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Feuilleton philosophique (II)

 

La ruée vers l'Ur.


Commentaire de la conférence de Heidegger La fin de la philosophie et la tâche de la pensée.

La pagination indiquée par les nombres entre crochets est celle de l'édition Gallimard, trad. J. Beaufret, dans Questions IV, coll. « Tel », Paris, 1976.


Avant-propos. Heidegger est sans conteste l'un des plus importants penseurs du siècle dernier, d'une part en raison de son influence sur certains de ses successeurs (entre autres : en Allemagne H.-G. Gadamer, en France E. Lévinas, J. Derrida ou J.-L. Marion) ; d'autre part et surtout, en raison de l'ampleur et de la profondeur de son effort de pensée. Cet effort consiste en effet en une tentative de reprendre en charge, et d'abord de reprendre au sérieux, les questions philosophiques les plus profondes et les plus difficiles, à une époque où ces dernières étaient souvent considérées comme « dépassées » : ce que signifie être un homme, ce que signifie exister en tant que tel, ce qu'est l'origine d'une telle existence et ce vers quoi elle peut et doit être orientée. Heidegger s'est confronté résolument à ces questions, avec persévérance et ambition, et il a fortement contribué à ramener vers elles l'attention et l'intérêt.

De ce fait, sa pensée est l'une des plus dignes d'être connues, mais aussi l'une des plus malaisées à connaître, en raison de sa complexité et de sa subtilité, qui la rendent difficile à aborder et à comprendre ; également, sans doute, en raison de l'emploi fréquent, par l'auteur, d'un jargon obscur et déroutant – surtout pour le lecteur non germaniste –, qui n'est peut-être pas toujours justifié, et qui, en tout état de cause, a de quoi faire fuir maint honnête homme pourtant bien disposé et non dépourvu de pénétration, ce qui est grand dommage. Certains textes de Heidegger sont cependant moins abscons que d'autres, et l'on peut estimer que celui que nous nous proposons de commenter est de ceux qui, sous ce rapport, restent globalement dans les limites du raisonnable. Ayant été composé par Heidegger vers la fin de sa carrière, à une époque où sa pensée avait atteint la quasi plénitude de son déploiement, il offre en outre l'intérêt d'en donner une vision assez globale, et de laisser entrevoir ce qui, au bout du compte, en est sans doute l'aspect le plus central et le plus profond : la fameuse « question de l'être ». Mais encore ce contenu se présente-t-il ici à grands traits et, pour ainsi dire, à marche rapide, comme il est naturel dans le cadre d'une conférence ; aussi est-il nécessaire de le scruter avec une certaine attention, de s'arrêter sur certains de ses moments essentiels, afin de les clarifier autant que possible et d'en faire de beaux et bons aliments de réflexion, pour tout lecteur de bonne volonté – et d'abord pour nous-même. Cela, bien sûr, n'exclut pas le recul critique, mais permet au contraire de s'y risquer avec l'honnêteté requise.

Telle est l'intention qui anime le feuilleton philosophique maintenant proposé. Pour que cette tentative porte pleinement ses fruits, et pour juger sur pièce de l'exactitude des propos de Heidegger que nous rapportons, expliquons, commentons ou critiquons, il est évidemment souhaitable de lire soi-même la conférence en question (référence précise en haut de cette page ; nous n'avons malheureusement pas trouvé de version intégrale téléchargeable gratuitement sur internet). Mais au cas où le temps et/ou le désir d'aller jusque là feraient défaut, nous avons essayé de procéder de telle sorte que la seule lecture du feuilleton puisse du moins éveiller un certain intérêt – et qui sait, inciter après-coup à une lecture directe de l’œuvre.

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I. Après avoir très rapidement indiqué comment, selon lui, le texte de la présente conférence se situe par rapport aux étapes antérieures de son cheminement de pensée, Heidegger en présente le plan, simple et clair, constitué de deux questions : « 1) En quoi la philosophie présente est-elle entrée dans son stade terminal ? - 2) Quelle tâche, à la fin de la philosophie, demeure réservée à la pensée ? » [281]. On comprend, à la lecture de ces deux questions, que selon Heidegger, la « philosophie présente » est arrivée à son terme, et donc sur le point de disparaître ; et que, cependant, la « pensée » n'est pas vouée à mourir avec elle, mais est appelée à en prendre le relais, en assumant une « tâche » qui lui est propre, et dont on comprend qu'elle n'était pas celle de la « philosophie présente » – ou du moins, que cette dernière s'est révélée incapable de la mener à bien.

Parmi les premières questions que la formulation de ce programme fait naître chez le lecteur, figure évidemment celle de savoir ce qu'il faut entendre par la « philosophie présente », dont il est dit qu'elle est entrée en agonie ; et aussitôt après, celle de savoir quelle différence il convient de faire, selon Heidegger, entre elle et la « pensée » qui doit en quelque façon lui succéder.

Sur le premier point, un éclaircissement est fourni par Heidegger dès la toute première phrase de son examen de la première question : « Philosophie, cela veut dire métaphysique » [282]. Ici comme dans la suite de son propos – et comme le titre général de celui-ci, ainsi que la seconde question, le laissaient clairement supposer – il n'est plus question de la philosophie « présente », mais de la philosophie tout court. Ce qui va ensuite en être dit concerne donc la philosophie en général et comme telle, et non un certain état historique de celle-ci ; autrement dit, c'est de l'essence même de la philosophie qu'il est ici question ; ce qui signifie aussi que la « fin » évoquée par Heidegger est à entendre en un sens radical, définitif : ce n'est pas seulement une certaine forme ou une certaine époque de la philosophie qui arrive à son terme, mais bien le genre philosophique lui-même, et donc toute philosophie quelle qu'elle soit.

L'annonce de cette mort très prochaine (« stade terminal » [282]) a de quoi surprendre, dans la mesure où, ordinairement, l'on ne se représente pas la philosophie comme quelque chose pouvant mourir. Sans doute admet-on qu'elle puisse disparaître factuellement, pour des raisons circonstancielles : si vient une époque où plus aucun homme ne s'adonne à la philosophie, cette dernière cessera d'exister en tant que réalité effectivement présente dans le monde. Mais ce n'est visiblement pas de ce genre de mort que veut parler Heidegger : il annonce plutôt un décès de droit, nullement dû à une cause extérieure, mais impliqué par la nature même de la philosophie, et par suite nécessaire. La philosophie, selon lui, est sur le point de mourir de sa « bonne mort », c'est-à-dire d'une mort non violente, non accidentelle, découlant simplement du fait qu'elle a atteint son « achèvement » [283] ; cela, non pas au sens où elle aurait atteint un état de perfection – Heidegger récuse l'idée d'un progrès de la philosophie au cours de l'histoire –, mais au sens où elle a atteint le « lieu (…) auquel le tout de son histoire se rassemble dans sa possibilité la plus extrême » [283]. Après avoir pris un certain nombre de visages successifs, déposés dans le cours linéaire de l'histoire, constituant chacun la réalisation de l'une de ses « possibilités », la philosophie prend finalement un dernier visage, qui n'est pas simplement un visage de plus, mais celui dans lequel se « rassemblent » les précédents, dans l'unité de sa « possibilité la plus extrême ».

La philosophie prend fin parce qu'elle a réalisé le summum de ce qui lui était possible, en vertu de sa nature. Et si, factuellement, des hommes continuent néanmoins de pratiquer la philosophie, cela ne rendra pas la vie à cette dernière, pas plus que la pratique d'une langue morte ne peut refaire de celle-ci une langue vivante : car de toute façon son âme l'a quittée ; tout au plus s'agira-t-il d'une animation artificielle, dont le sens et la valeur ne dépasseront pas ceux d'un exercice, ou d'un jeu [283-284].

Si nous prenons un instant de recul par rapport à ces premières précisions, nous voyons celles-ci faire naître diverses questions, à propos de certains points qui demandent à être clarifiés. Indiquons-en seulement deux, qui viennent assez naturellement à l'esprit.

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II. Une première interrogation, que nous mentionnerons sans nous y arrêter, concerne la dimension historique de la philosophie. D'un côté en effet, il est dit qu'aucune des philosophies ayant existé dans le cours de l'histoire n'est « plus parfaite » qu'une autre [283], ni, par conséquent, en progrès par rapport à une autre ; d'un autre côté cependant, il est bien question d'un « achèvement » et d'un « stade terminal », qui ne pouvaient être atteints sans que les philosophies précédentes se fussent d'abord déployées, et même, de toute évidence, sans qu'elles se succédassent dans un certain ordre (pour ne mentionner que deux des philosophies signalées par Heidegger lui-même [283] : la pensée de Hegel est-elle concevable autrement que comme succédant à celle de Kant?). Comment donc ne pas songer ici à une avancée, une progression par étapes, un cheminement orienté, dont chacun des jalons est plus proche que les précédents d'un état final vers lequel ils tendaient tous ? Et que signifie, pour une chose, être « plus parfaite » qu'une autre, si ce n'est précisément être plus près de ce vers quoi celle-ci tend également ?

Une seconde interrogation concerne la « possibilité la plus extrême » de la philosophie. Que faut-il entendre par là ? Le « retournement de la métaphysique », qui aurait été « déjà accompli » par Marx, puis ré-accompli (ou mieux accompli?) par Nietzsche [283]. Ici encore des sujets d'étonnement apparaissent, que l'on ne peut que mentionner, dans l'attente d'un éventuel éclairage ultérieur. Outre l'hésitation qui semble entourer l'identification de celui qui atteint la « possibilité la plus extrême de la philosophie » (est-ce Marx ou Nietzsche ?), c'est le sens même de cette dernière qui pose question : car l'atteindre est présenté comme étant identiquement un achèvement et un retournement. On entend sans trop de peine l'idée que Marx (qui prétendait avoir « remis Hegel sur ses pieds ») et/ou Nietzsche aient « retourné » la métaphysique, en ce sens que tous deux ont fait de Dieu et de l'âme les produits imaginaires d'un « réel » qui ne leur doit rien, alors que « la métaphysique » y voyait les plus réels des êtres, et même, concernant le premier, la source productrice de tous les autres. Mais comment et pourquoi concevoir ce retournement comme un achèvement, un exhaussement à la « possibilité la plus extrême », là où il paraîtrait plus naturel d'y voir une mise à bas, un rejet pur et simple, voire une mise à mort (comme on « achève » un blessé) infligée de l'extérieur et contre la chose en question ? Est-ce porter une chose au maximum de ce qu'elle requiert, que de la mettre la tête en bas, d'inverser l'ordre interne qui lui conférait non seulement son organisation, mais sa spécificité et son sens ? Par exemple (exemple qui n'en est pas seulement un parmi d'autres), achève-t-on le christianisme, et le porte-t-on à « sa possibilité la plus extrême », en professant un athéisme qui le contredit point par point, en s'efforçant donc d'établir la fausseté de tous les articles de foi essentiels qui le définissent ? Oui, si et seulement si l'on postule que la doctrine considérée, par exemple le christianisme, comportait en elle dès l'origine, constitutivement (et non par accident), l'exigence de sa propre négation. Idée non pas absurde, puisqu'elle ressemble de près à celle de dialectique telle que la concevait Hegel, mais qui, précisément pour cette raison, pose question quant à sa compatibilité avec la pensée heideggerienne.

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III. Quoiqu'il en soit des deux points qui viennent d'être soulevés (réalité ou non d'un progrès de la philosophie au cours de l'histoire, et signification exacte de la « possibilité la plus extrême » de la philosophie), l'idée d'une fin de la philosophie vient contredire notre représentation courante de la philosophie comme n'ayant précisément pas de terme, car consistant en une tâche infinie, sans fin, non pas parce qu'elle n'aurait aucun but précis, mais parce que son but serait situé au-delà de ce dont les forces humaines pourront jamais venir à bout : la connaissance de la vérité, purement et absolument. En visant un tel objectif, la philosophie telle qu'on l'entend ordinairement paraît assurée de l'insuccès, mais du même coup aussi de l'immortalité. Il semble donc clair que Heidegger, en annonçant la « fin de la philosophie », entend par ce dernier terme quelque chose d'autre, qu'il faut tenter de préciser. Qu'est-ce donc, selon Heidegger, que « la philosophie », pour qu'elle puisse et doive ainsi mourir ?

