécessairement), tous les éléments d'un certain ensemble présentent une même caractéristique. Par suite, et contrairement à l'universalité là encore, elle peut être fabriquée, construite, bricolée : il suffit, pour l'obtenir, de ne retenir, comme membres de l'ensemble, que des éléments qui présentent la caractéristique souhaitée. Soit, par exemple, le vote d'un groupe de cent hommes : il n'est plus unanime, si un seul parmi eux vote autrement que tous les autres ; mais rien n'impose d'être cent pour être unanime : on peut l'être aussi bien à quatre vingt dix-neuf ; si donc l'unanimité est elle-même le but, ou si du moins elle est impérativement requise, on l'obtiendra et on la préservera en rejetant hors du groupe l'élément qui l'empêchait, et en ne la définissant plus que par rapport au nouveau groupe ainsi formé. Or on l'a vu, la « réalité » de l'être auto-construit requiert bien l'unanimité de la « reconnaissance » par autrui.


Pour que cette unanimité soit assurée, il faut et il suffit que l'ensemble des êtres dont il est nécessaire d'obtenir la « reconnaissance » coïncide exactement avec l'ensemble des êtres qui l'accordent effectivement. Cette coïncidence suppose à son tour la suppression de tous les êtres qui n’accordent pas leur « reconnaissance ». Et cette suppression, nous allons le voir, peut elle-même prendre plusieurs formes.

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XXXV. Que faire du récalcitrant ? – 3. Excommunication.

Pour que le récalcitrant soit dépossédé du pouvoir hétéro-destructeur dont il refuse de se départir spontanément, il faut qu'il sorte de l'ensemble des êtres dont la « reconnaissance » est requise : ainsi son refus sera-t-il, en dépit de sa persistance de fait, sans impact sur la « réalité » de l'être en auto-construction.

Cette sortie peut d'abord prendre la forme d'une « mise à mort sociale », qui peut être plus ou moins complète : par exemple, un intellectuel ou un personnage politique osant soutenir une thèse contraire à l'idéologie déconstructionniste pourra être ostracisé par ses pairs, qui, relayés par de puissants médias, s'efforceront de le déconsidérer aux yeux de l'opinion publique (bien incapable d'en juger sur le fond), en mettant en doute sa compétence ou sa moralité ; ou bien : un ou une employé(e) refusant de se plier aux règles et injonctions de son entreprise, lorsque celle-ci s'inféode à l'idéologie déconstructionniste, pourra être « placardisé(e) », voire « démissionné(e) » ; etc. Le résultat visé est, soit que le récalcitrant ne puisse plus exprimer ses pensées hérétiques, soit que celles-ci ne puisse déclencher que de la répulsion, en raison de leur évidente « immoralité ». Dans tous les cas, pensée et parole récalcitrantes seront neutralisées, c'est-à-dire rendues nulles et non avenues, rejetées en-dehors de ce qui est pensable et dicible ; et dans tous les cas, leur neutralisation s'obtiendra non pas en montrant qu'elles sont fausses, mais en proclamant qu'elles sont mauvaises (« nauséabondes », « rétrogrades », « réactionnaires », « fascistes », etc.), c'est-à-dire ennemies du bien-être – car on l'a compris, en vertu du double glissement de terrain analysé précédemment (§ XXX) la question de la vérité n'a plus ici de sens.

Envisagée comme processus, cette neutralisation apparaît comme l'exact envers de la reconnaissance (prise en son sens classique et véritable), comme une non-reconnaissance ou destitution – on n'ose dire dé-reconnaissance – qui vient en réplique au refus de « reconnaissance » (prise en son sens perverti) manifesté par le récalcitrant. Ce dernier, en refusant d'accorder son imprimatur à l'être auto-construit (soit en telle occasion particulière, soit de façon générale), s'expose à ne plus être lui-même reconnu comme « l'un de nous », comme l'un de ceux dont l'avis possède un poids, voire même un sens – c'est-à-dire comme l'un de ceux par rapport auxquels l'unanimité se définit, et dont la « reconnaissance » est requise. Tout se passe comme si la négation de réalité, prononcée envers l'être auto-construit par le récalcitrant, lui revenait comme un boomerang, n'aboutissant qu'à le plonger, lui, dans les limbes de l'irréalité ou de la pseudo-réalité : en persistant à tenir pour irréelle, ou pseudo-réelle, la construction qu'on lui demande à la fois d'admettre et de procréer, c'est lui-même qu'il condamne à une existence qui n'en est plus vraiment une, lui-même qu'il expulse hors du monde commun, du monde « réel » créé par la convergence des « bonnes » subjectivités – c’est-à-dire des subjectivités qui voient dans le bien-être le souverain bien. Son pouvoir hétéro-destructeur performatif se retourne contre lui et ne frappe que lui-même, laissant intact le pouvoir auto-constructeur performatif qu'il prétendait refuser à autrui. Cet effet boomerang semble même, en vérité, être rétroactif, portant à son comble la logique de la performativité : en n'accordant pas sa « reconnaissance », le récalcitrant révèle qu'il n'avait pas la légitimité de l'accorder ou non, ôtant ainsi à son refus toute efficacité à l'instant même où il le prononce, et du fait même qu'il le prononce.

En même temps que sont ainsi constituées des ténèbres extérieures peuplées de récalcitrants dé-réalisés, dont on peut tolérer provisoirement l'existence résiduelle dès lors que tout se passe comme s'ils n'existaient pas, s'institue la « communauté » des êtres auto-construits qui se « reconnaissent » mutuellement et constituent le monde « réel » comme fruit de la convergence de leurs subjectivités. Entre les deux apparaît une sorte de purgatoire, habité par ceux qui acceptent de « reconnaître » les auto-construits, tout en se tenant eux-mêmes pour non-construits, voire pour non-constructibles : semi-récalcitrants pour ainsi dire, qui, sans contester ouvertement le principe même de l'auto-construction, ne se l'appliquent pas à eux-mêmes, se situant quelque part entre la figure du croyant non pratiquant et celle du non-croyant bienveillant, et ne pouvant jouir, en tout état de cause, que d'une semi-réalité.

 

Cette configuration géographique, relativement conciliante et « tolérante » en ce qu'elle admet des zones d'existence pour les êtres non-construits, semble toutefois ne pas pouvoir se maintenir indéfiniment. Deux des continents qui la composent paraissent voués, en effet, à disparaître de façon plus radicale, comme va le confirmer leur examen plus précis.

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XXXVI. Que faire du récalcitrant ? – 4. Élimination : le semi-récalcitrant.

La catégorie des semi-récalcitrants représente sans doute une majorité, dans la plupart des sociétés occidentales d'aujourd'hui. Majorité plus ou moins molle, composée de tous ceux qui s'inclinent devant les revendications des aspirants à l'auto-construction, soit par adhésion sincère à l'idéologie déconstructionniste alors même qu'ils ne la mettent pas en pratique pour leur part, soit par terreur de l'ostracisme qui les frapperait en cas d'opposition déclarée. Appartiennent à cette dernière sous-catégorie, probablement fort nombreuse, ceux qui, en leur for intérieur, jugent les thèses déconstructionnistes fausses ou même absurdes, à tout le moins sujettes à caution, mais s'abstiennent d'en faire état publiquement, allant éventuellement jusqu'à donner l'apparence de sincères sympathisants ; n'allant pas, en tous cas, jusqu'à refuser ouvertement leur « reconnaissance » aux auto-construits.

Mais dans les deux cas, la position de semi-récalcitrant semble fondamentalement intenable, à la fois dans le principe et dans la durée.

