1 La « laïcité » assigne la religion à la sphère du privé et veut que le politique se tienne en-dehors de celle-ci, à égale distance de toutes les religions, sans en privilégier ni en défavoriser aucune. Mais s'il est vrai que toutes les religions ne sont pas égales dans leur acceptation ou leur promotion du principe de la séparation du politique et du religieux, alors il y a là une inconséquence. La logique même de la « laïcité » voudrait que l’État ne traite pas de la même façon une religion qui, par son esprit et son contenu, reconnaît une nette distinction de ces deux sphères (comme c'est le cas du christianisme), et une religion qui nie cette distinction (comme c'est le cas de l'islam). En favorisant la religion qui admet la distinction du politique et du religieux, la « laïcité » ferait preuve de cohérence avec son propre principe, loin d'y déroger ; et de façon générale, elle devrait traiter chaque religion en fonction de la plus ou moins grande proximité de celle-ci avec sa propre position. C'est le bon sens même. Pourquoi donc ne pas le faire, et s'entêter à traiter également des religions qui s'accordent très inégalement avec le principe même de la laïcité ?
2 Nous, les êtres humains, sommes les frères ou les « égaux » des animaux, et de tous les êtres naturels, en raison de notre commune facticité. Entendons par là que, tous, nous sommes placés devant (et précédés par) un double fait accompli : d'une part le fait d'être, considéré purement en lui-même ; et d'autre part, le fait d'être ceci plutôt que cela, d'appartenir à tel genre d'être plutôt qu'à tel autre. Que j'existe, et que je sois un être humain plutôt qu'un arbre ou une montagne, ce sont là des faits dont je ne suis pas moi-même l'origine ni le responsable ; exactement de même, quant à eux, l'arbre ou la montagne ne sont ni les origines ni les responsables du fait qu'ils existent, et qu'ils sont arbre ou montagne plutôt qu'êtres humains. De ce double point de vue, nous sommes tous et également logés à la même enseigne ; et je ne puis, en tant qu'homme, revendiquer aucune supériorité, non seulement sur le plus simple des animaux, mais encore sur le moindre caillou.
Pourtant, si nous considérons de plus près ce que nous sommes, nous les êtres humains, nous devons voir et admettre qu'il s'agit là d'un « fait » tout-à-fait particulier, que nous sommes « devant » lui d'une façon tout-à-fait spéciale, et par conséquent que notre « égalité » avec les êtres naturels est plus apparente que réelle. Dans la mesure où être humain n'est pas, pour lui, un simple état, mais une tâche, et une tâche qu'il lui incombe d'assumer, il est faux que l'homme ne soit pour rien dans le fait d'être humain plutôt qu'autre chose ; par là-même, il est faux qu'être humain soit pour l'homme un fait accompli : c'est bien plutôt, pour lui, une œuvre à accomplir. De multiples façons, être humain ne va pas de soi, il est possible et même facile, pour l'homme, de ne pas l'être vraiment. En ce sens notre facticité n'est pas de la même nature que celle des autres êtres. La nôtre est profondément paradoxale : ce qui, de fait, nous caractérise, c'est que notre conformité avec notre être n'est pas déjà faite – alors qu'elle l'est chez tous les autres êtres ; qu'elle peut être défaite – alors qu'elle ne peut l'être chez nul autre. Ce qui pour nous est à constater, ce qui pour nous est ainsi, ce qui, pour nous, est une donnée qui nous définit et nous précède, c’est que nous avons à être ce que nous sommes, et à en répondre. Si bien que, pour ainsi dire, ce que nous sommes de fait, c'est la non-facticité même.
Ainsi et sans contradiction, nous sommes à la fois strictement égaux aux êtres naturels, et séparés d'eux par un abîme. Nous ne sommes pour rien dans le fait d'être des sujets, et par là nous sommes frères du plus humble des cailloux ; mais c'est dans le fait d'être des sujets que nous ne sommes pour rien, et par là nous sommes infiniment étrangers au plus évolué des singes.
3 A propos de la « créolisation », dont certains veulent faire un processus civilisationnel d'unification et d'harmonisation, deux remarques simples et importantes doivent être faites.
