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Feuilleton philosophique (II)

 

La ruée vers l'Ur.


Commentaire de la conférence de Heidegger La fin de la philosophie et la tâche de la pensée.

La pagination indiquée par les nombres entre crochets est celle de l'édition Gallimard, trad. J. Beaufret, dans Questions IV, coll. « Tel », Paris, 1976.


Avant-propos. Heidegger est sans conteste l'un des plus importants penseurs du siècle dernier, d'une part en raison de son influence sur certains de ses successeurs (entre autres : en Allemagne H.-G. Gadamer, en France E. Lévinas, J. Derrida ou J.-L. Marion) ; d'autre part et surtout, en raison de l'ampleur et de la profondeur de son effort de pensée. Cet effort consiste en effet en une tentative de reprendre en charge, et d'abord de reprendre au sérieux, les questions philosophiques les plus profondes et les plus difficiles, à une époque où ces dernières étaient souvent considérées comme « dépassées » : ce que signifie être un homme, ce que signifie exister en tant que tel, ce qu'est l'origine d'une telle existence et ce vers quoi elle peut et doit être orientée. Heidegger s'est confronté résolument à ces questions, avec persévérance et ambition, et il a fortement contribué à ramener vers elles l'attention et l'intérêt.

De ce fait, sa pensée est l'une des plus dignes d'être connues, mais aussi l'une des plus malaisées à connaître, en raison de sa complexité et de sa subtilité, qui la rendent difficile à aborder et à comprendre ; également, sans doute, en raison de l'emploi fréquent, par l'auteur, d'un jargon obscur et déroutant – surtout pour le lecteur non germaniste –, qui n'est peut-être pas toujours justifié, et qui, en tout état de cause, a de quoi faire fuir maint honnête homme pourtant bien disposé et non dépourvu de pénétration, ce qui est grand dommage. Certains textes de Heidegger sont cependant moins abscons que d'autres, et l'on peut estimer que celui que nous nous proposons de commenter est de ceux qui, sous ce rapport, restent globalement dans les limites du raisonnable. Ayant été composé par Heidegger vers la fin de sa carrière, à une époque où sa pensée avait atteint la quasi plénitude de son déploiement, il offre en outre l'intérêt d'en donner une vision assez globale, et de laisser entrevoir ce qui, au bout du compte, en est sans doute l'aspect le plus central et le plus profond : la fameuse « question de l'être ». Mais encore ce contenu se présente-t-il ici à grands traits et, pour ainsi dire, à marche rapide, comme il est naturel dans le cadre d'une conférence ; aussi est-il nécessaire de le scruter avec une certaine attention, de s'arrêter sur certains de ses moments essentiels, afin de les clarifier autant que possible et d'en faire de beaux et bons aliments de réflexion, pour tout lecteur de bonne volonté – et d'abord pour nous-même. Cela, bien sûr, n'exclut pas le recul critique, mais permet au contraire de s'y risquer avec l'honnêteté requise.

Telle est l'intention qui anime le feuilleton philosophique maintenant proposé. Pour que cette tentative porte pleinement ses fruits, et pour juger sur pièce de l'exactitude des propos de Heidegger que nous rapportons, expliquons, commentons ou critiquons, il est évidemment souhaitable de lire soi-même la conférence en question (référence précise en haut de cette page ; nous n'avons malheureusement pas trouvé de version intégrale téléchargeable gratuitement sur internet). Mais au cas où le temps et/ou le désir d'aller jusque là feraient défaut, nous avons essayé de procéder de telle sorte que la seule lecture du feuilleton puisse du moins éveiller un certain intérêt – et qui sait, inciter après-coup à une lecture directe de l’œuvre.

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I. Après avoir très rapidement indiqué comment, selon lui, le texte de la présente conférence se situe par rapport aux étapes antérieures de son cheminement de pensée, Heidegger en présente le plan, simple et clair, constitué de deux questions : « 1) En quoi la philosophie présente est-elle entrée dans son stade terminal ? - 2) Quelle tâche, à la fin de la philosophie, demeure réservée à la pensée ? » [281]. On comprend, à la lecture de ces deux questions, que selon Heidegger, la « philosophie présente » est arrivée à son terme, et donc sur le point de disparaître ; et que, cependant, la « pensée » n'est pas vouée à mourir avec elle, mais est appelée à en prendre le relais, en assumant une « tâche » qui lui est propre, et dont on comprend qu'elle n'était pas celle de la « philosophie présente » – ou du moins, que cette dernière s'est révélée incapable de la mener à bien.

Parmi les premières questions que la formulation de ce programme fait naître chez le lecteur, figure évidemment celle de savoir ce qu'il faut entendre par la « philosophie présente », dont il est dit qu'elle est entrée en agonie ; et aussitôt après, celle de savoir quelle différence il convient de faire, selon Heidegger, entre elle et la « pensée » qui doit en quelque façon lui succéder.

Sur le premier point, un éclaircissement est fourni par Heidegger dès la toute première phrase de son examen de la première question : « Philosophie, cela veut dire métaphysique » [282]. Ici comme dans la suite de son propos – et comme le titre général de celui-ci, ainsi que la seconde question, le laissaient clairement supposer – il n'est plus question de la philosophie « présente », mais de la philosophie tout court. Ce qui va ensuite en être dit concerne donc la philosophie en général et comme telle, et non un certain état historique de celle-ci ; autrement dit, c'est de l'essence même de la philosophie qu'il est ici question ; ce qui signifie aussi que la « fin » évoquée par Heidegger est à entendre en un sens radical, définitif : ce n'est pas seulement une certaine forme ou une certaine époque de la philosophie qui arrive à son terme, mais bien le genre philosophique lui-même, et donc toute philosophie quelle qu'elle soit.

L'annonce de cette mort très prochaine (« stade terminal » [282]) a de quoi surprendre, dans la mesure où, ordinairement, l'on ne se représente pas la philosophie comme quelque chose pouvant mourir. Sans doute admet-on qu'elle puisse disparaître factuellement, pour des raisons circonstancielles : si vient une époque où plus aucun homme ne s'adonne à la philosophie, cette dernière cessera d'exister en tant que réalité effectivement présente dans le monde. Mais ce n'est visiblement pas de ce genre de mort que veut parler Heidegger : il annonce plutôt un décès de droit, nullement dû à une cause extérieure, mais impliqué par la nature même de la philosophie, et par suite nécessaire. La philosophie, selon lui, est sur le point de mourir de sa « bonne mort », c'est-à-dire d'une mort non violente, non accidentelle, découlant simplement du fait qu'elle a atteint son « achèvement » [283] ; cela, non pas au sens où elle aurait atteint un état de perfection – Heidegger récuse l'idée d'un progrès de la philosophie au cours de l'histoire –, mais au sens où elle a atteint le « lieu (…) auquel le tout de son histoire se rassemble dans sa possibilité la plus extrême » [283]. Après avoir pris un certain nombre de visages successifs, déposés dans le cours linéaire de l'histoire, constituant chacun la réalisation de l'une de ses « possibilités », la philosophie prend finalement un dernier visage, qui n'est pas simplement un visage de plus, mais celui dans lequel se « rassemblent » les précédents, dans l'unité de sa « possibilité la plus extrême ».

La philosophie prend fin parce qu'elle a réalisé le summum de ce qui lui était possible, en vertu de sa nature. Et si, factuellement, des hommes continuent néanmoins de pratiquer la philosophie, cela ne rendra pas la vie à cette dernière, pas plus que la pratique d'une langue morte ne peut refaire de celle-ci une langue vivante : car de toute façon son âme l'a quittée ; tout au plus s'agira-t-il d'une animation artificielle, dont le sens et la valeur ne dépasseront pas ceux d'un exercice, ou d'un jeu [283-284].

Si nous prenons un instant de recul par rapport à ces premières précisions, nous voyons celles-ci faire naître diverses questions, à propos de certains points qui demandent à être clarifiés. Indiquons-en seulement deux, qui viennent assez naturellement à l'esprit.

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II. Une première interrogation, que nous mentionnerons sans nous y arrêter, concerne la dimension historique de la philosophie. D'un côté en effet, il est dit qu'aucune des philosophies ayant existé dans le cours de l'histoire n'est « plus parfaite » qu'une autre [283], ni, par conséquent, en progrès par rapport à une autre ; d'un autre côté cependant, il est bien question d'un « achèvement » et d'un « stade terminal », qui ne pouvaient être atteints sans que les philosophies précédentes se fussent d'abord déployées, et même, de toute évidence, sans qu'elles se succédassent dans un certain ordre (pour ne mentionner que deux des philosophies signalées par Heidegger lui-même [283] : la pensée de Hegel est-elle concevable autrement que comme succédant à celle de Kant?). Comment donc ne pas songer ici à une avancée, une progression par étapes, un cheminement orienté, dont chacun des jalons est plus proche que les précédents d'un état final vers lequel ils tendaient tous ? Et que signifie, pour une chose, être « plus parfaite » qu'une autre, si ce n'est précisément être plus près de ce vers quoi celle-ci tend également ?

Une seconde interrogation concerne la « possibilité la plus extrême » de la philosophie. Que faut-il entendre par là ? Le « retournement de la métaphysique », qui aurait été « déjà accompli » par Marx, puis ré-accompli (ou mieux accompli?) par Nietzsche [283]. Ici encore des sujets d'étonnement apparaissent, que l'on ne peut que mentionner, dans l'attente d'un éventuel éclairage ultérieur. Outre l'hésitation qui semble entourer l'identification de celui qui atteint la « possibilité la plus extrême de la philosophie » (est-ce Marx ou Nietzsche ?), c'est le sens même de cette dernière qui pose question : car l'atteindre est présenté comme étant identiquement un achèvement et un retournement. On entend sans trop de peine l'idée que Marx (qui prétendait avoir « remis Hegel sur ses pieds ») et/ou Nietzsche aient « retourné » la métaphysique, en ce sens que tous deux ont fait de Dieu et de l'âme les produits imaginaires d'un « réel » qui ne leur doit rien, alors que « la métaphysique » y voyait les plus réels des êtres, et même, concernant le premier, la source productrice de tous les autres. Mais comment et pourquoi concevoir ce retournement comme un achèvement, un exhaussement à la « possibilité la plus extrême », là où il paraîtrait plus naturel d'y voir une mise à bas, un rejet pur et simple, voire une mise à mort (comme on « achève » un blessé) infligée de l'extérieur et contre la chose en question ? Est-ce porter une chose au maximum de ce qu'elle requiert, que de la mettre la tête en bas, d'inverser l'ordre interne qui lui conférait non seulement son organisation, mais sa spécificité et son sens ? Par exemple (exemple qui n'en est pas seulement un parmi d'autres), achève-t-on le christianisme, et le porte-t-on à « sa possibilité la plus extrême », en professant un athéisme qui le contredit point par point, en s'efforçant donc d'établir la fausseté de tous les articles de foi essentiels qui le définissent ? Oui, si et seulement si l'on postule que la doctrine considérée, par exemple le christianisme, comportait en elle dès l'origine, constitutivement (et non par accident), l'exigence de sa propre négation. Idée non pas absurde, puisqu'elle ressemble de près à celle de dialectique telle que la concevait Hegel, mais qui, précisément pour cette raison, pose question quant à sa compatibilité avec la pensée heideggerienne.