Comme on l'a vu plus haut, la philosophie est d'emblée identifiée, sans réserve ni nuance, à la « métaphysique » : « Philosophie, cela veut dire métaphysique ». A nouveau nos habitudes sont ici dérangées, car nous pensons ordinairement la métaphysique comme n'étant qu'une partie, certes éminente, de la philosophie : un certain domaine, comportant un certain genre d'objets. C'est par le genre spécifique d'objets dont elle s'occupe que la métaphysique se définit, et prend place dans la philosophie comme constituant l'un des domaines de celle-ci : c'est ainsi, par exemple, que l'entendait Descartes lorsqu'il comparait la métaphysique aux racines d'un arbre, et la philosophie à l'arbre lui-même [Les principes de la philosophie, Lettre-Préface]. Mais selon Heidegger, philosophie et métaphysique sont une seule et même chose ; le terme « métaphysique » ne désigne plus un secteur, pas même le plus profond ou le plus noble, de la philosophie, mais celle-ci tout entière. Cette identification est à souligner, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement, avec elle, de remplacer un mot par un autre, ni même de modifier la manière classique de distinguer différents secteurs au sein de la philosophie, mais d'inscrire d'emblée la philosophie tout entière, et comme telle, à l'intérieur de certaines limites. Lorsque Heidegger dit : « philosophie, cela veut dire métaphysique », il ne dit pas seulement, à propos de la philosophie : voici ce qu'elle est, mais aussi et surtout : elle n'est que cela, rien de moins, mais rien de plus ; d'elle il ne faut rien attendre de plus que ce que la métaphysique peut donner ; les limites et les insuffisances de la métaphysique ne sont pas les limites et les insuffisances d'une certaine partie de la philosophie, ou d'une certaine façon de la pratiquer, mais celles de la philosophie elle-même, tout court.

Ainsi l'identification de la philosophie à la métaphysique est moins la réduction du tout à l'une de ses parties, qu'une certaine façon de prendre en vue le tout lui-même, afin de commencer à en faire ressortir les contours.

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IV. La caractérisation de ces derniers s'effectue, aussitôt après, par l'indication de ce qui est l'objet propre de la métaphysique – ce qui constitue son affaire, ce dont elle s'occupe et se soucie ; mais dans le même mouvement, quoique de manière plus discrète, elle laisse aussi entrevoir le genre de regard que la métaphysique pose sur cet objet, sa façon de s'en approcher et de le saisir – autrement dit le type de mise en œuvre de la pensée qu'est la métaphysique, et donc la philosophie. Les deux, objet et regard, sont intimement liés, et c'est l'ensemble formé par les deux que Heidegger entend décrire à la fois dans sa nature et dans sa caducité ; c'est aussi par rapport à cet ensemble que la « pensée », annoncée comme devant faire suite à la philosophie, devra former contraste ; c'est enfin du sein de cet ensemble, que pourra naître la question de savoir ce qu'il en est du rapport entre les deux éléments, si l'un peut et doit déterminer l'autre, et si oui lequel, et comment.

C'est d'abord l'objet qui est mis en avant et décrit. L'affaire de la métaphysique, dit Heidegger, est de « penser l'étant dans son tout (…) en regardant vers l'être, c'est-à-dire en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282]. Trois termes interviennent ici, dans la caractérisation heideggerienne de l'objet de la métaphysique : l'étant, l'être et leur « articulation » ; mais ils n'interviennent pas, pour composer cet objet, avec le même poids ni au même titre. Cela, on le comprend d'une manière d'abord simplement formelle, ou structurelle, avant même que chacun des termes ne soit plus précisément défini. Ce qu'est exactement chacun d'eux reste, pour l'instant, indéterminé, mais déjà se laisse voir une configuration globale au sein de laquelle ils entretiennent, entre eux, certaines relations. Sans doute devine-t-on que ces relations tiennent à ce que sont ces termes, en leurs essences respectives et propres, mais l'on devine aussi que ces essences vont se laisser voir, ou entrevoir, ultérieurement, à partir du tout relationnel qu'elles composent.

Regardons donc ce dernier de plus près, en considérant d'abord simplement sa structure, sa forme générale, avant de nous enquérir du sens plus précis de chacun de ses termes (l'étant, l'être, leur articulation).

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V. La formule « penser l'étant en regardant vers l'être » suggère que, pour la métaphysique (ou philosophie), c'est l'étant qui, à proprement parler, est l'objet, tandis que l'être est ce « vers » quoi le regard se porte, soit pour penser l'étant, soit en même temps que l'étant est pensé. La seconde formule : « en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282], suggère pour sa part que l'objet est non pas l'étant seul et isolé, mais l'étant dans son lien avec autre chose que lui, avec l'être. La réunion des deux formules laisse voir assez clairement que c'est bien l'étant qui constitue l'objet essentiel de la métaphysique selon Heidegger ; et que, si autre chose que lui est également pris en vue par cette dernière, si l'étant n'occupe pas seul et exclusivement le champ de son regard, c'est seulement parce que l'étant n'est lui-même que dans et par son lien avec cette altérité : de sorte que l'on ne peut le voir, lui, qu'en regardant aussi autre chose que lui, à savoir l'être et la manière dont il lui est lié ; mais de sorte aussi, par conséquent, que cet autre n'est pris en vue que pour autant que cela est nécessaire afin de le voir lui, l'étant.

Ainsi, si l'étant ne constitue pas à lui seul l'objet de la métaphysique, il est bien cependant le centre ou le cœur de cet objet. Conjointement, dans l'objet constituant l'affaire de la métaphysique, l'être n'est pas purement et simplement absent ; il a même une certaine présence – mais paradoxalement, comme la suite va le montrer, c'est précisément en cela que va consister la limite fondamentale de la métaphysique selon Heidegger : ne pouvoir envisager l'être que sous le prisme de la présence, lequel, en vérité, ne serait adéquat que pour l'étant, et non pour lui, l'être. Si la métaphysique, selon Heidegger, « oublie » l'être, ce n'est pas parce qu'elle ne lui accorde aucune présence, ni même parce qu'elle lui accorde une présence insuffisante, trop discrète et trop subalterne, mais au contraire parce qu'elle ne peut faire autrement que de lui en attribuer une. Ce faisant elle le laisse échapper, l'« oublie », ne le voit pas comme il demande à l'être ; autrement dit, c'est précisément en lui attribuant une présence que la métaphysique relègue l'être en une certaine absence, celle de l'oubli, mais une absence autre que le genre de non-présence qui lui convient vraiment : elle le condamne à un mode d'absence inadéquat en lui conférant une présence intempestive.

Voilà qui paraît assez complexe, abstrait et déroutant. Il est pourtant possible de commencer à clarifier ces points et à saisir ce que sont la nature et les limites de la métaphysique selon Heidegger, en reprenant et en tenant fermement le fil de son discours, c'est-à-dire en se penchant de plus près sur ce qui, selon lui, constitue le centre de l'objet de la métaphysique : l'étant et ce qu'il signifie.

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VI. Selon Heidegger, dans et par la métaphysique, c'est « l'étant comme tel », l'étant en lui-même, dans son « étantité », qui décide de la façon dont l'être intervient, et par suite aussi, de ce qu'il est ; la métaphysique envisage l'être comme : ce à quoi l'étant est « articulé » pour être ce qu'il est, à savoir l'étant. Qu'est-ce à dire ? Qu'est-ce donc que l'étant, en quoi son étantité consiste-t-elle ? Heidegger, ici, ne le précise pas, car il s'agit d'un point qu'il a déjà abordé depuis longtemps, et qui est donc supposé bien connu. Dès sa grande œuvre de 1927, Sein und Zeit, puis, quelques mois plus tard dans un cours publié sous le titre Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, il a caractérisé l'étant comme le « quelque chose » qui est, le « ce qui » est, par différence avec l'être comme pur fait d'être, ou pure activité d'être ; c'est ce qu'il nomme la « différence ontologique » ; celle-ci constitue un élément tout à fait essentiel de la pensée de Heidegger, et le demeurera malgré ses évolutions et inflexions ultérieures ; aussi est-il important d'en préciser le sens.

L'idée est au fond assez simple : à propos de tout ce qui est, il faut distinguer d'une part le « ce qui », le « quelque chose » qui est, et d'autre part le « est » lui-même, l'être proprement dit.

Le premier est un substantif, désignant donc une substance ou un sujet, une « chose » précise, et il est rendu par le participe présent : étant ; de façon générale, le participe présent d'un verbe signifie que l'activité ou l'état désigné par le verbe sont actuellement effectués, en train d'être réalisés ou effectivement présents ; de ce fait, le participe présent renvoie nécessairement à quelque chose ou quelqu'un, qui est le sujet de l'activité en question : c'est forcément quelque chose ou quelqu'un qui, par exemple, est « marchant » ou « chantant ». Tout ce qui est, dans la mesure où il est, est donc « étant » ; et il présente nécessairement des contours, un certain visage, une définition : il est ceci ou cela, avec telle ou telle caractéristique qu'il est possible de voir et d'énoncer. L'étant est un « quelque chose qui est », bien déterminé : « table, chaise, arbre, ciel, corps, mots, actions » (Problèmes fondamentaux de la phénoménologie).

Le second est un verbe, désignant donc une certaine activité ou un certain état, et non pas une substance, quelque chose ou quelqu'un ; il est rendu par un infinitif : être ; l'infinitif désigne toujours l'activité ou l'état purement en eux-mêmes, indépendamment de tout sujet ou de tout objet, de façon tout à fait générale et anonyme. S'agissant du verbe « être », on ne sait trop, pour l'instant, s'il faut le considérer comme désignant un état ou une activité, ni même si cette distinction a encore un sens avec lui ; mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas un verbe comme les autres : car tous les autres états ou activités le supposent, tous les autres verbes viennent pour ainsi dire après lui ; pour « faire » ou « être » quoi que ce soit, et en quelque manière que ce soit, il faut « d'abord » être tout court. C'est cet « être tout court » que Heidegger distingue de tout étant, c'est-à-dire de tout ce qui a visage, contour, forme définissable, représentable. L'être n'est rien d'étant, et rien d'étant n'est l'être.

A vrai dire, Heidegger n'est pas l'inventeur de cette distinction : sans même remonter aux penseurs grecs, on trouve clairement énoncée chez les scolastiques médiévaux, entre autres chez Thomas d'Aquin, la différence entre ens et esse, termes latins qui signifient précisément « étant » et « être ». Heidegger le sait, et ne prétend nullement être le premier à avoir distingué l'étant et l'être ; mais il estime que par la métaphysique, c'est-à-dire toute la pensée occidentale depuis Platon jusqu'à lui – car « la métaphysique est de fond en comble platonisme » [283] –, ni l'être ni la façon dont il diffère de l'étant n'ont été pensés de façon appropriée.

Laissons de côté, dans l'immédiat, la thèse selon laquelle toutes les doctrines (philosophiques ou théologiques) apparues depuis Platon n'auraient fait que moduler sur la pensée de ce dernier, sans s'en écarter de manière fondamentale. Notons seulement au passage, en nous promettant d'y revenir, que selon cette thèse, le christianisme lui-même ne serait au fond qu'une variante du platonisme – idée déjà proposée par Nietzsche, peut-être même par Hegel (cf. Notae § 16) ; et qu'il pourrait y avoir là le signe d'une assez profonde incompréhension du christianisme par Heidegger, incompréhension qui pourrait elle-même avoir affecté la justesse de sa critique de la métaphysique. L'essentiel pour l'heure est de comprendre en quoi, selon notre auteur, la métaphysique s'est montrée constitutivement défaillante, sur ce double point : ce qu'est l'être et la manière dont il diffère de l'étant.

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VII. La philosophie ou métaphysique, selon Heidegger, a depuis toujours porté son regard d'abord vers l'étant comme tel, c'est-à-dire vers « ce qui est présent », et cela en vue de le « fonder » ; pour cette raison, la modalité fondamentale et même unique de la pensée métaphysique est celle de la « représentation » [282]. Pour commencer à comprendre en quoi consistent les limites et les insuffisances de la métaphysique selon Heidegger, ce sont donc trois points qui demandent à être considérés de plus près : 1) l'objet central de la métaphysique, à savoir l'étant en tant que « ce qui est présent », 2) le but de la métaphysique, à savoir donner à l'étant son ultime « fondement », et 3) le mode de penser propre à la métaphysique, à savoir la « représentation ».

1) L'étant, par définition, est présent, et il l'est d'une double façon. a) D'une part il l'est en un sens temporel, dans la mesure où il n'y a d'étant qu'en train d'être, en train de subir ou d'exercer l'état ou l'activité d'être. Cela ne signifie pas que la totalité de l'étant se résume à ce qui existe maintenant : il y a eu et il y aura des étants, qui ne sont donc plus ou qui ne sont pas encore, mais ils n'ont été ou ne seront des étants que pour autant qu'ils ont été ou seront dans un « maintenant », qu'il y a eu ou qu'il y aura pour eux un être-présent, un moment de l'« en train d'être ». Mais b) d'autre part, et peut-être surtout, l'étant est présent au sens où il est l'objet et le contenu d'une présentation. En tant que « ce qui » est, en tant que « ceci » déterminé, défini (table, mot, action...), l'étant présente certains traits, certaines manières d'être, et lui-même, pris dans son unité globale, se présente ou est présenté, en ce sens qu'il est donné à voir (que ce « voir » soit physique ou intellectuel), offert à la saisie par les sens ou par l'esprit – voire par la main, s'il s'agit d'une chose matérielle comme une table – et, pour ainsi dire, mis à la disposition de ces derniers.