Premièrement, la créolisation consiste en une négation des différences (physiques et/ou culturelles), ces dernières se trouvant fondues en un même produit ou résultat. En ce résultat, et précisément pour l'obtenir, les différences disparaissent en tant que réalités distinctes ; là où existaient une dissemblance et une multiplicité, se tient désormais quelque chose de semblable et d'unique – ou du moins, quelque chose en quoi les différences ont perdu leurs contours fermes et propres, c'est-à-dire cela même qui les fait différer les unes des autres. De ce fait, l'apologie de la créolisation est incompatible avec la célébration des « différences ». Si la différence est une richesse, la créolisation doit être vue comme un appauvrissement ; si la créolisation est un progrès, la différence doit être tenue pour un obstacle. Pourtant, bien souvent, nous voyons les deux points de vue être soutenus conjointement. D'un côté on éprouve le besoin qu'il y ait un au-delà des différences, quelque chose de ferme et d'identique qui demeure par-delà les particularités multiples, variables et souvent incompatibles entre elles ; mais d'un autre côté, on perçoit la multiplicité des différences comme ce qui, seul, est vivant et concret, et comme ce qui « a le droit » d'exister et de se faire valoir. Les différences sont ainsi vues comme ce qui doit être à la fois dépassé et conservé. Or quant à les conserver, la créolisation ne saurait y parvenir, puisqu'elle tend par définition à les faire disparaître. Et quant à les dépasser, elle ne le peut pas davantage :
Deuxièmement en effet, dans un processus de créolisation, les différences se trouvent arrachées à leur rigidité, à leur pesanteur et à leur incompatibilité, en étant réunies sur le mode du mélange. Or un mélange ne constitue nullement un dépassement des éléments dont il est formé. Certes, en lui, ces ingrédients ont perdu leur être propre, et ne sont plus que les composants de quelque chose d'autre, qui les englobe tous. Mais ce « quelque chose », résultant de leur fusion, n'est pas d'une autre nature qu'eux ; il n'est lui-même à son tour qu'une réalité particulière, relevant du même genre que les ingrédients dont il est composé. Si, par exemple, nous mélangeons entre elles plusieurs couleurs, nous n'obtiendrons jamais qu'une nouvelle couleur, et non pas quelque chose d'autre, qui serait indépendant de toute couleur. Ainsi la catégorie de la couleur n'est-elle aucunement dépassée, mais se trouve, tout au plus, seulement élargie – cela, pour autant que son apparition n'empêche pas les couleurs dont il est formé de continuer à exister, par ailleurs, en d'autres objets (ce qui ne saurait être le cas dans la créolisation comme phénomène civilisationnel global, celui-ci supposant plutôt que les anciens « ingrédients » disparaissent comme specimen distincts). De même dans le domaines des idées, lorsqu'il s'agit de parvenir à un « compromis » ou à un « point de vue commun », la fusion totale ou partielle de plusieurs opinions ne peut produire que quelque chose qui sera, à son tour, un point de vue ou une opinion, et non pas une pensée qui soit d'une autre nature que l'opinion, indépendante de celle-ci et plus élevée qu'elle (une connaissance ou une science).
La créolisation, considérée de près, ne peut donc qu'échouer sur les deux points à la fois. Elle ne conserve pas les différences, mais elle les efface ; et pour autant elle ne les dépasse pas, mais demeure exactement à leur niveau, ne faisant accéder à rien qui soit au-dessus d'elles.
4 Il en va essentiellement de même, et pour cause, avec le désir d'abattre les frontières. Ces dernières sont vues par certains comme ce qui sépare, divise, engendre des raidissements « identitaires » et de la « xénophobie » ; les supprimer reviendrait à favoriser l'harmonie et les relations pacifiques. Mais en vérité, au-delà de son sens géographique et politique, une frontière n'est rien d'autre que ce qui marque les contours d'un être quel qu'il soit, et donc la distinction entre ce qu'il est et ce qu'il n'est pas, entre le même et l'autre. Ainsi par exemple, la peau est une frontière, qui donne à l'individu forme et consistance propres ; et réciproquement, la frontière d'un pays est pour ainsi dire sa peau, qui délimite et dessine son être. Forme et consistance propres (ie substantialité) sont à leur tour ce qui rend possible l'idée même de relation, car il ne saurait y avoir relation qu'entre des êtres, et il ne saurait y avoir des êtres que s'il y a distinction, séparation, altérité, et donc frontière. De même l'idée d'harmonie n'a de sens qu'à cette même condition, l'harmonie n'étant rien d'autre qu'une espèce de relation. Ainsi, c'est un contresens grossier que de croire qu'on va favoriser relation et harmonie en supprimant les frontières : cette suppression les rendrait non pas meilleures et plus belles, mais simplement impossibles.
Les Grecs, dès l'origine, l'avaient compris, en distinguant cosmos et chaos. Le chaos est magma indifférencié et informe, où rien n'émerge comme élément distinct, visage propre, et où, par suite de l'absence en lui de toute frontière, n'existe aucune relation ni aucune harmonie mais seulement une universelle con-fusion. Le cosmos, lui, est un tout organisé, en lequel existent des éléments qui ont chacun leur être, et sont entre eux dans des relations conformes à ce qu'ils sont : ainsi il est forme, beauté et harmonie. Sans doute, la distinction « cosmique » expose au risque du conflit et de la laideur : mais seul ce qui peut être laid a aussi une chance d'être beau, et il n'y a de vraie paix que comme refus d'une guerre possible. Vouloir abolir les frontières, et donc aspirer à un état de choses littéralement chaotique, c'est inversement souhaiter l'impossibilité de l'harmonie – l'effacement de tout visage, beau ou laid ; l'arrachage de toute peau, rugueuse ou douce. C'est vouloir une « paix » qui n'est pas même celle des cimetières – car en ceux-ci règne encore, au travers des sépultures, la belle séparation personnalisante – mais celle des charniers, mixtures infâmes où se broie toute silhouette, qui ne laissent même pas, à ceux qui furent quelqu'un, la pauvre ressource d'être encore quelque chose.
