1 La « laïcité » assigne la religion à la sphère du privé et veut que le politique se tienne en-dehors de celle-ci, à égale distance de toutes les religions, sans en privilégier ni en défavoriser aucune. Mais s'il est vrai que toutes les religions ne sont pas égales dans leur acceptation ou leur promotion du principe de la séparation du politique et du religieux, alors il y a là une inconséquence. La logique même de la « laïcité » voudrait que l’État ne traite pas de la même façon une religion qui, par son esprit et son contenu, reconnaît une nette distinction de ces deux sphères (comme c'est le cas du christianisme), et une religion qui nie cette distinction (comme c'est le cas de l'islam). En favorisant la religion qui admet la distinction du politique et du religieux, la « laïcité » ferait preuve de cohérence avec son propre principe, loin d'y déroger ; et de façon générale, elle devrait traiter chaque religion en fonction de la plus ou moins grande proximité de celle-ci avec sa propre position. C'est le bon sens même. Pourquoi donc ne pas le faire, et s'entêter à traiter également des religions qui s'accordent très inégalement avec le principe même de la laïcité ?
2 Nous, les êtres humains, sommes les frères ou les « égaux » des animaux, et de tous les êtres naturels, en raison de notre commune facticité. Entendons par là que, tous, nous sommes placés devant (et précédés par) un double fait accompli : d'une part le fait d'être, considéré purement en lui-même ; et d'autre part, le fait d'être ceci plutôt que cela, d'appartenir à tel genre d'être plutôt qu'à tel autre. Que j'existe, et que je sois un être humain plutôt qu'un arbre ou une montagne, ce sont là des faits dont je ne suis pas moi-même l'origine ni le responsable ; exactement de même, quant à eux, l'arbre ou la montagne ne sont ni les origines ni les responsables du fait qu'ils existent, et qu'ils sont arbre ou montagne plutôt qu'êtres humains. De ce double point de vue, nous sommes tous et également logés à la même enseigne ; et je ne puis, en tant qu'homme, revendiquer aucune supériorité, non seulement sur le plus simple des animaux, mais encore sur le moindre caillou.
Pourtant, si nous considérons de plus près ce que nous sommes, nous les êtres humains, nous devons voir et admettre qu'il s'agit là d'un « fait » tout-à-fait particulier, que nous sommes « devant » lui d'une façon tout-à-fait spéciale, et par conséquent que notre « égalité » avec les êtres naturels est plus apparente que réelle. Dans la mesure où être humain n'est pas, pour lui, un simple état, mais une tâche, et une tâche qu'il lui incombe d'assumer, il est faux que l'homme ne soit pour rien dans le fait d'être humain plutôt qu'autre chose ; par là-même, il est faux qu'être humain soit pour l'homme un fait accompli : c'est bien plutôt, pour lui, une œuvre à accomplir. De multiples façons, être humain ne va pas de soi, il est possible et même facile, pour l'homme, de ne pas l'être vraiment. En ce sens notre facticité n'est pas de la même nature que celle des autres êtres. La nôtre est profondément paradoxale : ce qui, de fait, nous caractérise, c'est que notre conformité avec notre être n'est pas déjà faite – alors qu'elle l'est chez tous les autres êtres ; qu'elle peut être défaite – alors qu'elle ne peut l'être chez nul autre. Ce qui pour nous est à constater, ce qui pour nous est ainsi, ce qui, pour nous, est une donnée qui nous définit et nous précède, c’est que nous avons à être ce que nous sommes, et à en répondre. Si bien que, pour ainsi dire, ce que nous sommes de fait, c'est la non-facticité même.
Ainsi et sans contradiction, nous sommes à la fois strictement égaux aux êtres naturels, et séparés d'eux par un abîme. Nous ne sommes pour rien dans le fait d'être des sujets, et par là nous sommes frères du plus humble des cailloux ; mais c'est dans le fait d'être des sujets que nous ne sommes pour rien, et par là nous sommes infiniment étrangers au plus évolué des singes.
3 A propos de la « créolisation », dont certains veulent faire un processus civilisationnel d'unification et d'harmonisation, deux remarques simples et importantes doivent être faites.
Premièrement, la créolisation consiste en une négation des différences (physiques et/ou culturelles), ces dernières se trouvant fondues en un même produit ou résultat. En ce résultat, et précisément pour l'obtenir, les différences disparaissent en tant que réalités distinctes ; là où existaient une dissemblance et une multiplicité, se tient désormais quelque chose de semblable et d'unique – ou du moins, quelque chose en quoi les différences ont perdu leurs contours fermes et propres, c'est-à-dire cela même qui les fait différer les unes des autres. De ce fait, l'apologie de la créolisation est incompatible avec la célébration des « différences ». Si la différence est une richesse, la créolisation doit être vue comme un appauvrissement ; si la créolisation est un progrès, la différence doit être tenue pour un obstacle. Pourtant, bien souvent, nous voyons les deux points de vue être soutenus conjointement. D'un côté on éprouve le besoin qu'il y ait un au-delà des différences, quelque chose de ferme et d'identique qui demeure par-delà les particularités multiples, variables et souvent incompatibles entre elles ; mais d'un autre côté, on perçoit la multiplicité des différences comme ce qui, seul, est vivant et concret, et comme ce qui « a le droit » d'exister et de se faire valoir. Les différences sont ainsi vues comme ce qui doit être à la fois dépassé et conservé. Or quant à les conserver, la créolisation ne saurait y parvenir, puisqu'elle tend par définition à les faire disparaître. Et quant à les dépasser, elle ne le peut pas davantage :
Deuxièmement en effet, dans un processus de créolisation, les différences se trouvent arrachées à leur rigidité, à leur pesanteur et à leur incompatibilité, en étant réunies sur le mode du mélange. Or un mélange ne constitue nullement un dépassement des éléments dont il est formé. Certes, en lui, ces ingrédients ont perdu leur être propre, et ne sont plus que les composants de quelque chose d'autre, qui les englobe tous. Mais ce « quelque chose », résultant de leur fusion, n'est pas d'une autre nature qu'eux ; il n'est lui-même à son tour qu'une réalité particulière, relevant du même genre que les ingrédients dont il est composé. Si, par exemple, nous mélangeons entre elles plusieurs couleurs, nous n'obtiendrons jamais qu'une nouvelle couleur, et non pas quelque chose d'autre, qui serait indépendant de toute couleur. Ainsi la catégorie de la couleur n'est-elle aucunement dépassée, mais se trouve, tout au plus, seulement élargie – cela, pour autant que son apparition n'empêche pas les couleurs dont il est formé de continuer à exister, par ailleurs, en d'autres objets (ce qui ne saurait être le cas dans la créolisation comme phénomène civilisationnel global, celui-ci supposant plutôt que les anciens « ingrédients » disparaissent comme specimen distincts). De même dans le domaines des idées, lorsqu'il s'agit de parvenir à un « compromis » ou à un « point de vue commun », la fusion totale ou partielle de plusieurs opinions ne peut produire que quelque chose qui sera, à son tour, un point de vue ou une opinion, et non pas une pensée qui soit d'une autre nature que l'opinion, indépendante de celle-ci et plus élevée qu'elle (une connaissance ou une science).
La créolisation, considérée de près, ne peut donc qu'échouer sur les deux points à la fois. Elle ne conserve pas les différences, mais elle les efface ; et pour autant elle ne les dépasse pas, mais demeure exactement à leur niveau, ne faisant accéder à rien qui soit au-dessus d'elles.
4 Il en va essentiellement de même, et pour cause, avec le désir d'abattre les frontières. Ces dernières sont vues par certains comme ce qui sépare, divise, engendre des raidissements « identitaires » et de la « xénophobie » ; les supprimer reviendrait à favoriser l'harmonie et les relations pacifiques. Mais en vérité, au-delà de son sens géographique et politique, une frontière n'est rien d'autre que ce qui marque les contours d'un être quel qu'il soit, et donc la distinction entre ce qu'il est et ce qu'il n'est pas, entre le même et l'autre. Ainsi par exemple, la peau est une frontière, qui donne à l'individu forme et consistance propres ; et réciproquement, la frontière d'un pays est pour ainsi dire sa peau, qui délimite et dessine son être. Forme et consistance propres (ie substantialité) sont à leur tour ce qui rend possible l'idée même de relation, car il ne saurait y avoir relation qu'entre des êtres, et il ne saurait y avoir des êtres que s'il y a distinction, séparation, altérité, et donc frontière. De même l'idée d'harmonie n'a de sens qu'à cette même condition, l'harmonie n'étant rien d'autre qu'une espèce de relation. Ainsi, c'est un contresens grossier que de croire qu'on va favoriser relation et harmonie en supprimant les frontières : cette suppression les rendrait non pas meilleures et plus belles, mais simplement impossibles.