Certes, il peut sembler à première vue qu'une coexistence pacifique soit possible, dès lors que le semi-récalcitrant « reconnaît » les auto-construits, sincèrement ou non, et les laisse mener leur vie. Mais cela n'est possible qu'à une échelle strictement individuelle, et de façon très provisoire : tout se complique, et la nécessité de trancher s'impose, sitôt que l'on sort de cette sphère étroite. Or il est impossible au semi-récalcitrant de ne pas en sortir, ne serait-ce tout d'abord que parce qu'il lui faut bien opter pour une certaine façon d'éduquer ses enfants : leur inculquera-t-il, ou non, la conception déconstructionniste du réel en général, et de l'être humain en particulier ? Peut-être la leur présentera-t-il comme une conception possible et admissible, à côté de la conception « classique », en leur laissant le soin de choisir celle qu'ils feront leur ; mais il est clair que cette « neutralité » ne peut être qu'apparente, dans la mesure où la façon de choisir est elle-même un enjeu déterminant, et ne peut prendre que deux formes entre lesquelles il faut nécessairement trancher.

Soit le choix entre conception déconstructionniste et conception « classique » est présenté comme relevant de la préférence personnelle subjective ; cela revient à donner la palme au déconstructionnisme, puisque le principe de celui-ci consiste précisément à placer l'individu en position de choisir ce qu'est le réel, en sa définition même. Faire relever du choix personnel la question de savoir si la définition du réel relève ou non du choix personnel, c'est trancher cette question par l'affirmative.

Soit le choix entre conception déconstructionniste et conception « classique » est présenté comme devant s'effectuer à l'issue d'un examen raisonné, s'efforçant de mettre chacune à l'épreuve du bon sens et de la logique, et visant à déterminer laquelle présente le plus de garanties d'être vraie ; cela revient, cette fois, à opter de facto pour la conception « classique », qui stipule précisément qu'il y a du réel et du vrai indépendants de toute préférence subjective. Admettre qu'il faut laisser de côté ses désirs personnels pour trancher la question de savoir si les désirs personnels peuvent décider de tout, c'est répondre à cette question par la négative.

La même logique s'impose si, élargissant encore le cercle au-delà de l'individu, l'on considère les enfants en général, que l'on en ait soi-même ou pas. Quel enseignement sera-t-il donné, au travers de l'école, aux jeunes générations ? La question de la nature du réel conditionne directement tout le contenu de chaque discipline ; à cet égard tout sera radicalement différent, selon que l'on admet, ou non, qu'il existe des faits objectifs dont il s'agit de prendre acte (l'histoire), des phénomènes naturels soumis à des lois naturelles qu'il s'agit de découvrir et non de « construire » (la physique, la chimie, la biologie), des implications logiques contraignantes dont aucune subjectivité particulière ne décide, et qu'il s'agit seulement de comprendre et de respecter (les mathématiques), des règles de constitution et d'exercice de la langue, qui ne peuvent être que communes et qui sont simplement à connaître et à appliquer (le français par exemple), etc. : autrement dit, des réalités qui sont ce qu'elles sont indépendamment de tout désir et ressenti subjectifs. Toute prétention à une « neutralité » – si tant est que l'on aille jusqu'à avoir un tel souci – sera nécessairement illusoire et mensongère. Le but de l'école est-il d'extraire et de sauver l'enfant de sa petite subjectivité idiosyncrasique, faite de petits désirs et de petites opinions, pour l'aider à élever son esprit vers des vérités et des beautés qui l'éclairent et le nourrissent ? Ou ce but est-il de l'encourager à se complaire en son minuscule « moi », à ne se questionner que sur les moyens de satisfaire ses pauvres désirs sans jamais s'interroger sur leur contenu ni sur la nécessité de le modifier, et à adopter vis-à-vis de l'extérieur une posture de petit tyran revendicatif à laquelle il n'est, d'avance, que trop spontanément enclin ? Il y a là, semble-t-il bien, une alternative stricte et exclusive.

Et celle-ci s'impose plus encore, si l'on porte enfin le regard sur ce qui, à l'échelle de la res publica, sera défini comme autorisé ou interdit, tolérable ou non et dans quelles limites, en matières d'actes et de comportements : autrement dit, les lois – et subséquemment, une foule de règlements. Des sujets les plus triviaux (faut-il laisser n'importe qui utiliser n'importe quelles toilettes, à tous les sens de ce dernier terme ?) aux plus graves et aux plus fondamentaux (faut-il admettre que les liens du mariage puissent s'instaurer entre n'importe qui et n'importe qui ? Faut-il accepter l'élimination d'embryons humains pour des motifs de convenance personnelle ?), en passant par les plus saugrenus (faut-il autoriser une fillette à miauler en classe au motif qu’elle déclare « se sentir » chat ?), là encore tout sera radicalement différent selon la conception adoptée. – L’État, en tant qu'instance située au-delà des individus, parlant, décidant et agissant au nom de tous, fait nécessairement régner sur tous et pour tous une certaine conception du réel et de l'être humain. En ce sens, être « reconnu » par lui, c'est être « reconnu » unanimement en droit, sinon par la totalité empirique des individus, du moins par l'institution qui les englobe, les représente et les gouverne tous. L’État, lorsqu'il est conçu et vu comme un « singulier universel », peut ainsi être source d'une sorte d'unanimité de substitution, qui peut, au moins provisoirement, se passer de l'adhésion effective de chacun pour s'imposer comme étant celle de tous. C'est pourquoi il est par excellence le « sujet » dont les pratiquants de l'auto-construction cherchent à obtenir la « reconnaissance » officielle ; et cela précisément au travers du contenu de ses lois et du genre d'enseignement qu'il promeut.


Ainsi, qu'il s'agisse de la famille, de la transition de la famille à la société, de la société elle-même et de l’État, le semi-récalcitrant se voit contraint de disparaître comme tel, en basculant de facto d'un côté ou d'un autre, par sa façon d'élever ses enfants, le cas échéant par son vote direct ou indirect, son militantisme ou son engagement plus ou moins marqué en faveur de telle ou telle loi, de tel ou tel courant politique animé par telle ou telle conception du réel et de l'être humain. S'il bascule du côté du déconstructionnisme, il cesse de poser problème ; mais qu'en sera-t-il s'il rejoint les rangs des récalcitrants de stricte observance ?

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XXXVII. Que faire du récalcitrant ? – 5. Élimination : le récalcitrant impénitent (avec un éclairage de Lévinas).

Il ne s’agit pas de chercher à prédire ce qui va effectivement arriver au récalcitrant endurci, mais de tenter de suivre jusqu’au bout une certaine logique et de discerner les conséquences qui devraient en découler, si elle suivait idéalement son cours.

Ainsi, en vertu de la logique interne du rapport à autrui induit par l’idéologie de l’auto-construction, il semble bien que, pour que le récalcitrant ne fasse pas échec à l’unanimité de la « reconnaissance », et donc à la « réalité » de l’auto-construction, autrement dit pour neutraliser véritablement le pouvoir hétéro-destructeur qui est le sien, il ne peut suffire de le rejeter hors de la société, via l’ostracisme informel que constitue la « mise à mort sociale » (§ XXXV) ; ni d’en faire un hors la loi, via l’ostracisme formel que l’État peut lui imposer en criminalisant, par sa législation, les propos et comportements qui manifestent une négation caractérisée de l’idéologie déconstructionniste.