5 On doit sans doute à Proust un grand pas en avant dans l'édification du monde moderne, c'est-à-dire dans la constitution de l'habitat fondamental de l'homme moderne, conforme à sa façon propre de voir, de respirer, de penser : à savoir, une immanence d'autant plus complète qu'elle se montre composée d'une infinité d'aspects sensoriels et psychologiques microscopiques, de galeries intérieures minces comme des cheveux, tous éléments qui, en renvoyant les uns aux autres de mille façons, n'aboutissent qu'à constituer un tout renvoyant seulement à lui-même – un monde d'autant plus sans au-delà, qu'en lui les en-deçà fourmillent. Extrême finesse des analyses et grande patience de l'attention sont consacrées ici à métamorphoser en dentelle le granit du monde – mais les rets que compose celle-là ne sont pas moins étouffants, que ne sont écrasantes les murailles formées par celui-ci ; à rendre plus aérienne et donc plus comestible la pâte du monde, qui d'indigeste pâture devient pitance à gourmet – mais sans cesser d'être, pour autant, celui des deux qui en vérité consomme l'autre. Nul plus que Proust, peut-être, n'a contribué à illustrer, et même à réaliser, l'engluement de l'homme moderne dans le monde, sous les dehors trompeurs d'une transcendance accrue. En tant qu'observateur ample et subtil, il semble faire du monde, plus que jamais, un objet à distance de l'homme, distinct de lui, à lui offert en spectacle et en mets ; mais cet écart ne vise chez Proust qu'à mieux discerner les mille et une façons dont le monde trouve, dans le creux de son petit moi – qui, même « profond », reste foncièrement particulier, psychologique –, un lieu où résonner et miroiter à l'infini, un moyen de se démultiplier indéfiniment en son propre sein, et nullement une brèche interrompant sa continuité avec lui-même, nullement un corps étranger contestant son empire. Le monde de Proust est plein d'étranges et séduisants recoins, mais il n'a pas de sortie. On ne peut donc saluer, en cet auteur, que l'un des plus attentifs et des plus scrupuleux prisonniers de la caverne platonicienne, qui ne sait que voir des ombres encore inaperçues, remarquer entre elles des liens encore insoupçonnés, rendant ainsi la caverne plus intéressante, mais précisément, par là-même, plus exclusive et plus captatrice.
6 Être nombriliste, (ne) regarder (que) son nombril, ce serait se prendre pour le centre du monde et de soi-même : on pouvait difficilement choisir plus fausse image, confondre plus complètement apparence immédiate et signification véritable. Le nombril est bien au centre de nous-même, mais comme marque indélébile de notre non-centralité, et de l'impossibilité de notre auto-suffisance. Plus clairement et plus directement que toute autre partie visible de nous-même, il nous crie : « tu n'es pas ta propre origine, tu ne saurais te suffire ; en me regardant, c'est l'évidence de ta finitude que tu contemples ».
Platon, ou du moins un des personnages qu'il fait parler (Aristophane, dans le Banquet), l'avait évoqué, voyant dans cette cicatrice le signe visible de l'incomplétude humaine. Toutefois cette dernière résultait selon lui de la perte d'une complétude antérieure, déchirure d'une sphérique jointure avec soi-même : aussi la vision du nombril devait-elle susciter, dans cette perspective, la nostalgie d'une auto-suffisance auparavant possédée. C'est d'une tout autre manière que le nombril fait image pour le chrétien, et ce n'est pas à la nostalgie mais à l'humilité qu'il l'appelle : car il est alors symbolique d'un décentrement originel, premier, concernant l'âme elle-même ; à son sujet il ne suggère pas une mésaventure survenue à ce qui était un tout, mais la façon dont est venu à l'être ce qui n'était rien.
7 Ceux qui, comme Rousseau, Marx ou Bourdieu, soulignent à quel point l'extériorité peut s'infiltrer à l'intérieur de nous et nous déterminer, façonner nos pensées, désirs, habitudes, etc., ceux-là ont raison. Nous sommes en effet enserrés dans une pluralité de rets mentaux et sentimentaux en provenance de l'extérieur, ou liés à lui, et en ce sens nous sommes « aliénés ». Mais ils ont tort en en déduisant que la libération consiste à modifier l'extériorité, à la configurer de manière à ce qu'elle n'aliène plus. Quelque visage qu'on lui donne, l'extériorité en aura toujours un, elle consistera toujours et nécessairement en une pluralité d'éléments et d'aspects particuliers, qui auront sur nous influence et pesanteur, du simple fait qu'ils sont. « Transformer le monde » n'aura jamais pour résultat l'apparition d'une extériorité vierge, indéterminée et inoffensive, mais seulement le remplacement d'une certaine configuration de particularités par une autre. Tout monde a un certain visage ; tout visage présente des traits particuliers ; tout trait particulier est potentiellement envahissant et aliénant.