Les Grecs, dès l'origine, l'avaient compris, en distinguant cosmos et chaos. Le chaos est magma indifférencié et informe, où rien n'émerge comme élément distinct, visage propre, et où, par suite de l'absence en lui de toute frontière, n'existe aucune relation ni aucune harmonie mais seulement une universelle con-fusion. Le cosmos, lui, est un tout organisé, en lequel existent des éléments qui ont chacun leur être, et sont entre eux dans des relations conformes à ce qu'ils sont : ainsi il est forme, beauté et harmonie. Sans doute, la distinction « cosmique » expose au risque du conflit et de la laideur : mais seul ce qui peut être laid a aussi une chance d'être beau, et il n'y a de vraie paix que comme refus d'une guerre possible. Vouloir abolir les frontières, et donc aspirer à un état de choses littéralement chaotique, c'est inversement souhaiter l'impossibilité de l'harmonie – l'effacement de tout visage, beau ou laid ; l'arrachage de toute peau, rugueuse ou douce. C'est vouloir une « paix » qui n'est pas même celle des cimetières – car en ceux-ci règne encore, au travers des sépultures, la belle séparation personnalisante – mais celle des charniers, mixtures infâmes où se broie toute silhouette, qui ne laissent même pas, à ceux qui furent quelqu'un, la pauvre ressource d'être encore quelque chose.
5 On doit sans doute à Proust un grand pas en avant dans l'édification du monde moderne, c'est-à-dire dans la constitution de l'habitat fondamental de l'homme moderne, conforme à sa façon propre de voir, de respirer, de penser : à savoir, une immanence d'autant plus complète qu'elle se montre composée d'une infinité d'aspects sensoriels et psychologiques microscopiques, de galeries intérieures minces comme des cheveux, tous éléments qui, en renvoyant les uns aux autres de mille façons, n'aboutissent qu'à constituer un tout renvoyant seulement à lui-même – un monde d'autant plus sans au-delà, qu'en lui les en-deçà fourmillent. Extrême finesse des analyses et grande patience de l'attention sont consacrées ici à métamorphoser en dentelle le granit du monde – mais les rets que compose celle-là ne sont pas moins étouffants, que ne sont écrasantes les murailles formées par celui-ci ; à rendre plus aérienne et donc plus comestible la pâte du monde, qui d'indigeste pâture devient pitance à gourmet – mais sans cesser d'être, pour autant, celui des deux qui en vérité consomme l'autre. Nul plus que Proust, peut-être, n'a contribué à illustrer, et même à réaliser, l'engluement de l'homme moderne dans le monde, sous les dehors trompeurs d'une transcendance accrue. En tant qu'observateur ample et subtil, il semble faire du monde, plus que jamais, un objet à distance de l'homme, distinct de lui, à lui offert en spectacle et en mets ; mais cet écart ne vise chez Proust qu'à mieux discerner les mille et une façons dont le monde trouve, dans le creux de son petit moi – qui, même « profond », reste foncièrement particulier, psychologique –, un lieu où résonner et miroiter à l'infini, un moyen de se démultiplier indéfiniment en son propre sein, et nullement une brèche interrompant sa continuité avec lui-même, nullement un corps étranger contestant son empire. Le monde de Proust est plein d'étranges et séduisants recoins, mais il n'a pas de sortie. On ne peut donc saluer, en cet auteur, que l'un des plus attentifs et des plus scrupuleux prisonniers de la caverne platonicienne, qui ne sait que voir des ombres encore inaperçues, remarquer entre elles des liens encore insoupçonnés, rendant ainsi la caverne plus intéressante, mais précisément, par là-même, plus exclusive et plus captatrice.
6 Être nombriliste, (ne) regarder (que) son nombril, ce serait se prendre pour le centre du monde et de soi-même : on pouvait difficilement choisir plus fausse image, confondre plus complètement apparence immédiate et signification véritable. Le nombril est bien au centre de nous-même, mais comme marque indélébile de notre non-centralité, et de l'impossibilité de notre auto-suffisance. Plus clairement et plus directement que toute autre partie visible de nous-même, il nous crie : « tu n'es pas ta propre origine, tu ne saurais te suffire ; en me regardant, c'est l'évidence de ta finitude que tu contemples ».
Platon, ou du moins un des personnages qu'il fait parler (Aristophane, dans le Banquet), l'avait évoqué, voyant dans cette cicatrice le signe visible de l'incomplétude humaine. Toutefois cette dernière résultait selon lui de la perte d'une complétude antérieure, déchirure d'une sphérique jointure avec soi-même : aussi la vision du nombril devait-elle susciter, dans cette perspective, la nostalgie d'une auto-suffisance auparavant possédée. C'est d'une tout autre manière que le nombril fait image pour le chrétien, et ce n'est pas à la nostalgie mais à l'humilité qu'il l'appelle : car il est alors symbolique d'un décentrement originel, premier, concernant l'âme elle-même ; à son sujet il ne suggère pas une mésaventure survenue à ce qui était un tout, mais la façon dont est venu à l'être ce qui n'était rien.
7 Ceux qui, comme Rousseau, Marx ou Bourdieu, soulignent à quel point l'extériorité peut s'infiltrer à l'intérieur de nous et nous déterminer, façonner nos pensées, désirs, habitudes, etc., ceux-là ont raison. Nous sommes en effet enserrés dans une pluralité de rets mentaux et sentimentaux en provenance de l'extérieur, ou liés à lui, et en ce sens nous sommes « aliénés ». Mais ils ont tort en en déduisant que la libération consiste à modifier l'extériorité, à la configurer de manière à ce qu'elle n'aliène plus. Quelque visage qu'on lui donne, l'extériorité en aura toujours un, elle consistera toujours et nécessairement en une pluralité d'éléments et d'aspects particuliers, qui auront sur nous influence et pesanteur, du simple fait qu'ils sont. « Transformer le monde » n'aura jamais pour résultat l'apparition d'une extériorité vierge, indéterminée et inoffensive, mais seulement le remplacement d'une certaine configuration de particularités par une autre. Tout monde a un certain visage ; tout visage présente des traits particuliers ; tout trait particulier est potentiellement envahissant et aliénant.
La seule vraie libération est donc intérieure, et consiste à relativiser toute particularité par rapport à 1) une singularité ou subjectivité intérieure irréductibles, et 2) un « monde intelligible » d'idées universelles. Si ces deux conditions sont rejetées, niées – et elles le sont par les trois auteurs mentionnés –, la toute-puissance de l'extériorité est posée comme indépassable, et toute perspective de libération est illusoire.
8 Ce que je suis n’est pas un état-de-fait, quelque chose de donné que je pourrais seulement constater, et tel qu’il me faudrait « faire avec », mais ce que je décide d’être, un résultat de ma volonté, quelque chose dont je suis moi-même la source unique et souveraine : cette thèse, prise à la lettre, est aussi bien celle de la pensée la plus classique que celle de la plus extrême modernité ; mais son sens est profondément différent, selon qu’elle se présente dans le premier ou dans le second de ces contextes.
Selon la perspective classique, mon pouvoir souverain sur moi-même existe et s'exerce avant tout, voire uniquement, dans le domaine de la moralité, où il ne s'agit pas de « ce que je suis » sous l'angle de mes caractéristiques particulières (physiques, psychologiques, intellectuelles, sociales, historiques, etc.), mais de ce que je suis en tant que sujet qui a à décider de l'usage qu'il va en faire. Quant à ces qualités, il est admis que je ne puis décider souverainement de ce qu’elles sont, qu’elles sont issues d’autre chose que ma volonté (de la nature, de l’histoire, de telles et telles circonstances), et se présentent à moi comme un donné, au double sens de ce qui est offert et de ce qui est imposé, non-choisi ; et qu’en cela consiste ma finitude, ou du moins un aspect essentiel de celle-ci. Mais il est admis également que ce que je suis en vérité, ce qui me définit vraiment, réside bien moins dans ces caractéristiques que dans l’attitude que j’adopte envers elles, et tout spécialement le genre de buts au service desquels je les mobilise et les emploie ; et que c’est sur cette orientation et cet emploi que je dispose d’un pouvoir souverain. Ainsi je suis bien moi-même l’origine – et par suite le responsable – de ce que je suis, mais ce que je suis consiste fondamentalement dans les manières d’être morales dont je suis la libre source, et qui sont essentiellement distinctes des qualités particulières non choisies qui me sont échues.
Selon une certaine perspective tout à fait moderne et contemporaine, en revanche, mon pouvoir de décider de ce que je suis doit s’étendre à la totalité des aspects de mon être, y compris mes caractéristiques non morales, c’est-à-dire celles qui relèvent de ma dimension physique, de ma sensibilité, de ma situation sociale, de mon appartenance culturelle ou civilisationnelle, etc. Car selon cette perspective, ce que je suis fondamentalement englobe ces dernières, ou même s’y réduit pour l’essentiel. Décider de ce que je suis ne signifie plus seulement, dès lors, décider de mobiliser mes qualités en vue de telle ou telle fin, mais aussi et même avant tout décider de ce que sont ces qualités elles-mêmes. Parmi celles-ci, les caractéristiques physiques occupent une place particulièrement importante, dans la mesure où elles forment la part « objective » de mon être, celle qui donne à voir de la façon la plus immédiate « ce que je suis ». Ces caractéristiques tendent alors à être considérées comme celles qui, par excellence et plus que les autres, constituent et manifestent mon être. Dès lors et par exemple, ce que je conçois comme mon pouvoir souverain et la marque de ma liberté, ce n'est plus seulement ni même prioritairement mon pouvoir de décider d’être un homme honnête ou une femme honnête, mais mon pouvoir de décider d’être un homme ou une femme.