Car ce n’est pas seulement par ses paroles et par ses actes que le récalcitrant exerce son pouvoir de nuisance, sa faculté d’abîmer le « réel » comme construction résultant de la convergence des subjectivités arbitraires, mais par son être même, sa simple existence. Il n’est pas seulement quelqu’un qui affirme l’existence d’un réellement réel, d’un réel en soi, et qui par là professe une idée fausse ou dangereuse, mais il est lui-même un tel réel – il prouve, par le fait, et simplement en étant ce qu’il est, qu’il y a de l’inconstructible ne pouvant être que rencontré (cf.§ XXXIV). Dans cette mesure, il ne cessera vraiment de nuire qu’en cessant d’exister, donc en mourant, soit de manière naturelle, soit de façon provoquée. – Sa situation, à cet égard, ressemble en partie à celle d’autrui comme visage, tel que l’a remarquablement pensé E. Lévinas. Le récalcitrant, lui aussi, est par excellence l’être « que je peux vouloir tuer » [Totalité et infini, essai sur l'extériorité, Paris, Le livre de poche, 1994 (noté désormais TI), p.216 ; p.246 ; p.249 et passim] bien que ce ne soit pas exactement pour les mêmes raisons. Autrui comme visage, tel que le pense Lévinas, peut faire l’objet d’une « allergie » radicale [Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, Livre de poche, 1990 (noté désormais AE), p.15], d’une haine absolue ne pouvant trouver satisfaction que dans le meurtre, parce qu’il fait radicalement obstacle à une certaine posture d’existence « naturelle », à une manière globale d’exister (et non pas seulement à tel ou tel projet particulier) : celle de la « force qui va », du conatus qui n’aspire qu’à son propre accomplissement ou « épanouissement », en une « joyeuse possession du monde » [TI, p.73 ; AE, p.15]. Cet obstacle, pour ainsi dire, est double. Il réside d’une part dans le simple fait de l’existence du visage comme intériorité infinie, irréductible et incommensurable à toute choséité, hors d’atteinte et de prise pour toute force et tout désir de captation, d’utilisation ou de « construction » – et par là infiniment ré-sistant ; à lui seul le visage montre, à tous les sens du terme, que le réel n’est pas disponible, n’est pas constructible. En lui, la « force qui va » rencontre un réel devant lequel elle ne peut faire autrement que s’arrêter, et faire avec. Mais bien pire, d’autre part, ce « faire avec » ne peut pas prendre la forme d’un simple accommodement ou d’une simple tolérance, qui permettraient de continuer à « avancer » malgré tout, comme un cours d’eau se courbe et se poursuit en dépit du rocher présent sur sa route ; car le visage ne fait pas que résister à la captation : il est lui-même captateur – quoique d’une tout autre façon qu’un « dominant » hétéro-constructeur. C’est que je ne puis, dit Lévinas, le rencontrer sans voir en lui la source d’une exigence éthique infinie à moi adressée, d’un commandement ou d’une sommation à adopter envers lui la seule attitude qui soit à la hauteur (altitude ou « altesse ») de ce qu’il est : celle du don inconditionnel [TI, p.73], du renoncement à mon souci pour moi-même, et même, et surtout, du renoncement à mon prétendu « droit au bien-être » – mon « droit » à être ma propre source, mon propre centre et ma propre fin. Et je ne puis pas ne pas admettre que cette demande – d’autant plus impérieuse qu’elle reste muette, inexprimée, au rebours des bruyantes revendications qu’élèvent les modernes aspirants à l’auto-construction – est infiniment légitime ; ce qui porte à son comble la nécessité, pour moi qui entend per-sister en tant que source et centre de moi-même, de le voir ou de le faire absolument disparaître.

Notre récalcitrant, certes, n’est pas en tant que tel (du moins pas directement), pour l’être auto-construit, source d’une telle réquisition métaphysique, d’un appel à une conversion aussi ex-orbitante ; mais il est bien, pour lui, source d’une dépossession de soi entendu comme source d’une volonté capable et désireuse de façonner le réel et le vrai. Et cela d’une double façon : d’une part, en tant qu’il échappe absolument à son pouvoir de « construire » le réel, et fait par là échec, en sa racine même, à la posture d’existence que l'aspirant à l'auto-construction a adoptée ; c’est en cela que le récalcitrant ressemble le plus au visage, dont Lévinas dit qu’il invalide le « pouvoir de pouvoir » [TI, p.216]. Mais d’autre part, comme on l’a vu, le récalcitrant ne dépossède pas seulement l'auto-constructeur de son pouvoir sur l’altérité, la réalité extérieure, mais aussi et d’abord de son pouvoir sur lui-même, dans la mesure où l'auto-construction n’est possible qu’avec son assentiment, sa « reconnaissance », ce qui lui confère, à lui, une imprenable toute-puissance. En tant qu’être auto-construit qui rencontre un récalcitrant, je ne suis pas seulement face à quelque chose qui m’échappe, mais face à quelqu’un à qui je ne puis échapper – ressemblance là aussi avec la situation lévinassienne d’« otage » [AE, p.186.], même si c’est pour une raison différente : parce que je suis en besoin (psychologique) de recevoir de lui quelque chose, plutôt qu’en nécessité (morale) de lui donner tout.

 

Radicalement incompatible avec la conception (dé-)constructionniste de l’homme et de l’existence humaine, le récalcitrant doit bien disparaître radicalement. Si sa mort sociale reste à cet égard insuffisante, sa mort physique est-elle pour autant la seule forme adéquate que puisse revêtir sa disparition ? La plus logique ? Peut-être pas, en raison de la relation nécessairement fort problématique que l’être auto-construit entretient, ou devrait entretenir s’il était cohérent, avec le travail.

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XXXVIII. Que faire du récalcitrant ? – 6. Asservissement : l'être auto-construit et le travail.

De nombreux signes nous ont déjà indiqué que l'idéologie déconstructionniste est foncièrement hostile à la notion même de travail. La raison profonde de cette hostilité réside dans la façon dont cette idéologie envisage le rapport à la nature, et plus précisément le sens que doit prendre la négation de celle-ci.

Le travail consiste certes à « nier le donné naturel », comme le dit par exemple G. Bataille reprenant à son compte, sur ce point, la pensée hégélienne (cf. L'érotisme, Paris, Les éditions de minuit, 1957). Mais d'une part, cette « négation » implique, loin de l'exclure, la reconnaissance de la réalité de la nature, l'admission de sa présence objective et de ses modalités propres d'existence (ses lois) – présence et modalités qui sont tout à fait indépendantes de ce que le sujet humain veut, ou ne veut pas [cf.§ XI]. Travailler signifie : avoir affaire à quelque chose qui est là, qui se tient devant, et qui comporte en soi une nécessité propre, interne, qui est ainsi et non autrement ; quelque chose, donc, à quoi la volonté se heurte d'abord, et qui lui résiste. D'autre part et par conséquent, le travail consiste à exercer, sur un tel donné, une action visant à le comprendre et à le transformer, c'est-à-dire à lui donner une forme autre que celle qu'il présente immédiatement par lui-même. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, qu'il est possible et nécessaire de « nier » la nature : ne pas la laisser telle quelle, ne pas lui permettre de suivre librement son cours propre et d'imposer son règne. Ainsi, comme l'indique Bataille de façon claire et juste, l'éducation est une négation de la nature, en ce sens qu'elle consiste, au moins pour partie, à empêcher le corps (entendu comme organisme) de manifester et de satisfaire tous ses besoins de façon immédiate, à contrarier ses tendances spontanées et, inversement, à lui imposer des conduites qu'il n'aurait pas par lui-même, y compris et même d'abord s'agissant de l'accomplissement de ses fonctions propres (nutrition, reproduction, etc.). « Nier » signifie donc ici : plier, dompter, réorienter, in-former – c'est-à-dire aussi bien : conserver et assumer, prendre sur soi et avec soi, prendre en compte, faire avec. De même, fabriquer et construire, au vrai sens de ce terme, consistent à élaborer quelque chose à partir d'un matériau extérieur donné, préalable, naturel, qui est supprimé dans son état initial mais conservé quant à sa substance (transformer un arbre en meuble, c'est le supprimer comme arbre mais le conserver comme bois).