Les deux sens sont liés, dans la mesure où se présenter, ou être présenté, signifie bien entrer dans la présence actuelle d'un « maintenant » ; et que ce « maintenant » soit passé ou encore à venir, cela ne change rien à l'essentiel, qui est que l'étant, nécessairement et par définition, est ce qui a été, est ou sera présenté, ce qui a été, est ou sera manifesté en tant que « ceci » déterminé, présentant, offrant, donnant à voir telle et telle caractéristique. C'est pourquoi la métaphysique, selon Heidegger, se caractérise à la fois par le souci de voir et saisir l'étant comme tel, et par un privilège accordé à la dimension temporelle du présent. Faut-il considérer que l'un de ces traits est la cause de l'autre, ou bien les concevoir simplement comme indissociables, sans préséance ni primauté ? Heidegger, ici, ne se prononce pas explicitement sur ce point, mais le fait est que, lorsqu'il précise ce qu'est selon lui l'objet de la métaphysique, c'est l'étantité de l'étant qu'il met en avant, et elle seule [282]. Cet indice, tout comme la logique elle-même, invite à faire l'hypothèse que c'est le caractère du déterminé, du défini, et donc de ce qui peut être cerné, saisi, « en-visagé », qui est ici premier, essentiel. Ce serait donc le fait de prendre pour objet l'étant comme tel, qui aurait conduit la métaphysique à considérer le présent comme la dimension essentielle du temps, comme constituant sa vraie « réalité », et du même coup comme dimension constitutive de tout ce qui est, dans la mesure où il est le temps de la présentation, laquelle est la manière d'être essentielle du « ce qui », du « ceci » – de l'étant.

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VIII. 2) La métaphysique, en tant que pensée qui « [prend] son départ de ce qui est présent » [282], à savoir l'étant, cherche à saisir ce qui assure à celui-ci sa présence, ce qui « amène l'étant à son séjour dans la présence » : autrement dit, son « fondement » (Grund) [id.]. En effet, ce qui est présent ou présenté suppose nécessairement autre chose que lui-même, en amont de lui-même, qui rende sa présence effective ou même seulement possible ; un fondement est requis, non seulement pour la présence de l'étant, considérée en elle-même, mais aussi pour les déterminations particulières qu'il présente, « ce qu'il est et comme il l'est, en tant que susceptible d'être connu, pris en main et élaboré » [id.]. Le but d'une telle démarche est donc d'exposer l'étant, « à partir de son fondement, comme étant bien fondé » [id.], et de le rendre ainsi saisissable à tous les sens de ce terme : compréhensible, manipulable, disponible en tant que matériau pour telle ou telle tâche physique ou intellectuelle.

Quant au fondement lui-même, ou plus précisément quant à la modalité de son activité de fonder (son « caractère fondatif » [id.]) il a été conçu sous différentes formes au cours de l'histoire. Heidegger en dresse une rapide liste, qui, malgré le pénible jargon dans lequel elle est formulée, laisse entrevoir, avec plus ou moins de clarté, les auteurs auxquels est due, selon lui, la conception de ces principales figures : « la causation ontique de l'effectué » (probablement Aristote), « la possibilisation transcendantale de l'objectivité des objets » (probablement Kant, peut-être Husserl, éventuellement les deux), « la médiation dialectique du mouvement de l'esprit absolu » (Hegel), le « processus historique de la production » (Marx), « la volonté de puissance instituant des valeurs » (Nietzsche) [id.]. Ce sont là autant de manières de fonder, mais qui, selon Heidegger, ne semblent pas être corrélatives de fondements chaque fois différents : à propos du fondement lui-même, il conserve le singulier, comme s'il s'agissait toujours du même en dépit de la diversité de ses « caractères fondatifs » – ou bien, comme s'il s'agissait de l'idée même de fondement, du fondement comme tel et quel que soit son visage particulier. C'est ce qui permet à Heidegger de conférer une unité à cette liste, de placer dans un même ensemble et dans une même continuité des doctrines si différentes ; et de baptiser implicitement métaphysiciens des auteurs tels que Marx ou Nietzsche, qui en seraient peut-être étonnés.

Ce thème du « fondement » est essentiel, car, bien que le texte ici examiné ne le développe pas explicitement, il permet de voir un peu mieux encore en quoi réside la limite fondamentale de la métaphysique selon Heidegger. Quel qu'il soit en effet, et quelle que soit la manière précise dont il exerce sa fonction « fondative », un fondement est nécessairement un quelque chose, qui soit à la fois présent et déterminé, c'est-à-dire qui possède et présente certaines caractéristiques précises, particulières (celles qui le rendent apte à fonder, à servir de support et/ou de source productive) – en un mot : lui-même un étant. Ainsi, selon Heidegger, la métaphysique reste enfermée dans l'ordre et dans le registre de l'étant, du quelque chose ou du quelqu'un (ce qui, à ses yeux, ne fait pas de vraie différence : point problématique, sur lequel nous reviendrons bientôt). En cherchant à fonder l'étant comme tel, elle regarde au-delà de lui, non pas vers ce qui serait autre que tout étant, mais seulement vers un étant autre, un étant qui soit pour ainsi dire encore plus étant, c'est-à-dire qui remplisse encore plus et encore mieux les conditions de l'étantité comme telle ; et cela, jusqu'à parvenir à un « étant suprême », en lequel soit absolument présent ce qui fait l'étantité de tout étant, c'est-à-dire, comme on l'a déjà entrevu (cf.§VII)... l'être-présent et l'être-présenté comme tels ; « étant suprême » tel, par conséquent, que tous les autres, comparativement « moins étants », trouvent en lui la source de leur propre étantité, autrement dit ce qui fonde tout à la fois leur présence et leur visibilité.

Comme ce point est à la fois capital et quelque peu complexe, prenons le temps de le clarifier encore, avant d'aborder la « représentation » comme mode de penser de la métaphysique.

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IX. La métaphysique, on l'a dit (cf.§VI), n'ignore pas l'existence d'une différence entre l'étant et l'être ; elle n'ignore pas, autrement dit, que le fait d'être, d'être ceci, d'être présent et présenté comme un tel ceci, visible, saisissable de multiples façons (par la vue, la main, la pensée), ne sont pas dus à l'étant lui-même. De ce fait, la métaphysique appréhende bien l'étant comme renvoyant à autre chose, à une altérité qu'elle s'emploie à chercher et à connaître, et à laquelle elle s'emploie à le relier. Elle demande : de quoi, et comment, l'étant tient-il sa présence, et sa présence en tant que ceci bien déterminé, et par conséquent visible et saisissable au moins en droit ? Mais ce faisant la métaphysique, selon Heidegger, envisage d'emblée l'altérité de l'étant comme un quid, un « quelque chose » qui, à son tour est présent, et présente certains traits déterminés – un étant. Cet « autre », il est vrai, n'est pas immédiatement visible, il se tient pour ainsi dire « derrière » ou « sous » l'étant lui-même, ce dernier ne renvoyant vers lui qu'en se tenant d'abord « devant » lui et par conséquent en s'interposant entre le regard et lui. Cet « autre » est donc à dé-couvrir – mais il peut l'être, il fait lui-même partie de ce qui est visible en droit, et peut être ainsi amené lui-même à la visibilité, de sorte que l'on puisse dire ce que c'est, en quoi il consiste, quels sont son visage ou ses contours. La même question va donc se reposer à son sujet (qu'est-ce donc qui lui assure sa présence et sa visibilité?), et ainsi de suite, jusqu'à ce que soit atteint un terme ultime, qui cesse de renvoyer à autre chose que lui-même ; autrement dit, un terme qui ne doive sa présence et sa visibilité qu'à lui-même, qui soit lui-même la source de son être-présent ; cet être-présent, ou la présence qui serait alors sienne, consisterait donc en une radicale et pure auto-présentation, qui serait également une pure auto-fondation. Tel est l'« étant suprême ».

C'est bien pourquoi Heidegger en est venu, assez peu de temps avant la conférence que nous lisons ici, à caractériser la métaphysique comme « onto-théo-logie » [Identité et différence, in Questions I], c'est-à-dire comme discours qui confondrait l'être avec un super-étant, que les religions (du moins le christianisme) nomment « Dieu ». Toute la pensée occidentale depuis Platon, qu'elle soit philosophique ou théologique, serait née et se serait développée dans cette confusion. Depuis le départ, cette pensée se serait mise en quête du Quelque chose auquel, à la différence de tous les autres, viendrait s'ajouter la dimension de l'auto, du de-soi et du par-soi, autrement dit la dimension de la subjectivité, de l'être-sujet, de la réflexivité lui permettant d'être à la fois son propre objet et son propre fondement. De sorte que la différence entre l'étant et l'être aurait été d'emblée méconnue, « oubliée », au profit d'une différence entre l'étant et l'Etant ; et il y aurait bien, en cela, méconnaissance et oubli, pour deux raisons conjointes : d'une part, parce que l'intervention de la dimension du soi (auto), selon Heidegger, ne modifie pas essentiellement le genre d'être dont il s'agit, à savoir l'étant ; d'autre part, parce que cette même intervention ne modifie pas non plus, toujours selon notre auteur, le genre de relation établi avec l'étant, à savoir l'activité de fonder. Double motif qu'il nous faut brièvement préciser.

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X. Premièrement, sans doute l'« étant suprême », en tant que sujet absolu, s'est-il finalement montré, dans le cours de l'histoire de la métaphysique, comme étant Quelqu'un plutôt que Quelque chose ; mais tout indique que cela ne fait pas de vraie différence aux yeux de Heidegger.

Sujet et substance, ou quelqu'un et quelque chose, sont certes différents : tandis que les seconds de ces termes désignent ce qui est support de déterminations (de qualités, caractéristiques particulières), les premiers désignent ce qui est source de déterminations. La notion de sujet, y compris en son simple sens grammatical, implique celle d'origine active, de « soi » qui engendre telle ou telle manière d'être (action, attitude, etc.), alors que la notion de substance implique celle de repos en soi-même, évoque la fixité et la solidité de ce qui « se tient », désignant ce sur quoi telle ou telle détermination repose, et qui n'est pas nécessairement ce dont elle provient. Peut-être le sujet est-il, pour cette raison et pour ainsi dire, encore plus « fondement » que la substance, dans la mesure où ses déterminations sont liées à lui de façon plus intime et plus ferme que ne le sont les déterminations de la substance avec celle-ci : le lien avec une source est plus profond et plus étroit que le lien avec un socle. Mais ce qui prime aux yeux de Heidegger, c'est que, dans les deux cas, il s'agit toujours de « fondement », c'est-à-dire d'un ce qui engendre ou d'un ce qui supporte, d'un certain quid, autrement dit d'un étant, d'un être – et non pas de l'être. Conjointement, engendrer et supporter sont considérés comme étant seulement deux déclinaisons possibles du « fonder », et donc comme relevant tous deux du genre de relation que les étants peuvent avoir entre eux. Ainsi, ni quant à ce qu'ils sont, ni quant à ce qu'ils font, le sujet et la substance ne sont essentiellement différents pour notre auteur ; envisager le « fondement » ultime comme un sujet plutôt que comme une substance ne change fondamentalement rien au fait que l'on reste inscrit dans les limites de la philosophie-métaphysique ; désigner l'absolu comme un sujet, et même comme le Sujet, ce n'est pas le faire sortir de la catégorie de l'étant, mais seulement le placer au premier rang à l'intérieur de celle-ci. – On ne peut pas ne pas se demander, au passage, si l'absence de reconnaissance de différence vraiment essentielle entre la substance et le sujet n'est pas appelée à avoir des répercussions directes, et éventuellement graves, en matière d'éthique ; car il y va aussi, et peut-être surtout, au travers de ces catégories et de la nature de leurs différences, de la conception de l'être humain et de la façon dont celui-ci peut et doit, être vu, abordé et traité.

Deuxièmement, selon l'optique de notre auteur, dire que le propre de l'absolu réside en ceci qu'il se fonde lui-même, qu'il est auto-fondé, cela revient à conserver tel quel le mode de relation qui convient aux étants entre eux, en tant qu'étants : la relation de fondement à fondé. Que ce qui fonde et ce qui est fondé soient ici le même, cela constitue certes un cas exceptionnel – mais demeure un cas particulier du même principe fondamental : car la différence, par rapport aux cas « ordinaires », ne concerne que les termes en jeu, et non le genre de rapport qu'ils entretiennent. Et encore cette différence ne porte-t-elle pas sur la nature des termes, mais seulement, pour ainsi dire, sur leur nombre : un seul, qui remplit les deux fonctions de fondant et de fondé, au lieu de plusieurs assumant chacun l'une de ces fonctions – mais dans tous les cas, il ne s'agit que d'étant(s). Ainsi selon Heidegger, l'absolu tel que le conçoit la métaphysique n'est pas autre chose qu'un étant, mais un étant dé-doublé ou re-doublé, un « sur-étant » qui entretient avec lui-même une relation de même nature que celle qu'entretiennent les étants « simples » entre eux. La même conclusion s'impose donc derechef : l'absolu-sujet, tel que Heidegger croit que la métaphysique le conçoit, n'est pas en-dehors de la chaîne que forment les étants fondés les uns par (ou sur) les autres, mais simplement tout au bout de celle-ci, comme son élément premier – quelque chose comme un primus inter pares.