9 On nous dit que l'islam a joué, à notre égard, un rôle capital de relais dans la transmission de l'héritage culturel grec. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Du fait d'avoir copié (ou plutôt fait copier) des textes ? Y a-t-il eu désir, de la part des musulmans, de répandre ces textes, d'en instruire les autres peuples ? Et surtout, les musulmans ont-ils dépassé ce rôle de simple relais, en s'incorporant en eux-mêmes cet héritage culturel ? L'ont-ils fait leur, en ont-ils irrigué et nourri leur propre civilisation ? En retrouve-t-on des traces dans leurs lois et dans leurs mœurs ? Clairement non, et – indice hautement révélateur – encore moins dans leur langue (même leurs plus grands esprits n'ont jamais daigné apprendre le grec). Que l'on compare maintenant avec les Romains : eux ont assimilé l'héritage grec, en ont fait, certes à leur façon, leur nourriture intellectuelle et spirituelle, un ingrédient essentiel de leur civilisation. De l'esprit grec ils furent les fils, non des utilisateurs de quelques-uns de ses aspects et des archivistes de quelques-unes de ses traces ; ses enfants, non ses postiers. Et ils furent pour cela, à notre égard, bien autre chose qu'un agent de « relais » se contentant de « faire passer » un contenu, tout en restant presque totalement extérieur à celui-ci. Ce sont eux, les vrais transmetteurs de l'héritage grec ! Car chacun de leurs gestes, chacune de leurs idées et de leurs paroles en étaient des échos. Les Arabes nous ont peut-être transmis, plus ou moins volontairement, quelques textes ; mais c'est par les Romains que l'âme des Grecs, inspiratrice de ces textes, est devenue une partie de la nôtre. Et rien d'essentiel n'y eût manqué, si les quelques textes connus « grâce » aux Arabes avaient dû nous faire défaut.
10 L’homme ancien avait quelque chose au-dessus de son désir, devant quoi ce dernier devait s’incliner, ou plutôt, vers quoi il devait apprendre à s’orienter – car ce quelque chose était le désirable en soi, et il était autre que lui. L’effort de cette réorientation était la vertu, et il était dirigé vers le haut, et il consistait à apprendre à désirer plus et mieux. L’homme moderne, lui, n’a plus au-dessus de son désir que le principe vide, purement formel et sans contenu, qui lui enjoint de ne se satisfaire qu'en laissant aux autres la possibilité d'en faire autant. Son désir, désormais, s'affaisse et se répand en désirs multiples, particuliers et contingents (il n'y a plus de désirable en soi), et il n’a plus d’autre altérité, ni d’autre limite, que les désirs des autres. Aussi la verticalité n’est-elle désormais qu’apparente : ce qui limite mes désirs particuliers, ce n’est plus rien qui soit au-dessus d'eux, mais seulement quelque chose qui est à côté et de même nature qu'eux – d'autres désirs, et des désirs d'autres.
Mais se pose ici la question : pourquoi donc mon désir devrait-il s’arrêter devant le désir d’un autre ? Parce que, si l’autre en fait autant de son côté, je m’assure une satisfaction limitée, mais plus certaine ? Dans ce cas ce n’est pas, en vérité, le désir de l’autre qui limite le mien et lui impose le respect ; c’est le mien qui se limite lui-même, c’est lui-même qu’il respecte, et rien d’autre. Mais cette auto-limitation contredit, en vérité, l'essence même du désir comme appétit personnel et particulier. Tout désir de ce genre, considéré en lui-même, cherche nécessairement sa plus grande satisfaction, sans égard pour quoi que ce soit d'autre (c'est le fameux « principe de plaisir »). Or cette satisfaction serait bien plus grande, si je pouvais faire fi du désir des autres sans avoir à craindre la réciproque ; par suite, si mon désir est mon unique principe directeur, la voie qu’il me recommande d’emprunter n’est pas de tenir compte du désir des autres, mais de me rendre capable d'imposer le mien, à leurs dépens s'il le faut. La limitation que m’impose le désir des autres est, au fond, intolérable ; mon désir ne peut pas y voir un véritable motif de s’arrêter.
Seule autre possibilité : qu’il y ait en l’autre autre chose que son désir, quelque chose ayant valeur absolue, qui soit objet de respect. Si ce n'est pas le cas, et si donc les désirs ne sont limités que les uns par les autres, alors le jeu consistera, plus ou moins ouvertement mais nécessairement, à faire prévaloir son désir à soi sur celui des autres. C'est pourquoi une civilisation qui prend pour principe suprême la satisfaction du désir, qui ne demande plus au désir de se convertir, mais demande seulement aux désirs de se laisser encadrer, aura pour inéluctable destin une « guerre de tous contre tous », ou, dans le meilleur des cas, une fragile « paix armée de tous à côté de tous » susceptible de se défaire à tout moment.
11. A propos de la soi-disant portée « philosophique » profonde du film Matrix et de ses suites : l'opposition entre un pur « rationnel » (la matrice, qui contrôle tout) et une dimension proprement « humaine » qui y serait irréductible (qu'incarne particulièrement le personnage de « Néo ») est une opposition superficielle et fausse, qui rate et masque l'essentiel. En réalité, la soi-disant rationalité n'est ici que de l'entendement (binaire, mathématico-logique), et ce qui « transcende » ce pseudo-rationnel n'est que le sujet empirique pris dans ses particularités (sentiment amoureux, idées et « ressentis » personnels, etc.). On se retrouve simplement avec une version supplémentaire de la soi-disant alternative entre raison calculatrice et subjectivité contingente – comme si l'essentiel de l'humain, qui le distingue des autres êtres, était la capacité à avoir des états d'âme et des opinions subjectives, et comme si la raison, se réduisant à la faculté de calculer, était le propre non de l'humain mais des machines. C'est faux sur les deux points.
Tout cela n'est que de la sous-philosophie aux fondements rudimentaires. – Quant à la ressemblance avec l'allégorie platonicienne de la caverne, c'est un contresens : dans Matrix, c'est la « raison » qui forme un carcan aliénant, et la petite subjectivité individuelle, sentimentale et opinante, qui est libératrice ; dans l'allégorie platonicienne, c'est l'inverse.
12. Voir dans la punition infligée à un condamné le moyen de donner satisfaction à la victime, ou à ses proches, ou à ses associés, et voir dans cette satisfaction une raison d'être essentielle de la punition, cela revient à faire du ressenti de la victime le critère décidant de la gravité du délit, voire de ce qui est délit, et de ce qui ne l'est pas. Il y a délit parce que la sensibilité de quelqu'un a été blessée, et le but de la punition est de réparer autant que possible le tort fait à cette sensibilité. On a ici, appliqué au domaine du droit, un des principes fondamentaux de l'esprit moderne, à savoir : seul est réel ce qui est ressenti. Il n'y a délit que dans la mesure où la sensibilité a été blessée, c'est le ressenti qui donne réalité au délit et détermine son degré de gravité. – Seul est mal ce qui fait mal. Et tout ce qui fait mal est mal.
Cela reste vrai, si au-delà de la sensibilité individuelle, l'on fait résider le critère dans la sensibilité du corps social (en modernité, on rend la justice au nom de la société [!]).
En vertu de ce double principe de la modernité : seul est mal ce qui fait mal, et tout ce qui fait mal est mal, il deviendra toujours plus inconcevable que quelque chose puisse être mauvais quoique non douloureux, ou bon quoique douloureux – autrement dit : que quelque chose soit mauvais ou bon en soi, indépendamment de son impact sur la sensibilité. D'où la dépénalisation de beaucoup de pratiques qui n'engendrent pas de préjudice visible, sensible : l'avortement (on a le droit de tuer un être humain en gestation, dans la mesure où son existence est ressentie comme un mal par la mère, et où cet être lui-même ne peut pas ressentir sa propre suppression comme un mal) ; l'euthanasie (c'est l'évidence même, puisque non seulement elle n'engendre aucune douleur, mais fait cesser celle qui existait). Pour bientôt : l'inceste (où est le problème, du moment que cela se passe entre adultes consentants, qui non seulement n'en souffrent pas, mais en tirent du plaisir ?). A l'inverse, mais en vertu du même principe, la modernité prononce l'interdiction, ou la condamnation morale, de pratiques auparavant autorisées ou tolérées : les châtiments (corporels ou non) infligés aux enfants dans le cadre de leur éducation ; certains traitements des animaux (ces derniers, du moins pour certains, sont capables de ressentir de la douleur, il ne faut donc pas les faire souffrir) -- (que l'on veuille bien soupeser le poids de ce "donc").
13. Souffrir de la souffrance de l'autre, c'est, nous dit-on de l'« empathie ». Il y a là une façon d'en faire un phénomène bien connu, presque un processus naturel, et par là d'écraser ce qu'il comporte d'étonnant, et même d'inquiétant. On fait comme si aucune brèche dans l'immanence n'était ouverte dans et par cette attitude, en masquant qu'il s'agit, précisément d'une attitude, et non d'un processus. « L'homme est capable de souffrir de la souffrance d'autrui ? Et alors, où est l'extraordinaire ? C'est simplement de l'empathie – ce phénomène bien identifié, dont on trouve d'ailleurs des manifestations dans la nature, entre animaux ; l'homme est l'un de ces êtres capables d'éprouver de l'empathie, voilà tout ». Sauf que l'homme est encore plus capable de ne pas en éprouver, que l'existence en lui de ce sentiment ne va pas de soi, qu'il peut – combien facilement – y faire obstacle ; de sorte que nous en sommes responsables, qu'il dépend de nous de laisser s'exercer cette « capacité », laquelle est donc en vérité une vertu. Cette attitude est un prodige, elle échappe aux lois du monde, elle est réponse à un appel inaudible dans l'immanence. Coller là-dessus le mot « empathie » et croire que tout va bien, c'est à la fois une escroquerie intellectuelle et une faute morale.