Rien de tout cela ne s'accorde avec l'idéologie déconstructionniste. La négation de la nature, telle que celle-ci l'envisage, ne consiste pas en un refus de lui laisser libre cours et en un effort pour la spiritualiser, mais en un déni de son existence et/ou de son poids. Dès lors le travail, à proprement parler, n'a plus lieu d'être : le régime fondamental est celui de l'immédiateté, c'est-à-dire de l'absence de médiation. S'il n'y a pas de réel en soi, que la volonté rencontrerait, auquel elle se heurterait et avec lequel elle devrait composer – c'est-à-dire une nature –, mais seulement un réel produit par la composition des volontés entre elles, constitué de ce que (toutes) les volontés veulent ensemble [cf.§ XXXIV] – c'est-à-dire un pseudo-réel, à la fois artificiel et abstrait –, le rapport fondamental au donné ne peut plus consister en une tentative de le dépasser en passant par lui et donc en l'assumant, mais en une annulation de celui-ci assortie de la création d'une nouvelle « réalité » qui ne lui doit rien. Annulation et création ont toutes deux le caractère de l'immédiateté, c'est-à-dire de la « performativité », négative dans le premier cas et positive dans le second. Elles vont de pair et s'opposent toutes deux au travail, qu'il s'agisse d'agir sur l'extérieur ou sur soi-même. Là donc où l'homme classique s'efforce de spiritualiser la nature, l'homme auto-construit entend l'abolir et la remplacer par autre chose.

Comme on l'a vu en effet, dans l'idéologie déconstructionniste ce (double) mode d'« action » – annihilation, création – doit avoir pour objet non seulement le corps, mais la nature tout entière comme ordre dans lequel le corps est inscrit, et avec lequel il est, factuellement, en directe continuité [cf.§§ XI-XII]. Sans doute, lorsqu'il dissocie radicalement le sexe et le genre, et soutient que seul le second est « construit » par la « volonté » (propre ou étrangère), alors que le premier est bien un donné naturel, le déconstructionniste paraît admettre l'existence objective de la nature (telle est apparue la position de J. Butler [§ XVII]). Mais cette admission reste plus apparente que réelle, précisément en raison de la radicalité de la dissociation opérée ; car cette nature à laquelle l'existence est concédée – non sans hésitation ni une forte dose de résignation – est sans effet sur le genre, qui, lui, relève intégralement de la « volonté » ; de sorte que, pour cette dernière, tout se passe et doit se passer comme si la nature n'existait pas : la « volonté » institue, en le créant, son ordre propre, tout à fait autonome par rapport à la nature, à l'écart de celle-ci et comme superposé à elle, sans s'y confronter, en tenir compte ni faire avec. En ce sens, même dans ses versions les moins outrancières, le déconstructionnisme annule bien la nature – il la neutralise, la suspend, l'écarte sans la toucher, pas plus qu'il n'est touché par elle, l'assignant ainsi à une pseudo-réalité analogue à celle où il entend plonger le récalcitrant.


Logiquement conduit à cette posture de « belle âme » aux mains blanches, l'être soi-disant auto-construit ne construit rien – mais seulement profère ; ne travaille pas – mais seulement veut. Cela ne signifie pas que, concrètement et empiriquement, cet être ne s'adonne jamais à aucune activité laborieuse, mais cela signifie, d'une part, que lorsqu'il le fait, il entre en contradiction avec sa propre idéologie, ce genre d'activité constituant une reconnaissance de fait de la con-sistance et de la ré-sistance de la réalité naturelle [cf.§ XXV] ; et cela signifie, d'autre part, que sa posture fondamentale est celle d'un maître, d'un dominus qui, à défaut de ressembler au maître hégélien sous le rapport de l'assomption de son statut d'être spirituel radicalement inconstructible [cf.§ XXVI], est toutefois semblable à celui-ci par sa non-assomption de son statut d'être spirituel incarné, voué à être aux prises avec la nature pour la spiritualiser – et accessoirement, pour vivre. – Mais alors, en toute logique, ne va-t-il pas lui falloir, à lui aussi, des esclaves ?...

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XXXIX. Que faire du récalcitrant ? – 7. Asservissement : le maître hégélien.

Afin d'examiner ce dernier point – l'éventuelle propension de l'être auto-construit à disposer d'esclaves –, il est bon en effet de revenir sur la figure du « maître » dépeinte par Hegel en sa Phénoménologie de l'esprit ; car, aussi bien par ce qui l'en rapproche que par ce qui l'en distingue, elle est de nature à éclairer la posture existentielle fondamentale de l'être auto-construit, et les conséquences qui en découlent.

Celui que Hegel appelle le maître se caractérise par l'affirmation d'une radicale indépendance de son esprit par rapport à la nature, indépendance qui prend chez lui la forme du non-rapport, de l'être-à-distance, de la séparation. Le maître est celui qui pose et affirme son esprit comme l'être véritable, au-dessus et en-dehors de la nature ou « choséité », d'une manière immédiate : non pas en passant par elle et en la surmontant de l'intérieur, mais, pour ainsi dire, en l'écartant d'un geste brusque – c'est-à-dire en la niant d'une façon elle aussi immédiate. Les deux aspects sont nécessairement liés : l'affirmation seulement immédiate de l'esprit entraîne la négation seulement immédiate de la nature. Ce dernier aspect, cette façon de congédier la nature, de la nier en la supprimant sans la conserver, se traduit concrètement par 1) la mort, sinon réelle, du moins possible, et acceptée d'avance en vue de pré-server ou con-server l'esprit en sa pure dignité et supériorité sur la nature ; accepter de mourir consiste à adresser à la nature (qui pour sa part prescrit de survivre à tout prix) un « non » radical et sans nuance, une pure et simple fin de non-recevoir, autrement dit à rompre avec elle de façon nette et brutale – sans compromis, sans médiation ; et 2) par la consommation des produits tirés de la nature (en particulier la nourriture, sous ses différentes formes), qui consiste à nier la réalité objective de ces derniers en les détruisant, en leur ôtant l'existence ; manger quelque chose revient, en effet, à lui ôter et à lui dénier toute consistance et toute réalité propres, en se l'assimilant, c'est-à-dire en en faisant une simple partie de soi-même – là encore de façon brutale et directe.