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III. Quoiqu'il en soit des deux points qui viennent d'être soulevés (réalité ou non d'un progrès de la philosophie au cours de l'histoire, et signification exacte de la « possibilité la plus extrême » de la philosophie), l'idée d'une fin de la philosophie vient contredire notre représentation courante de la philosophie comme n'ayant précisément pas de terme, car consistant en une tâche infinie, sans fin, non pas parce qu'elle n'aurait aucun but précis, mais parce que son but serait situé au-delà de ce dont les forces humaines pourront jamais venir à bout : la connaissance de la vérité, purement et absolument. En visant un tel objectif, la philosophie telle qu'on l'entend ordinairement paraît assurée de l'insuccès, mais du même coup aussi de l'immortalité. Il semble donc clair que Heidegger, en annonçant la « fin de la philosophie », entend par ce dernier terme quelque chose d'autre, qu'il faut tenter de préciser. Qu'est-ce donc, selon Heidegger, que « la philosophie », pour qu'elle puisse et doive ainsi mourir ?

Comme on l'a vu plus haut, la philosophie est d'emblée identifiée, sans réserve ni nuance, à la « métaphysique » : « Philosophie, cela veut dire métaphysique ». A nouveau nos habitudes sont ici dérangées, car nous pensons ordinairement la métaphysique comme n'étant qu'une partie, certes éminente, de la philosophie : un certain domaine, comportant un certain genre d'objets. C'est par le genre spécifique d'objets dont elle s'occupe que la métaphysique se définit, et prend place dans la philosophie comme constituant l'un des domaines de celle-ci : c'est ainsi, par exemple, que l'entendait Descartes lorsqu'il comparait la métaphysique aux racines d'un arbre, et la philosophie à l'arbre lui-même [Les principes de la philosophie, Lettre-Préface]. Mais selon Heidegger, philosophie et métaphysique sont une seule et même chose ; le terme « métaphysique » ne désigne plus un secteur, pas même le plus profond ou le plus noble, de la philosophie, mais celle-ci tout entière. Cette identification est à souligner, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement, avec elle, de remplacer un mot par un autre, ni même de modifier la manière classique de distinguer différents secteurs au sein de la philosophie, mais d'inscrire d'emblée la philosophie tout entière, et comme telle, à l'intérieur de certaines limites. Lorsque Heidegger dit : « philosophie, cela veut dire métaphysique », il ne dit pas seulement, à propos de la philosophie : voici ce qu'elle est, mais aussi et surtout : elle n'est que cela, rien de moins, mais rien de plus ; d'elle il ne faut rien attendre de plus que ce que la métaphysique peut donner ; les limites et les insuffisances de la métaphysique ne sont pas les limites et les insuffisances d'une certaine partie de la philosophie, ou d'une certaine façon de la pratiquer, mais celles de la philosophie elle-même, tout court.

Ainsi l'identification de la philosophie à la métaphysique est moins la réduction du tout à l'une de ses parties, qu'une certaine façon de prendre en vue le tout lui-même, afin de commencer à en faire ressortir les contours.

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IV. La caractérisation de ces derniers s'effectue, aussitôt après, par l'indication de ce qui est l'objet propre de la métaphysique – ce qui constitue son affaire, ce dont elle s'occupe et se soucie ; mais dans le même mouvement, quoique de manière plus discrète, elle laisse aussi entrevoir le genre de regard que la métaphysique pose sur cet objet, sa façon de s'en approcher et de le saisir – autrement dit le type de mise en œuvre de la pensée qu'est la métaphysique, et donc la philosophie. Les deux, objet et regard, sont intimement liés, et c'est l'ensemble formé par les deux que Heidegger entend décrire à la fois dans sa nature et dans sa caducité ; c'est aussi par rapport à cet ensemble que la « pensée », annoncée comme devant faire suite à la philosophie, devra former contraste ; c'est enfin du sein de cet ensemble, que pourra naître la question de savoir ce qu'il en est du rapport entre les deux éléments, si l'un peut et doit déterminer l'autre, et si oui lequel, et comment.

C'est d'abord l'objet qui est mis en avant et décrit. L'affaire de la métaphysique, dit Heidegger, est de « penser l'étant dans son tout (…) en regardant vers l'être, c'est-à-dire en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282]. Trois termes interviennent ici, dans la caractérisation heideggerienne de l'objet de la métaphysique : l'étant, l'être et leur « articulation » ; mais ils n'interviennent pas, pour composer cet objet, avec le même poids ni au même titre. Cela, on le comprend d'une manière d'abord simplement formelle, ou structurelle, avant même que chacun des termes ne soit plus précisément défini. Ce qu'est exactement chacun d'eux reste, pour l'instant, indéterminé, mais déjà se laisse voir une configuration globale au sein de laquelle ils entretiennent, entre eux, certaines relations. Sans doute devine-t-on que ces relations tiennent à ce que sont ces termes, en leurs essences respectives et propres, mais l'on devine aussi que ces essences vont se laisser voir, ou entrevoir, ultérieurement, à partir du tout relationnel qu'elles composent.

Regardons donc ce dernier de plus près, en considérant d'abord simplement sa structure, sa forme générale, avant de nous enquérir du sens plus précis de chacun de ses termes (l'étant, l'être, leur articulation).

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V. La formule « penser l'étant en regardant vers l'être » suggère que, pour la métaphysique (ou philosophie), c'est l'étant qui, à proprement parler, est l'objet, tandis que l'être est ce « vers » quoi le regard se porte, soit pour penser l'étant, soit en même temps que l'étant est pensé. La seconde formule : « en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282], suggère pour sa part que l'objet est non pas l'étant seul et isolé, mais l'étant dans son lien avec autre chose que lui, avec l'être. La réunion des deux formules laisse voir assez clairement que c'est bien l'étant qui constitue l'objet essentiel de la métaphysique selon Heidegger ; et que, si autre chose que lui est également pris en vue par cette dernière, si l'étant n'occupe pas seul et exclusivement le champ de son regard, c'est seulement parce que l'étant n'est lui-même que dans et par son lien avec cette altérité : de sorte que l'on ne peut le voir, lui, qu'en regardant aussi autre chose que lui, à savoir l'être et la manière dont il lui est lié ; mais de sorte aussi, par conséquent, que cet autre n'est pris en vue que pour autant que cela est nécessaire afin de le voir lui, l'étant.

Ainsi, si l'étant ne constitue pas à lui seul l'objet de la métaphysique, il est bien cependant le centre ou le cœur de cet objet. Conjointement, dans l'objet constituant l'affaire de la métaphysique, l'être n'est pas purement et simplement absent ; il a même une certaine présence – mais paradoxalement, comme la suite va le montrer, c'est précisément en cela que va consister la limite fondamentale de la métaphysique selon Heidegger : ne pouvoir envisager l'être que sous le prisme de la présence, lequel, en vérité, ne serait adéquat que pour l'étant, et non pour lui, l'être. Si la métaphysique, selon Heidegger, « oublie » l'être, ce n'est pas parce qu'elle ne lui accorde aucune présence, ni même parce qu'elle lui accorde une présence insuffisante, trop discrète et trop subalterne, mais au contraire parce qu'elle ne peut faire autrement que de lui en attribuer une. Ce faisant elle le laisse échapper, l'« oublie », ne le voit pas comme il demande à l'être ; autrement dit, c'est précisément en lui attribuant une présence que la métaphysique relègue l'être en une certaine absence, celle de l'oubli, mais une absence autre que le genre de non-présence qui lui convient vraiment : elle le condamne à un mode d'absence inadéquat en lui conférant une présence intempestive.

Voilà qui paraît assez complexe, abstrait et déroutant. Il est pourtant possible de commencer à clarifier ces points et à saisir ce que sont la nature et les limites de la métaphysique selon Heidegger, en reprenant et en tenant fermement le fil de son discours, c'est-à-dire en se penchant de plus près sur ce qui, selon lui, constitue le centre de l'objet de la métaphysique : l'étant et ce qu'il signifie.

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VI. Selon Heidegger, dans et par la métaphysique, c'est « l'étant comme tel », l'étant en lui-même, dans son « étantité », qui décide de la façon dont l'être intervient, et par suite aussi, de ce qu'il est ; la métaphysique envisage l'être comme : ce à quoi l'étant est « articulé » pour être ce qu'il est, à savoir l'étant. Qu'est-ce à dire ? Qu'est-ce donc que l'étant, en quoi son étantité consiste-t-elle ? Heidegger, ici, ne le précise pas, car il s'agit d'un point qu'il a déjà abordé depuis longtemps, et qui est donc supposé bien connu. Dès sa grande œuvre de 1927, Sein und Zeit, puis, quelques mois plus tard dans un cours publié sous le titre Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, il a caractérisé l'étant comme le « quelque chose » qui est, le « ce qui » est, par différence avec l'être comme pur fait d'être, ou pure activité d'être ; c'est ce qu'il nomme la « différence ontologique » ; celle-ci constitue un élément tout à fait essentiel de la pensée de Heidegger, et le demeurera malgré ses évolutions et inflexions ultérieures ; aussi est-il important d'en préciser le sens.

L'idée est au fond assez simple : à propos de tout ce qui est, il faut distinguer d'une part le « ce qui », le « quelque chose » qui est, et d'autre part le « est » lui-même, l'être proprement dit.