14. L'installation dans le monde, la décision d'y habiter, de faire de la vie-dans-le-monde le tout de la vie, est la décision fondamentale de la modernité. Il est alors logique :
Que le monde comme univers physique soit conçu comme in-fini, en un sens spatial (et éventuellement temporel) et que ce sens soit immédiatement tenu pour le sens essentiel de l'in-finité, puisque cela signifie que, quoi qu'on fasse et où qu'on aille, on sera toujours en lui. Affirmer l'in-finité du monde, c'est affirmer l'impossibilité d'en sortir, et donc qu'il est fondamentalement clos.
Que l'économie et le droit soient vus et promus comme les piliers fondamentaux de l'existence humaine. Économie : production de moyens pour l'exercice de la « joyeuse possession du monde ». Droit : régulation de cette possession par les multiples habitants-du-monde.
15. Peut-on être antispéciste ?
Être spéciste signifie : faire passer les intérêts et les buts de son espèce avant ceux des autres, pour l'unique raison que ce sont les siens ; ne tenir compte des intérêts des autres espèces que dans la mesure où ils sont compatibles avec ceux de la sienne, ou les favorisent.
Or tous les êtres vivants sans exception, végétaux et animaux, font passer les intérêts et les buts de leur espèce avant ceux des autres, et au détriment des autres chaque fois que nécessaire, pour l'unique raison que c'est la leur. Tout être vivant, en tant que tel, a dans son espèce le cœur de son cœur, l'être de son être, son essence et son horizon ultimes, nécessaires et indépassables, et ne fait jamais rien qu'en son nom et à son profit.
Ergo, tout être vivant est spéciste par essence.
En étant spéciste, l'être humain ne fait qu'épouser la manière d'être de tous les êtres vivants, loin d'y faire exception ; inversement, en se souciant des intérêts des autres espèces au point de rabattre quelque chose de la satisfaction des siens, il se met en-dehors de la famille des êtres vivants, faisant figure d'exception et même d'aberration.
Objection : la façon humaine d'être spéciste est elle-même spécifique, et consiste à traiter les autres espèces non pas en fonction d'intérêts vitaux naturels, comme le font légitimement tous les autres vivants, mais en vue de satisfaire des intérêts d'un autre ordre qui n'ont cours chez aucun autre être vivant dans la nature ; en cela elle est illégitime.
Réponse : invoquer la présence en l'homme d'intérêts qui transcendent les besoins vitaux, pour lui reprocher d'agir en fonction de ceux-ci, c'est supposer que seules les motivations strictement vitales sont légitimes, et que celles qui les excèdent sont illégitimes. Or éprouver de la compassion pour d'autres espèces vivantes que la sienne, s'en soucier pour elles-mêmes et/ou au nom de la préservation de la « diversité », c'est là une attitude animée par une motivation de nature morale et non point strictement vitale. Ce sont donc cette compassion et ce souci qui sont illégitimes, selon les critères du légitime et de l'illégitime avancés par ceux-là mêmes qui promeuvent ces sentiments.
Corrélativement, réclamer de l'homme qu'il n'agisse que mû par des besoins et intérêts strictement vitaux, c'est lui demander de renoncer à tout ce qui est proprement humain, et de devenir tout de bon un animal. Mais être un animal signifie se soucier exclusivement des intérêts vitaux de son espèce, au détriment des autres chaque fois que nécessaire. Cette façon de se comporter est précisément ce qui définit le spécisme. Par suite, demander à l'homme de s'en tenir à ses intérêts strictement vitaux revient à lui recommander d'être spéciste.
Conclusion : être antispéciste est impossible ; car si on veut l'être, il faut soit condamner toute motivation non strictement vitale, et ce faisant appeler à l'adoption du spécisme, qui règne universellement dans la nature ; soit admettre la légitimité de certaines motivations non strictement vitales, et typiquement humaines, telles que la compassion désintéressée envers les autres espèces, et reconnaître ainsi 1) que l'être humain est bien radicalement différent de tous les autres êtres vivants, et 2) qu'il est fondé à traiter les autres espèces d'après des motivations qui lui sont spécifiquement propres.
16. Hegel et l'origine du christianisme.
Une surprise de taille attend le lecteur qui se plonge dans les cours de Hegel sur l’histoire de la philosophie, consacrés aux penseurs de l’antiquité grecque. On y lit en effet que la conception de l’absolu comme sujet, qui, selon Hegel, est le principe fondamental de la modernité, serait due aux penseurs grecs, plus précisément aux sophistes :
« (…) ainsi commence [avec les Sophistes] l'ère de la réflexion subjective, la position de l'absolu comme sujet. Le principe de l'époque moderne commence dans cette période ». (Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 2007 t.2 La philosophie grecque – Des Sophistes aux Socratiques, p.239).
Selon Hegel, ce « principe de l’époque moderne » sera, après les sophistes, développé et approfondi par Platon, puis par Aristote. Or ce principe (l’absolu est sujet) ne fait qu’un, toujours selon Hegel, avec le principe fondamental du christianisme. Cette identité, affirmée à de très nombreuses reprises dans l’œuvre hégélienne, est clairement confirmée dans cet ouvrage-ci, par exemple par le rapprochement de ces trois passages issus du chapitre consacré à Platon :
« C'est là une grande définition de Dieu, une grande idée, qui n'est d'ailleurs pas autre chose que la définition moderne : l'identité de l'objectivité et de la subjectivité, l'inséparabilité de l'idéel et du réel (…) ». (Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Paris, Vrin, 2007 t.3 La philosophie grecque – Platon et Aristote, p.423).
« Dieu est un syllogisme qui se renoue à lui-même. La philosophie platonicienne contient donc ce qu'il y a de plus élevé ». (Id., p.459).
« Le vrai a donc chez Platon la même détermination que la Trinité ». (Id., p.463).
Ainsi selon Hegel, l’essentiel du contenu doctrinal du christianisme aurait été conçu et formulé par les Grecs. N’y manquerait pas même l’idée d’Incarnation, semble-t-il au vu de ce passage du chapitre consacré à Aristote :
« La Grèce d'ailleurs s'acheminait invinciblement vers l'idée d'un Dieu devenu homme, – d'un Dieu qui ne soit pas une statue lointaine et étrangère, mais qui soit un Dieu actuellement présent dans le monde sans Dieu ».(Id., p.505).
Cette façon d’attribuer au christianisme une origine purement grecque peut susciter, entre autres, deux remarques.
Premièrement, bien qu’elle s’accorde avec la thèse hégélienne selon laquelle religion et philosophie ont fondamentalement le même contenu, et ne diffèrent que par la forme (« représentation » d’un côté, concept de l’autre), elle contredit pourtant la position habituelle de Hegel lui-même quant à leur ordre de succession chronologique, qui veut que l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule, et que la forme de la « représentation » (la religion) précède dans le temps celle du concept (la philosophie) : ici ce serait l’inverse, et pour cette fois l’envol de la chouette annoncerait l’aurore.
Deuxièmement et surtout, à propos du contenu substantiel lui-même, cette proposition de filiation contient en creux une extraordinaire éviction, et revient à soutenir cette thèse proprement stupéfiante, et osons le dire, irrecevable : le christianisme, quant à l’essentiel, ne doit rien au judaïsme.
17. De l'écriture "inclusive".
Si l'on se réfère aux critères et au vocabulaire des tenants de l'écriture « inclusive », la phrase : « Les homosexuel.le.s sont tou.te.s des dégénéré.e.s malfaisant.e.s, car ielles bafouent les lois de la nature » sera considérée comme inclusive ; alors que la phrase : « Les hommes et les femmes sont tous des êtres humains à part entière car ils ont tous une âme » sera, elle, jugée non-inclusive ou exclusive.
Peut-être les promoteurs de l'écriture « inclusive » seront-ils tentés, en lisant la première de ces phrases, de protester que « cette écriture n'est pas faite pour écrire de telles choses ! » ; pourtant ils s'en abstiendront sans doute, car ce serait avouer que l'écriture « inclusive », par vocation, doit exclure que certaines choses puissent être dites, au sujet des êtres qu'elle veut faire entrer dans la visibilité textuelle immédiate ; autrement dit, que la véritable raison d'être de cette écriture est de nature idéologique, et que son but est de forcer les utilisateurs à penser d'une certaine façon.
A moins qu'ils ne l'assument ouvertement, et n'arguent que l'écriture classique, elle aussi, induit de facto une certaine conception des choses – en « invisibilisant » le féminin –, et que, quitte à ce que la langue écrite véhicule nécessairement une certaine idéologie, autant que c'en soit une bonne. Mais précisément, pour savoir si la langue, au moins sous sa forme écrite, est nécessairement idéologique, pour déterminer si certaines idéologies valent mieux que d'autres, et le cas échéant, lesquelles et pourquoi, il faut pouvoir parler, écrire et penser hors idéologie, dans une langue capable de tout examiner et de tout dire, en n'excluant absolument rien à l'avance.