Ni dans un cas (« plutôt mourir ») ni dans l'autre (consommer), le maître hégélien n'entre dans un rapport laborieux avec la nature ; dans les deux cas, il n'exerce sa domination sur elle qu'en la supprimant, en ne se commettant avec elle que nullement (mort) ou le moins possible (consommation), – en lui déniant tout véritable pouvoir sur ce qui constitue l'essence de son être. Toutefois il admet la nécessité de souscrire aux besoins naturels (par exemple manger) pour vivre, lors même qu'il refuse d'accorder à la nature que rester en vie soit l'essentiel. Il admet aussi que la satisfaction de ces besoins nécessite la médiation, le labeur consistant à arracher avec peine, à la nature, de quoi souscrire aux exigences par elle-même imposées. Simplement, ne concevant de domination sur la nature qu'immédiate, il ne conserve son ombrageuse indépendance par rapport à elle qu'en déléguant à un autre tout l'effort de la domination comme activité progressive, ponctuée d'étapes et non pas réalisée en un éclair, qui ne détruit pas purement et simplement mais élabore, façonne, pétrit, assemble – c'est-à-dire construit. Et cet autre – l'« esclave » – n'est pas n'importe qui, mais celui qui a voulu conserver à tout prix son être-en-vie, c'est-à-dire celui qui, n'ayant pas voulu se rendre « indépendant de sa choséité », a fait passer les exigences de la nature avant celles de l'esprit, et se trouve ainsi voué par lui-même à avoir la choséité, la nature, pour cadre de son existence et pour objet de son activité. – Il en ressort un point souvent ignoré du (trop) célèbre épisode intitulé par Hegel « maîtrise et servitude » : selon un enchaînement explicitement désigné comme syllogistique [PhG I, op.cit., p.162], le maître ne domine l'esclave que parce qu'il domine d'abord la nature, par laquelle l'esclave, pour sa part, s'est lui-même laissé dominer ; la domination du maître sur la nature (en lui) est immédiate, mais sa domination sur l'esclave, elle, est médiate – et par là « justifiée », au moins en ce sens qu'elle découle d'une certaine raison et non pas d'un irrationnel appétit de tyrannie sur autrui (l'aberrant « désir de domination » des sociologues). C'est la nature que le maître hégélien veut dominer (d'abord et essentiellement à l'intérieur de lui), et non pas son semblable – sinon par contrecoup ; et cela pour affirmer la primauté et la dignité de l'esprit, non par abandon à une naturelle et sauvage pulsion de pouvoir.


L'homme auto-construit, lui aussi, affirme sa radicale indépendance par rapport au donné naturel, et effectue lui aussi une négation immédiate de ce dernier. Sa situation semble ainsi identique à celle du maître hégélien – et elle l'est effectivement, au bout du compte, sur le point qui nous intéresse, même si par ailleurs, et sur des points essentiels, elle en diffère profondément. Ce qu'il nous faut tenter de préciser.

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XL. Que faire du récalcitrant ? – 8. Asservissement : différences et similitude entre l'être auto-construit et le maître hégélien.

Quant aux différences tout d'abord : contrairement au maître hégélien, le soi dont l'être auto-construit affirme l'indépendance n'est pas son pur être spirituel, à la fois singulier et universel, source de volonté rationnelle ou boulesis, mais seulement son petit moi particulier, siège d'une volonté réduite au libre-arbitre contingent et capricieux, présentant le visage – ou plutôt le mufle – multiple, changeant et souvent peu amène des epithumiai. Du coup, aussi différent est le contenu de ce qu'il affirme, aussi différents sont 1) le sens et la forme de cette affirmation, 2) le sens et la forme de la négation de la nature qu'il effectue à cette fin. Ainsi, 1) son affirmation de soi est bien immédiate, mais son immédiateté est celle du décret arbitraire et performatif, de l'auto-attribution créatrice d'un certain être-ceci (femme, homme, nuage, arbre, chat, etc.), alors que l'affirmation de soi du maître hégélien est immédiate en raison de la radicale et originaire altérité de l'esprit à l'égard de toute particularité. Là où l'être auto-construit décrète être ceci, le maître hégélien s'assume comme être irréductible à tout ceci – irréductibilité qui ne consiste pas en un pouvoir de passer arbitrairement d'un être-ceci à un autre (telle est la « liberté » de l'auto-construit : pouvoir choisir à quel ceci il va s'identifier), mais en une disponibilité pour la recherche et pour l'accueil de l'universel, du vrai et du bien en soi situés au-delà de tout ceci quel qu'il soit. 2) L'immédiateté de sa négation de la nature ne consiste pas en une acceptation de la mort au nom de la transcendance de l'esprit (loin de lui une telle idée), mais en un déni de son poids – voire de son existence, dans les versions les plus radicales de son idéologie –, en une transformation, opérée performativement et donc sans travail, de tout ce qui se présente comme naturel en quelque chose de « culturel », c'est-à-dire issu d'une « volonté », c'est-à-dire quelque chose de tel qu'il suffit de ne plus le vouloir pour qu'il cesse d'exister.

Mais toujours est-il que, pour l'être auto-construit comme pour le maître hégélien, une identique conséquence s'impose finalement : le travail, comme action médiate sur la nature, est à la fois exclu (pour éviter de reconnaître à la nature une réelle densité ontologique) et indispensable (pour rester vivant). Sur ce tout dernier point, il est vrai, l'être auto-construit se trouve, davantage encore que le maître hégélien, en une position bancale. Car s'il professe que la nature, en vérité, n'a sur lui nul pouvoir objectivement contraignant, en attendant il lui faut respirer et manger. S'il dénonce volontiers la biologie – c'est-à-dire la science des lois naturelles présidant au fonctionnement des organismes vivants naturels – comme une « construction » issue d'une « volonté » masculine de « domination », en attendant il est parfois atteint de maladies, et il ne se fait pas faute, dans un tel cas, d'aller chez le médecin, ou du moins de tenter de se soigner ; et cela, par des procédés qui, quels qu'ils soient, consisteront bien à agir sur la nature médiatement et en conformité avec les lois objectives de cette dernière. S'il est atteint d'un cancer et qu'il souhaite ne plus l'avoir, il ira sans doute consulter quelque spécialiste en la matière, afin qu'il y remédie grâce à un travail guidé par ses connaissances en biologie, plutôt qu'il ne se jettera sur les livres de A. Fausto-Sterling ou de M. Wittig, afin de se convaincre que sa maladie est une construction idéologique et que le corps, avec ses aléas, n'est que l'idée qu'on s'en fait. Bref : en étant obligé d'admettre que le donné naturel est animé d'une nécessité interne, et donc qu'il a bien une réalité propre, l'être auto-construit se voit contraint de contredire sa propre posture idéologique. Mais pour préserver malgré tout cette posture, et simplement pour rester en vie, il doit être logiquement conduit à faire endosser par d'autres la tâche consistant à agir réellement sur cette réalité, autrement dit à travailler. A d'autres, les rôles de médecin, d'agriculteur, d'ingénieur, de technicien etc., toutes catégories de gens qui ne peuvent faire autrement que prendre la nature au sérieux – et dans lesquelles, soit dit en passant d'un point de vue « sociologique », il serait logique que l'idéologie déconstructionniste peinât à trouver beaucoup d'adeptes ; tout comme, inversement, on s'attend à ce qu'elle recrute essentiellement parmi ceux qui, par situation ou par vocation, n'entretiennent qu'un rapport très indirect, et aisément fantasmé, avec la nature : en gros, des « intellectuels » citadins.

Puis donc qu'il faut bien que du travail soit fait, qui assigner à cette tâche sinon le récalcitrant, lui qui, ayant refusé opiniâtrement sa « reconnaissance » à l'auto-construit, s'acharne à reconnaître l'existence (ce qui ne veut pas dire la bonté, ni la suprématie) d'une nature con-sistante en elle-même, que l'on ne pourrait dépasser qu'en passant par elle ? Qu'il y aille donc, qu'il y passe, puisqu'il y tient tant. Du reste, en persistant dans cette attitude, ne s'est-il pas exclu lui-même de la société des êtres humains bons et libres ? N'a-t-il pas fait de lui-même un obstacle à l'existence de cette société ? Quel meilleur usage faire de cet empêcheur de performer en rond, que de l'envoyer lutter contre ce qui ose mettre en échec la performativité comme telle, à savoir la nature ? Le bénéfice sera double : interposé entre l'auto-construit et la nature, le récalcitrant permettra au premier de continuer à faire, le plus possible, comme si la seconde n'existait pas vraiment ; et par son travail médiateur, il permettra à l'auto-construit d'obtenir et de consommer immédiatement tout ce dont la nature (censément irréelle) continue d'imposer le besoin (inexplicablement bien réel) : nourriture, soins médicaux, etc.