Le premier est un substantif, désignant donc une substance ou un sujet, une « chose » précise, et il est rendu par le participe présent : étant ; de façon générale, le participe présent d'un verbe signifie que l'activité ou l'état désigné par le verbe sont actuellement effectués, en train d'être réalisés ou effectivement présents ; de ce fait, le participe présent renvoie nécessairement à quelque chose ou quelqu'un, qui est le sujet de l'activité en question : c'est forcément quelque chose ou quelqu'un qui, par exemple, est « marchant » ou « chantant ». Tout ce qui est, dans la mesure où il est, est donc « étant » ; et il présente nécessairement des contours, un certain visage, une définition : il est ceci ou cela, avec telle ou telle caractéristique qu'il est possible de voir et d'énoncer. L'étant est un « quelque chose qui est », bien déterminé : « table, chaise, arbre, ciel, corps, mots, actions » (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie).

Le second est un verbe, désignant donc une certaine activité ou un certain état, et non pas une substance, quelque chose ou quelqu'un ; il est rendu par un infinitif : être ; l'infinitif désigne toujours l'activité ou l'état purement en eux-mêmes, indépendamment de tout sujet ou de tout objet, de façon tout à fait générale et anonyme. S'agissant du verbe « être », on ne sait trop, pour l'instant, s'il faut le considérer comme désignant un état ou une activité, ni même si cette distinction a encore un sens avec lui ; mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas un verbe comme les autres : car tous les autres états ou activités le supposent, tous les autres verbes viennent pour ainsi dire après lui ; pour « faire » ou « être » quoi que ce soit, et en quelque manière que ce soit, il faut « d'abord » être tout court. C'est cet « être tout court » que Heidegger distingue de tout étant, c'est-à-dire de tout ce qui a visage, contour, forme définissable, représentable. L'être n'est rien d'étant, et rien d'étant n'est l'être.

A vrai dire, Heidegger n'est pas l'inventeur de cette distinction : sans même remonter aux penseurs grecs, on trouve clairement énoncée chez les scolastiques médiévaux, entre autres chez Thomas d'Aquin, la différence entre ens et esse, termes latins qui signifient précisément « étant » et « être ». Heidegger le sait, et ne prétend nullement être le premier à avoir distingué l'étant et l'être ; mais il estime que par la métaphysique, c'est-à-dire toute la pensée occidentale depuis Platon jusqu'à lui – car « la métaphysique est de fond en comble platonisme » [283] –, ni l'être ni la façon dont il diffère de l'étant n'ont été pensés de façon appropriée.

Laissons de côté, dans l'immédiat, la thèse selon laquelle toutes les doctrines (philosophiques ou théologiques) apparues depuis Platon n'auraient fait que moduler sur la pensée de ce dernier, sans s'en écarter de manière fondamentale. Notons seulement au passage, en nous promettant d'y revenir, que selon cette thèse, le christianisme lui-même ne serait au fond qu'une variante du platonisme – idée déjà proposée par Nietzsche, peut-être même par Hegel (cf. Notae § 16) ; et qu'il pourrait y avoir là le signe d'une assez profonde incompréhension du christianisme par Heidegger, incompréhension qui pourrait elle-même avoir affecté la justesse de sa critique de la métaphysique. L'essentiel pour l'heure est de comprendre en quoi, selon notre auteur, la métaphysique s'est montrée constitutivement défaillante, sur ce double point : ce qu'est l'être et la manière dont il diffère de l'étant.

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VII. La philosophie ou métaphysique, selon Heidegger, a depuis toujours porté son regard d'abord vers l'étant comme tel, c'est-à-dire vers « ce qui est présent », et cela en vue de le « fonder » ; pour cette raison, la modalité fondamentale et même unique de la pensée métaphysique est celle de la « représentation » [282]. Pour commencer à comprendre en quoi consistent les limites et les insuffisances de la métaphysique selon Heidegger, ce sont donc trois points qui demandent à être considérés de plus près : 1) l'objet central de la métaphysique, à savoir l'étant en tant que « ce qui est présent », 2) le but de la métaphysique, à savoir donner à l'étant son ultime « fondement », et 3) le mode de penser propre à la métaphysique, à savoir la « représentation ».

1) L'étant, par définition, est présent, et il l'est d'une double façon. a) D'une part il l'est en un sens temporel, dans la mesure où il n'y a d'étant qu'en train d'être, en train de subir ou d'exercer l'état ou l'activité d'être. Cela ne signifie pas que la totalité de l'étant se résume à ce qui existe maintenant : il y a eu et il y aura des étants, qui ne sont donc plus ou qui ne sont pas encore, mais ils n'ont été ou ne seront des étants que pour autant qu'ils ont été ou seront dans un « maintenant », qu'il y a eu ou qu'il y aura pour eux un être-présent, un moment de l'« en train d'être ». Mais b) d'autre part, et peut-être surtout, l'étant est présent au sens où il est l'objet et le contenu d'une présentation. En tant que « ce qui » est, en tant que « ceci » déterminé, défini (table, mot, action...), l'étant présente certains traits, certaines manières d'être, et lui-même, pris dans son unité globale, se présente ou est présenté, en ce sens qu'il est donné à voir (que ce « voir » soit physique ou intellectuel), offert à la saisie par les sens ou par l'esprit – voire par la main, s'il s'agit d'une chose matérielle comme une table – et, pour ainsi dire, mis à la disposition de ces derniers.

Les deux sens sont liés, dans la mesure où se présenter, ou être présenté, signifie bien entrer dans la présence actuelle d'un « maintenant » ; et que ce « maintenant » soit passé ou encore à venir, cela ne change rien à l'essentiel, qui est que l'étant, nécessairement et par définition, est ce qui a été, est ou sera présenté, ce qui a été, est ou sera manifesté en tant que « ceci » déterminé, présentant, offrant, donnant à voir telle et telle caractéristique. C'est pourquoi la métaphysique, selon Heidegger, se caractérise à la fois par le souci de voir et saisir l'étant comme tel, et par un privilège accordé à la dimension temporelle du présent. Faut-il considérer que l'un de ces traits est la cause de l'autre, ou bien les concevoir simplement comme indissociables, sans préséance ni primauté ? Heidegger, ici, ne se prononce pas explicitement sur ce point, mais le fait est que, lorsqu'il précise ce qu'est selon lui l'objet de la métaphysique, c'est l'étantité de l'étant qu'il met en avant, et elle seule [282]. Cet indice, tout comme la logique elle-même, invite à faire l'hypothèse que c'est le caractère du déterminé, du défini, et donc de ce qui peut être cerné, saisi, « en-visagé », qui est ici premier, essentiel. Ce serait donc le fait de prendre pour objet l'étant comme tel, qui aurait conduit la métaphysique à considérer le présent comme la dimension essentielle du temps, comme constituant sa vraie « réalité », et du même coup comme dimension constitutive de tout ce qui est, dans la mesure où il est le temps de la présentation, laquelle est la manière d'être essentielle du « ce qui », du « ceci » – de l'étant.

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VIII. 2) La métaphysique, en tant que pensée qui « [prend] son départ de ce qui est présent » [282], à savoir l'étant, cherche à saisir ce qui assure à celui-ci sa présence, ce qui « amène l'étant à son séjour dans la présence » : autrement dit, son « fondement » (Grund) [id.]. En effet, ce qui est présent ou présenté suppose nécessairement autre chose que lui-même, en amont de lui-même, qui rende sa présence effective ou même seulement possible ; un fondement est requis, non seulement pour la présence de l'étant, considérée en elle-même, mais aussi pour les déterminations particulières qu'il présente, « ce qu'il est et comme il l'est, en tant que susceptible d'être connu, pris en main et élaboré » [id.]. Le but d'une telle démarche est donc d'exposer l'étant, « à partir de son fondement, comme étant bien fondé » [id.], et de le rendre ainsi saisissable à tous les sens de ce terme : compréhensible, manipulable, disponible en tant que matériau pour telle ou telle tâche physique ou intellectuelle.

Quant au fondement lui-même, ou plus précisément quant à la modalité de son activité de fonder (son « caractère fondatif » [id.]) il a été conçu sous différentes formes au cours de l'histoire. Heidegger en dresse une rapide liste, qui, malgré le pénible jargon dans lequel elle est formulée, laisse entrevoir, avec plus ou moins de clarté, les auteurs auxquels est due, selon lui, la conception de ces principales figures : « la causation ontique de l'effectué » (probablement Aristote), « la possibilisation transcendantale de l'objectivité des objets » (probablement Kant, peut-être Husserl, éventuellement les deux), « la médiation dialectique du mouvement de l'esprit absolu » (Hegel), le « processus historique de la production » (Marx), « la volonté de puissance instituant des valeurs » (Nietzsche) [id.]. Ce sont là autant de manières de fonder, mais qui, selon Heidegger, ne semblent pas être corrélatives de fondements chaque fois différents : à propos du fondement lui-même, il conserve le singulier, comme s'il s'agissait toujours du même en dépit de la diversité de ses « caractères fondatifs » – ou bien, comme s'il s'agissait de l'idée même de fondement, du fondement comme tel et quel que soit son visage particulier. C'est ce qui permet à Heidegger de conférer une unité à cette liste, de placer dans un même ensemble et dans une même continuité des doctrines si différentes ; et de baptiser implicitement métaphysiciens des auteurs tels que Marx ou Nietzsche, qui en seraient peut-être étonnés.

Ce thème du « fondement » est essentiel, car, bien que le texte ici examiné ne le développe pas explicitement, il permet de voir un peu mieux encore en quoi réside la limite fondamentale de la métaphysique selon Heidegger. Quel qu'il soit en effet, et quelle que soit la manière précise dont il exerce sa fonction « fondative », un fondement est nécessairement un quelque chose, qui soit à la fois présent et déterminé, c'est-à-dire qui possède et présente certaines caractéristiques précises, particulières (celles qui le rendent apte à fonder, à servir de support et/ou de source productive) – en un mot : lui-même un étant. Ainsi, selon Heidegger, la métaphysique reste enfermée dans l'ordre et dans le registre de l'étant, du quelque chose ou du quelqu'un (ce qui, à ses yeux, ne fait pas de vraie différence : point problématique, sur lequel nous reviendrons bientôt). En cherchant à fonder l'étant comme tel, elle regarde au-delà de lui, non pas vers ce qui serait autre que tout étant, mais seulement vers un étant autre, un étant qui soit pour ainsi dire encore plus étant, c'est-à-dire qui remplisse encore plus et encore mieux les conditions de l'étantité comme telle ; et cela, jusqu'à parvenir à un « étant suprême », en lequel soit absolument présent ce qui fait l'étantité de tout étant, c'est-à-dire, comme on l'a déjà entrevu (cf.§VII)... l'être-présent et l'être-présenté comme tels ; « étant suprême » tel, par conséquent, que tous les autres, comparativement « moins étants », trouvent en lui la source de leur propre étantité, autrement dit ce qui fonde tout à la fois leur présence et leur visibilité.