La seule vraie libération est donc intérieure, et consiste à relativiser toute particularité par rapport à 1) une singularité ou subjectivité intérieure irréductibles, et 2) un « monde intelligible » d'idées universelles. Si ces deux conditions sont rejetées, niées – et elles le sont par les trois auteurs mentionnés –, la toute-puissance de l'extériorité est posée comme indépassable, et toute perspective de libération est illusoire.
8 Ce que je suis n’est pas un état-de-fait, quelque chose de donné que je pourrais seulement constater, et tel qu’il me faudrait « faire avec », mais ce que je décide d’être, un résultat de ma volonté, quelque chose dont je suis moi-même la source unique et souveraine : cette thèse, prise à la lettre, est aussi bien celle de la pensée la plus classique que celle de la plus extrême modernité ; mais son sens est profondément différent, selon qu’elle se présente dans le premier ou dans le second de ces contextes.
Selon la perspective classique, mon pouvoir souverain sur moi-même existe et s'exerce avant tout, voire uniquement, dans le domaine de la moralité, où il ne s'agit pas de « ce que je suis » sous l'angle de mes caractéristiques particulières (physiques, psychologiques, intellectuelles, sociales, historiques, etc.), mais de ce que je suis en tant que sujet qui a à décider de l'usage qu'il va en faire. Quant à ces qualités, il est admis que je ne puis décider souverainement de ce qu’elles sont, qu’elles sont issues d’autre chose que ma volonté (de la nature, de l’histoire, de telles et telles circonstances), et se présentent à moi comme un donné, au double sens de ce qui est offert et de ce qui est imposé, non-choisi ; et qu’en cela consiste ma finitude, ou du moins un aspect essentiel de celle-ci. Mais il est admis également que ce que je suis en vérité, ce qui me définit vraiment, réside bien moins dans ces caractéristiques que dans l’attitude que j’adopte envers elles, et tout spécialement le genre de buts au service desquels je les mobilise et les emploie ; et que c’est sur cette orientation et cet emploi que je dispose d’un pouvoir souverain. Ainsi je suis bien moi-même l’origine – et par suite le responsable – de ce que je suis, mais ce que je suis consiste fondamentalement dans les manières d’être morales dont je suis la libre source, et qui sont essentiellement distinctes des qualités particulières non choisies qui me sont échues.
Selon une certaine perspective tout à fait moderne et contemporaine, en revanche, mon pouvoir de décider de ce que je suis doit s’étendre à la totalité des aspects de mon être, y compris mes caractéristiques non morales, c’est-à-dire celles qui relèvent de ma dimension physique, de ma sensibilité, de ma situation sociale, de mon appartenance culturelle ou civilisationnelle, etc. Car selon cette perspective, ce que je suis fondamentalement englobe ces dernières, ou même s’y réduit pour l’essentiel. Décider de ce que je suis ne signifie plus seulement, dès lors, décider de mobiliser mes qualités en vue de telle ou telle fin, mais aussi et même avant tout décider de ce que sont ces qualités elles-mêmes. Parmi celles-ci, les caractéristiques physiques occupent une place particulièrement importante, dans la mesure où elles forment la part « objective » de mon être, celle qui donne à voir de la façon la plus immédiate « ce que je suis ». Ces caractéristiques tendent alors à être considérées comme celles qui, par excellence et plus que les autres, constituent et manifestent mon être. Dès lors et par exemple, ce que je conçois comme mon pouvoir souverain et la marque de ma liberté, ce n'est plus seulement ni même prioritairement mon pouvoir de décider d’être un homme honnête ou une femme honnête, mais mon pouvoir de décider d’être un homme ou une femme.
9 On nous dit que l'islam a joué, à notre égard, un rôle capital de relais dans la transmission de l'héritage culturel grec. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Du fait d'avoir copié (ou plutôt fait copier) des textes ? Y a-t-il eu désir, de la part des musulmans, de répandre ces textes, d'en instruire les autres peuples ? Et surtout, les musulmans ont-ils dépassé ce rôle de simple relais, en s'incorporant en eux-mêmes cet héritage culturel ? L'ont-ils fait leur, en ont-ils irrigué et nourri leur propre civilisation ? En retrouve-t-on des traces dans leurs lois et dans leurs mœurs ? Clairement non, et – indice hautement révélateur – encore moins dans leur langue (même leurs plus grands esprits n'ont jamais daigné apprendre le grec). Que l'on compare maintenant avec les Romains : eux ont assimilé l'héritage grec, en ont fait, certes à leur façon, leur nourriture intellectuelle et spirituelle, un ingrédient essentiel de leur civilisation. De l'esprit grec ils furent les fils, non des utilisateurs de quelques-uns de ses aspects et des archivistes de quelques-unes de ses traces ; ses enfants, non ses postiers. Et ils furent pour cela, à notre égard, bien autre chose qu'un agent de « relais » se contentant de « faire passer » un contenu, tout en restant presque totalement extérieur à celui-ci. Ce sont eux, les vrais transmetteurs de l'héritage grec ! Car chacun de leurs gestes, chacune de leurs idées et de leurs paroles en étaient des échos. Les Arabes nous ont peut-être transmis, plus ou moins volontairement, quelques textes ; mais c'est par les Romains que l'âme des Grecs, inspiratrice de ces textes, est devenue une partie de la nôtre. Et rien d'essentiel n'y eût manqué, si les quelques textes connus « grâce » aux Arabes avaient dû nous faire défaut.