L'asservissement des récalcitrants par les auto-construits pourrait bien être non seulement une possibilité ou un risque, mais une condition nécessaire de l'existence d'une société des seconds. C'est seulement par ce moyen que sera viable le petit monde clos de la pseudo-réalité, procréé conjointement par leurs « volontés » et par la « reconnaissance » (sincère ou apparente) de ceux qui la leur accordent, monde dans lequel tout se fait par décret performatif. – Mais ce monde fictif est lui-même voué à être gouverné par une implacable logique, une nécessité tout aussi inéluctable que celle qui règne dans la nature, dont il croit s'être exempté. Ce sont cette logique et cette nécessité qu'il nous faut, pour finir, tenter de comprendre au moins dans ses grandes lignes.

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XLI. L'atmosphère d'une société d'êtres auto-construits – 1. Retour sur les deux reconnaissances.

Pour tenter de saisir le climat et la logique qui régneraient dans une société d'êtres auto-construits, il est éclairant de revenir à la notion de reconnaissance, selon qu'elle est prise en son sens classique et véritable, ou en son sens gauchi. C'est cette notion, en effet, qui permet le mieux de discerner en profondeur le genre de relation qui existe, ou peut exister entre les êtres, dans chacun des deux cas.

Comme nous l'avons vu [cf.§ XXVII], la reconnaissance véritable ne se conçoit pas sans un mouvement de reflux sur elle-même, consistant pour elle à s'auto-relativiser, à se mettre elle-même en retrait, à se déclarer elle-même et par définition comme non constitutive de son objet, comme n'étant pas la cause ni la condition de ce dernier – en un mot : comme n'étant pas sa constructrice. Cette reconnaissance n'est vraiment ce qu'elle est qu'en avouant que son objet n'a pas besoin d'elle pour être ce qu'il est. En cela se révèle sa nature profondément paradoxale ; car elle se donne ainsi comme un surcroît dont l'absence, de son propre aveu, ne changerait rien, mais qui est nécessaire précisément comme inutile surcroît, lui dont le caractère superflu est un effet rétrospectif de sa présence, et nullement ce qui permettrait de s'en passer. La reconnaissance ne montre pas, en ayant lieu, qu'elle était superflue, mais elle devient superflue alors qu'elle ne l'était pas, se rend superflue en ayant lieu, car sa superfluité est précisément ce qu'elle a à dire, et qu'elle n'accomplit qu'en se disant. – Pourquoi un tel jeu étrange de présence et d'absence, de nécessité et de contingence, d'avancée et de retrait ? Parce que la reconnaissance vient en réponse à un besoin aussi paradoxal qu'elle : le besoin qu'a l'autre de se voir confirmer qu'il a son être en lui-même, qu'il jouit de ce qu'on peut appeler une auto-suffisance ontologique, autrement dit qu'il est ontologiquement sans besoin de moi. La reconnaissance affirme l'autre comme n'ayant pas besoin d'elle, et c'est seulement en la recevant que l'autre apprend qu'il n'en a pas besoin pour être ce qu'il est. Cette reconnaissance à la fois gratuite et nécessaire, nécessaire parce que gratuite, délie l'autre, l'installe dans une fondamentale discontinuité ontologique – elle l'arrache, dirait Lévinas, au statut d'élément de quelque « totalité » que ce soit, à commencer par la totalité d'un genre, en tous sens de ce terme. Par là, elle ouvre tout un ordre de relations, à savoir celles qui, par nature, ne peuvent prendre place qu'entre des êtres ayant leur réalité substantielle propre, des êtres d'esprit, c'est-à-dire des êtres toujours irréductibles à leurs particularités respectives, comme aux relations qu'ils entretiennent entre eux. Au nombre de ces relations figure celle qui fonde et engendre toutes les autres (paix et collaboration véritables, amour et amitié authentiques, etc.), à savoir la confiance [voir sur ce point notre article De la confiance, dans la rubrique « Articles »].

Mais la pseudo-reconnaissance, que se réclament et s'accordent les êtres auto-construits, empêche l'accès à un tel ordre de relations. Contrairement à la reconnaissance véritable, elle ne se met pas en retrait, ne s'avoue pas superflue ou de trop, mais, ayant pour sens d'être constitutive de son objet, condition de sa réalité, elle doit nécessairement persister et se maintenir, imposer sa présence constante, et maintenir l'autre dans le besoin qu'il en a, loin de l'en délier. C'est ce que nous nous étions hasardé à nommer « principe de la procréation continuée » [cf.§ XXX], par référence à une célèbre thèse philosophico-théologique ; de même que selon cette dernière, l'être créé par Dieu ne continue d'exister que si sa création est répétée et confirmée par Dieu à chaque instant (au lieu que son existence ne lui soit donnée une fois pour toutes), de même la réalité de l'être auto-construit n'a de permanence que si elle est, à chaque instant, soutenue, confirmée, portée par la « reconnaissance » d'autrui. – Corrélativement, cette « reconnaissance » comporte par nature la possibilité de son annulation. Ne résultant pas de la vision de ce que l'autre est en son essence, mais provenant d'un bon vouloir qui fait un choix (celui de faire comme si l'autre était ce que son propre bon vouloir a décrété), cette « reconnaissance » est aussi arbitraire que son objet, et elle peut cesser aussi arbitrairement qu'elle était apparue. Par définition elle n'est fondée sur aucune réalité qui la précéderait, la justifierait et l'obligerait, puisque aussi bien son rôle est précisément de la (pro)créer. Elle est par nature rétractable, elle a par nature le sens, le parfum et la consistance d'une faveur, même si l'être auto-construit croit pouvoir la réclamer comme un dû, et même si celui qui l'accorde croit remplir par là un devoir. Et encore son retrait (éventuel) aura-t-il un effet et un sens tout différents, et même contraires, de ceux que comporte le retrait (nécessaire) de la reconnaissance véritable : car là où la reconnaissance véritable se retire elle-même et s'accomplit par ce retrait, la pseudo-reconnaissance peut seulement être retirée, et par ce retrait être annulée.

 

Si nous réunissons maintenant ces deux aspects de la pseudo-reconnaissance (elle est nécessaire à chaque instant, et elle peut disparaître à tout moment), nous voyons se préciser le climat dans lequel vont nécessairement baigner les relations entre êtres auto-construits.

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XLII. L'atmosphère d'une société d'êtres auto-construits – 2. Sa tonalité fondamentale et sa surface.

L'on peut discerner en ce climat deux composantes, formées l'une par une couche fondamentale et essentielle, l'autre par une couche superficielle qui flotte sur ce fond et, le plus souvent, le dissimule.

Dans une société d'auto-construits, chacun est par rapport à l'autre, pour ainsi dire, sous perfusion ontologique permanente. Chacun ne peut compter, pour être sûr de continuer à être procréé par l'autre, que sur le besoin que l'autre en a lui aussi, autrement dit sur ce que son propre bon vouloir réclame – et non pas sur sa fidélité à ce qui est réel et à ce qui est vrai, c'est-à-dire à ce qui ne dépend pas de son bon vouloir, comme il en va dans la reconnaissance et dans la confiance véritables. Comme le contenu du bon vouloir est par nature susceptible de fluctuer, et que de ce contenu dépend le besoin de « reconnaissance », l'autre a pour moi le double statut d'anéantisseur potentiel et de dispensateur d'être effectif, mais c'est le premier aspect qui doit l'emporter et déterminer la tonalité fondamentale de notre relation. En effet l'existence permanente de son pouvoir d'hétéro-destruction est infiniment plus certaine que celle de sa persévérance à user de son pouvoir procréateur. Son pouvoir hétéro-destructeur est, pour moi, d'existence certaine, et certainement durable, pour l'excellente raison que c'est moi qui le lui ai donné, et que je dois le lui redonner sans cesse pour que ne cesse pas mon propre pouvoir auto-constructeur (cf. en particulier les §§ XXXI et XXXIV) ; si bien que c'est moi qui assure la pérennité, en l'autre, de son pouvoir de me détruire. En revanche, que l'autre persiste à me dispenser la « reconnaissance » indispensable à la « réalité » de mon être construit, rien n'est moins certain, car en vertu de la même logique, il lui suffit de cesser de vouloir s'auto-construire pour cesser d'avoir besoin de ma « reconnaissance », et pour ne plus avoir à m'accorder la sienne. Chacun est ainsi enchaîné à l'autre, otage de l'autre non pas, comme chez Lévinas, en vertu d'une obligation morale et spirituelle, mais en raison d'une contrainte psychologique.