Comme ce point est à la fois capital et quelque peu complexe, prenons le temps de le clarifier encore, avant d'aborder la « représentation » comme mode de penser de la métaphysique.

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IX. La métaphysique, on l'a dit (cf.§VI), n'ignore pas l'existence d'une différence entre l'étant et l'être ; elle n'ignore pas, autrement dit, que le fait d'être, d'être ceci, d'être présent et présenté comme un tel ceci, visible, saisissable de multiples façons (par la vue, la main, la pensée), ne sont pas dus à l'étant lui-même. De ce fait, la métaphysique appréhende bien l'étant comme renvoyant à autre chose, à une altérité qu'elle s'emploie à chercher et à connaître, et à laquelle elle s'emploie à le relier. Elle demande : de quoi, et comment, l'étant tient-il sa présence, et sa présence en tant que ceci bien déterminé, et par conséquent visible et saisissable au moins en droit ? Mais ce faisant la métaphysique, selon Heidegger, envisage d'emblée l'altérité de l'étant comme un quid, un « quelque chose » qui, à son tour est présent, et présente certains traits déterminés – un étant. Cet « autre », il est vrai, n'est pas immédiatement visible, il se tient pour ainsi dire « derrière » ou « sous » l'étant lui-même, ce dernier ne renvoyant vers lui qu'en se tenant d'abord « devant » lui et par conséquent en s'interposant entre le regard et lui. Cet « autre » est donc à dé-couvrir – mais il peut l'être, il fait lui-même partie de ce qui est visible en droit, et peut être ainsi amené lui-même à la visibilité, de sorte que l'on puisse dire ce que c'est, en quoi il consiste, quels sont son visage ou ses contours. La même question va donc se reposer à son sujet (qu'est-ce donc qui lui assure sa présence et sa visibilité?), et ainsi de suite, jusqu'à ce que soit atteint un terme ultime, qui cesse de renvoyer à autre chose que lui-même ; autrement dit, un terme qui ne doive sa présence et sa visibilité qu'à lui-même, qui soit lui-même la source de son être-présent ; cet être-présent, ou la présence qui serait alors sienne, consisterait donc en une radicale et pure auto-présentation, qui serait également une pure auto-fondation. Tel est l'« étant suprême ».

C'est bien pourquoi Heidegger en est venu, assez peu de temps avant la conférence que nous lisons ici, à caractériser la métaphysique comme « onto-théo-logie » [Identité et différence, in Questions I], c'est-à-dire comme discours qui confondrait l'être avec un super-étant, que les religions (du moins le christianisme) nomment « Dieu ». Toute la pensée occidentale depuis Platon, qu'elle soit philosophique ou théologique, serait née et se serait développée dans cette confusion. Depuis le départ, cette pensée se serait mise en quête du Quelque chose auquel, à la différence de tous les autres, viendrait s'ajouter la dimension de l'auto, du de-soi et du par-soi, autrement dit la dimension de la subjectivité, de l'être-sujet, de la réflexivité lui permettant d'être à la fois son propre objet et son propre fondement. De sorte que la différence entre l'étant et l'être aurait été d'emblée méconnue, « oubliée », au profit d'une différence entre l'étant et l'Etant ; et il y aurait bien, en cela, méconnaissance et oubli, pour deux raisons conjointes : d'une part, parce que l'intervention de la dimension du soi (auto), selon Heidegger, ne modifie pas essentiellement le genre d'être dont il s'agit, à savoir l'étant ; d'autre part, parce que cette même intervention ne modifie pas non plus, toujours selon notre auteur, le genre de relation établi avec l'étant, à savoir l'activité de fonder. Double motif qu'il nous faut brièvement préciser.

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X. Premièrement, sans doute l'« étant suprême », en tant que sujet absolu, s'est-il finalement montré, dans le cours de l'histoire de la métaphysique, comme étant Quelqu'un plutôt que Quelque chose ; mais tout indique que cela ne fait pas de vraie différence aux yeux de Heidegger.

Sujet et substance, ou quelqu'un et quelque chose, sont certes différents : tandis que les seconds de ces termes désignent ce qui est support de déterminations (de qualités, caractéristiques particulières), les premiers désignent ce qui est source de déterminations. La notion de sujet, y compris en son simple sens grammatical, implique celle d'origine active, de « soi » qui engendre telle ou telle manière d'être (action, attitude, etc.), alors que la notion de substance implique celle de repos en soi-même, évoque la fixité et la solidité de ce qui « se tient », désignant ce sur quoi telle ou telle détermination repose, et qui n'est pas nécessairement ce dont elle provient. Peut-être le sujet est-il, pour cette raison et pour ainsi dire, encore plus « fondement » que la substance, dans la mesure où ses déterminations sont liées à lui de façon plus intime et plus ferme que ne le sont les déterminations de la substance avec celle-ci : le lien avec une source est plus profond et plus étroit que le lien avec un socle. Mais ce qui prime aux yeux de Heidegger, c'est que, dans les deux cas, il s'agit toujours de « fondement », c'est-à-dire d'un ce qui engendre ou d'un ce qui supporte, d'un certain quid, autrement dit d'un étant, d'un être – et non pas de l'être. Conjointement, engendrer et supporter sont considérés comme étant seulement deux déclinaisons possibles du « fonder », et donc comme relevant tous deux du genre de relation que les étants peuvent avoir entre eux. Ainsi, ni quant à ce qu'ils sont, ni quant à ce qu'ils font, le sujet et la substance ne sont essentiellement différents pour notre auteur ; envisager le « fondement » ultime comme un sujet plutôt que comme une substance ne change fondamentalement rien au fait que l'on reste inscrit dans les limites de la philosophie-métaphysique ; désigner l'absolu comme un sujet, et même comme le Sujet, ce n'est pas le faire sortir de la catégorie de l'étant, mais seulement le placer au premier rang à l'intérieur de celle-ci. – On ne peut pas ne pas se demander, au passage, si l'absence de reconnaissance de différence vraiment essentielle entre la substance et le sujet n'est pas appelée à avoir des répercussions directes, et éventuellement graves, en matière d'éthique ; car il y va aussi, et peut-être surtout, au travers de ces catégories et de la nature de leurs différences, de la conception de l'être humain et de la façon dont celui-ci peut et doit, être vu, abordé et traité.

Deuxièmement, selon l'optique de notre auteur, dire que le propre de l'absolu réside en ceci qu'il se fonde lui-même, qu'il est auto-fondé, cela revient à conserver tel quel le mode de relation qui convient aux étants entre eux, en tant qu'étants : la relation de fondement à fondé. Que ce qui fonde et ce qui est fondé soient ici le même, cela constitue certes un cas exceptionnel – mais demeure un cas particulier du même principe fondamental : car la différence, par rapport aux cas « ordinaires », ne concerne que les termes en jeu, et non le genre de rapport qu'ils entretiennent. Et encore cette différence ne porte-t-elle pas sur la nature des termes, mais seulement, pour ainsi dire, sur leur nombre : un seul, qui remplit les deux fonctions de fondant et de fondé, au lieu de plusieurs assumant chacun l'une de ces fonctions – mais dans tous les cas, il ne s'agit que d'étant(s). Ainsi selon Heidegger, l'absolu tel que le conçoit la métaphysique n'est pas autre chose qu'un étant, mais un étant dé-doublé ou re-doublé, un « sur-étant » qui entretient avec lui-même une relation de même nature que celle qu'entretiennent les étants « simples » entre eux. La même conclusion s'impose donc derechef : l'absolu-sujet, tel que Heidegger croit que la métaphysique le conçoit, n'est pas en-dehors de la chaîne que forment les étants fondés les uns par (ou sur) les autres, mais simplement tout au bout de celle-ci, comme son élément premier – quelque chose comme un primus inter pares.

Ces précisions éclairent peut-être, au passage, l'identification complète qu'opère Heidegger entre la « philosophie » et la « métaphysique » : car elles soulignent le fait que, pour notre auteur, les objets que la « métaphysique » a toujours considérés comme constituant son domaine propre (Dieu, l'âme) sont, en vérité, de même nature que tous les autres objets dont s'occupent les autres branches de la « philosophie » : des étants – de sorte qu'à ses yeux, ils ressortissent à un seul et même type de pensée.

Cela nous permet aussi de clarifier rapidement un point que nous avions signalé comme digne d'étonnement, sans nous y être arrêté sur le moment (cf.§ VI) : la thèse heideggerienne selon laquelle la métaphysique tout entière reste comprise dans l'horizon de pensée du platonisme.

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XI. On comprend peut-être un peu mieux, à la lumière des précisions qui viennent d'être apportées, pourquoi Heidegger a pu affirmer, de manière assertorique et assez surprenante, que « la métaphysique est de fond en comble platonisme » [283]. Car le soleil, image platonicienne de l'Idée du Bien, c'est-à-dire de l'objet ultime de la pensée [cf. République, VI et VII], est sans doute la représentation par excellence de ce que Heidegger croit être l'objet suprême de la métaphysique : un étant circulaire, qui est source de la visibilité de toutes choses tout en ne devant sa propre visibilité qu'à lui-même (le soleil, qui éclaire tout, n'est pas lui-même éclairé par autre chose) – un étant auto-fondé.