10 L’homme ancien avait quelque chose au-dessus de son désir, devant quoi ce dernier devait s’incliner, ou plutôt, vers quoi il devait apprendre à s’orienter – car ce quelque chose était le désirable en soi, et il était autre que lui. L’effort de cette réorientation était la vertu, et il était dirigé vers le haut, et il consistait à apprendre à désirer plus et mieux. L’homme moderne, lui, n’a plus au-dessus de son désir que le principe vide, purement formel et sans contenu, qui lui enjoint de ne se satisfaire qu'en laissant aux autres la possibilité d'en faire autant. Son désir, désormais, s'affaisse et se répand en désirs multiples, particuliers et contingents (il n'y a plus de désirable en soi), et il n’a plus d’autre altérité, ni d’autre limite, que les désirs des autres. Aussi la verticalité n’est-elle désormais qu’apparente : ce qui limite mes désirs particuliers, ce n’est plus rien qui soit au-dessus d'eux, mais seulement quelque chose qui est à côté et de même nature qu'eux – d'autres désirs, et des désirs d'autres.
Mais se pose ici la question : pourquoi donc mon désir devrait-il s’arrêter devant le désir d’un autre ? Parce que, si l’autre en fait autant de son côté, je m’assure une satisfaction limitée, mais plus certaine ? Dans ce cas ce n’est pas, en vérité, le désir de l’autre qui limite le mien et lui impose le respect ; c’est le mien qui se limite lui-même, c’est lui-même qu’il respecte, et rien d’autre. Mais cette auto-limitation contredit, en vérité, l'essence même du désir comme appétit personnel et particulier. Tout désir de ce genre, considéré en lui-même, cherche nécessairement sa plus grande satisfaction, sans égard pour quoi que ce soit d'autre (c'est le fameux « principe de plaisir »). Or cette satisfaction serait bien plus grande, si je pouvais faire fi du désir des autres sans avoir à craindre la réciproque ; par suite, si mon désir est mon unique principe directeur, la voie qu’il me recommande d’emprunter n’est pas de tenir compte du désir des autres, mais de me rendre capable d'imposer le mien, à leurs dépens s'il le faut. La limitation que m’impose le désir des autres est, au fond, intolérable ; mon désir ne peut pas y voir un véritable motif de s’arrêter.
Seule autre possibilité : qu’il y ait en l’autre autre chose que son désir, quelque chose ayant valeur absolue, qui soit objet de respect. Si ce n'est pas le cas, et si donc les désirs ne sont limités que les uns par les autres, alors le jeu consistera, plus ou moins ouvertement mais nécessairement, à faire prévaloir son désir à soi sur celui des autres. C'est pourquoi une civilisation qui prend pour principe suprême la satisfaction du désir, qui ne demande plus au désir de se convertir, mais demande seulement aux désirs de se laisser encadrer, aura pour inéluctable destin une « guerre de tous contre tous », ou, dans le meilleur des cas, une fragile « paix armée de tous à côté de tous » susceptible de se défaire à tout moment.
11. A propos de la soi-disant portée « philosophique » profonde du film Matrix et de ses suites : l'opposition entre un pur « rationnel » (la matrice, qui contrôle tout) et une dimension proprement « humaine » qui y serait irréductible (qu'incarne particulièrement le personnage de « Néo ») est une opposition superficielle et fausse, qui rate et masque l'essentiel. En réalité, la soi-disant rationalité n'est ici que de l'entendement (binaire, mathématico-logique), et ce qui « transcende » ce pseudo-rationnel n'est que le sujet empirique pris dans ses particularités (sentiment amoureux, idées et « ressentis » personnels, etc.). On se retrouve simplement avec une version supplémentaire de la soi-disant alternative entre raison calculatrice et subjectivité contingente – comme si l'essentiel de l'humain, qui le distingue des autres êtres, était la capacité à avoir des états d'âme et des opinions subjectives, et comme si la raison, se réduisant à la faculté de calculer, était le propre non de l'humain mais des machines. C'est faux sur les deux points.