Or quoi qu'on en ait, l'écriture classique est une telle langue. Bien des penseurs, longtemps avant l'époque actuelle, ont proposé une critique non pas seulement de telle ou telle langue écrite, ni même de telle ou telle langue, mais du langage en général et comme tel ; et cela, pour lui reprocher de véhiculer et de légitimer non pas seulement la domination de certains êtres humains sur certains autres, mais encore, plus fondamentalement, celle de tous les êtres humains sur le réel en général : que l'on songe, entre autres, à Nietzsche dans sa Généalogie de la morale, ou à Bergson dans Le rire. Mais tous ont conçu et exprimé ces critiques dans ce langage même, dont ils nous expliquaient pourtant l'incapacité à dire le vrai. Avec une étonnante cécité, ils prouvaient le contraire de ce qu'ils disaient, du fait même qu'il leur était possible de le dire. Ils montraient, à l'encontre du contenu de leurs propos, que le langage n'est pas astreint à dire certaines choses et pas d'autres, qu'il n'est pas un outil ou une arme – c'est-à-dire une chose –, mais ce en quoi et par quoi toute pensée s'incorpore et se réalise, y compris celle qui, revenant sur elle-même et se prenant elle-même pour objet, se livre à une critique d'elle-même. C'est le cas, par exemple, de la langue française classiquement écrite, qui n'est donc pas idéologique par nature, puisque l'on peut concevoir et exposer, en elle et avec elle, toutes les éventuelles raisons de lui préférer l'écriture « inclusive » (c'est du reste ce que font, sans sourciller, les tenants de cette dernière).
La réciproque est-elle vraie ? Peut-on écrire une critique de l'écriture « inclusive » avec celle-ci ? Que l'on s'y essaie...pour voir.
18. Avortement : de deux choses l'une.
Sont avancés, pour légitimer la pratique de l'avortement, deux arguments incompatibles entre eux, entre lesquels il faut par conséquent choisir. L'un consiste à faire de l'embryon un élément ou un morceau du corps de la femme, une sorte de petite excroissance organique interne, si bien que la femme peut légitimement décider de l'éliminer, ne faisant alors que se séparer d'une partie surnuméraire d'elle-même : « c'est mon corps ». L'autre consiste à voir dans l'embryon une sorte d'intrus, d'élément étranger qui vient s'installer dans le corps de la femme, l'habiter en y prenant durablement et de plus en plus ses aises, et en lui imposant de se conformer à ses exigences, si bien que la femme, maîtresse légitime des lieux, peut choisir d'accueillir ou non un hôte aussi envahissant.
Contrairement au premier, ce second argument implique de considérer l'embryon comme un être distinct, autre que la femme, puisque c'est précisément en raison de son altérité qu'il pose problème, que l'on peut interpréter sa venue comme une intrusion, et le cas échéant reconnaître à la femme le statut d'agressée, pour ainsi dire en état de légitime défense – ou à tout le moins le statut d'hôtesse, libre d'accorder ou non l'hospitalité. Chose impossible dans le cas du premier argument, qui, tout au rebours, a pour sens de nier l'existence d'une altérité véritable entre la femme et l'embryon, de contester que l'embryon soit un être distinct, ayant une réalité substantielle propre, ce qui permet d'en déduire que la question de sa suppression ou de sa conservation est en somme, pour la femme, une affaire interne, qui ne met en jeu qu'elle-même.
L'embryon est-il donc, moins qu'une chose, l'accident d'une chose, un simple fragment de l'organisme où il se trouve ? Il le faut, pour que la femme puisse l'éliminer en arguant qu'il ne s'agit que de son corps. Mais, hors cas de danger grave et objectif pour la santé de la mère, n'est-ce pas précisément parce qu'on voit en lui tout autre chose qu'une excroissance, que l'on souhaite son élimination ? N'est-ce pas parce que l'on sait qu'il va infailliblement devenir tout autre chose, et qu'il ne va le devenir infailliblement que parce qu'il l'est déjà, que l'on peut vouloir s'en séparer ? C'est donc qu'il est en vérité un être distinct et non un fragment, une substance et non un accident, un autrui ; sans quoi il n'y aurait rien de sérieux à craindre de lui. Seul quelqu'un peut être la source du genre de menace auquel l'avortement veut parer. Mais si c'est donc quelqu'un qu'il s'agit d'éliminer, et cela ès qualité, comment son élimination délibérée et préméditée pourra-t-elle être autre chose qu'un assassinat ?
Faut-il en conclure que ce qui rend désirable la suppression de l'embryon est précisément ce qui empêche cette suppression d'être légitime ? Et inversement, que l'impossibilité de supprimer l'embryon autrement que de façon illégitime est justement ce qui, seul, peut le rendre vraiment indésirable ? – Questions livrées à notre méditation.
19. La mort, le sentiment et le rituel.
Le décès de quelqu'un constitue un double événement. Il s'agit, d'une part, de la mort de telle personne précise, considérée dans ses particularités propres : son caractère, son âge, son état de santé, ce qu'elle fit ou ne fit pas au cours de sa vie professionnelle, familiale ou sociale, son éventuel statut de père ou de mère ayant eu tels enfants, d'ami ou d'amie de telles personnes, etc. Sous ce rapport, sa disparition a un effet sur la sensibilité de ses proches, c'est-à-dire sur d'autres personnes elles aussi considérées dans leurs individualités particulières : leur degré de proximité avec la personne défunte, les sentiments particuliers que cette dernière leur inspirait de son vivant, leur tempérament, leur propre situation physique et psychologique au moment du décès, etc. – paramètres selon lesquels cet effet peut revêtir une multitude de formes, allant de la profonde douleur à la joie sans mélange, en passant par une indifférence plus ou moins complète.
Mais il s'agit, d'autre part, de la mort d'un être humain tout court, d'une personne humaine, considérée cette fois dans ce qu'elle a d'irréductible à la somme des caractéristiques particulières qui furent les siennes. C'est ici l'essentiel qui passe au premier plan, non plus l'individu pris dans ses aspects circonstanciels et contingents, mais son âme, désormais déliée de son commerce avec le monde et avec les autres. Une multitude d'événements ont jalonné sa vie, il a noué au cours de celle-ci bien des liens, de différentes natures, avec des choses, des lieux et des personnes : mais la mort est précisément le moment où tout cela s'évapore, se dissout, cesse. Elle n'est pas un certain événement survenu à une certaine personne et en raison de certaines circonstances, mais l'événement qui est inhérent au fait même d'être une personne humaine, quelle qu'elle soit. Le défunt est, par elle, reconduit à son humanité pure et simple, qui est commune à tous, identique en tous. Aussi universelle est la condition humaine, aussi universel doit être le traitement dont la mort fait l'objet, c'est-à-dire l'ensemble des paroles et des actes qui l'accompagnent : tel est le rite. Quel qu'il soit dans ses modalités précises, le rituel entourant la mort doit être le même pour tous, impersonnel et fixe, indépendant des sentiments (positifs ou négatifs) que le défunt a pu inspirer à ses contemporains : c'est seulement à cette condition qu'il est à la hauteur de l'événement, à la mesure de ce qu'il signifie – et non pas de ce qu'il provoque comme émotion. Une chose est le sens universel de l'événement, qui regarde l'esprit, une autre est la manière particulière dont il affecte untel ou untel, qui concerne la sensibilité. Le rite a pour raison d'être d'isoler le premier aspect du second, de le protéger de ses atteintes, et de lui donner le pas. S'il laisse place à l'évocation du défunt sous l'angle de son individualité particulière, par exemple lors d'une oraison funèbre, c'est dans un cadre, dans des limites et sous des conditions fixées par lui, dans le but d'édifier et non d'émouvoir.
C'est pourquoi toute exhibition d'états d'âme, toute manifestation sentimentale sont hors de propos, indécentes et indignes – fussent-elles motivées par l'affection – lorsqu'elles s'immiscent à l'intérieur du rituel au point de prétendre toucher à son ordonnancement, altérer son cours en y introduisant leurs propres marques ; et bien plus encore, lorsqu'elles vont jusqu'à vouloir s'y substituer et en tenir lieu, comme il n'est pas rare de nos jours. Elles ont leur propre cadre, qui est celui du privé et de l'intime ; qu'elles s'y tiennent, que lors du rite elles s'inhibent pour laisser place au sens – et, avec lui, à des sentiments à la fois moins personnels, plus sobres et plus profonds.
20. De la noblesse des matériaux.
Le plastique, le métal ou le verre sont certes produits à partir d’éléments naturels, mais de manière si indirecte, et à la suite de modifications si profondes, qu'ils ne laissent presque rien transparaître de cette provenance. Les choses qui en sont composées (objets, véhicules, édifices, œuvres d'art, etc.) paraissent donc n'avoir aucun lien avec la nature, et venir entièrement d'ailleurs : ce n'est pas seulement par leur forme, mais par leur matière même qu'elles diffèrent de ce que la nature peut engendrer. Et parce que tout, en elles, semble ainsi n'avoir que l'homme pour source, l'homme en s'entourant de telles choses n'aperçoit plus que des effets de sa puissance, et d'apparentes preuves de son autosuffisance. Aussi, quand l’homme en vient à se prendre pour son propre centre et sa propre fin, aspire à ne rencontrer partout que son propre reflet, et prétend ne rien devoir qu'à lui-même, il bâtit un monde dans lequel de telles choses prolifèrent ; car en elles toute dépendance à l’égard d’une altérité non humaine est inapparente, occultée, oubliée.