Certes, l'« étant suprême » platonicien semble encore dénué de véritable subjectivité, de vie intérieure ; l'Idée du Bien dont le soleil est la figure allégorique, quel que soit le statut précis qu'il faille lui reconnaître dans la philosophie platonicienne (ce qui n'est pas chose aisée), ne saurait être en tout état de cause qu'une idée – non pas, assurément, au sens psychologique du terme (une pensée, une opinion), car l'idea platonicienne est forme réelle, « objective », ontologiquement consistante ; mais pour autant, un intelligible qui n'est pas lui-même intelligent, quelque chose et non pas quelqu'un. En cela, l'« étant suprême » conçu par Platon ne réalise pas encore pleinement l'idée d'auto-fondement, qui, selon Heidegger, constitue l'essence de l'objet suprême de la métaphysique ; il reste encore nettement distinct, en particulier, du Dieu du christianisme, et la doctrine platonicienne n'est pas encore une « onto-théo-logie » au sens strict. Du reste, dans le cas contraire la métaphysique aurait été achevée aussitôt qu'inaugurée, Platon aurait occupé seul le panthéon des métaphysiciens et serait resté sans postérité notable. Or tel n'est pas le cas ; après Platon la métaphysique a aussitôt entamé un long chemin orienté vers son « achèvement », chemin dont le premier jalon post-platonicien, posé par Aristote, se caractérise, entre autres, par l'introduction dans l'« étant suprême » d'une vie intérieure, d'une activité de pensée exercée par soi et sur soi : le dieu d'Aristote est « pensée de la pensée », non seulement suprême intelligible mais suprêmement intelligent [cf. Métaphysique, L, 9].

Mais comme on l'a compris, ce faisant Aristote, d'après Heidegger, n'inaugure nullement une pensée de l'autre de l'étant, mais élabore seulement une autre pensée de l'étant. Par rapport à celle de Platon, elle peut éventuellement être considérée comme plus approfondie, plus avancée dans la quête de l'étantité de l'étant, dans la mesure où le dieu d'Aristote accomplit encore plus, et encore mieux que l'Idée platonicienne du Bien, l'activité « fondative » caractéristique de l'étant en général, et l'activité « auto-fondative » caractéristique de l'étant suprême. Mais précisément de cette façon, elle ne fait que confirmer et renforcer le statut de la métaphysique (ou de la philosophie) en tant que pensée de l'étant comme tel. Et il en ira de même, selon Heidegger, de tous les successeurs dont lui-même nous a proposé une brève galerie (cf.§ VIII) – au moins jusqu'à Marx et Nietzsche, censés être, quant à eux, les artisans du « retournement » de la métaphysique (cf.§ II), et se situer équivoquement à la fois à l'intérieur et en-dehors de celle-ci.

Refermons ici notre longue digression (§§ IX-XI) pour en venir enfin au dernier aspect caractéristique de la métaphysique selon Heidegger : à savoir qu'en celle-ci, la pensée ne s'exerce que sur le mode de la « représentation ».

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XII. 3) En corrélation directe avec le genre d'objet qu'elle prend en vue (l'étant comme ce qui est présent et présenté), et avec le genre de but qu'elle cherche à atteindre (fonder l'étant comme tel), la métaphysique consiste selon Heidegger en un mode spécifique du penser, qu'il appelle « représentation » [282]. Il s'agit, avec cette dernière, du genre de regard, de la manière même de voir et de traiter ses objets, que déploie la métaphysique. En quoi consiste donc la spécificité de ce mode de visée ? Que signifie penser sur le mode de la « représentation » ? La seconde partie de la conférence apportera sur ce point des approfondissements supplémentaires, mais ce que nous avons vu jusqu'ici nous permet sans doute de saisir, d'ores et déjà, l'idée essentielle.

Heidegger entend par « représentation » (Vorstellung) le mode de penser par lequel est appréhendé ce qui est présent en tant que présent, présenté en tant que présenté – l'étant –, son mode spécifique de présentation, ainsi que la manière spécifique dont il est fondé en tant que tel étant, présentant telles déterminations particulières et les présentant de telle manière elle-même particulière. C'est donc un mode de penser qui ne sait voir et saisir que des « quelque chose » (ou « quelqu'un »), des termes, des « choses qui sont », ainsi que les rapports qu'ils entretiennent entre eux conformément à leurs essences propres – rapports qui, par conséquent, sont seulement du genre de ceux que des « quelque chose » peuvent avoir les uns avec les autres. En exagérant à peine et pour souligner l'idée, l'on peut sans doute dire que Heidegger désigne par « représentation » la pensée qui chosifie ou objective (on n'ose dire « étantifie ») d'avance et nécessairement tout ce vers quoi elle se tourne, qui ne peut appréhender que ce qui a des contours déterminés, dé-finis et définissables au moins en droit, qu'elle pose ou fait reposer devant elle comme ob-jet en-visagé, à dévisager et à saisir.

Quant à ce qui serait autre que cela, et autre selon une altérité véritable, fondamentale, essentielle – et non pas seulement apparente ou relative, comme c'est le cas de l'Absolu-sujet de l'« onto-théologie » selon notre auteur –, cela ne pourrait que lui échapper. Qu'est-ce donc que cet « autre » radical, cet « autre que tout étant » que la métaphysique, en tant que pensée qui « représente », laisserait nécessairement dans l'oubli ? C'est ce que Heidegger, pendant la plus grande partie de son cheminement de pensée, appelle l'être ; son effort constant pour en approfondir toujours davantage la signification le conduira certes à lui donner d'autres noms – comme ce sera le cas ici même, dans la seconde partie de sa conférence ; mais l'idée fondamentale restera la même, et l'on peut commencer à en indiquer le sens général. Puisque l'étant est ce qui est présent, ce qui est plus ou moins solidement installé dans la présence, ce qui est présenté ou du moins présentable en droit, l'autre de tout étant est ce qui n'est jamais présent et ne peut absolument pas le devenir, ce qui, par définition, ne peut jamais entrer dans la présence. Or qu'est-ce, par excellence et par essence, si ce n'est la condition même de toute présence, de toute présentation ou toute présentificationla condition absolument originelle du présenter et de l'être-présenté comme tels ? Contrairement aux apparences, l'idée est simple : la condition même de toute présentation ou présentification ne peut pas elle-même être rendue présente, présentée, entrer dans la présence, puisque, par rapport à celle-ci, elle est nécessairement et pour ainsi dire toujours encore derrière – ou, plus exactement peut-être, toujours déjà autour. Aussi cette condition est-elle, à la fois, par excellence ce qui est autre que tout étant, et par excellence ce qui ne peut qu'échapper à une pensée de la représentation. Et comme nous l'avons tôt suggéré (§V), la façon dont cela lui échappe a quelque chose de paradoxal.

Arrêtons-nous brièvement sur ce point, pour tenter de le clarifier encore.

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XIII. L'autre de tout étant, dans la mesure où il est la condition même de tout être-présent, de toute présentation et de toute présence, ne peut lui-même être présent, présenté ou re-présenté – c'est-à-dire rendu présent ; il ne saurait se situer ou s'introduire dans la présence, car c'est nécessairement elle, la présence, qui est située « en » lui, ou qui « provient de » lui. Comme le confirmeront les images de l'« ouverture » ou de la « clairière », auxquelles Heidegger recourra dans la seconde partie de sa conférence, l'on peut prendre ici pour analogon l'espace et ce qu'il contient. De même que tout ce qui est (tout « quelque chose ») est situé dans un certain lieu, donc dans l'espace, et que l'espace lui-même n'est pas dans un certain lieu, de sorte qu'il serait insensé de chercher à le localiser en demandant il est, de même, tout ce qui est présent, présenté ou présentable, tout ce qui est visible et saisissable en quelque manière, est, pour ainsi dire, inscrit dans un « autour », un « milieu » sans lequel il n'aurait ni présence ni visibilité, mais qui est lui-même toujours nécessairement autre que ce qui est inscrit en lui, de sorte qu'il serait insensé de chercher à le saisir en demandant ce qu'il est.

En ce sens, l'autre de tout étant est aussi l'autre de tout présent, le non-présent, l'im-présentable et l'ir-représentable, l'absent. Il n'est jamais là – car il n'y a de « là » qu'en lui et par lui. Mais son absence n'équivaut pas à une non-existence, à un non-être pur et simple ; pas plus que l'espace n'est inexistant du fait qu'il est par définition insituable, l'autre de tout étant n'est inexistant du fait qu'il est par définition imprésentable. Il faut, à son sujet, envisager une modalité particulière de l'absence, qui lui est radicalement propre ; une façon singulière de « ne pas être là », qui ne consiste ni à « être ailleurs » – car tout ailleurs est un autre « là » –, ni à proprement parler à « être nulle part » – car cela signifierait seulement qu'il n'occupe aucun lieu (ce qui est vrai, mais insuffisant), alors qu'il faut comprendre, positivement, qu'il est lui-même lieu, et même Lieu, car il n'est pas un lieu parmi d'autres, mais le lieu comme tel ; ou, pour mieux dire encore, il est ce qui fait, de manière absolument générale, qu'il y a lieu, que quelque chose (quoi que ce soit : chose, personne, concept, événement, etc.) a lieu.

Ce statut de Lieu (ou d'« Ouvert », de « clairière ») constitue, pour ainsi dire, le versant positif de l'être, en ce sens qu'il le distingue du pur rien du tout , du pur indéterminé dont on ne pourrait absolument rien dire, dans le temps même où il le distingue de tout étant susceptible d'être « représenté ». Il constitue bien une certaine caractérisation de l'être, ou, au minimum, une caractérisation de la façon dont l'être diffère de tout étant – façon de différer qui diffère de la façon dont les étants sont susceptibles de différer entre eux. Du fait de cette positivité, de ce « ne pas être rien du tout », il semble nécessaire de se demander dès maintenant s'il ne faudra pas admettre une certaine présence de l'être – une présence elle-même étrange et paradoxale, qui serait comme le revers de sa manière étrange et paradoxale d'être absent. Au stade où nous en sommes, cela doit conserver la forme d'un questionnement, d'une prudente hypothèse : le fait que l'absence de l'être ne puisse pas être assimilée à une inexistence pure et simple oblige, semble-t-il, à ne pas lui dénier purement et simplement toute présence, mais plutôt à tenter de penser, à son sujet, un mode de présence qui ne le transforme pas ipso facto en étant. De même qu'il n'est pas absent de la même façon qu'un étant peut être absent, de même l'être semble devoir être présent sur un tout autre mode que celui de la présence de l'étant. De l'être, il serait donc tout aussi juste, ou tout aussi faux, de dire qu'il n'est jamais là, que de dire qu'il est toujours déjà là en tant que condition essentielle et nécessaire de tout « là ». Conjointement, il semble nécessaire de supposer que, si l'être n'est pas exempt de toute forme de présence, la pensée qui, contrairement à la « philosophie » ou à la « métaphysique », s'efforcera de le penser authentiquement, ne pourra pas être exempte de toute forme de « représentation » ; car de l'aveu même de notre auteur, et comme nous l'avons vu [§ XII], les deux points sont indissociables. – De cet envers nécessaire, Heidegger tient-il compte ? Le fait-il suffisamment ? Cela sera à voir ultérieurement. Pour l'heure, et d'une manière dont on ne sait si elle est seulement provisoire, c'est l'aspect « négatif » qui occupe seul le premier plan : car dans le texte que nous lisons, Heidegger ne parle de présence, de présentation et de représentation qu'à propos de l'étant, exclusivement ; si bien que ce qui en ressort, pour ainsi dire « en creux », concernant l'être, c'est uniquement sa non-présence et son « irreprésentabilité ». Suivons donc le fil de la pensée de notre auteur tel que lui-même le déroule ici, en remettant à plus tard l'examen des éventuels compléments qu'il requiert et/ou des éventuelles difficultés qu'il comporte.