Ces précisions éclairent peut-être, au passage, l'identification complète qu'opère Heidegger entre la « philosophie » et la « métaphysique » : car elles soulignent le fait que, pour notre auteur, les objets que la « métaphysique » a toujours considérés comme constituant son domaine propre (Dieu, l'âme) sont, en vérité, de même nature que tous les autres objets dont s'occupent les autres branches de la « philosophie » : des étants – de sorte qu'à ses yeux, ils ressortissent à un seul et même type de pensée.

Cela nous permet aussi de clarifier rapidement un point que nous avions signalé comme digne d'étonnement, sans nous y être arrêté sur le moment (cf.§ VI) : la thèse heideggerienne selon laquelle la métaphysique tout entière reste comprise dans l'horizon de pensée du platonisme.

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XI. On comprend peut-être un peu mieux, à la lumière des précisions qui viennent d'être apportées, pourquoi Heidegger a pu affirmer, de manière assertorique et assez surprenante, que « la métaphysique est de fond en comble platonisme » [283]. Car le soleil, image platonicienne de l'Idée du Bien, c'est-à-dire de l'objet ultime de la pensée [cf. République, VI et VII], est sans doute la représentation par excellence de ce que Heidegger croit être l'objet suprême de la métaphysique : un étant circulaire, qui est source de la visibilité de toutes choses tout en ne devant sa propre visibilité qu'à lui-même (le soleil, qui éclaire tout, n'est pas lui-même éclairé par autre chose) – un étant auto-fondé.

Certes, l'« étant suprême » platonicien semble encore dénué de véritable subjectivité, de vie intérieure ; l'Idée du Bien dont le soleil est la figure allégorique, quel que soit le statut précis qu'il faille lui reconnaître dans la philosophie platonicienne (ce qui n'est pas chose aisée), ne saurait être en tout état de cause qu'une idée – non pas, assurément, au sens psychologique du terme (une pensée, une opinion), car l'idea platonicienne est forme réelle, « objective », ontologiquement consistante ; mais pour autant, un intelligible qui n'est pas lui-même intelligent, quelque chose et non pas quelqu'un. En cela, l'« étant suprême » conçu par Platon ne réalise pas encore pleinement l'idée d'auto-fondement, qui, selon Heidegger, constitue l'essence de l'objet suprême de la métaphysique ; il reste encore nettement distinct, en particulier, du Dieu du christianisme, et la doctrine platonicienne n'est pas encore une « onto-théo-logie » au sens strict. Du reste, dans le cas contraire la métaphysique aurait été achevée aussitôt qu'inaugurée, Platon aurait occupé seul le panthéon des métaphysiciens et serait resté sans postérité notable. Or tel n'est pas le cas ; après Platon la métaphysique a aussitôt entamé un long chemin orienté vers son « achèvement », chemin dont le premier jalon post-platonicien, posé par Aristote, se caractérise, entre autres, par l'introduction dans l'« étant suprême » d'une vie intérieure, d'une activité de pensée exercée par soi et sur soi : le dieu d'Aristote est « pensée de la pensée », non seulement suprême intelligible mais suprêmement intelligent [cf. Métaphysique, L, 9].

Mais comme on l'a compris, ce faisant Aristote, d'après Heidegger, n'inaugure nullement une pensée de l'autre de l'étant, mais élabore seulement une autre pensée de l'étant. Par rapport à celle de Platon, elle peut éventuellement être considérée comme plus approfondie, plus avancée dans la quête de l'étantité de l'étant, dans la mesure où le dieu d'Aristote accomplit encore plus, et encore mieux que l'Idée platonicienne du Bien, l'activité « fondative » caractéristique de l'étant en général, et l'activité « auto-fondative » caractéristique de l'étant suprême. Mais précisément de cette façon, elle ne fait que confirmer et renforcer le statut de la métaphysique (ou de la philosophie) en tant que pensée de l'étant comme tel. Et il en ira de même, selon Heidegger, de tous les successeurs dont lui-même nous a proposé une brève galerie (cf.§ VIII) – au moins jusqu'à Marx et Nietzsche, censés être, quant à eux, les artisans du « retournement » de la métaphysique (cf.§ II), et se situer équivoquement à la fois à l'intérieur et en-dehors de celle-ci.

Refermons ici notre longue digression (§§ IX-XI) pour en venir enfin au dernier aspect caractéristique de la métaphysique selon Heidegger : à savoir qu'en celle-ci, la pensée ne s'exerce que sur le mode de la « représentation ».

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XII. 3) En corrélation directe avec le genre d'objet qu'elle prend en vue (l'étant comme ce qui est présent et présenté), et avec le genre de but qu'elle cherche à atteindre (fonder l'étant comme tel), la métaphysique consiste selon Heidegger en un mode spécifique du penser, qu'il appelle « représentation » [282]. Il s'agit, avec cette dernière, du genre de regard, de la manière même de voir et de traiter ses objets, que déploie la métaphysique. En quoi consiste donc la spécificité de ce mode de visée ? Que signifie penser sur le mode de la « représentation » ? La seconde partie de la conférence apportera sur ce point des approfondissements supplémentaires, mais ce que nous avons vu jusqu'ici nous permet sans doute de saisir, d'ores et déjà, l'idée essentielle.

Heidegger entend par « représentation » (Vorstellung) le mode de penser par lequel est appréhendé ce qui est présent en tant que présent, présenté en tant que présenté – l'étant –, son mode spécifique de présentation, ainsi que la manière spécifique dont il est fondé en tant que tel étant, présentant telles déterminations particulières et les présentant de telle manière elle-même particulière. C'est donc un mode de penser qui ne sait voir et saisir que des « quelque chose » (ou « quelqu'un »), des termes, des « choses qui sont », ainsi que les rapports qu'ils entretiennent entre eux conformément à leurs essences propres – rapports qui, par conséquent, sont seulement du genre de ceux que des « quelque chose » peuvent avoir les uns avec les autres. En exagérant à peine et pour souligner l'idée, l'on peut sans doute dire que Heidegger désigne par « représentation » la pensée qui chosifie ou objective (on n'ose dire « étantifie ») d'avance et nécessairement tout ce vers quoi elle se tourne, qui ne peut appréhender que ce qui a des contours déterminés, dé-finis et définissables au moins en droit, qu'elle pose ou fait reposer devant elle comme ob-jet en-visagé, à dévisager et à saisir.

Quant à ce qui serait autre que cela, et autre selon une altérité véritable, fondamentale, essentielle – et non pas seulement apparente ou relative, comme c'est le cas de l'Absolu-sujet de l'« onto-théologie » selon notre auteur –, cela ne pourrait que lui échapper. Qu'est-ce donc que cet « autre » radical, cet « autre que tout étant » que la métaphysique, en tant que pensée qui « représente », laisserait nécessairement dans l'oubli ? C'est ce que Heidegger, pendant la plus grande partie de son cheminement de pensée, appelle l'être ; son effort constant pour en approfondir toujours davantage la signification le conduira certes à lui donner d'autres noms – comme ce sera le cas ici même, dans la seconde partie de sa conférence ; mais l'idée fondamentale restera la même, et l'on peut commencer à en indiquer le sens général. Puisque l'étant est ce qui est présent, ce qui est plus ou moins solidement installé dans la présence, ce qui est présenté ou du moins présentable en droit, l'autre de tout étant est ce qui n'est jamais présent et ne peut absolument pas le devenir, ce qui, par définition, ne peut jamais entrer dans la présence. Or qu'est-ce, par excellence et par essence, si ce n'est la condition même de toute présence, de toute présentation ou toute présentificationla condition absolument originelle du présenter et de l'être-présenté comme tels ? Contrairement aux apparences, l'idée est simple : la condition même de toute présentation ou présentification ne peut pas elle-même être rendue présente, présentée, entrer dans la présence, puisque, par rapport à celle-ci, elle est nécessairement et pour ainsi dire toujours encore derrière – ou, plus exactement peut-être, toujours déjà autour. Aussi cette condition est-elle, à la fois, par excellence ce qui est autre que tout étant, et par excellence ce qui ne peut qu'échapper à une pensée de la représentation. Et comme nous l'avons tôt suggéré (§V), la façon dont cela lui échappe a quelque chose de paradoxal.

Arrêtons-nous brièvement sur ce point, pour tenter de le clarifier encore.

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XIII. L'autre de tout étant, dans la mesure où il est la condition même de tout être-présent, de toute présentation et de toute présence, ne peut lui-même être présent, présenté ou re-présenté – c'est-à-dire rendu présent ; il ne saurait se situer ou s'introduire dans la présence, car c'est nécessairement elle, la présence, qui est située « en » lui, ou qui « provient de » lui. Comme le confirmeront les images de l'« ouverture » ou de la « clairière », auxquelles Heidegger recourra dans la seconde partie de sa conférence, l'on peut prendre ici pour analogon l'espace et ce qu'il contient. De même que tout ce qui est (tout « quelque chose ») est situé dans un certain lieu, donc dans l'espace, et que l'espace lui-même n'est pas dans un certain lieu, de sorte qu'il serait insensé de chercher à le localiser en demandant il est, de même, tout ce qui est présent, présenté ou présentable, tout ce qui est visible et saisissable en quelque manière, est, pour ainsi dire, inscrit dans un « autour », un « milieu » sans lequel il n'aurait ni présence ni visibilité, mais qui est lui-même toujours nécessairement autre que ce qui est inscrit en lui, de sorte qu'il serait insensé de chercher à le saisir en demandant ce qu'il est.

En ce sens, l'autre de tout étant est aussi l'autre de tout présent, le non-présent, l'im-présentable et l'ir-représentable, l'absent. Il n'est jamais là – car il n'y a de « là » qu'en lui et par lui. Mais son absence n'équivaut pas à une non-existence, à un non-être pur et simple ; pas plus que l'espace n'est inexistant du fait qu'il est par définition insituable, l'autre de tout étant n'est inexistant du fait qu'il est par définition imprésentable. Il faut, à son sujet, envisager une modalité particulière de l'absence, qui lui est radicalement propre ; une façon singulière de « ne pas être là », qui ne consiste ni à « être ailleurs » – car tout ailleurs est un autre « là » –, ni à proprement parler à « être nulle part » – car cela signifierait seulement qu'il n'occupe aucun lieu (ce qui est vrai, mais insuffisant), alors qu'il faut comprendre, positivement, qu'il est lui-même lieu, et même Lieu, car il n'est pas un lieu parmi d'autres, mais le lieu comme tel ; ou, pour mieux dire encore, il est ce qui fait, de manière absolument générale, qu'il y a lieu, que quelque chose (quoi que ce soit : chose, personne, concept, événement, etc.) a lieu.

Ce statut de Lieu (ou d'« Ouvert », de « clairière ») constitue, pour ainsi dire, le versant positif de l'être, en ce sens qu'il le distingue du pur rien du tout , du pur indéterminé dont on ne pourrait absolument rien dire, dans le temps même où il le distingue de tout étant susceptible d'être « représenté ». Il constitue bien une certaine caractérisation de l'être, ou, au minimum, une caractérisation de la façon dont l'être diffère de tout étant – façon de différer qui diffère de la façon dont les étants sont susceptibles de différer entre eux. Du fait de cette positivité, de ce « ne pas être rien du tout », il semble nécessaire de se demander dès maintenant s'il ne faudra pas admettre une certaine présence de l'être – une présence elle-même étrange et paradoxale, qui serait comme le revers de sa manière étrange et paradoxale d'être absent. Au stade où nous en sommes, cela doit conserver la forme d'un questionnement, d'une prudente hypothèse : le fait que l'absence de l'être ne puisse pas être assimilée à une inexistence pure et simple oblige, semble-t-il, à ne pas lui dénier purement et simplement toute présence, mais plutôt à tenter de penser, à son sujet, un mode de présence qui ne le transforme pas ipso facto en étant. De même qu'il n'est pas absent de la même façon qu'un étant peut être absent, de même l'être semble devoir être présent sur un tout autre mode que celui de la présence de l'étant. De l'être, il serait donc tout aussi juste, ou tout aussi faux, de dire qu'il n'est jamais là, que de dire qu'il est toujours déjà là en tant que condition essentielle et nécessaire de tout « là ». Conjointement, il semble nécessaire de supposer que, si l'être n'est pas exempt de toute forme de présence, la pensée qui, contrairement à la « philosophie » ou à la « métaphysique », s'efforcera de le penser authentiquement, ne pourra pas être exempte de toute forme de « représentation » ; car de l'aveu même de notre auteur, et comme nous l'avons vu [§ XII], les deux points sont indissociables. – De cet envers nécessaire, Heidegger tient-il compte ? Le fait-il suffisamment ? Cela sera à voir ultérieurement. Pour l'heure, et d'une manière dont on ne sait si elle est seulement provisoire, c'est l'aspect « négatif » qui occupe seul le premier plan : car dans le texte que nous lisons, Heidegger ne parle de présence, de présentation et de représentation qu'à propos de l'étant, exclusivement ; si bien que ce qui en ressort, pour ainsi dire « en creux », concernant l'être, c'est uniquement sa non-présence et son « irreprésentabilité ». Suivons donc le fil de la pensée de notre auteur tel que lui-même le déroule ici, en remettant à plus tard l'examen des éventuels compléments qu'il requiert et/ou des éventuelles difficultés qu'il comporte.