L’objet en bois ou en pierre, et l’objet en lequel métal ou verre sont associés au bois ou à la pierre, laissent apparaître sur eux du non-humain, de l'autre. Si profondément qu’ait été travaillé le matériau naturel, il y a là, immédiatement visible, le fait que l’homme ne crée rien ex nihilo et ne se suffit point. Dans le meuble en bois se montre bien la souveraineté de l'homme sur l'arbre, mais aussi son incapacité à se passer de lui ; l'arbre de son côté ne peut rien sur l'homme et ne fait rien de lui, mais parce que c'est lui, des deux, qui n'a aucun besoin de l'autre ; devenu meuble et ainsi vaincu, il conserve la souveraineté que lui confère son indifférence, et impose à son vainqueur, par sa seule vue, de ne point s'abuser sur le sens de sa victoire. Car en de tels objets et par eux, silencieusement la nature nous parle : « Souviens-toi qu’il y a quelque chose qui peut absolument se passer de toi, et qui pourtant en quelque façon t’accueille et à toi s'offre ; ne va pas t'imaginer que tu puisses sérieusement m'oublier ». Peut-être même nous dit-elle, en un murmure plus discret encore : « Derrière moi et au-dessus de moi se tient encore un Autre, qui peut, lui, se passer de moi, de moi qui puis me passer de toi ; c'est de Lui, bien plus encore que de moi, que tu ne peux pas te passer ; à lui bien plus qu'à moi, que sont dus l'aveu de ta finitude et ta reconnaissance ; c'est Lui, et non d'abord moi, que ma propre visibilité, ma présence incontestable doivent t'empêcher d'oublier ; d'ailleurs n'est-ce pas Lui, au fond, que tu cherches à ne plus voir, quand tu te bâtis un monde dans lequel tes yeux ne me rencontrent plus ? ».
Ce n’est pas d’abord une évolution technique qui préside au peuplement du monde par un certain genre d'objets. C'est le besoin qu'a l'homme de peupler son monde d'un certain genre d'objets, conformes à la conception qu'il a de lui-même, qui le pousse à faire évoluer la technique en un certain sens.
21. De la duplicité envers les générations futures.
On accorde volontiers aux générations futures, qui n'ont pourtant pas le moindre début d'existence réelle, des droits qui nous chargent, nous les humains actuels, de devoirs envers elles, et nous rendent responsables à leur égard ; mais l'individu humain futur que l'embryon est effectivement, cet être déjà là qu'est l'embryon en tant que future génération d'être humain, n'aurait pour sa part pas le moindre droit, ne serait pour nous la source d'aucun devoir, et son sort ne devrait relever que de notre bon plaisir ? Les êtres humains futurs nous obligeraient tant qu'ils n'existent encore nullement, et ils perdraient tout pouvoir de nous obliger sitôt qu'ils commencent d'avoir un début de réalité ? Les enfants encore totalement inexistants, au nom desquels nous devrions dès maintenant nous imposer des efforts et des sacrifices, nous pourrons donc les broyer sans états d'âme, si le cœur nous en dit, lorsqu'ils seront effectivement là, bien présents en leur humble état embryonnaire ?
Prodige d'inconséquence, qui ne peut sortir que d'un abîme d'iniquité ! Car la sollicitude que nous accordons aux êtres humains même pas encore conçus, et que nous refusons à ceux qui ont déjà commencé d'être, ne s'adresse en vérité qu'à ceux que notre désir revêtira du statut de sujets de droit. Derrière notre reconnaissance de droits aux générations futures, se cache une volonté de pouvoir continuer à investir de dignité qui nous voulons ; si ce n'était pas le cas, si cette reconnaissance était inspirée par la conviction que les êtres humains ont une dignité intrinsèque, au point que leur existence future purement éventuelle suffise à en commander le respect, nous ne nous permettrions pas de dénier tout droit aux générations présentement déjà commencées.
22. Rien de ce à quoi l'homme peut avoir droit n'est de nature à le combler ; rien de ce qui est revendicable n'est essentiel.
Rien de ce dont l'homme a essentiellement besoin ne peut être réclamé par lui comme un dû ; rien de ce qui est essentiel n'est revendicable.
Que soit donné, accordé, ce qui ne peut être revendiqué, et qu'ainsi l'on puisse sans désespoir laisser le besoin de l'essentiel se faire pleinement sentir : prière de l'homme d'avant.
Que soit rendu revendicable tout ce dont on ressent le besoin, et que seul soit encore senti le besoin de ce qui peut être revendiqué : vœu de l'homme moderne.
23. De la juste place du bien-être.
Ne faut-il pas envier ceux qui sont stupides, ou inaccessibles à tout tourment moral, si la conséquence en est qu'ils sont « heureux », qu'ils « se sentent bien » ?
Quand il s'agit d'estimer la situation fondamentale d'un homme, pour savoir s'il y a lieu de l'estimer enviable, deux critères peuvent permettre de trancher, qui se traduisent par deux grandes questions : qu'en est-il de son rapport avec son humanité ? Comment se sent-il ?
La modernité fait de la seconde question la question essentielle, voire unique ; car si la raison d'être de l'homme est d'accéder au plus grand bien-être possible, comme elle le croit, alors il n'est même plus possible de distinguer les deux questions, la seconde absorbe la première. Se sentir bien étant le but ultime de l'homme, alors oui, il faut envier inconditionnellement ceux qui y parviennent.
L'âge classique faisait de la première question la question essentielle et première, conservait la seconde mais la maintenait subordonnée à l'autre. L'homme classique n'accepte d'aller bien qu'à certaines conditions. Il tient le bien-être en respect, et ne s'y abandonne pas sans avoir examiné si, dans tel cas particulier, cette concession (car c'en est une) ne va pas à l'encontre de ce que son humanité exige de lui ; il sait qu'en certains cas l'homme ne saurait aller plus mal qu'en se sentant bien, ni aller mieux qu'en se sentant mal : tous les cas où il se trouve confronté à ce qui est indigne de l'homme. Alors non, il ne faut pas envier, mais plaindre, ceux qui parviennent à toujours aller bien.
24. Errare humanum est.
Affirmer qu'il existe en l'homme une dimension distincte du corps, une âme purement spirituelle, autrement dit un « je » source de pensée et de volonté, c'est selon certains commettre une erreur ; selon d'autres, être victime d'une illusion pouvant prendre aussi la forme d'un mensonge, adressé à soi-même ou à autrui.
Ainsi par exemple : selon certains neurobiologistes (Jean-Pierre Changeux) ou certains intellectuels (Peggy Sastre), nos pensées et volontés auraient pour véritable source notre cerveau, c'est-à-dire un élément de notre corps, et nullement une pure substance immatérielle ; et celui qui croit le contraire se trompe, ne saisit pas correctement l'origine de ses pensées et de ses actions, faute de connaître et de comprendre ce qu'est le cerveau et ce que signifient « penser », « vouloir », « agir », etc. ; il s'agit alors d'une simple erreur. Toutefois, selon certains penseurs, cette méprise n'est pas accidentelle, mais résulte avec nécessité du fait que les hommes, ou certains hommes, ont besoin de croire à l'existence de l'âme, soit parce que cela sert leurs intérêts réels (les « faibles » chez Nietzsche) ou apparents (les « opprimés » chez Marx), soit parce que cela flatte leur orgueil en leur permettant de se croire d'une nature supérieure à celle des autres êtres vivants alors qu'il n'en est rien (selon Sade) ; il ne s'agit pas alors d'une erreur mais plutôt d'une illusion : étant donné ce que certains êtres sont, ils ne peuvent faire autrement que d'avoir une telle croyance. Et selon ces mêmes penseurs, certains hommes peuvent même avoir besoin de susciter et d'entretenir cette croyances chez d'autres, parce qu'il est dans leur intérêt que ces autres l'adoptent : ainsi, selon Nietzsche, est-il dans l'intérêt du « faible » que le « fort » croie lui aussi à l'existence de l'âme, car cela permet de lui donner « mauvaise conscience » et d'avoir sur lui un certain pouvoir ; de même, mais pour ainsi dire en sens inverse, il est, selon Marx, dans l'intérêt des « oppresseurs » que les « opprimés » croient à l'existence de l'âme, car cela permet de nourrir en eux l'espoir d'une vie future qui les dissuade de se rebeller contre leur sort présent ; dans ce dernier cas, il peut s'agir tout bonnement d'un mensonge, dans la mesure où l'« oppresseur » peut ne pas être lui-même dupe de la croyance qu'il insuffle à l'« opprimé ».