Disons donc que, selon Heidegger, tout ce qui est, tout étant quel qu'il soit, ne peut avoir lieu, présence et visibilité qu'en et par Autre chose, qui pour sa part n'est nullement de l'ordre de l'étant ; mais il faut ajouter qu'inversement, tout ce qui a lieu, présence et visibilité en lui est nécessairement de l'ordre de l'étant, du quelque chose : car il a alors contours, visage, déterminations particulières ; il présente certains traits, auxquels il ne se réduit éventuellement pas, mais qui sont constitutifs de ce qu'il est – il est, pour ainsi dire, dans la dimension du Quelque, qu'il s'agisse de quelque chose ou de quelqu'un. Mais il n'est tel que pour autant qu'il est « situé dans » ce qui, de son côté, n'est rien de tel, n'est rien ni personne, n'est pas « quelque » : l'autre de tout étant, l'être – ou quelque soit le nom plus approprié que l'on puisse être amené à lui donner (continuons provisoirement de dire « l'être », par commodité). De sorte que, si l'on cherche à rendre ce dernier lui-même présent, visible et saisissable en cherchant ce qu'il est, on le transforme ipso facto en étant, c'est-à-dire en tout autre chose que ... ce qu'il est.

Ne devient-il pas visible, à la faveur de cette dernière phrase, que les mots commencent ici à être inévitablement défaillants, et pour ainsi dire à nous glisser entre les doigts ? Autorisons-nous une brève remarque à ce sujet, puis tentons de préciser en quoi consiste cette autre modalité de l'absence de l'être, qui va résulter de la tentative de le re-présenter.

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XIV. Nous le sentons : quelque chose « ne va pas » si nous disons, à propos de l'autre de tout étant : « c'est précisément en demandant ce qu'il est que l'on s'interdit de voir correctement ce qu'il est », car cela reconduit l'idée avec laquelle il s'agit justement de rompre : l'idée qu'il est tout de même bien quelque chose. Et pourtant il semble bien difficile de ne pas le dire, ou de le dire autrement. Il semble que l'on côtoie ici les limites même du dire, du discours, ou du moins du discours prosaïque, c'est-à-dire conceptuel : comme si celui-ci était constitutivement inapte à exprimer ce qui, ici, demande à l'être ; et comme si, corrélativement, user du discours conceptuel condamnait nécessairement à « passer à côté » de l'être, de l'autre de tout étant. Sans doute est-ce pour cette raison que Heidegger a été amené à torturer le langage pour en faire malgré tout un moyen d'exprimer ce qu'il ne peut pas dire – voire à lui préférer l'art, et en particulier la poésie, en guise de voie d'accès à l'être.

Mais il nous est possible – et tel est notre actuel propos – de dire quelque chose de ce « passage à côté », de cette « précipitation » ou « condensation » (aux sens chimiques de ces termes) de l'être en étant. Car ceci du moins est clair : selon Heidegger, re-présenter l'être, c'est se mettre en présence d'autre chose que lui, si bien que lui, pour sa part, est laissé de côté, occulté, « oublié », n'est pas là – reste absent. Mais cette absence, ce « ne pas être là », ne sont pas ceux dont nous avons vu qu'ils étaient authentiquement les siens. Il s'agit maintenant d'un « ne pas être là » qui a la forme paradoxale d'une présence attribuée à ce qui, par essence, ne saurait en avoir ; et qui a, par conséquent, le sens d'une absence qui n'est pas elle-même vue : si l'être est re-présenté, alors son absence passe inaperçue, car l'on croit être bel et bien en sa présence. Une sorte de redoublement s'opère : c'est son absence même (celle qui est authentiquement sienne) qui est absentée. – Faut-il dire qu'elle est absentée, ou qu'elle s'absente ? La relégation de l'être en une absence inauthentique est-elle due à l'homme, aux philosophes-métaphysiciens qui auraient pu et auraient dû s'y prendre autrement ? Ou est-elle due à l'être lui-même, dont l'incognito véritable ne pourrait être vu comme tel d'aucune façon, condamnant à la méprise quiconque entreprendrait de le viser ? Dans quelle mesure la « fausse » absence de l'être est-elle un effet nécessaire de la « vraie » ? Ces questions ardues, qui touchent à la raison fondamentale de l'« oubli de l'être », auront à être posées – et Heidegger, nous le verrons, l'a effectivement fait. Tenons-nous-en pour l'heure à cet « oubli » lui-même, et aux deux modes distincts d'absence qu'il met en jeu, pour conclure que l'un résulte de l'être lui-même, et consiste en ce que l'on peut appeler provisoirement une essentielle discrétion (ou in-apparition) de celui-ci, alors que l'autre découle de l'homme, et de ce qui s'apparente à une demande d'exhibition de la part de ce dernier.

Re-présenter consiste à rendre présent, faire entrer dans la présence ; vouloir faire entrer dans la présence ce que toute présence, comme telle, pré-suppose, est un contresens. C'est ce contresens que, selon Heidegger, commettent avec persévérance tous les philosophes depuis l'aube de la philosophie ; tous, y compris Hegel, auquel Heidegger emprunte pourtant, de façon presque littérale et sans le dire, sa définition de la « représentation ». Car c'est bien Hegel qui, le premier, a conçu et défini avec rigueur cette notion, pour désigner une forme de pensée limitée à l'appréhension des « quelque chose » et de leurs rapports, et qui s'est efforcé de la dépasser pour accéder à un tout autre régime de pensée [cf. en particulier Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, II, p.154 ; p.271 ; pp.274-275]. Selon Heidegger, Hegel lui-même aurait toutefois échoué dans cette tâche, et n'aurait effectué de la « représentation » qu'un pseudo-dépassement. Est-ce vraiment le cas ? Cela aussi reste à voir. Mais, suivant le fil de notre texte, tentons maintenant de comprendre pourquoi la philosophie (ou métaphysique), comme pensée de la « représentation », a désormais atteint son « achèvement », et quelle est la forme précise que prend ce dernier.

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XV. Selon Heidegger, parce que la philosophie est pensée de la « représentation », sa fin prend la forme d'une prise d'autonomie, par rapport à elle, des « sciences », lesquelles avaient pris naissance dans « l'horizon ouvert par la philosophie » [284]. « Le développement des sciences est du même coup leur affranchissement de la philosophie et l'établissement de leur auto-suffisance. Ce phénomène appartient à l'achèvement de la philosophie. Son déploiement aujourd'hui bat son plein dans tous les secteurs de l'étant. Il a l'air de n'être qu'une décomposition de la philosophie, mais en réalité il en est bel et bien l'achèvement » [id.]. La description et l'explicitation de ce qu'est, selon Heidegger, l'achèvement de la philosophie, s'effectue donc au travers d'une réflexion sur le rapport entre la philosophie et « les sciences ». Cette réflexion prend ici la forme de l'affirmation d'une double thèse : a. C'est la philosophie qui, littéralement, donne lieu aux sciences, en ouvrant l'« horizon » qui permet à celles-ci de naître et de se développer ; et b. Ce donner lieu a le sens plus précis d'une avancée de la philosophie vers son achèvement.

L'examen de ce double point aurait de quoi entraîner des développements fort étendus, mais il ne sera entrepris ici que de façon limitée, c'est-à-dire seulement dans la mesure où il concourt à la manifestation de ce qu'est l'essence même de la philosophie selon notre auteur. Dans cette optique, c'est surtout le second point qui retiendra notre attention.

a. La philosophie donne lieu aux sciences. Dans la conférence que nous lisons, Heidegger fait remarquer que la philosophie, « dès l'époque de la philosophie grecque », a entraîné « le développement de diverses sciences » à l'intérieur de l'« horizon » ouvert par elle, sans expliquer ce qu'il faut entendre exactement par là, ni même préciser de quelles sciences il s'agit [284]. Tout au plus suggère-t-il, mais c'est un point important, qu'il existe selon lui un lien de nécessité entre l'ouverture, par la philosophie, d'un certain horizon, et le développement de diverses sciences, puisque ce développement constitue « un trait caractéristique de la philosophie » [id.].

Quant à l'identification plus précise des sciences auxquelles Heidegger fait ici allusion, nous devons supposer qu'il s'agit des mathématiques (arithmétique et géométrie), de l'astronomie, de la médecine, etc. Ce sont ces sciences-là, en effet, que nous voyons naître chez les Grecs anciens, de manière concomitante à l'apparition de la philosophie elle-même. Cette précision n'est pas gratuite, dans la mesure où ces sciences ne sont pas les mêmes, et peut-être pas de la même nature, que celles (psychologie, sociologie, anthropologie, etc. [id.]) dont Heidegger affirme que leur « affranchissement » coïncide avec l'achèvement de la philosophie ; ce qui, nous le verrons, n'est pas sans soulever interrogations et difficultés.