Disons donc que, selon Heidegger, tout ce qui est, tout étant quel qu'il soit, ne peut avoir lieu, présence et visibilité qu'en et par Autre chose, qui pour sa part n'est nullement de l'ordre de l'étant ; mais il faut ajouter qu'inversement, tout ce qui a lieu, présence et visibilité en lui est nécessairement de l'ordre de l'étant, du quelque chose : car il a alors contours, visage, déterminations particulières ; il présente certains traits, auxquels il ne se réduit éventuellement pas, mais qui sont constitutifs de ce qu'il est – il est, pour ainsi dire, dans la dimension du Quelque, qu'il s'agisse de quelque chose ou de quelqu'un. Mais il n'est tel que pour autant qu'il est « situé dans » ce qui, de son côté, n'est rien de tel, n'est rien ni personne, n'est pas « quelque » : l'autre de tout étant, l'être – ou quelque soit le nom plus approprié que l'on puisse être amené à lui donner (continuons provisoirement de dire « l'être », par commodité). De sorte que, si l'on cherche à rendre ce dernier lui-même présent, visible et saisissable en cherchant ce qu'il est, on le transforme ipso facto en étant, c'est-à-dire en tout autre chose que ... ce qu'il est.

Ne devient-il pas visible, à la faveur de cette dernière phrase, que les mots commencent ici à être inévitablement défaillants, et pour ainsi dire à nous glisser entre les doigts ? Autorisons-nous une brève remarque à ce sujet, puis tentons de préciser en quoi consiste cette autre modalité de l'absence de l'être, qui va résulter de la tentative de le re-présenter.

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XIV. Nous le sentons : quelque chose « ne va pas » si nous disons, à propos de l'autre de tout étant : « c'est précisément en demandant ce qu'il est que l'on s'interdit de voir correctement ce qu'il est », car cela reconduit l'idée avec laquelle il s'agit justement de rompre : l'idée qu'il est tout de même bien quelque chose. Et pourtant il semble bien difficile de ne pas le dire, ou de le dire autrement. Il semble que l'on côtoie ici les limites même du dire, du discours, ou du moins du discours prosaïque, c'est-à-dire conceptuel : comme si celui-ci était constitutivement inapte à exprimer ce qui, ici, demande à l'être ; et comme si, corrélativement, user du discours conceptuel condamnait nécessairement à « passer à côté » de l'être, de l'autre de tout étant. Sans doute est-ce pour cette raison que Heidegger a été amené à torturer le langage pour en faire malgré tout un moyen d'exprimer ce qu'il ne peut pas dire – voire à lui préférer l'art, et en particulier la poésie, en guise de voie d'accès à l'être.

Mais il nous est possible – et tel est notre actuel propos – de dire quelque chose de ce « passage à côté », de cette « précipitation » ou « condensation » (aux sens chimiques de ces termes) de l'être en étant. Car ceci du moins est clair : selon Heidegger, re-présenter l'être, c'est se mettre en présence d'autre chose que lui, si bien que lui, pour sa part, est laissé de côté, occulté, « oublié », n'est pas là – reste absent. Mais cette absence, ce « ne pas être là », ne sont pas ceux dont nous avons vu qu'ils étaient authentiquement les siens. Il s'agit maintenant d'un « ne pas être là » qui a la forme paradoxale d'une présence attribuée à ce qui, par essence, ne saurait en avoir ; et qui a, par conséquent, le sens d'une absence qui n'est pas elle-même vue : si l'être est re-présenté, alors son absence passe inaperçue, car l'on croit être bel et bien en sa présence. Une sorte de redoublement s'opère : c'est son absence même (celle qui est authentiquement sienne) qui est absentée. – Faut-il dire qu'elle est absentée, ou qu'elle s'absente ? La relégation de l'être en une absence inauthentique est-elle due à l'homme, aux philosophes-métaphysiciens qui auraient pu et auraient dû s'y prendre autrement ? Ou est-elle due à l'être lui-même, dont l'incognito véritable ne pourrait être vu comme tel d'aucune façon, condamnant à la méprise quiconque entreprendrait de le viser ? Dans quelle mesure la « fausse » absence de l'être est-elle un effet nécessaire de la « vraie » ? Ces questions ardues, qui touchent à la raison fondamentale de l'« oubli de l'être », auront à être posées – et Heidegger, nous le verrons, l'a effectivement fait. Tenons-nous-en pour l'heure à cet « oubli » lui-même, et aux deux modes distincts d'absence qu'il met en jeu, pour conclure que l'un résulte de l'être lui-même, et consiste en ce que l'on peut appeler provisoirement une essentielle discrétion (ou in-apparition) de celui-ci, alors que l'autre découle de l'homme, et de ce qui s'apparente à une demande d'exhibition de la part de ce dernier.

Re-présenter consiste à rendre présent, faire entrer dans la présence ; vouloir faire entrer dans la présence ce que toute présence, comme telle, pré-suppose, est un contresens. C'est ce contresens que, selon Heidegger, commettent avec persévérance tous les philosophes depuis l'aube de la philosophie ; tous, y compris Hegel, auquel Heidegger emprunte pourtant, de façon presque littérale et sans le dire, sa définition de la « représentation ». Car c'est bien Hegel qui, le premier, a conçu et défini avec rigueur cette notion, pour désigner une forme de pensée limitée à l'appréhension des « quelque chose » et de leurs rapports, et qui s'est efforcé de la dépasser pour accéder à un tout autre régime de pensée [cf. en particulier Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, II, p.154 ; p.271 ; pp.274-275]. Selon Heidegger, Hegel lui-même aurait toutefois échoué dans cette tâche, et n'aurait effectué de la « représentation » qu'un pseudo-dépassement. Est-ce vraiment le cas ? Cela aussi reste à voir. Mais, suivant le fil de notre texte, tentons maintenant de comprendre pourquoi la philosophie (ou métaphysique), comme pensée de la « représentation », a désormais atteint son « achèvement », et quelle est la forme précise que prend ce dernier.

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XV. Selon Heidegger, parce que la philosophie est pensée de la « représentation », sa fin prend la forme d'une prise d'autonomie, par rapport à elle, des « sciences », lesquelles avaient pris naissance dans « l'horizon ouvert par la philosophie » [284]. « Le développement des sciences est du même coup leur affranchissement de la philosophie et l'établissement de leur auto-suffisance. Ce phénomène appartient à l'achèvement de la philosophie. Son déploiement aujourd'hui bat son plein dans tous les secteurs de l'étant. Il a l'air de n'être qu'une décomposition de la philosophie, mais en réalité il en est bel et bien l'achèvement » [id.]. La description et l'explicitation de ce qu'est, selon Heidegger, l'achèvement de la philosophie, s'effectue donc au travers d'une réflexion sur le rapport entre la philosophie et « les sciences ». Cette réflexion prend ici la forme de l'affirmation d'une double thèse : a. C'est la philosophie qui, littéralement, donne lieu aux sciences, en ouvrant l'« horizon » qui permet à celles-ci de naître et de se développer ; et b. Ce donner lieu a le sens plus précis d'une avancée de la philosophie vers son achèvement.

L'examen de ce double point aurait de quoi entraîner des développements fort étendus, mais il ne sera entrepris ici que de façon limitée, c'est-à-dire seulement dans la mesure où il concourt à la manifestation de ce qu'est l'essence même de la philosophie selon notre auteur. Dans cette optique, c'est surtout le second point qui retiendra notre attention.

a. La philosophie donne lieu aux sciences. Dans la conférence que nous lisons, Heidegger fait remarquer que la philosophie, « dès l'époque de la philosophie grecque », a entraîné « le développement de diverses sciences » à l'intérieur de l'« horizon » ouvert par elle, sans expliquer ce qu'il faut entendre exactement par là, ni même préciser de quelles sciences il s'agit [284]. Tout au plus suggère-t-il, mais c'est un point important, qu'il existe selon lui un lien de nécessité entre l'ouverture, par la philosophie, d'un certain horizon, et le développement de diverses sciences, puisque ce développement constitue « un trait caractéristique de la philosophie » [id.].

Quant à l'identification plus précise des sciences auxquelles Heidegger fait ici allusion, nous devons supposer qu'il s'agit des mathématiques (arithmétique et géométrie), de l'astronomie, de la médecine, etc. Ce sont ces sciences-là, en effet, que nous voyons naître chez les Grecs anciens, de manière concomitante à l'apparition de la philosophie elle-même. Cette précision n'est pas gratuite, dans la mesure où ces sciences ne sont pas les mêmes, et peut-être pas de la même nature, que celles (psychologie, sociologie, anthropologie, etc. [id.]) dont Heidegger affirme que leur « affranchissement » coïncide avec l'achèvement de la philosophie ; ce qui, nous le verrons, n'est pas sans soulever interrogations et difficultés.

Ensuite et surtout, il faut tenter de préciser pourquoi, selon Heidegger, l'horizon ouvert par la philosophie était indispensable à la naissance de ces sciences. Ce point est d'importance, car il s'agit, avec lui, du genre de lien qui unit philosophie et sciences, et par conséquent aussi, de ce que l'on est en droit d'inférer, de l'autonomisation de celles-ci, à propos de l'essence de celle-là. Que les sciences en soient venues à se constituer en entités autonomes par rapport à la philosophie, on peut considérer que c'est là un fait indéniable, dont le constat n'a rien de proprement heideggerien. Mais comment interpréter ce fait ? De quoi est-il révélateur ? Il y a là une question, qui devrait être examinée pour elle-même, car elle admet a priori une pluralité de réponses possibles ; l'« émancipation » des sciences est-elle révélatrice de l'essence même des sciences ? D'un certain rôle qui serait assigné aux sciences de l'extérieur, sans que leur essence propre soit en cause ? De l'essence même de la philosophie, c'est-à-dire de ce dont elles s'émancipent ? D'une certaine manière de concevoir la philosophie, qui pourrait ne pas être conforme à l'essence authentique de celle-ci ? Heidegger, ici, ne passe pas par ces interrogation, mais va directement à l'affirmation d'une certaine thèse. Cette thèse porte d'abord sur le genre de lien existant entre la philosophie et les sciences, et elle se présente, dans notre texte, d'une façon laconique. L'idée générale est celle d'une provenance et d'une dépendance des sciences à l'égard de la philosophie : « (…) elles proviennent de la philosophie » [285], elles sont d'« origine philosophique » [286] ; chaque science « demeure assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ d'activité » à des « catégories » qu'elle prend pour « hypothèses de travail » [285] et doit adopter comme « supposition[s] » [286] – catégories qui, on le devine, sont de nature philosophique. Les sciences utilisent en permanence, et nécessairement, des concepts qu'elles empruntent à la philosophie, et qu'elles transforment en instruments pour leur travail propre, en les délestant de leur « signification ontologique » [286], c'est-à-dire en les coupant de tout souci pour la question de l'être. Dans un de ses propos célèbres, postérieur à notre conférence, Heidegger précise ce double aspect – provenance et dépendance – à l'aide d'exemples : les concepts d'espace et de temps indispensables à la physique, et que celle-ci utilise nécessairement, alors qu'elle est constitutivement incapable de définir leurs essences – ni même de se demander ce qu'elles sont – tandis que la philosophie, et elle seule, le peut, ou du moins peut le tenter [entretien télévisé de 1969 ; texte dans Cahiers de l'Herne « Martin Heidegger », 1983]. Ainsi, la science physique suppose qu'aient été dégagés les concepts d'espace et de temps, en eux-mêmes et comme possibles déterminations de ce qui est en général, c'est-à-dire comme objets d'interrogation philosophique.