Tout cela n'est que de la sous-philosophie aux fondements rudimentaires. – Quant à la ressemblance avec l'allégorie platonicienne de la caverne, c'est un contresens : dans Matrix, c'est la « raison » qui forme un carcan aliénant, et la petite subjectivité individuelle, sentimentale et opinante, qui est libératrice ; dans l'allégorie platonicienne, c'est l'inverse.
12. Voir dans la punition infligée à un condamné le moyen de donner satisfaction à la victime, ou à ses proches, ou à ses associés, et voir dans cette satisfaction une raison d'être essentielle de la punition, cela revient à faire du ressenti de la victime le critère décidant de la gravité du délit, voire de ce qui est délit, et de ce qui ne l'est pas. Il y a délit parce que la sensibilité de quelqu'un a été blessée, et le but de la punition est de réparer autant que possible le tort fait à cette sensibilité. On a ici, appliqué au domaine du droit, un des principes fondamentaux de l'esprit moderne, à savoir : seul est réel ce qui est ressenti. Il n'y a délit que dans la mesure où la sensibilité a été blessée, c'est le ressenti qui donne réalité au délit et détermine son degré de gravité. – Seul est mal ce qui fait mal. Et tout ce qui fait mal est mal.
Cela reste vrai, si au-delà de la sensibilité individuelle, l'on fait résider le critère dans la sensibilité du corps social (en modernité, on rend la justice au nom de la société [!]).
En vertu de ce double principe de la modernité : seul est mal ce qui fait mal, et tout ce qui fait mal est mal, il deviendra toujours plus inconcevable que quelque chose puisse être mauvais quoique non douloureux, ou bon quoique douloureux – autrement dit : que quelque chose soit mauvais ou bon en soi, indépendamment de son impact sur la sensibilité. D'où la dépénalisation de beaucoup de pratiques qui n'engendrent pas de préjudice visible, sensible : l'avortement (on a le droit de tuer un être humain en gestation, dans la mesure où son existence est ressentie comme un mal par la mère, et où cet être lui-même ne peut pas ressentir sa propre suppression comme un mal) ; l'euthanasie (c'est l'évidence même, puisque non seulement elle n'engendre aucune douleur, mais fait cesser celle qui existait). Pour bientôt : l'inceste (où est le problème, du moment que cela se passe entre adultes consentants, qui non seulement n'en souffrent pas, mais en tirent du plaisir ?). A l'inverse, mais en vertu du même principe, la modernité prononce l'interdiction, ou la condamnation morale, de pratiques auparavant autorisées ou tolérées : les châtiments (corporels ou non) infligés aux enfants dans le cadre de leur éducation ; certains traitements des animaux (ces derniers, du moins pour certains, sont capables de ressentir de la douleur, il ne faut donc pas les faire souffrir) -- (que l'on veuille bien soupeser le poids de ce "donc").
13. Souffrir de la souffrance de l'autre, c'est, nous dit-on de l'« empathie ». Il y a là une façon d'en faire un phénomène bien connu, presque un processus naturel, et par là d'écraser ce qu'il comporte d'étonnant, et même d'inquiétant. On fait comme si aucune brèche dans l'immanence n'était ouverte dans et par cette attitude, en masquant qu'il s'agit, précisément d'une attitude, et non d'un processus. « L'homme est capable de souffrir de la souffrance d'autrui ? Et alors, où est l'extraordinaire ? C'est simplement de l'empathie – ce phénomène bien identifié, dont on trouve d'ailleurs des manifestations dans la nature, entre animaux ; l'homme est l'un de ces êtres capables d'éprouver de l'empathie, voilà tout ». Sauf que l'homme est encore plus capable de ne pas en éprouver, que l'existence en lui de ce sentiment ne va pas de soi, qu'il peut – combien facilement – y faire obstacle ; de sorte que nous en sommes responsables, qu'il dépend de nous de laisser s'exercer cette « capacité », laquelle est donc en vérité une vertu. Cette attitude est un prodige, elle échappe aux lois du monde, elle est réponse à un appel inaudible dans l'immanence. Coller là-dessus le mot « empathie » et croire que tout va bien, c'est à la fois une escroquerie intellectuelle et une faute morale.
14. L'installation dans le monde, la décision d'y habiter, de faire de la vie-dans-le-monde le tout de la vie, est la décision fondamentale de la modernité. Il est alors logique :
Que le monde comme univers physique soit conçu comme in-fini, en un sens spatial (et éventuellement temporel) et que ce sens soit immédiatement tenu pour le sens essentiel de l'in-finité, puisque cela signifie que, quoi qu'on fasse et où qu'on aille, on sera toujours en lui. Affirmer l'in-finité du monde, c'est affirmer l'impossibilité d'en sortir, et donc qu'il est fondamentalement clos.
Que l'économie et le droit soient vus et promus comme les piliers fondamentaux de l'existence humaine. Économie : production de moyens pour l'exercice de la « joyeuse possession du monde ». Droit : régulation de cette possession par les multiples habitants-du-monde.