Le problème est que toutes ces thèses supposent, et cela nécessairement, l'existence d'un « il » ou d'un « je » qui se trompe, qui est trompé ou qui trompe. Elles ne prennent pas garde que les actions consistant à penser de travers, ou à raconter des fariboles aux autres ou à soi-même, ou à croire à ces dernières, requièrent elles-mêmes un sujet. Je m'illusionne, dit-on, en croyant être une âme spirituelle ; mais cette illusion, qui l'a ? Ce je qui s'illusionne, qu'est-ce ? Manifestement et dans tous les cas, un être capable de se prendre pour autre chose que ce qu'il est ; et d'abord, tout simplement, un être capable de se prendre pour... quoi que ce soit. Mais qu'est-ce donc qu'un tel être ? Y a-t-il au monde un seul être autre que l'homme qui puisse se méprendre sur ce qu'il est, qui puisse croire être ce qu'il n'est pas ou croire ne pas être ce qu'il est ? Quoi d'autre qu'un sujet spirituel effectivement réel (une « substance pensante ») est-il capable d'errer de si prodigieuse façon ? – Autre sens, et plus profond que celui qu'on y discerne ordinairement, de la maxime « l'erreur est humaine ». Il faut certes y entendre que la nature humaine est sujette à errer, et que c'est là un signe de son imperfection ; mais aussi et d'abord que errer (surtout de la manière ici invoquée) n'est possible pour l'homme que parce qu'il est un sujet spirituel, et que c'est en cela une marque de sa grandeur.
25. De l'art de maltraiter la nature.
Là où il est le plus improbable que la nature puisse être un principe explicatif satisfaisant, à savoir dans la possibilité et la présence de la pensée, l'homme moderne est prêt à admettre que la nature suffit à expliquer : il reconnaît comme très plausible que le fonctionnement physique du cerveau soit une cause suffisante. Et là où il est le plus évident que la nature joue un rôle déterminant, à savoir dans la différence entre hommes et femmes, ce même homme moderne est tout enclin à soutenir que la nature n'y est pour rien : il regarde comme fort possible que cette différence soit entièrement non naturelle, « culturelle », artificielle.
Créditer la nature d'un pouvoir dont il est fort douteux qu'elle le possède, lui en dénier un autre dont tout suggère qu'elle le détient bel et bien : cela ressemblerait à une double erreur si, à propos de ce qu'est la nature et de ce qu'elle peut, le but était de discerner la vérité ; mais cela s'apparente aux deux faces d'un même et unique choix, si, comme c'est le cas pour l'homme moderne, le but est d'assigner la nature au rôle d'instrument de son désir – et de la voir et de la traiter en conséquence.
La fin du monde est communément représentée comme devant être bien tangible et bien visible, voire spectaculaire, et par conséquent comme étant devant nous : quand elle arrivera, nous ne pourrons manquer de la voir, et comme nous ne l'avons pas encore vue, c'est qu'elle n'est pas encore arrivée.
Mais si c'est bien du monde, et non de la nature, que l'on parle, et s'il n'y a monde que par la présence et l'activité de l'esprit, il doit en aller tout autrement quant au premier point, et il est possible, par suite, qu'il en aille aussi tout autrement quant au second.
Car la façon dont l'esprit peut finir semble bien devoir différer fort de la manière dont finissent les choses. La disparition de celles-ci est, en droit, aussi perceptible que l'était leur présence ; usure et effondrement, incendie et explosion sautent aux yeux. Mais ce n'est pas ainsi que l'esprit s'absente. Sa façon propre de ne plus être là, ce n'est pas de cesser d'exister et d'agir, mais de se renier, d'un reniement actif et continué qui ne peut venir que de lui encore là. Il n'est jamais aussi totalement absent que lorsqu'il est présent sous un certain jour, jamais aussi complètement mort que lorsqu'il déborde d'une certaine vitalité. Dans la nature l'esprit n'est simplement pas là ; dans l'immoralité et le blasphème, il est là sur le mode du ne pas – c'est-à-dire infiniment plus loin de lui-même que lorsqu'il n'est pas là du tout.
Si donc l'esprit, qui seul fait monde, ne finit vraiment que lorsqu'il n'en finit plus de vouloir en finir avec lui-même, sa fin ne saurait prendre la forme d'événements dûment constatables et dont la signification crève les yeux. Tout au rebours, il est dans la nature même de sa fin de passer inaperçue, et même de prendre une forme qui est exactement le contraire d'une disparition spectaculaire, à savoir celle d'un déploiement de présence et d'activité plus visibles, plus intenses que jamais : l'élaboration fiévreuse de pensées – dont le sens est de nier l'essence et la possibilité mêmes du sens et de la pensée ; la confection prolifique d’œuvres d'art – dont le but est de nier l'existence même de la beauté, du mystère, de la beauté du mystère et du mystère de la beauté ; la diffusion offensivement militante d'une éthique – pour laquelle rien n'est plus immoral que de croire à l'idée du Bien.
Mais alors, ne faut-il pas en déduire que la « fin du monde » est d'autant plus à craindre qu'elle sera non pas théâtrale, mais forcément invisible ? N'y a-t-il pas même de bonnes raisons de penser qu'elle est en réalité derrière nous, ne pouvant nous inspirer qu'une terreur rétrospective – dans l'horreur d'un « trop tard ! » irrattrapable ? A l'image inversée de ceux qui attendent encore un Sauveur pourtant déjà venu, mais qui différait trop de la représentation qu'ils s'en faisaient pour qu'ils le reconnussent, ne sommes-nous pas dans l'attente d'une Catastrophe pourtant déjà consommée, ou du moins fort avancée, trop dissemblable de notre représentation du catastrophique pour que nous pussions seulement la voir ?
27. De la confusion entre l'inconditionnel et l'arbitraire.
Dans son ouvrage La philosophie devenue folle (Paris, Grasset, 2018), se confrontant aux thèses de certains « penseurs » tels que de P. Singer, qui soutiennent qu'il est légitime de tuer non seulement des fœtus, mais aussi des bébés en parfaite santé, ou tout être humain qui ne correspond pas à leur définition de la personne, J.-F. Braunstein adopte deux attitudes qui sont l'une et l'autre insatisfaisantes, et de surcroît contradictoires entre elles.
L'une consiste à proposer de mauvaises objections. C'est le cas de la remarque selon laquelle, si l'on prenait au sérieux leurs propres critères, « Singer et ses affidés mériteraient d'être tués sans attendre » (p.330) ; même si cette déduction était juste, elle ne prouverait en rien la fausseté des affirmations en question. C'est le cas également de l'assertion selon laquelle la posture d'expertise morale, adoptée par Singer et consorts, est « totalement incompatible (…) avec la démocratie la plus élémentaire » (p.331) ; c'est supposer que tout ce qui est incompatible avec la démocratie la plus élémentaire est forcément faux ou mauvais, pétition de principe fort hasardeuse, comme suffit à le suggérer une connaissance même sommaire de la pensée de Platon par exemple ; il se pourrait, en vérité, que s'en remettre à la démocratie, élémentaire ou pas, soit un des plus sûrs moyens de parvenir à la légitimation de bien des monstruosités. C'est le cas encore de la remarque selon laquelle Singer soutient des thèses « que la conscience commune reconnaît sans peine comme absolument immorales » (p.331) ; outre que cela reste à voir, la « conscience commune » étant un matériau fort malléable et fort changeant, il reste là encore que cela ne prouverait rien.
L'autre consiste à soutenir qu'il ne faut surtout pas adresser d'objections aux thèses de Singer : « Ce serait une erreur, voire même une faute, de tenter de « réfuter » rationnellement de telles absurdités » (p.330) ; « Tuer des bébés, cela ne se fait pas, un point c'est tout (...) » (p.331) ; « Le simple fait de tenter de réfuter de telles horreurs est une faute, car c'est cette discussion elle-même qui est immorale » (p.332). Cela revient tout bonnement à avouer qu'il n'y a aucune raison de rejeter ces thèses, et que seul peut y être opposé un ressenti psychologique immédiat, lié à une perception elle-même immédiate de ce qui « se fait » ou pas, à tel moment et dans telle société, ressenti qui non seulement ne peut pas se justifier, mais ne doit pas même tenter de le faire. Il est aisé de voir vers quelles incohérences et quelles impasses conduirait une telle manière de réagir, si elle était adoptée ; qu'il suffise de demander ce que M. Braunstein aurait à répondre aux Grecs d'une certaine période de l'Antiquité, pratiquants de l'exposition des nouveau-nés – ou aux innombrables peuples ayant pratiqué le sacrifice humain, de nouveau-nés y compris –, qui lui diraient en face que « Tuer des bébés, cela se fait, un point c'est tout ».
Sans doute l'intention de M. Braunstein est-elle ici de soustraire certains impératifs moraux à toute contestation, mais ce n'est assurément pas le bon moyen de le faire. Une chose est de soutenir qu'il n'y a aucune raison de proscrire le meurtre d'un bébé, une autre est de soutenir qu'il y a une raison de le proscrire, qui n'est aucune autre que le bébé lui-même considéré en son être, au sens ontologique du terme. Dans le premier cas, on abdique toute rationalité et on s'en remet, pour déterminer ce qui est bien ou pas, à un état d'âme subjectif (individuel ou collectif) qu'il n'y a aucune raison de préférer à l'état d'âme contraire ; ce qui signifie aussi que, en vertu de sa propre position, M. Braunstein n'a aucun droit de qualifier de « folles » ou d' « absurdes » les thèses de Singer et consorts, ces termes désignant précisément ce qui est dépourvu de raison. Dans le second cas, on met en avant l'existence – la présence réelle –, dans le bébé, de « quelque chose » qui seul interdit inconditionnellement le meurtre, qui constitue à lui seul la raison de ne pas le tuer, et qui ne peut être connu et reconnu que par l'intelligence en quête de vérité au moyen de la raison.