C'est en ce sens que la philosophie est fondamentalement première par rapport aux sciences, lors même que, chronologiquement, des fragments de connaissances scientifiques ont pu être énoncés avant que la philosophie n'ait accédé à une conscience et une formulation claires d'elle-même (ainsi les théorèmes de géométrie de Thalès [fin VIIe – début VIe] ou de Pythagore [VIe], par exemple, sont antérieurs aux thèses de Parménide sur l'être [fin VIe – début Ve]). – Mais ceci, tel quel, nous éclaire davantage sur ce que sont les sciences (et sur ce qu'elles ne sont pas), que sur l'essence de la philosophie elle-même et le sens qu'il convient de donner à l'« émancipation » des sciences à l'égard de celle-ci. Pour tenter d'en savoir plus, il nous faut aborder notre second point.

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XVI. b. La philosophie donne lieu aux sciences comme à ce qui l'achemine vers son « achèvement ». Les sciences sont originellement dans une situation de dépendance par rapport à la philosophie, ne pouvant naître qu'à l'intérieur d'un horizon de pensée ouvert par celle-ci. En sens inverse, la philosophie, en ouvrant son horizon de pensée propre, devait logiquement donner lieu aux sciences, au sens strict de l'expression, dans la mesure où elle instaurait le cadre nécessaire à leur naissance et à leur développement ; ce n'est donc pas un hasard que philosophie et sciences soient nées au même endroit et à la même époque. Mais quelle est la nature précise de ce « donner lieu » ? En quoi est-il révélateur de l'essence de la philosophie, et plus précisément, de sa capacité ou de son incapacité à être une authentique pensée de l'être, et non seulement de l'étant ? C'est ce qu'il faut regarder de plus près, pour voir apparaître la spécificité de la position de Heidegger.

La naissance des sciences est-elle un phénomène qui découlerait de la naissance de la philosophie, pour ainsi dire à la manière d'un effet secondaire, n'empêchant pas la philosophie de mener par ailleurs et pleinement sa vie propre, laquelle consisterait à penser l'être ? Autrement dit, la philosophie donne-t-elle lieu aux sciences de telle manière qu'elle demeurerait elle-même autonome par rapport à ces sciences qu'elle rend possibles ? Ou bien la naissance des sciences est-elle le phénomène qui, tout à la fois, manifeste et commence à réaliser l'essence même de la philosophie ? En donnant lieu aux sciences, la philosophie offre-t-elle un territoire d'épanouissement à autre chose qu'elle-même, ou ne fait-elle qu'avancer sur le sien tout en commençant de révéler son vrai visage ? Dans le texte que nous lisons, Heidegger ne se prononce pas sur ces points de façon directe ; mais il le fait bel et bien, indirectement, en faisant coïncider conceptuellement la prise d'autonomie des sciences et la fin de la philosophie. Dire, en effet, que la constitution des sciences en entités autonomes par rapport à la philosophie est la manifestation de l'achèvement de cette dernière, c'est dire que la philosophie n'a plus de raison d'être une fois que les sciences ont acquis leur autonomie, et donc que la production de cette autonomie était, depuis l'origine, le résultat auquel l'histoire de la philosophie devait nécessairement aboutir : « La ramification de la philosophie en autant de sciences autonomes (…) est l'achèvement légitime de la philosophie. (…) Elle [la philosophie] a trouvé son lieu dans la prise en vue scientifique de l'humanité agissant en milieu social » [284] (nous soulignons).

Est-ce à dire que pour la philosophie les deux sens de « fin » se rejoignent ici, l'autonomie des sciences marquant le terme de la philosophie parce qu'elle était fondamentalement le but de celle-ci ?

Si c'est le cas, ce n'est toutefois pas au sens où la philosophie aurait été animée dès l'origine par le désir d'une telle issue. La façon dont Heidegger en parle donne plutôt l'impression que, selon lui, la philosophie a été acheminée malgré elle, sans vraiment le savoir ni le vouloir, vers cette « fin » : en subissant une sorte de destin, plutôt qu'en accomplissant un projet. Car la philosophie, dès son origine et pour ainsi dire, croit sincèrement s'occuper d'autre chose que l'étant ; elle se conçoit elle-même comme une pensée réellement tournée vers l'être – et, selon Heidegger, elle l'est effectivement au moins dans une certaine mesure : rappelons-nous que le but de la métaphysique a été défini par lui comme « penser l'étant dans son tout (…) en regardant vers l'être, c'est-à-dire en tenant le regard fixé sur l'articulation de l'étant dans l'être » [282] (nous soulignons). La philosophie-métaphysique « manque » l'être, non toutefois sans regarder vers lui et s'en soucier ; elle diffère en cela des sciences, qui sont dépourvues d'un tel regard et d'un tel souci. Mais elle ne cesse de se méprendre sur l'être, c'est-à-dire sur ce dont le souci la distingue des sciences ; sa façon de s'en soucier rabat l'être sur l'étant, c'est-à-dire sur ce à quoi les sciences se consacrent exclusivement.

Par rapport à la question de l'être, la différence entre la philosophie et les sciences reviendrait donc à une différence entre une mauvaise façon de se soucier, et une absence de souci ; ou plus exactement peut-être : entre l'illusion de se soucier de l'être lui-même, alors que ce n'est pas vraiment le cas (philosophie), et l'illusion de n'avoir affaire qu'à l'étant et nullement à la question de l'être, alors que ce n'est pas vraiment le cas non plus (sciences) – car « dans la supposition qu'elles ne peuvent pas ne pas faire de leurs catégories (…), c'est encore de l'être de l'étant que les sciences continuent de parler » [286]. Et concernant l'étant, la différence entre philosophie et sciences consisterait en ceci, que la philosophie est une tentative manquée de « l'articuler » à autre chose, tandis que les sciences résultent d'une décision résolue de ne s'occuper que de lui – c'est-à-dire de ne « l'articuler » qu'à lui-même.

Mais si tel est bien le cas, cela ne rend-il pas problématique la manière dont Heidegger envisage les rapports entre philosophie et sciences – et, par contre-coup, la manière dont il envisage la philosophie elle-même ?

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XVII. De la philosophie aux « sciences », il y a bien, selon Heidegger, une déperdition, et même une disparition : celle du souci de la « signification ontologique », de « l'articulation de l'étant dans l'être ». Car même si ces deux points continuent d'être en jeu dans les « sciences », ils ne sont plus du tout, pour celles-ci, des objets d'intérêt et de préoccupation ; c'est de manière tout à fait silencieuse, involontaire et inconsciente, et pour ainsi dire malgré elles, qu'elles continuent d'en « parler ». Toute la question est de savoir si cette disparition peut et doit être mise au compte de la philosophie elle-même, et regardée comme un effet de son « achèvement ». Si, de fait et dans l'histoire considérée empiriquement, les « sciences » ont connu un développement indépendant tandis que la philosophie s'éteignait – en admettant que ce soit bien le cas –, est-ce parce que la philosophie était parvenue à sa « fin », éventuellement aux deux sens du terme, ou bien parce que les hommes avaient mis fin à leur désir et à leur courage de philosopher ? On connaît la réponse de Heidegger, mais ce qu'il envisage explicitement sous le terme « sciences » doit nous conduire à en interroger la pertinence.

On l'a fait remarquer [§ XV] : lorsqu'il s'agit d'indiquer précisément ce qu'il entend par « sciences », Heidegger mentionne la psychologie, la sociologie, l'anthropologie, la logique comme logistique et sémantique [284] ; et lorsqu'il s'agit d'indiquer ce en quoi la philosophie a « trouvé son lieu » (c'est-à-dire : atteint son « achèvement »), il mentionne « la prise en vue scientifique de l'humanité en milieu social », autrement dit ce que l'on appelle les « sciences humaines » [id.]. Ce choix est étonnant, car ce n'est pas à ce genre de disciplines que le terme « sciences » nous fait spontanément penser, et ce n'est pas non plus de ce genre de disciplines que la philosophie, « dès l'époque de la philosophie grecque », a occasionné le « développement » [284], mais plutôt des disciplines comme les mathématiques, l'astronomie, la médecine, etc. Est-ce là un point anodin, une simple question de pertinence dans le choix des exemples ? Peut-être pas, et pas seulement parce que l'on peut regarder comme douteux que sociologie et psychologie soient de vraies sciences. Car ce qui semble clair, c'est que le rapport qu'entretiennent sociologie et psychologie avec la philosophie n'est pas le même que celui qu'entretiennent, avec cette dernière, les mathématiques ou la physique ; et par conséquent, que l'éclosion des premières en tant que disciplines autonomes ne révèle pas la même chose, à propos de ce qu'est la philosophie, que celle des secondes. Or Heidegger, ici, ne semble tenir aucun compte de cette double différence.

Précisons-la et faisons ressortir, du même coup, ce que le raisonnement de notre auteur peut avoir ici de problématique.

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XVIII. Sociologie et psychologie – pour ne considérer que ces deux exemples de « sciences de l'homme » [284] – se présentent elles-mêmes et d'emblée comme étant en concurrence avec la philosophie, et comme étant destinées à l'évincer dans la mesure où elles en seraient la vérité. Elles se présentent assurément comme l'« achèvement-retournement » de la philosophie : A. Comte, que l'on peut considérer comme le fondateur de la sociologie, conçoit sa doctrine comme dépassant, pour ainsi dire de l'intérieur, la « métaphysique », et comme devant s'y substituer, selon sa fameuse loi des « trois états » [Cours de philosophie positive, 1ère Leçon] ; et S. Freud, que l'on peut considérer comme le fondateur de la psychologie en tant que discipline autonome, envisage sa doctrine – de plus en plus au fil de sa carrière – comme révélant ce qui se cache derrière les idées philosophiques et le désir même de philosopher, et donc comme ce qui rend caduque la philosophie en tant que voie d'accès à la vérité [sur ce point, voir p.ex. P. Pellegrin, Le monde selon S.F., texte joint dans l'édition GF de Freud, Le malaise dans la culture (Paris, 2010)]. Pour elles, leur naissance est directement corrélative d'une « mort de la philosophie » ; et cela, dans la mesure où elles prétendent s'occuper du même genre d'objets, les revendiquer comme leurs et se prononcer sur eux : la question de savoir ce que sont l'homme, une société d'hommes, le langage, la signification, le sens de l'existence, la divinité, etc. Mais les mathématiques, la physique ou la médecine ne prétendent rien de tel, ne sont donc pas, pour leur part, des concurrentes de la philosophie, et n'ont donc pas, dans la mort de cette dernière, la condition de leur propre naissance ni de leur propre croissance. Sociologie et psychologie ne peuvent croître qu'en « tuant » la philosophie, car, pour le dire de cette façon, la philosophie et elles ne peuvent pas être vraies en même temps ; mais les mathématiques et la physique, tournées vers d'autres objets que ceux de la philosophie, croissent et se développent en-dehors ou à côté de celle-ci, tout en la laissant intacte et en demeurant, par rapport à elle, dans une situation de dépendance (leurs édifices reposant sur des concepts ou « catégories » qui relèvent de la philosophie (cf.§ XV)).

L'on n'est donc pas en présence de deux instances (philosophie et « sciences »), comme le laisse croire le texte heideggerien, mais bien de trois (philosophie, sciences et « sciences de l'homme »). Et ni la « naissance » à partir de la philosophie, ni la « mort » de la philosophie elle-même, ne semblent avoir le même sens ni la même nécessité, selon qu'il s'agit des sciences ou des « sciences de l'homme ». L'examen de ce que sont les sciences ne fait que confirmer l'altérité existant entre la philosophie et elles, et le fait qu'elles n'ont ni le pouvoir ni le besoin de mettre fin à son existence : c'est Heidegger lui-même qui l'établit en montrant que « la science ne pense pas » et qu'elle dépend de « ce que la philosophie pense » [cf. texte mentionné dans § XV]. Seules les « sciences humaines », et non les sciences, ont une chance d'être révélatrices de ce qu'est, en vérité, la philosophie, car elles seules, et non les sciences, sont constitutivement et nécessairement amenées à se confronter à la philosophie. Elles seules font surgir la question de savoir si, en soumettant à leurs propres méthodes les objets de la pensée philosophique (l'homme et l'esprit humain), elles réalisent et accomplissent enfin, avec eux, ce que la philosophie tentait vainement de faire, ou si, ce faisant, elles défigurent ces objets et viennent, dans le même mouvement, s'opposer du dehors à la philosophie, non pas comme ce qui partagerait la même intention qu'elle – et prétendrait la réaliser mieux – mais comme ce qui est animé par une intention tout autre, et incompatible avec celle de la philosophie.