15. Peut-on être antispéciste ?
Être spéciste signifie : faire passer les intérêts et les buts de son espèce avant ceux des autres, pour l'unique raison que ce sont les siens ; ne tenir compte des intérêts des autres espèces que dans la mesure où ils sont compatibles avec ceux de la sienne, ou les favorisent.
Or tous les êtres vivants sans exception, végétaux et animaux, font passer les intérêts et les buts de leur espèce avant ceux des autres, et au détriment des autres chaque fois que nécessaire, pour l'unique raison que c'est la leur. Tout être vivant, en tant que tel, a dans son espèce le cœur de son cœur, l'être de son être, son essence et son horizon ultimes, nécessaires et indépassables, et ne fait jamais rien qu'en son nom et à son profit.
Ergo, tout être vivant est spéciste par essence.
En étant spéciste, l'être humain ne fait qu'épouser la manière d'être de tous les êtres vivants, loin d'y faire exception ; inversement, en se souciant des intérêts des autres espèces au point de rabattre quelque chose de la satisfaction des siens, il se met en-dehors de la famille des êtres vivants, faisant figure d'exception et même d'aberration.
Objection : la façon humaine d'être spéciste est elle-même spécifique, et consiste à traiter les autres espèces non pas en fonction d'intérêts vitaux naturels, comme le font légitimement tous les autres vivants, mais en vue de satisfaire des intérêts d'un autre ordre qui n'ont cours chez aucun autre être vivant dans la nature ; en cela elle est illégitime.
Réponse : invoquer la présence en l'homme d'intérêts qui transcendent les besoins vitaux, pour lui reprocher d'agir en fonction de ceux-ci, c'est supposer que seules les motivations strictement vitales sont légitimes, et que celles qui les excèdent sont illégitimes. Or éprouver de la compassion pour d'autres espèces vivantes que la sienne, s'en soucier pour elles-mêmes et/ou au nom de la préservation de la « diversité », c'est là une attitude animée par une motivation de nature morale et non point strictement vitale. Ce sont donc cette compassion et ce souci qui sont illégitimes, selon les critères du légitime et de l'illégitime avancés par ceux-là mêmes qui promeuvent ces sentiments.
Corrélativement, réclamer de l'homme qu'il n'agisse que mû par des besoins et intérêts strictement vitaux, c'est lui demander de renoncer à tout ce qui est proprement humain, et de devenir tout de bon un animal. Mais être un animal signifie se soucier exclusivement des intérêts vitaux de son espèce, au détriment des autres chaque fois que nécessaire. Cette façon de se comporter est précisément ce qui définit le spécisme. Par suite, demander à l'homme de s'en tenir à ses intérêts strictement vitaux revient à lui recommander d'être spéciste.
Conclusion : être antispéciste est impossible ; car si on veut l'être, il faut soit condamner toute motivation non strictement vitale, et ce faisant appeler à l'adoption du spécisme, qui règne universellement dans la nature ; soit admettre la légitimité de certaines motivations non strictement vitales, et typiquement humaines, telles que la compassion désintéressée envers les autres espèces, et reconnaître ainsi 1) que l'être humain est bien radicalement différent de tous les autres êtres vivants, et 2) qu'il est fondé à traiter les autres espèces d'après des motivations qui lui sont spécifiquement propres.
16. Hegel et l'origine du christianisme.
Une surprise de taille attend le lecteur qui se plonge dans les cours de Hegel sur l’histoire de la philosophie, consacrés aux penseurs de l’antiquité grecque. On y lit en effet que la conception de l’absolu comme sujet, qui, selon Hegel, est le principe fondamental de la modernité, serait due aux penseurs grecs, plus précisément aux sophistes :
« (…) ainsi commence [avec les Sophistes] l'ère de la réflexion subjective, la position de l'absolu comme sujet. Le principe de l'époque moderne commence dans cette période ». (Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 2007 t.2 La philosophie grecque – Des Sophistes aux Socratiques, p.239).
Selon Hegel, ce « principe de l’époque moderne » sera, après les sophistes, développé et approfondi par Platon, puis par Aristote. Or ce principe (l’absolu est sujet) ne fait qu’un, toujours selon Hegel, avec le principe fondamental du christianisme. Cette identité, affirmée à de très nombreuses reprises dans l’œuvre hégélienne, est clairement confirmée dans cet ouvrage-ci, par exemple par le rapprochement de ces trois passages issus du chapitre consacré à Platon :
« C'est là une grande définition de Dieu, une grande idée, qui n'est d'ailleurs pas autre chose que la définition moderne : l'identité de l'objectivité et de la subjectivité, l'inséparabilité de l'idéel et du réel (…) ». (Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 2007 t.3 La philosophie grecque – Platon et Aristote, p.423).
« Dieu est un syllogisme qui se renoue à lui-même. La philosophie platonicienne contient donc ce qu'il y a de plus élevé ». (Id., p.459).
« Le vrai a donc chez Platon la même détermination que la Trinité ». (Id., p.463).