Ensuite et surtout, il faut tenter de préciser pourquoi, selon Heidegger, l'horizon ouvert par la philosophie était indispensable à la naissance de ces sciences. Ce point est d'importance, car il s'agit, avec lui, du genre de lien qui unit philosophie et sciences, et par conséquent aussi, de ce que l'on est en droit d'inférer, de l'autonomisation de celles-ci, à propos de l'essence de celle-là. Que les sciences en soient venues à se constituer en entités autonomes par rapport à la philosophie, on peut considérer que c'est là un fait indéniable, dont le constat n'a rien de proprement heideggerien. Mais comment interpréter ce fait ? De quoi est-il révélateur ? Il y a là une question, qui devrait être examinée pour elle-même, car elle admet a priori une pluralité de réponses possibles ; l'« émancipation » des sciences est-elle révélatrice de l'essence même des sciences ? D'un certain rôle qui serait assigné aux sciences de l'extérieur, sans que leur essence propre soit en cause ? De l'essence même de la philosophie, c'est-à-dire de ce dont elles s'émancipent ? D'une certaine manière de concevoir la philosophie, qui pourrait ne pas être conforme à l'essence authentique de celle-ci ? Heidegger, ici, ne passe pas par ces interrogation, mais va directement à l'affirmation d'une certaine thèse. Cette thèse porte d'abord sur le genre de lien existant entre la philosophie et les sciences, et elle se présente, dans notre texte, d'une façon laconique. L'idée générale est celle d'une provenance et d'une dépendance des sciences à l'égard de la philosophie : « (…) elles proviennent de la philosophie » [285], elles sont d'« origine philosophique » [286] ; chaque science « demeure assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ d'activité » à des « catégories » qu'elle prend pour « hypothèses de travail » [285] et doit adopter comme « supposition[s] » [286] – catégories qui, on le devine, sont de nature philosophique. Les sciences utilisent en permanence, et nécessairement, des concepts qu'elles empruntent à la philosophie, et qu'elles transforment en instruments pour leur travail propre, en les délestant de leur « signification ontologique » [286], c'est-à-dire en les coupant de tout souci pour la question de l'être. Dans un de ses propos célèbres, postérieur à notre conférence, Heidegger précise ce double aspect – provenance et dépendance – à l'aide d'exemples : les concepts d'espace et de temps indispensables à la physique, et que celle-ci utilise nécessairement, alors qu'elle est constitutivement incapable de définir leurs essences – ni même de se demander ce qu'elles sont – tandis que la philosophie, et elle seule, le peut, ou du moins peut le tenter [entretien télévisé de 1969 ; texte dans Cahiers de l'Herne « Martin Heidegger », 1983]. Ainsi, la science physique suppose qu'aient été dégagés les concepts d'espace et de temps, en eux-mêmes et comme possibles déterminations de ce qui est en général, c'est-à-dire comme objets d'interrogation philosophique.

C'est en ce sens que la philosophie est fondamentalement première par rapport aux sciences, lors même que, chronologiquement, des fragments de connaissances scientifiques ont pu être énoncés avant que la philosophie n'ait accédé à une conscience et une formulation claires d'elle-même (ainsi les théorèmes de géométrie de Thalès [fin VIIe – début VIe] ou de Pythagore [VIe], par exemple, sont antérieurs aux thèses de Parménide sur l'être [fin VIe – début Ve]). – Mais ceci, tel quel, nous éclaire davantage sur ce que sont les sciences (et sur ce qu'elles ne sont pas), que sur l'essence de la philosophie elle-même et le sens qu'il convient de donner à l'« émancipation » des sciences à l'égard de celle-ci. Pour tenter d'en savoir plus, il nous faut aborder notre second point.

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XVI. b. La philosophie donne lieu aux sciences comme à ce qui l'achemine vers son « achèvement ». Les sciences sont originellement dans une situation de dépendance par rapport à la philosophie, ne pouvant naître qu'à l'intérieur d'un horizon de pensée ouvert par celle-ci. En sens inverse, la philosophie, en ouvrant son horizon de pensée propre, devait logiquement donner lieu aux sciences, au sens strict de l'expression, dans la mesure où elle instaurait le cadre nécessaire à leur naissance et à leur développement ; ce n'est donc pas un hasard que philosophie et sciences soient nées au même endroit et à la même époque. Mais quelle est la nature précise de ce « donner lieu » ? En quoi est-il révélateur de l'essence de la philosophie, et plus précisément, de sa capacité ou de son incapacité à être une authentique pensée de l'être, et non seulement de l'étant ? C'est ce qu'il faut regarder de plus près, pour voir apparaître la spécificité de la position de Heidegger.

La naissance des sciences est-elle un phénomène qui découlerait de la naissance de la philosophie, pour ainsi dire à la manière d'un effet secondaire, n'empêchant pas la philosophie de mener par ailleurs et pleinement sa vie propre, laquelle consisterait à penser l'être ? Autrement dit, la philosophie donne-t-elle lieu aux sciences de telle manière qu'elle demeurerait elle-même autonome par rapport à ces sciences qu'elle rend possibles ? Ou bien la naissance des sciences est-elle le phénomène qui, tout à la fois, manifeste et commence à réaliser l'essence même de la philosophie ? En donnant lieu aux sciences, la philosophie offre-t-elle un territoire d'épanouissement à autre chose qu'elle-même, ou ne fait-elle qu'avancer sur le sien tout en commençant de révéler son vrai visage ? Dans le texte que nous lisons, Heidegger ne se prononce pas sur ces points de façon directe ; mais il le fait bel et bien, indirectement, en faisant coïncider conceptuellement la prise d'autonomie des sciences et la fin de la philosophie. Dire, en effet, que la constitution des sciences en entités autonomes par rapport à la philosophie est la manifestation de l'achèvement de cette dernière, c'est dire que la philosophie n'a plus de raison d'être une fois que les sciences ont acquis leur autonomie, et donc que la production de cette autonomie était, depuis l'origine, le résultat auquel l'histoire de la philosophie devait nécessairement aboutir : « La ramification de la philosophie en autant de sciences autonomes (…) est l'achèvement légitime de la philosophie. (…) Elle [la philosophie] a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en milieu social » [284] (nous soulignons).

Est-ce à dire que pour la philosophie les deux sens de « fin » se rejoignent ici, l'autonomie des sciences marquant le terme de la philosophie parce qu'elle était fondamentalement le but de celle-ci ?

Si c'est le cas, ce n'est toutefois pas au sens où la philosophie aurait été animée dès l'origine par le désir d'une telle issue. La façon dont Heidegger en parle donne plutôt l'impression que, selon lui, la philosophie a été acheminée malgré elle, sans vraiment le savoir ni le vouloir, vers cette « fin » : en subissant une sorte de destin, plutôt qu'en accomplissant un projet. Car la philosophie, dès son origine et pour ainsi dire, croit sincèrement s'occuper d'autre chose que l'étant ; elle se conçoit elle-même comme une pensée réellement tournée vers l'être – et, selon Heidegger, elle l'est effectivement au moins dans une certaine mesure : rappelons-nous que le but de la métaphysique a été défini par lui comme « penser l'étant dans son tout (…) en regardant vers l'être, c'est-à-dire en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282] (nous soulignons). La philosophie-métaphysique « manque » l'être, non toutefois sans regarder vers lui et s'en soucier ; elle diffère en cela des sciences, qui sont dépourvues d'un tel regard et d'un tel souci. Mais elle ne cesse de se méprendre sur l'être, c'est-à-dire sur ce dont le souci la distingue des sciences ; sa façon de s'en soucier rabat l'être sur l'étant, c'est-à-dire sur ce à quoi les sciences se consacrent exclusivement.

Par rapport à la question de l'être, la différence entre la philosophie et les sciences reviendrait donc à une différence entre une mauvaise façon de se soucier, et une absence de souci ; ou plus exactement peut-être : entre l'illusion de se soucier de l'être lui-même, alors que ce n'est pas vraiment le cas (philosophie), et l'illusion de n'avoir affaire qu'à l'étant et nullement à la question de l'être, alors que ce n'est pas vraiment le cas non plus (sciences) – car « dans la supposition qu'elles ne peuvent pas ne pas faire de leurs catégories (…), c'est encore de l'être de l'étant que les sciences continuent de parler » [286]. Et concernant l'étant, la différence entre philosophie et sciences consisterait en ceci, que la philosophie est une tentative manquée de « l'articuler » à autre chose, tandis que les sciences résultent d'une décision résolue de ne s'occuper que de lui – c'est-à-dire de ne « l'articuler » qu'à lui-même.

Mais si tel est bien le cas, cela ne rend-il pas problématique la manière dont Heidegger envisage les rapports entre philosophie et sciences – et, par contre-coup, la manière dont il envisage la philosophie elle-même ?

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XVII. De la philosophie aux « sciences », il y a bien, selon Heidegger, une déperdition, et même une disparition : celle du souci de la « signification ontologique », de « l'articulation de l'étant dans l'être ». Car même si ces deux points continuent d'être en jeu dans les « sciences », ils ne sont plus du tout, pour celles-ci, des objets d'intérêt et de préoccupation ; c'est de manière tout à fait silencieuse, involontaire et inconsciente, et pour ainsi dire malgré elles, qu'elles continuent d'en « parler ». Toute la question est de savoir si cette disparition peut et doit être mise au compte de la philosophie elle-même, et regardée comme un effet de son « achèvement ». Si, de fait et dans l'histoire considérée empiriquement, les « sciences » ont connu un développement indépendant tandis que la philosophie s'éteignait – en admettant que ce soit bien le cas –, est-ce parce que la philosophie était parvenue à sa « fin », éventuellement aux deux sens du terme, ou bien parce que les hommes avaient mis fin à leur désir et à leur courage de philosopher ? On connaît la réponse de Heidegger, mais ce qu'il envisage explicitement sous le terme « sciences » doit nous conduire à en interroger la pertinence.

On l'a fait remarquer [§ XV] : lorsqu'il s'agit d'indiquer précisément ce qu'il entend par « sciences », Heidegger mentionne la psychologie, la sociologie, l'anthropologie, la logique comme logistique et sémantique [284] ; et lorsqu'il s'agit d'indiquer ce en quoi la philosophie a « trouvé son lieu » (c'est-à-dire : atteint son « achèvement »), il mentionne « la prise en vue scientifique de l'humanité en milieu social », autrement dit ce que l'on appelle les « sciences humaines » [id.]. Ce choix est étonnant, car ce n'est pas à ce genre de disciplines que le terme « sciences » nous fait spontanément penser, et ce n'est pas non plus de ce genre de disciplines que la philosophie, « dès l'époque de la philosophie grecque », a occasionné le « développement » [284], mais plutôt des disciplines comme les mathématiques, l'astronomie, la médecine, etc. Est-ce là un point anodin, une simple question de pertinence dans le choix des exemples ? Peut-être pas, et pas seulement parce que l'on peut regarder comme douteux que sociologie et psychologie soient de vraies sciences. Car ce qui semble clair, c'est que le rapport qu'entretiennent sociologie et psychologie avec la philosophie n'est pas le même que celui qu'entretiennent, avec cette dernière, les mathématiques ou la physique ; et par conséquent, que l'éclosion des premières en tant que disciplines autonomes ne révèle pas la même chose, à propos de ce qu'est la philosophie, que celle des secondes. Or Heidegger, ici, ne semble tenir aucun compte de cette double différence.