Il apparaît ainsi qu'à strictement parler, la notion de « prise d'autonomie » n'est pertinente de manière certaine qu'à propos des rapports entre « vraies sciences » (mathématiques, physique, etc.) et philosophie, mais pas à propos des rapports entre sociologie, psychologie etc. et philosophie (qui sont pourtant les seuls exemples de « sciences » proposés ici par Heidegger), d'une part ; et d'autre part, qu'elle n'a pas le sens d'un « achèvement » de la philosophie, mais tout au plus celui d'une certaine instrumentalisation de celle-ci – dans la mesure où « les sciences sont en train d'interpréter selon les règles de la science, c'est-à-dire du point de vue de la technique, tout ce qui dans leur texture rappelle encore qu'elles proviennent de la philosophie » [285] –, instrumentalisation qui cependant, quant à elle, la laisse intacte et ne requiert nullement sa disparition. Conjointement, cela signifie que la notion d'« achèvement » ne peut être pertinente qu'à propos des rapports entre sociologie, psychologie, etc. et philosophie, mais qu'elle doit être conçue comme une prétention ou une revendication des premières à l'égard de la seconde – dans la mesure où elles croient la « dépasser » et la rendre caduque – et non pas immédiatement comme une caractérisation juste et vraie de leur rapport avec elle.

Que deviennent donc l'homme et l'esprit humain, sous le regard et selon le traitement des sciences humaines ? Dans quelle mesure ce devenir est-il le résultat légitime de l'histoire de la philosophie, comme le suggère Heidegger donnant ainsi quitus à ces « sciences » de leur prétention à remplacer la philosophie ? Et que révèle, finalement, cette suggestion à propos de la façon dont Heidegger conçoit et comprend la philosophie ?

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XIX. Sous le regard et entre les mains des « sciences de l'homme », l'homme et l'esprit humain tendent à être chosifiés. A. Comte définissait la sociologie comme « physique sociale », le sociologue devant voir et traiter les phénomènes sociaux d'une manière analogue à celle dont le physicien voit et traite les phénomènes naturels. Chez S.Freud la réduction de l'esprit humain au statut de chose est plus équivoque, mais sa doctrine tend bien à en faire un objet qui « fonctionne », et dont toutes les « productions » (idées, croyances, œuvres...) sont à regarder comme des effets plus ou moins directs de certaines causes, des symptômes plus ou moins clairs de certains états. Or selon Heidegger, cette chosification est une conséquence de la pensée philosophique, une suite logique de la façon dont la philosophie pense. La philosophie conduirait donc, de l'intérieur d'elle-même, à la sociologie et à la psychologie, qui précisément tendent à ne voir en l'homme et en l'esprit humain que des choses complexes. Et elle y conduirait tout droit, bien que moyennant un « retournement » : car ce dernier consisterait seulement en ceci, que le statut d'étant, de « quelque chose », dont la philosophie revêt tout ce qu'elle prend pour objet, viendrait finalement affecter en retour le sujet lui-même. La philosophie aurait atteint sa « possibilité la plus extrême » et aurait « trouvé » enfin son « lieu » en réduisant l'homme lui-même, et non seulement le monde, la nature, Dieu, etc., au rang d'étant ne renvoyant qu'à d'autres étants. Le soi-disant « retournement » de la métaphysique, opéré par les derniers métaphysiciens que furent Marx et Nietzsche, n'aurait que l'apparence d'un renversement, et serait en vérité un accomplissement, un bouclage de la philosophie-métaphysique sur elle-même, l'absorption dans et par la logique de la « représentation » de cela seul qui lui échappait encore : son propre agent, l'homme lui-même. Ce bouclage, enfin, aurait achevé de dépouiller l'homme de tout ce qui le rendait encore impropre à être un pur objet de science, entraînant un passage de relais de la philosophie à des « sciences de l'homme » qui, tout bien considéré, ne seraient que ses exécutrices testamentaires.

S'il en allait ainsi, il faudrait admettre que tous se sont trompés : les métaphysiciens non encore « retournés », en croyant avoir pensé l'homme tout autrement que sur le mode de la chose ; les métaphysiciens « retourneurs » et les penseurs des « sciences de l'homme », en croyant que penser l'homme sur le mode de la chose revient à une négation radicale de la métaphysique. Que si Marx, Comte, Nietzsche et Freud avaient été lucides, ils auraient dû se tenir eux-mêmes pour les réalisateurs des dernières volontés de Platon (lui dont tous les métaphysiciens sont censés n'être que des épigones), tout comme Platon lui-même (et avec lui tous les métaphysiciens), s'il avait pu connaître les doctrines de Marx, de Comte, de Nietzsche et de Freud et en juger lucidement, aurait dû les avouer pour rejetons légitimes, quoique posthumes, de sa propre pensée. – De telles remarques, même si d'aventure elles sont justes, ne prouvent encore rien ; mais elles suscitent la perplexité et incitent à s'interroger sur le bien-fondé d'une réflexion qui paraît devoir engendrer d'aussi peu vraisemblables conséquences.

Considérant de nouveau, et de manière globale, les thèses heideggeriennes qui sont à l'arrière-plan de cette lecture des rapports entre philosophie et « sciences de l'homme », on discerne finalement l'enchaînement suivant :

 

La philosophie pense sur le mode de la représentation.
Sous le regard de la représentation tout est ramené au statut d'étant.
Tout étant n'est jamais que quelque chose – même lorsqu'il est quelqu'un.
Tout quelque chose n'est au fond qu'une chose plus ou moins complexe.

Seules de telles présuppositions peuvent conduire à soutenir que la réduction de l'homme au rang d'objet de « sciences » est l'issue logique et légitime de toute l'histoire de la philosophie depuis Platon.

Ainsi se clôt la présentation de l'essence de la philosophie selon Heidegger, telle qu'elle est censée expliquer à la fois la nécessité et la forme précise de sa fin. Va s'ouvrir maintenant, après une rapide transition, la seconde partie de la conférence, dans laquelle va être exposée la « tâche de la pensée », et à la faveur de laquelle vont apparaître de nouvelles précisions sur l'essence de la philosophie telle que la conçoit notre auteur.

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XX. Après avoir pris acte de la fin de la philosophie, et en avoir indiqué la signification et la forme, Heidegger pose la question de savoir si cette fin coïncide avec celle de la pensée « qui a pris la voie de la philosophie » [286]. Cette formulation laisse apparaître immédiatement une différence entre la pensée d'une part, et la philosophie d'autre part. La philosophie serait seulement une certaine « voie » prise par la pensée, mais une voie qui la condamnait, dès l'origine, à n'être que « représentation », et donc à ne pas pouvoir penser l'« autre de tout étant » vers lequel, pourtant, elle regardait, dont elle croyait se soucier et qu'elle croyait pouvoir saisir. Maintenant que, selon Heidegger, cette voie est parvenue à son terme, et qu'elle a montré, par sa manière même de finir, à quel point elle a échoué à s'extraire véritablement de l'ordre de l'étant, il s'agit de voir si, en remontant à son origine, pour ainsi dire en amont de sa prise d'envol, l'on ne pourrait pas trouver ou retrouver la possibilité d'une pensée tout autre – une pensée que l'on est tenté d'appeler authentique, car conforme à sa destination fondamentale et véritable.

Heidegger envisage ainsi l'hypothèse d'une « possibilité première » de la pensée [id.], d'une source originelle dans laquelle la philosophie aurait puisé sa propre possibilité, mais dont elle n'aurait éventuellement pas épuisé les possibilités propres. L'on retrouve ici l'idée, déjà rencontrée à propos des rapports entre « sciences » et philosophie, d'une provenance, d'une « naissance à partir de », mais sous une forme et avec une signification que nous devinons différentes. Les « sciences » « proviennent » de la philosophie [285], elles en « sortent » [287] ; la philosophie « [prend] issue » d'une « possibilité première » de la pensée [286] ; mais il y a là deux manières d'issir, ou de naître, qu'il importe de distinguer.

De la seconde, dont il s'agit maintenant, nous comprenons dès l'abord que, contrairement à la première, elle n'a pas le sens d'un « achèvement légitime » ni d'un accomplissement de la « possibilité la plus extrême » de ce qui est quitté, mais plutôt celui d'un dévoiement, d'une diversion ou d'un divertissement, voire de quelque chose comme une trahison. C'est bien pourquoi, du reste, il peut être ici question d'un retour à l'origine, qui n'aurait pas de sens à propos des « sciences » dans leur rapport avec la philosophie : car selon l'hypothèse envisagée ici par Heidegger, la philosophie, en s'élançant, aurait laissé quelque chose derrière elle, dont elle se serait détournée, si bien qu'il y aurait quelque chose à retrouver, à partir de quoi une nouvelle voie pourrait être empruntée ; au lieu que, toujours selon notre auteur, les « sciences » – du moins celles « de l'homme » –, en naissant de la philosophie, n'ont laissé derrière elles que le cadavre de celle-ci : elles n'ont pas, dans la philosophie, une source oubliée mais toujours vive, qui recèlerait la possibilité de nouveaux et meilleurs engendrements, mais seulement une génitrice morte en couches, qu'il serait d'autant plus vain de vouloir réanimer que, fût-elle rendue à la vie qu'elle ne pourrait enfanter derechef que les mêmes rejetons (les « sciences »), ceux-ci étant ses fruits légitimes et nécessaires.

Une autre conséquence, visible dès l'abord, de l'hypothèse faite ici par Heidegger, est que, si une pensée tout autre que la philosophie reste possible, et cela en tant que seule pensée authentiquement fidèle à son essence et à sa destination, cela signifie en toute rigueur qu'aux yeux de notre auteur, la philosophie ne pense pas – mais en un autre sens, là encore, que celui selon lequel « la science ne pense pas ». La « science », en effet, est distante de la pensée originelle d'un degré de plus que la philosophie. Elle a dans cette pensée, pour ainsi dire, une aïeule plutôt qu'une mère, n'étant pour sa part que la fille légitime de sa fille indigne. Nous avons déjà tenté d'apporter sur ce point quelques rapides éclaircissements (§ XVI in fine), mais il nous faut attendre de mieux connaître la nature précise de la pensée (véritable) évoquée par Heidegger, pour mieux comprendre en quel sens spécifique la philosophie, selon lui, ne pense pas (vraiment).

Nous avons vu Heidegger tracer une frontière entre philosophie et science, en plaçant celle-ci dans la dépendance de celle-là. Nous l'avons vu aussi brouiller cette frontière, en soutenant que celle-là trouvait son « achèvement légitime » et son « lieu » dans le règne de celle-ci ; et la rendre imprécise, voire trompeuse, en ne distinguant pas entre science et « sciences de l'homme ». C'est maintenant une autre frontière de la philosophie que Heidegger commence à dessiner, celle qui la sépare de la « pensée » – de cette pensée dont la philosophie se serait elle-même séparée ou détournée d'emblée, tout en prenant à partir d'elle son essor. Qu'y a-t-il donc au-delà (ou en-deçà) de cette nouvelle frontière, et quelle est donc la nature exacte de cette dernière ? En quoi et comment la pensée authentique et la philosophie diffèrent-elles ?

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XXI. Avant d'entrer dans l'examen de la seconde grande question qui structure sa conférence (« Quelle tâche, à la fin de la philosophie, reste encore réservée à la pensée ? » [287]), Heidegger s'emploie à écarter le soupçon de « présomption » [id.], de prétention ou d'immodestie dont ses propos, et peut-être lui-même, pourraient faire l'objet. Ce point, considéré pour lui-même, n'offre pas de réel intérêt, dans la mesure où la question ne doit pas être de savoir si le discours de Heidegger mérite, ou non, d'être qualifié de présomptueux, mais de savoir s'il mérite ou non d'être qualifié de vrai. La réplique de Heidegger au soupçon de présomption n'aura donc d'intérêt pour nous, que pour autant qu'elle le conduit à esquisser une explication de ce en quoi consiste, selon lui, la modestie de la pensée qui doit prendre la relève de la philosophie ; car là seulement se tiennent des éléments ayant à voir avec le contenu et le sens de la chose.

La pensée en question, loin de prétendre à une « grandeur » supérieure à celle de la philosophie, « demeure nécessairement bien en-deçà de la grandeur des philosophes. Elle est bien moindre que la philosophie » [287-288]. Trois raisons en sont données, d'importance et d'intérêt inégaux.

La première réside dans la nécessité, pour la pensée, de « prendre garde au tout qu'est l'histoire de la philosophie » et de « penser l'historicité de ce qui procure à la philosophie la possibilité d'une histoire » [287]. En quoi cela fait-il de la pensée quelque chose de « bien moindre que la philosophie », cela reste obscur ; toutefois l'important n'est pas là, mais dans le fait qu'un certain aspect de la tâche de la pensée est ainsi mis en avant : la pensée ne doit pas simplement se désintéresser de la philosophie, mais doit s'efforcer de rendre compte de la dimension historique de celle-ci. L'on en déduit que la raison pour laquelle il y a une historicité de la philosophie est en rapport étroit avec ce dont la pensée, pour sa part, doit fondamentalement s'occuper ; et corrélativement, que selon Heidegger cette raison ne peut qu'échapper à la philosophie elle-même, si bien que l'historicité de celle-ci a l'allure d'un destin, qu'elle subit sans le savoir ni le comprendre.