Dans ces conditions, que pourront être l'atmosphère fondamentale, le fond même du climat relationnel, si ce n'est un mélange acide d'inquiétude et de ressentiment ? L'autre tient mon être (et non ma vie ou mon confort) entre ses mains : c'est de quoi pester contre lui. Il ne le tient que parce que je le lui ai remis : c'est de quoi enrager contre moi. Je ne le lui ai remis que contraint par mon désir d'en disposer seul : c'est de quoi maudire la logique – cette traîtresse –, l'injustice du sort, la terre et le ciel tout entiers, l'existence elle-même. Comme il en va dans les relations amoureuses « toxiques », l'insécurité ontologique sera source intarissable de méfiance et de suspicion ; le besoin perpétuel de réassurance, de confirmation sans cesse réitérée engendrera sans fin supplications comminatoires et gémissantes sommations, menaces réciproques d'excommunication et donc de déréalisation, précaires et illusoires rabibochages.

Il s'agit bien là d'un fond, d'une « basse continue » ou d'une couche architectonique, et non de ce qui serait toujours nécessairement manifeste. Sur ce fond doivent venir prendre place une certaine vie sociale, une certaine forme d'activité collaborative, qui soient conformes aux réquisits fondamentaux de l'idéologie déconstructionniste. Que fait-on dans la vie, concrètement et avec les autres (ne parlons pas ici des activités solitaires, car c'est le climat relationnel qu'il s'agit d'éclairer), lorsqu'on est imbu de cette idéologie et que – supposons-le – le monde ambiant modelé par elle n'oppose plus rien à sa pleine réalisation ? Ce qui est premièrement certain, c'est ce que l'on n'y fait pas : travailler et contempler ; car les deux supposent de l'en soi sans besoin de moi, que je ne puis que rencontrer, sur quoi mon pur libre-arbitre ne peut rien – ce dont, surtout dans le second cas, il se félicite, loin de le déplorer. L'idéal de la construction de soi par soi doit se traduire, ou se prolonger, en un genre d'activité qui maintienne l'identité de l'acteur, de l'action et de son résultat (rapport sans distance avec soi-même), et qui suspende, énerve, laisse oublier le pouvoir malfaisant d'autrui et, plus généralement, le pouvoir contraignant de quelque réellement réel que ce soit (rapport sans résistance avec l'altérité). Sera-ce donc le jeu, lui qui n'a de réalité que de part en part construite, lui dont les règles ne s'imposent pas à la façon de lois naturelles mais plutôt à celle de conventions, toujours négociables, jamais lourdes que d'une nécessité extrinsèque et ontologiquement inoffensive, sans autre fin que l'activité elle-même ? N'est-ce pas là un type de sociabilité déconstructivement correcte ? N'est-ce pas aussi le cas de la danse, pour peu que son exercice soit délesté de toute discipline contraignante, au profit d'une extériorisation fluide et anarchique des ressentis immédiats, et que sa pratique soit générale, afin que ne subsiste nulle distinction déplorablement objectivante entre acteurs et spectateurs ? Ici également l'activité est sa propre fin, et son propre produit ; elle n'engage à rien envers autrui, et n'en attend rien non plus, si ce n'est un effet de contagion et de renfort mimétiques, d'encouragement réciproque à l'écoulement, au flottement, à l'« épanouissement ». Mais n'est-ce pas là l'âme de la fête, conçue non plus comme parenthèse au sein de la vraie vie, mais comme vraie vie elle-même, mode d'existence à part entière d'un nouveau type d'humanité – comme P. Muray propose de la comprendre (cf. son ouvrage Festivus festivus) –, flux global qui emporte chacun en le dispensant d'avoir à se porter, à se tenir, à consister ? Qu'enfin, dans ce qui entoure, plus rien ne vienne à l'encontre, plus rien ni personne qui résiste et contre quoi se cogner, de sorte que, faute de contours, il n'y ait plus même d'entour à proprement parler ; qu'enfin règne la « communion » qui protège de la rencontre !


Une euphorie de surface n'affectant que « la superficie de l'âme », jointe à une « amertume intérieure » que l'on tentera vainement d'endormir et d'oublier : Descartes, déjà, nous avertissait que c'est le lot de ceux qui, « se repaiss[a]nt de fausses imaginations », font du bien-être le « souverain bien » au détriment de la vérité [Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645]. Et cela, alors que nul déconstructionnisme ne sévissait en son temps. Faut-il donc voir, dans ce mouvement actuel, la forme extrême d'une attitude ou d'une tentation bien plus anciennes, plutôt qu'une aberration dont notre époque contemporaine aurait seule le secret ? S'agit-il avec lui d'un dérapage de la modernité hors de sa trajectoire, ou, au contraire, d'une manifestation particulièrement pure de l'essence de celle-ci ?

*****

XLIII. Conclusion : pourquoi se répand si facilement ce dont presque personne ne veut.

C'est un sujet d'étonnement : alors que le déconstructionnisme s'exprime en propos et thèses qui, bien souvent, heurtent de plein fouet le bon sens le plus élémentaire et nient l'évidence factuelle la plus incontestable, nos sociétés occidentales contemporaines ne le rejettent pourtant pas d'un haussement d'épaules, ne posent pas sur ceux qui le professent le regard effaré et teinté de commisération que l'on accorde ordinairement aux simples d'esprit, ou aux gens que la fièvre fait délirer, comme on pourrait s'y attendre. Loin de là, cette idéologie séduit une frange importante de la classe intellectuelle occidentale, pourtant composée des gens censés être les mieux dotés en esprit critique et en rigueur conceptuelle. Surtout, elle parvient à ôter le courage de la contredire publiquement à tous ceux, bien plus nombreux, qui la jugent spontanément fausse et même absurde. L'on n'ose pas dire non, publiquement, à un jeune homme qui demande a être appelé « mademoiselle » – ou plutôt « madame », puisque toute gamine a désormais droit à ce titre ; l'on craint de faire savoir à une fillette, devant ses jeunes condisciples, qu'elle n'est pas un chat (ou une chatte), quel que soit son désir d'en être un (ou une) ; de façon générale, on est gêné à la perspective de dire coram populo certaines choses qui sont pourtant considérées, depuis des millénaires et par l'humanité entière, comme des évidences absolues. Tout semble se passer comme si des millions de gens se sentaient obligés de laisser dire, enseigner et même faire des choses dont tout leur suggère qu'elles sont aberrantes et nocives.