Aussi, gardons-nous de confondre l'inconditionnel avec l'arbitraire, ce qui n'a pas de raison en dehors de soi-même et ce qui n'a pas de raison du tout. Et continuons d'argumenter contre M. Singer.
28. De l'art de Lui dire adieu.
L'homme moderne ne soupçonne sans doute pas ce qu'il doit à l'idée de création divine, ni ce qu'il y a sans doute de diabolique dans la façon dont il l'a détournée à ce qu'il croit être son profit.
Qui dit création, en effet, dit instauration dans l'existence d'un être à partir de rien, ni d'un concept préalable (contrairement à la fabrication), ni d'une substance ou d'une potentialité déjà présentes en l'origine (contrairement à la diffusion ou à l'engendrement). L'être créé est radicalement, par rapport à son origine, un autre être, qui a tout son être en lui-même ; l'origine créatrice, conjointement, se tient donc par rapport à lui en une radicale discrétion, à tous les sens du terme. Être créé est donc à la fois le plus puissant des motifs de gratitude, puisque l'on est littéralement donné à soi-même, et le meilleur prétexte imaginable pour s'en abstenir, puisque c'est le donateur lui-même qui se met infiniment en retrait, et qui crée ainsi pour nous, en même temps que nous-même, la possibilité de croire, ou de feindre, que nous accompagnons et parfaisons son geste en le maintenant infiniment au loin ; voire, que nous ne saurions l'honorer plus convenablement, ni mieux accomplir sa volonté, qu'en le plongeant lui-même dans le néant dont il nous a sortis.
Ainsi du moins doit murmurer le Malin. Qu'est-ce, au fond, qu'être un homme moderne, si ce n'est lui prêter sur ce point une complaisante oreille ?
29. Ce qu'avancer veut dire.
C'est marque de petitesse que de ne pouvoir être grand qu'à condition de la petitesse des autres, et que d'avoir, pour moyen de sa propre élévation, l'abaissement d'autrui. C'est le lot de ceux qui mesurent leur rang non à la distance les séparant du plein respect d'un principe, mais à l'écart les séparant de la pleine satisfaction d'un désir.
Si c'est à la vertu que l'on tend, il n'est pas nécessaire que les autres en soient éloignés, pour en être soi-même proche. Davantage, ce serait s'en éloigner que de souhaiter voir les autres en être plus loin que soi, passer derrière eux que de les vouloir derrière soi, et s'élever au contraire que de souhaiter pour eux une altitude supérieure à la sienne.
Si l'on vise la richesse, le pouvoir ou la « liberté », l'on en a d'autant plus que les autres en ont moins, il suffit pour s'élever que les autres chutent, et l'on descend soi-même tout en restant au même point, si les autres montent. Quelle que soit ma richesse, elle serait plus grande encore si celle des autres était à moi plutôt qu'à eux ; de même quant à mon pouvoir ou ma « liberté ».
La haine moderne de l'inégalité, le sentiment moderne de déchéance au motif que d'autres ont plus que soi, semblent avoir là leur source profonde et nécessaire. L'absence de transcendance consistante en elle-même ne laisse subsister, comme point de comparaison pour se situer, que a) un état désiré de soi-même, fixé selon sa propre subjectivité particulière et contingente ; ou b) l'état des autres. Mais le premier critère n'est guère dissociable du second, ce que l'on désire être, quand c'est la subjectivité pure qui en décide, étant largement déterminé par ce que les autres sont, ou désirent eux-mêmes être.
En termes empruntés à René Girard, cela signifie que la modernité, par nature, provoque le retour en force du désir mimétique – et de la violence qui va avec.
30. Trouble dans le déconstructionnisme.
Se sentir femme alors qu’on a un corps d’homme, et vouloir transformer son corps pour qu’il devienne, autant que possible, un corps de femme, c’est vouloir qu’il y ait adéquation entre ce que l’on se sent être (genre), et ce que l’on est physiquement (sexe). Comment concilier cela avec la « théorie du genre », c'est-à-dire avec l’idée que genre et sexe sont deux choses essentiellement indépendantes ? On ne peut soutenir à la fois que le genre ne doit rien au sexe, et que l’appartenance à un certain genre appelle l’adoption d'un certain sexe.
Un « déconstructionniste » de stricte observance devrait regarder comme des traîtres, ou du moins comme des individus bien peu désaliénés ceux qui, éprouvant le besoin de rendre leur anatomie conforme au genre qu'ils sentent être le leur, expriment ainsi de facto le souhait que genre et sexe coïncident. Car même si l'on fait de cette demande d'adéquation une simple préférence personnelle ne remettant pas en cause le principe de la disjonction, il reste que ce principe ne peut recevoir sa pleine réalisation que de la conservation à l'identique du corps initial, unique moyen de démontrer avec évidence son absence totale de lien avec le genre ensuite adopté.
Comme c'est ce genre qui constitue l'identité véritable, et qu'il la constitue d'autant plus réellement qu'il est plus indépendant de la conformation anatomique du corps, la conclusion s'impose : seul un colosse barbu, musculeux et fortement membré peut être une femme authentique.
31. Voir sa grandeur, et se tenir petit devant elle.
Le point en lequel tous les hommes sont « égaux », c'est l'infinité de leur intériorité, leur commun statut de sujet spirituel.
Le point en lequel l'homme est « égal » à toute autre créature, c'est l'absolu n'être-pour-rien dans le fait d'être cela plutôt qu'autre chose, la stricte et pure facticité de son être. L'homme se trouve homme comme l'animal se trouve animal, il est autant pour rien dans le fait d'être homme plutôt qu'animal, que l'animal n'est pour rien dans le fait d'être animal plutôt qu'homme.
Comme toutefois son être, dont il est ainsi débiteur, consiste en l'infinie intériorité de l'esprit, sa dette est infiniment plus grande que celle des autres êtres, et, en ce sens, il est en réalité infiniment plus pour rien dans le fait d'être ce qu'il est, que ne le sont les autres êtres quant à ce qu'ils sont. Sa « supériorité » sur eux réside dans cet infini surcroît de sa dette – et c'est à ce surcroît qu'il doit de pouvoir prétendre, seul, au statut de sujet de droit, c'est-à-dire d'un être envers lequel tout n'est pas permis.
Si donc il y a aveuglement et outrecuidance, de la part de l'homme, à revendiquer le plein statut de sujet de droit, cela ne tient pas à ce qu'il le refuserait arbitrairement aux autres êtres (animaux etc.), mais à ce qu'il oublie qu'il est infiniment redevable de ce statut unique qui est effectivement le sien, et se permet de le revendiquer, ou au minimum de le trouver naturel, comme s'il s'agissait d'un dû. Par suite, remédier à son outrecuidance ne doit pas consister à attribuer enfin aux autres êtres un statut dont il se serait jusque là réservé indûment l'exclusivité, mais à lui faire voir que l'exclusivité bien réelle du statut dont il bénéficie est un pur don, dépassant absolument ses forces et ses mérites ; et qu'il se rend méprisable, chaque fois qu'il le met en avant sans accompagner cette audace d'une profonde humilité. Pas davantage le remède ne peut consister à retirer à l'homme son statut de sujet de droit afin, par cette autre voie, de l'égaler encore aux autres êtres : ce serait, par un surcroît d'ingratitude, oublier non plus seulement la donatio mais jusqu'au donum lui-même.
32. De ce qui nous attend.
Il prit un bien grand risque en créant l'homme, c'est-à-dire un être capable de Lui dire non – et qui le fit.
Il en prit alors un autre plus grand encore en s'incarnant, c'est-à-dire en franchissant l'abîme le séparant de nous, niant ainsi que cet abîme fût infranchissable. Il n'en fallait pas moins pour que germât en nous une toute nouvelle tentation : croire que s'il a été possible à Dieu de se faire Lui-même homme, il ne sera pas impossible à l'homme de se faire lui-même Dieu – ce que nous fîmes.
Ainsi Il répondit à la faillite de sa première audace par un surcroît de folle témérité, plutôt que par un retour à la sagesse ; en allongeant démesurément le pas, plutôt qu'en reculant.
Mais maintenant quoi ? Si sa seconde folie elle-même a échoué, si nous avons répondu au surplus de grâce par un surplus d'ingratitude, que fera-t-Il ? Va-t-Il faire reculer encore les limites du déraisonnable, maintenir son invraisemblable cap, persister dans son « En avant toute ! » là où tout recommande de faire machine arrière ? Par sa seconde folie nous en sommes avertis : quoi que nous fassions, nous ne pourrons Le dégoûter de nous aimer. Il va donc trouver un moyen. Dans notre tentative et notre tentation de Le pousser à bout, nous avons perdu d'avance : Il n'a pas de bout auquel le pousser, pas de dernier retranchement où le réduire pour le contraindre au bon sens.
Mais saperlipopette, comment s'y prendra-t-Il ? Quelle troisième folie va-t-Il inventer, plus grande encore que la seconde qui mystifiait déjà en importance la première, elle-même déjà inouïe ? – Bien que nous soyons nous-même l'enjeu de ces questions, nous nous les posons presque à la manière d'un spectateur ou d'un esthète, bien curieux de voir comment l'auteur va s'en sortir après s'être mis lui-même dans une situation inextricable ; par quel coup de théâtre, coup de génie, ou coup de grâce ? Ou coup de génie de la grâce ? Quel suspense ! |