Ainsi selon Hegel, l’essentiel du contenu doctrinal du christianisme aurait été conçu et formulé par les Grecs. N’y manquerait pas même l’idée d’Incarnation, semble-t-il au vu de ce passage du chapitre consacré à Aristote :
« La Grèce d'ailleurs s'acheminait invinciblement vers l'idée d'un Dieu devenu homme, – d'un Dieu qui ne soit pas une statue lointaine et étrangère, mais qui soit un Dieu actuellement présent dans le monde sans Dieu ».(Id., p.505).
Cette façon d’attribuer au christianisme une origine purement grecque peut susciter, entre autres, deux remarques.
Premièrement, bien qu’elle s’accorde avec la thèse hégélienne selon laquelle religion et philosophie ont fondamentalement le même contenu, et ne diffèrent que par la forme (« représentation » d’un côté, concept de l’autre), elle contredit pourtant la position habituelle de Hegel lui-même quant à leur ordre de succession chronologique, qui veut que l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule, et que la forme de la « représentation » (la religion) précède dans le temps celle du concept (la philosophie) : ici ce serait l’inverse, et pour cette fois l’envol de la chouette annoncerait l’aurore.
Deuxièmement et surtout, à propos du contenu substantiel lui-même, cette proposition de filiation contient en creux une extraordinaire éviction, et revient à soutenir cette thèse proprement stupéfiante, et osons le dire, irrecevable : le christianisme, quant à l’essentiel, ne doit rien au judaïsme.
17. De l'écriture "inclusive".
Si l'on se réfère aux critères et au vocabulaire des tenants de l'écriture « inclusive », la phrase : « Les homosexuel.le.s sont tou.te.s des dégénéré.e.s malfaisant.e.s, car ielles bafouent les lois de la nature » sera considérée comme inclusive ; alors que la phrase : « Les hommes et les femmes sont tous des êtres humains à part entière car ils ont tous une âme » sera, elle, jugée non-inclusive ou exclusive.
Peut-être les promoteurs de l'écriture « inclusive » seront-ils tentés, en lisant la première de ces phrases, de protester que « cette écriture n'est pas faite pour écrire de telles choses ! » ; pourtant ils s'en abstiendront sans doute, car ce serait avouer que l'écriture « inclusive », par vocation, doit exclure que certaines choses puissent être dites, au sujet des êtres qu'elle veut faire entrer dans la visibilité textuelle immédiate ; autrement dit, que la véritable raison d'être de cette écriture est de nature idéologique, et que son but est de forcer les utilisateurs à penser d'une certaine façon.
A moins qu'ils ne l'assument ouvertement, et n'arguent que l'écriture classique, elle aussi, induit de facto une certaine conception des choses – en « invisibilisant » le féminin –, et que, quitte à ce que la langue écrite véhicule nécessairement une certaine idéologie, autant que c'en soit une bonne. Mais précisément, pour savoir si la langue, au moins sous sa forme écrite, est nécessairement idéologique, pour déterminer si certaines idéologies valent mieux que d'autres, et le cas échéant, lesquelles et pourquoi, il faut pouvoir parler, écrire et penser hors idéologie, dans une langue capable de tout examiner et de tout dire, en n'excluant absolument rien à l'avance.
Or quoi qu'on en ait, l'écriture classique est une telle langue. Bien des penseurs, longtemps avant l'époque actuelle, ont proposé une critique non pas seulement de telle ou telle langue écrite, ni même de telle ou telle langue, mais du langage en général et comme tel ; et cela, pour lui reprocher de véhiculer et de légitimer non pas seulement la domination de certains êtres humains sur certains autres, mais encore, plus fondamentalement, celle de tous les êtres humains sur le réel en général : que l'on songe, entre autres, à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, ou à Bergson dans Le rire. Mais tous ont conçu et exprimé ces critiques dans ce langage même, dont ils nous expliquaient pourtant l'incapacité à dire le vrai. Avec une étonnante cécité, ils prouvaient le contraire de ce qu'ils disaient, du fait même qu'il leur était possible de le dire. Ils montraient, à l'encontre du contenu de leurs propos, que le langage n'est pas astreint à dire certaines choses et pas d'autres, qu'il n'est pas un outil ou une arme – c'est-à-dire une chose –, mais ce en quoi et par quoi toute pensée s'incorpore et se réalise, y compris celle qui, revenant sur elle-même et se prenant elle-même pour objet, se livre à une critique d'elle-même. C'est le cas, par exemple, de la langue française classiquement écrite, qui n'est donc pas idéologique par nature, puisque l'on peut concevoir et exposer, en elle et avec elle, toutes les éventuelles raisons de lui préférer l'écriture « inclusive » (c'est du reste ce que font, sans sourciller, les tenants de cette dernière).
La réciproque est-elle vraie ? Peut-on écrire une critique de l'écriture « inclusive » avec celle-ci ? Que l'on s'y essaie...pour voir.
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