Qu'est-ce donc qui ici retient, inhibe, tétanise ? Est-ce le fait que cette idéologie prend naissance aux États-Unis, c'est-à-dire dans ce que l'occident a pris l'habitude de regarder comme son avant-garde et son guide ? Le fait qu'elle soit revêtue de l'autorité d'une part non négligeable de « l'élite intellectuelle » (universitaires, penseurs, « chercheurs », écrivains, politiques, etc.), et relayée servilement par une « classe moyenne intellectuelle » (enseignants, journalistes, publicitaires, scénaristes, etc.) facilement influençable et gourmande d'originalité, de sorte que – un peu comme il en va pour l'art contemporain – bien des gens craignent de passer pour des imbéciles, ou pour des salauds, ou pour les deux à la fois (ce que condensent assez bien des termes comme « réac » ou « facho ») au cas où ils oseraient dire ce qu'ils en pensent vraiment ? Ou encore, que s'est produit un tel affaissement général du niveau intellectuel et spirituel de la civilisation occidentale actuelle que celle-ci, prise globalement, serait devenue incapable de riposter, sur le terrain de la pensée, aux offensives idéologiques les plus farfelues ?

Ces éléments (qui peuvent du reste s'additionner) jouent certainement un rôle, mais ne suffisent pas à rendre compte du phénomène. L'ampleur de ce dernier, la rapidité et l'aisance de son expansion resteraient incompréhensibles, si, d'une manière ou d'une autre, il ne répondait pas à une certaine attente, ou du moins, ne correspondait pas à une certaine logique, déjà présentes et profondément ancrées dans les esprits sur lesquels il déferle. L'idéologie déconstructionniste ne peut être vue comme quelque chose qui tomberait complètement du dehors sur les populations occidentales contemporaines, bien que, devant les aberrations qu'elle véhicule, celles-ci en aient souvent l'impression. Il faut envisager, au contraire, que son orientation fondamentale ne soit pas sans résonner en profondeur avec certaines orientations fondamentales de l'esprit occidental, tel qu'il était déjà constitué avant son surgissement ; et que, si ses thèses sont éloignées du bon sens au point de paraître venir d'une autre planète, elles soient pourtant assez conformes aux fondements et aux fins du monde moderne pour sembler jaillir, en vérité, du cœur même de celui-ci. Cela permettrait de comprendre pourquoi elles provoquent en même temps une impression de totale étrangeté et un vague sentiment de familiarité, pourquoi elles sont ressenties à la fois comme irrecevables et comme très difficiles à rejeter. L'homme occidental contemporain, lorsqu'il s'y trouve confronté et que la question se pose à lui de savoir comment y réagir, éprouve un sentiment diffus de porte-à-faux avec lui-même, – l'intuition obscure qu'il ne pourrait pas rejeter purement et simplement cette idéologie sans rejeter, du même coup, une certaine conception de l'existence qu'il admet pour sienne. D'où sa relative paralysie, la mollesse de sa résistance : il ne peut que reconnaître, dans cette idéologie qui offusque sa raison, une résultante au moins possible, mais peut-être même nécessaire, de sa propre posture existentielle. Cela, sans doute ne le comprend-il pas, la plupart du temps, de façon claire ; mais il le sent.

Aussi terminerons-nous en nous demandant si le déconstructionnisme, ou auto-constructionnisme, n'est pas tout simplement le fruit le plus authentique, le plus tardif et peut-être même ultime, de la modernité elle-même. La volonté d'abolir, en l'homme, tout lien non choisi, toute facticité inéligible, tout sentiment de dette ; le refus consécutif qu'existe, hors de l'homme, quelque instance transcendante et quelque en-soi antérieurs à son désir, auxquels celui-ci aurait à se convertir comme à ses objets essentiels et nécessaires ; la prétention, au contraire, de ne rien devoir qu'à soi, de pouvoir réclamer comme un droit et d'obtenir comme un dû un bien-être consistant dans la satisfaction des désirs (particuliers, finis) que l'homme trouve-là immédiatement en lui-même : ces traits, dont on a vu à quel point ils caractérisent le déconstructionnisme, ne sont-ils pas ceux-là mêmes qui définissent le projet moderne, comme tel ?

Si tel est le cas, Feuerbach est sans doute celui qui en a saisi le dogme fondamental de la façon la plus simple et la plus juste, en une formule qui veut être à la fois un constat et un programme : homo homini deus.

Fin

 



Addition au §XIX

Dans son Esthétique, Hegel décrit, sous le nom d'« ironie », une attitude qui ressemble de façon troublante à celle, que nous venons d'évoquer, de l'être auto-construit qui sévit de nos jours. Comme on va le voir en lisant l'extrait ci-dessous, la seule différence réside dans la légèreté, l'absence de sérieux, la souriante désinvolture et l'insouciance quant au regard des autres, qui caractérisent l'homme de l'« ironie » selon Hegel : car l'homme auto-construit contemporain, pour sa part, ne plaisante pas, prend très au sérieux son auto-construction, et accorde une extrême importance au fait que les autres la prennent au sérieux également. C'est que le premier maintient son être à distance des apparences qu'il se donne, en maître souverain qui ne fait que jouer avec elles, tandis que le second fait consister son être dans les caractéristiques qu'il s'octroie, s'y identifie pour de bon, et souffre si les autres ne le voient pas ainsi [cf. nos §§ XXV ; XXX]. Cela fait assurément une différence considérable, mais l'on trouve bien dans les deux cas ce point commun essentiel : la prétention à créer, absolument à partir de soi-même, son identité comme ensemble de traits particuliers qui définissent ce que l'on est.

Nous présentons ici l'extrait dans la traduction de C.Bénard de 1852.

« C'est à la faveur (…) des doctrines de Fr.Schlegel qu'on a vu se développer, sous différentes formes, ce qu'on appelle le principe de l'ironie. Considéré par son côté profond, ce principe a sa racine dans la philosophie de Fichte. Fichte pose pour principe de toute science et de toute connaissance le moi abstrait, absolument simple, qui exclut toute particularité, toute détermination, tout élément interne capable de se développer. D’un autre côté, toute réalité n’existe qu’autant qu’elle est posée et reconnue par le moi : ce qu’elle est, elle l’est par le moi, qui, par conséquent, peut l’anéantir.

Si nous restons dans ces abstractions vides, il faut admettre 1° que rien n’a de valeur en soi qui n’est pas un produit du moi ; 2° que le moi doit rester seigneur et maître absolu en tout et sur tout, dans toutes les sphères de l’existence ; 3° que le moi est un individu vivant et actif, et sa vie consiste à se réaliser lui-même, à se développer. Se développer sous le point de vue de l’art et du beau, c’est ce qu’on appelle vivre en artiste. Conformément au principe, je vivrai donc en artiste si toutes mes actions, tout mon extérieur, restent pour moi un pur semblant, une apparence vaine qu’il dépend de moi de varier, de changer et d’anéantir à mon gré. En un mot, il n’y a ni dans leur but ni dans leur manifestation rien de sérieux. Pour les autres, il est vrai, mes actes peuvent avoir quelque chose de sérieux, parce qu’ils s’imaginent que j’agis sérieusement ; mais ce sont des pauvres esprits bornés à qui le sens et la capacité manquent pour comprendre le point de vue élevé où je suis placé et pour y atteindre.

Cette virtuosité d’une vie d’artiste se conçoit comme une sorte de génialité divine pour qui tout ce qui existe est une création vaine à laquelle le créateur ne s’associe pas, et qu’il peut anéantir comme il l’a créée. L’individu qui vit ainsi en artiste conserve ses rapports et sa manière de vivre avec ses semblables et ses proches ; mais, comme génie, il regarde toutes ces relations, et en général l’ensemble des affaires humaines, comme quelque chose de profondément insignifiant. Il traite tout cela ironiquement.

La vanité et le néant de toutes choses, le moi excepté, telle est la première face de l’ironie ».

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