Précisons-la et faisons ressortir, du même coup, ce que le raisonnement de notre auteur peut avoir ici de problématique.

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XVIII. Sociologie et psychologie – pour ne considérer que ces deux exemples de « sciences de l'homme » [284] – se présentent elles-mêmes et d'emblée comme étant en concurrence avec la philosophie, et comme étant destinées à l'évincer dans la mesure où elles en seraient la vérité. Elles se présentent assurément comme l'« achèvement-retournement » de la philosophie : A. Comte, que l'on peut considérer comme le fondateur de la sociologie, conçoit sa doctrine comme dépassant, pour ainsi dire de l'intérieur, la « métaphysique », et comme devant s'y substituer, selon sa fameuse loi des « trois états » [Cours de philosophie positive, 1ère Leçon] ; et S. Freud, que l'on peut considérer comme le fondateur de la psychologie en tant que discipline autonome, envisage sa doctrine – de plus en plus au fil de sa carrière – comme révélant ce qui se cache derrière les idées philosophiques et le désir même de philosopher, et donc comme ce qui rend caduque la philosophie en tant que voie d'accès à la vérité [sur ce point, voir p.ex. P. Pellegrin, Le monde selon S.F., texte joint dans l'édition GF de Freud, Le malaise dans la culture (Paris, 2010)]. Pour elles, leur naissance est directement corrélative d'une « mort de la philosophie » ; et cela, dans la mesure où elles prétendent s'occuper du même genre d'objets, les revendiquer comme leurs et se prononcer sur eux : la question de savoir ce que sont l'homme, une société d'hommes, le langage, la signification, le sens de l'existence, la divinité, etc. Mais les mathématiques, la physique ou la médecine ne prétendent rien de tel, ne sont donc pas, pour leur part, des concurrentes de la philosophie, et n'ont donc pas, dans la mort de cette dernière, la condition de leur propre naissance ni de leur propre croissance. Sociologie et psychologie ne peuvent croître qu'en « tuant » la philosophie, car, pour le dire de cette façon, la philosophie et elles ne peuvent pas être vraies en même temps ; mais les mathématiques et la physique, tournées vers d'autres objets que ceux de la philosophie, croissent et se développent en-dehors ou à côté de celle-ci, tout en la laissant intacte et en demeurant, par rapport à elle, dans une situation de dépendance (leurs édifices reposant sur des concepts ou « catégories » qui relèvent de la philosophie (cf.§ XV)).

L'on n'est donc pas en présence de deux instances (philosophie et « sciences »), comme le laisse croire le texte heideggerien, mais bien de trois (philosophie, sciences et « sciences de l'homme »). Et ni la « naissance » à partir de la philosophie, ni la « mort » de la philosophie elle-même, ne semblent avoir le même sens ni la même nécessité, selon qu'il s'agit des sciences ou des « sciences de l'homme ». L'examen de ce que sont les sciences ne fait que confirmer l'altérité existant entre la philosophie et elles, et le fait qu'elles n'ont ni le pouvoir ni le besoin de mettre fin à son existence : c'est Heidegger lui-même qui l'établit en montrant que « la science ne pense pas » et qu'elle dépend de « ce que la philosophie pense » [cf. texte mentionné dans § XV]. Seules les « sciences humaines », et non les sciences, ont une chance d'être révélatrices de ce qu'est, en vérité, la philosophie, car elles seules, et non les sciences, sont constitutivement et nécessairement amenées à se confronter à la philosophie. Elles seules font surgir la question de savoir si, en soumettant à leurs propres méthodes les objets de la pensée philosophique (l'homme et l'esprit humain), elles réalisent et accomplissent enfin, avec eux, ce que la philosophie tentait vainement de faire, ou si, ce faisant, elles défigurent ces objets et viennent, dans le même mouvement, s'opposer du dehors à la philosophie, non pas comme ce qui partagerait la même intention qu'elle – et prétendrait la réaliser mieux – mais comme ce qui est animé par une intention tout autre, et incompatible avec celle de la philosophie.

Il apparaît ainsi qu'à strictement parler, la notion de « prise d'autonomie » n'est pertinente de manière certaine qu'à propos des rapports entre « vraies sciences » (mathématiques, physique, etc.) et philosophie, mais pas à propos des rapports entre sociologie, psychologie etc. et philosophie (qui sont pourtant les seuls exemples de « sciences » proposés ici par Heidegger), d'une part ; et d'autre part, qu'elle n'a pas le sens d'un « achèvement » de la philosophie, mais tout au plus celui d'une certaine instrumentalisation de celle-ci – dans la mesure où « les sciences sont en train d'interpréter selon les règles de la science, c'est-à-dire du point de vue de la technique, tout ce qui dans leur texture rappelle encore qu'elles proviennent de la philosophie » [285] –, instrumentalisation qui cependant, quant à elle, la laisse intacte et ne requiert nullement sa disparition. Conjointement, cela signifie que la notion d'« achèvement » ne peut être pertinente qu'à propos des rapports entre sociologie, psychologie, etc. et philosophie, mais qu'elle doit être conçue comme une prétention ou une revendication des premières à l'égard de la seconde – dans la mesure où elles croient la « dépasser » et la rendre caduque – et non pas immédiatement comme une caractérisation juste et vraie de leur rapport avec elle.

Que deviennent donc l'homme et l'esprit humain, sous le regard et selon le traitement des sciences humaines ? Dans quelle mesure ce devenir est-il le résultat légitime de l'histoire de la philosophie, comme le suggère Heidegger donnant ainsi quitus à ces « sciences » de leur prétention à remplacer la philosophie ? Et que révèle, finalement, cette suggestion à propos de la façon dont Heidegger conçoit et comprend la philosophie ?

*****

XIX. Sous le regard et entre les mains des « sciences de l'homme », l'homme et l'esprit humain tendent à être chosifiés. A. Comte définissait la sociologie comme « physique sociale », le sociologue devant voir et traiter les phénomènes sociaux d'une manière analogue à celle dont le physicien voit et traite les phénomènes naturels. Chez S.Freud la réduction de l'esprit humain au statut de chose est plus équivoque, mais sa doctrine tend bien à en faire un objet qui « fonctionne », et dont toutes les « productions » (idées, croyances, œuvres...) sont à regarder comme des effets plus ou moins directs de certaines causes, des symptômes plus ou moins clairs de certains états. Or selon Heidegger, cette chosification est une conséquence de la pensée philosophique, une suite logique de la façon dont la philosophie pense. La philosophie conduirait donc, de l'intérieur d'elle-même, à la sociologie et à la psychologie, qui précisément tendent à ne voir en l'homme et en l'esprit humain que des choses complexes. Et elle y conduirait tout droit, bien que moyennant un « retournement » : car ce dernier consisterait seulement en ceci, que le statut d'étant, de « quelque chose », dont la philosophie revêt tout ce qu'elle prend pour objet, viendrait finalement affecter en retour le sujet lui-même. La philosophie aurait atteint sa « possibilité la plus extrême » et aurait « trouvé » enfin son « lieu » en réduisant l'homme lui-même, et non seulement le monde, la nature, Dieu, etc., au rang d'étant ne renvoyant qu'à d'autres étants. Le soi-disant « retournement » de la métaphysique, opéré par les derniers métaphysiciens que furent Marx et Nietzsche, n'aurait que l'apparence d'un renversement, et serait en vérité un accomplissement, un bouclage de la philosophie-métaphysique sur elle-même, l'absorption dans et par la logique de la « représentation » de cela seul qui lui échappait encore : son propre agent, l'homme lui-même. Ce bouclage, enfin, aurait achevé de dépouiller l'homme de tout ce qui le rendait encore impropre à être un pur objet de science, entraînant un passage de relais de la philosophie à des « sciences de l'homme » qui, tout bien considéré, ne seraient que ses exécutrices testamentaires.

S'il en allait ainsi, il faudrait admettre que tous se sont trompés : les métaphysiciens non encore « retournés », en croyant avoir pensé l'homme tout autrement que sur le mode de la chose ; les métaphysiciens « retourneurs » et les penseurs des « sciences de l'homme », en croyant que penser l'homme sur le mode de la chose revient à une négation radicale de la métaphysique. Que si Marx, Comte, Nietzsche et Freud avaient été lucides, ils auraient dû se tenir eux-mêmes pour les réalisateurs des dernières volontés de Platon (lui dont tous les métaphysiciens sont censés n'être que des épigones), tout comme Platon lui-même (et avec lui tous les métaphysiciens), s'il avait pu connaître les doctrines de Marx, de Comte, de Nietzsche et de Freud et en juger lucidement, aurait dû les avouer pour rejetons légitimes, quoique posthumes, de sa propre pensée. – De telles remarques, même si d'aventure elles sont justes, ne prouvent encore rien ; mais elles suscitent la perplexité et incitent à s'interroger sur le bien-fondé d'une réflexion qui paraît devoir engendrer d'aussi peu vraisemblables conséquences.

Considérant de nouveau, et de manière globale, les thèses heideggeriennes qui sont à l'arrière-plan de cette lecture des rapports entre philosophie et « sciences de l'homme », on discerne finalement l'enchaînement suivant :

 

La philosophie pense sur le mode de la représentation.
Sous le regard de la représentation tout est ramené au statut d'étant.
Tout étant n'est jamais que quelque chose – même lorsqu'il est quelqu'un.
Tout quelque chose n'est au fond qu'une chose plus ou moins complexe.

Seules de telles présuppositions peuvent conduire à soutenir que la réduction de l'homme au rang d'objet de « sciences » est l'issue logique et légitime de toute l'histoire de la philosophie depuis Platon.

Ainsi se clôt la présentation de l'essence de la philosophie selon Heidegger, telle qu'elle est censée expliquer à la fois la nécessité et la forme précise de sa fin. Va s'ouvrir maintenant, après une rapide transition, la seconde partie de la conférence, dans laquelle va être exposée la « tâche de la pensée », et à la faveur de laquelle vont apparaître de nouvelles précisions sur l'essence de la philosophie telle que la conçoit notre auteur.

A suivre

 

 

 

 

 

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