La deuxième consiste en ce que la pensée serait encore moins capable que la philosophie de changer le monde à partir d'elle-même [288] : simple différence de degré, qui cette fois ne nous dit rien de la nature précise de la pensée, ni de ce qui la distingue de celle de la philosophie, suggérant plutôt que, sous le rapport de l'efficacité – l'aptitude à changer le monde –, pensée et philosophie se distinguent ensemble des sciences. Mais tout en étant peu éclairante en elle-même, peut-être cette raison le devient-elle davantage en étant rapprochée de la suivante.

La troisième concerne de manière directe la différence fondamentale existant, selon Heidegger, entre pensée et philosophie, et commence, par là-même, à nous éclairer sur la nature de la pensée ; aussi mérite-t-elle davantage notre attention. La tâche de la pensée « n'a que le caractère d'une préparation et nullement d'une fondation » [288] – « fondation » qui, nous le savons, est précisément la tâche de la philosophie selon notre auteur. Comme la suite immédiate du texte permet de le comprendre, les deux caractères, préparation et fondation, ne sont pas situés sur le même plan. La fondation, qui est l'affaire de la philosophie, concerne l'étant, c'est-à-dire l'objet, ce qui est pensé lorsque la pensée prend la voie de la philosophie (ou de la métaphysique, ou de la représentation). La préparation, qui est l'affaire de la pensée, concerne quant à elle l'homme, c'est-à-dire celui qui pense ou qu'il s'agit d'amener à penser. Cette préparation a le sens d'une tentative de « provoquer l'éveil d'une disponibilité de l'homme » [id.], et de ménager ainsi la possibilité de « surmonter » un jour la « configuration » actuelle de la « civilisation mondiale » marquée par la technique, la science et l'industrie [id.]. Passons sur le fait qu'un certain pouvoir (fût-il indirect) de changer le monde semble être ici reconnu à la pensée, alors qu'il paraissait lui être dénié peu auparavant ; passons aussi, au moins provisoirement, sur le fait que le sens du changement espéré, rendu par le terme « surmonter », demeure flou et indéterminé. L'essentiel est d'abord de comprendre que, selon Heidegger, la tâche de la pensée n'est pas de bâtir une doctrine ou un système, c'est-à-dire de s'extérioriser en un édifice conceptuel aussi achevé, solide et complet que possible, mais d'amener l'homme à adopter une certaine attitude, une certaine disposition intérieure. En cela réside sans doute, selon Heidegger, la modestie de la pensée, qui la distingue de la philosophie : son ambition n'est pas de produire quelque chose, mais « seulement » un éveil, une attention, une réceptivité – choses éminemment discrètes, presque invisibles, bien moins spectaculaires en tout cas que les impressionnantes constructions d'idées, à la fois vastes, profondes et élevées, que la philosophie avait édifiées.

Ce déplacement de l'intérêt en direction de l'intériorité, ce souci d’œuvrer à une réorientation et à une transformation du regard, ce renoncement à la gloire d'être un bâtisseur, ont quelque chose de socratique – davantage peut-être que Heidegger ne voudrait l'admettre. Mais est-il question ici d'un accouchement des âmes ? La disponibilité intérieure que, selon Heidegger, il s'agit pour la « pensée » de susciter en l'homme, est-elle en vue d'enfantements ultérieurs, et si oui de quelle nature ? A quoi exactement s'agit-il de « préparer » l'homme ? En quoi la préparation se distingue-t-elle, ici, de ce à quoi elle prépare ?

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XXII. Ce à quoi la pensée doit préparer l'homme, et d'abord se préparer elle-même, c'est à « s'engager » dans ce qui, en elle, demeure « gardé en réserve », c'est-à-dire : une « disposition » à entendre un « appel » à une « destination » – appel qui « en tout temps (…) ne cesse de venir jusqu'à nous » [288] ; il s'agit de « faire entendre en un prélude quelque chose qui, du fond des âges, juste au début de la philosophie, a déjà été dit pour celle-ci sans qu'elle l'ait proprement pensé » [288-289].

Comme vu précédemment (§ XX), l'idée est celle d'un retour à « quelque chose » de passé qui, cependant, n'a pas disparu, et reste donc susceptible d'être retrouvé – « quelque chose » qui est à la fois plus vieux et plus jeune que la philosophie. Plus vieux, car c'est de lui que la philosophie est née ; mais plus jeune, car il demeure intact et vif après la mort de celle-ci. Il est « en réserve », et il ne l'est que dans la mesure où il se tient hors de la temporalité et de la mortalité dans lesquelles la philosophie s'est engagée aussitôt que née.

A nouveau il nous faut ici marquer un temps avant d'aller plus loin, de façon à nous imprégner des derniers propos de Heidegger, qui sont à la fois denses et énigmatiques ; et à mettre au clair, autant que possible, les remarques et les interrogations qu'ils nous inspirent dès maintenant – et qui, espérons-le, contribueront à rendre la suite de notre lecture toujours plus attentive.

L'appel dont il est question, qui vient à nous « en tout temps », peut encore être entendu ; il demeure, pour ainsi dire, disponible pour nous, bien que nous nous soyons rendus indisponibles pour lui – car il vient jusqu'à nous « qu'il soit ou non entendu » [288]. Il a donc, d'une manière ou d'une autre, une permanence, une présence continuée – et même une présence active, une activité de se rendre présent pour nous, car, en tant qu'appel qui « vient jusqu'à nous », il n'est pas quelque chose de fixe et reposant simplement en soi-même, mais plutôt un mouvement de sortie hors de soi vers nous, en une avancée prévenante et inlassable. Disons qu'à tout le moins, et en quelque façon, il nous attend : notre relative surdité ne l'a pas rendu muet (il a « déjà dit » et continue de dire « quelque chose » [288]), notre fuite ne l'a pas fait fuir, il n'a pas retenti seulement une fois pour toutes en une occasion unique, à ne surtout pas manquer sous peine de l'avoir perdue à jamais : il est « toujours là », disponible, présent – voire se présentant. Ici réapparaît et se confirme la nécessité de concevoir un mode de présence pour ce qui, cependant, n'est rien de « ce qui est présent », rien d'étant (cf.§ XIII). Cette nécessité s'avive encore, du fait qu'il semble être maintenant question d'une certaine activité de ce non-étant, qui plus est d'une activité consistant à nous appeler à sortir de la pensée de l'« état de présence », c'est-à-dire de la philosophie comme pensée qui « représente ». Elle se dédouble même, et vient nous affecter nous-même, dans la mesure où il s'agit pour nous de répondre présent, de nous rendre présents à lui après y avoir été si longtemps inattentifs, l'avoir laissé si longtemps parler dans le vide – du moins quant à l'essentiel de ce qu'il avait à nous dire. Tout se passe donc comme si l'hypothèse d'une pensée libérée de l'obsession pour la présence, loin d'écarter cette dernière en tant qu'objet à penser, n'aboutissait qu'à en faire surgir de nouvelles et paradoxales figures, que cette pensée ne peut se dispenser de prendre pour objets, alors même qu'elle paraît rendre problématique, d'emblée, la possibilité de le faire.

En quelle façon est-il donc présent, cet appel à voir et à entendre au-delà de tout ce qui est présent, présenté et présentable ? Quelle est la nature de sa présentation à nous, nécessairement distincte de toute « entrée dans la présence » caractéristique de l'étant comme tel ? De quel genre est-elle, la présence à lui qu'il requiert de nous, et qui ne peut assurément pas être celle d'un simple étant ? Comment lui permettre de se présenter à nous, et être nous-même présent à lui, sans nous le représenter – c'est-à-dire sans lui conférer un mode de présence qui, selon Heidegger, ne peut que le faire s'absenter de nous, et nous de lui ? Questions ardues, mais qui dès maintenant s'imposent et auxquelles il faudra répondre. Quelques autres encore, suscitées par l'idée d'« appel », méritent d'être signalées.

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XXIII. La notion d'appel exige ou appelle elle-même un quadruple complément : une origine, dont l'appel provient ; un destinataire, auquel l'appel s'adresse ; un contenu, ou objet, c'est-à-dire ce à quoi l'appel appelle ; enfin, ce que l'on peut nommer une modalité, elle-même tributaire des trois autres éléments et de leur nature : car l'appel peut être demande (admettant elle-même des déclinaisons : invitation, ordre, supplique, etc.), simple attraction (comme l'est « l'appel du grand large » par exemple, ou, dans un registre bien différent, la façon dont le dieu d'Aristote meut le monde), peut-être autre chose encore. Il y aura donc à voir si Heidegger, dans la suite de son propos, apporte à cet égard des précisions, faute desquelles l'« appel » dont il parle risque d'être dépourvu de signification claire. Mais il est possible et souhaitable de s'interroger dès maintenant sur ce que pourront être le premier (l'origine) et le troisième (le contenu) de ces éléments : le second (le destinataire) soulevant moins de difficulté, du moins à première vue, dans la mesure où il est explicitement nommé par notre auteur (« les hommes » [288]) ; et le quatrième (la modalité) ne pouvant être déterminé qu'ultérieurement, puisqu'il dépend des trois autres (il ne peut revêtir le mode d'une supplique, par exemple, que si l'origine, le destinataire et le contenu sont d'une certaine nature, et pas d'une autre).

a. L'origine. L'idée même d'une origine de l'appel soulève des interrogations dans le cadre de la pensée heideggerienne. Si, en effet, l'origine de l'appel est une instance distincte de l'appel lui-même, un « appelant » qui serait en quelque façon le sujet de l'activité d'appeler, pourra-t-il s'agir d'autre chose que de quelque chose ou de quelqu'un, c'est-à-dire d'un « étant » ? D'un autre côté, si l'origine de l'appel est indistincte de l'appel lui-même, pourra-t-on penser ce dernier autrement que comme une activité auto-produite ou auto-fondée, ce qui l'apparenterait à l'« étant suprême » – ou plus justement peut-être, à une sorte d'« agir suprême », un « se-faire » ou un « auto-mouvement », dans lesquels persisterait, simplement rendue plus discrète ou simplement redoublée, la dimension du soi et donc de l'étant ? Dans l'un et l'autre cas, si la réponse est négative, il faudra admettre que l'appel a pour origine cela même dont la pensée doit se détourner pour pouvoir l'entendre : un étant – suprême ou non. Et si la réponse est positive, il faudra expliquer comment, et en quel sens, ce qui n'est rien d'étant peut être origine – en l'occurrence, d'un appel.

b. Le contenu. L'appel, qu'il ait le sens d'une demande, d'une exigence ou même d'une simple attraction, est nécessairement appel à faire « quelque chose », quel que soit le sens que puisse revêtir ce « faire ». D'une façon ou d'une autre, il contient ou indique un « ce vers quoi » tourner l'attention, ou un « ce vers quoi » se mettre en marche : en termes simples, disons qu'il désigne un certain but à viser, ou vers lequel tendre, par l'adoption d'une certaine attitude et/ou l'inauguration d'une certaine démarche. Ici encore se présente une alternative, que ne suffit pas à trancher l'idée vague de « destination » invoquée par Heidegger [288] : l'appel appelle-t-il à autre chose que lui-même, et si oui à quoi ? Ou est-il lui-même ce à quoi il appelle ?

Dans le premier cas se pose derechef la question de savoir si l'« autre chose » (ce vers quoi l'appel demande que l'attention se tourne, ou que les pas se dirigent) peut être autre chose que quelque chose ou quelqu'un, et donc autre chose qu'un « étant », et si oui quoi. Dans le second cas, si ce n'est à rien d'autre que lui-même que l'appel appelle, pourra-t-on le distinguer de l'attraction exercée par un vide tourbillonnant sur lui-même, ne pouvant mener celui qui y répond qu'à un état de suspension « hors », « au-dessus » ou « au-delà » de l'étant, en une sorte de lévitation qui aurait la forme et le sens d'une impasse ?

Les deux séries de questions sont amenées à se rencontrer, si, comme il le semble, elles sont intrinsèquement liées : si l'appel n'a d'autre origine que lui-même, ne s'ensuit-il pas qu'il n'aura pas non plus autre chose que lui-même pour contenu ? Ne faut-il pas qu'il soit envoyé par autre chose que lui, pour pouvoir renvoyer lui-même à autre chose, et ne pas s'imposer comme instance ultime en monopolisant pour lui-même, et seulement de facto, l'attention et l'intérêt qu'il sollicite ? Ne tentons pas de répondre dès maintenant à ces interrogations, mais gardons-les à l'esprit afin que, reprenant maintenant le fil de notre lecture, nous soyons à l'affût d'éventuels éléments de réponse les concernant.

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XXIV. Après la fin de la philosophie, une autre voie reste ouverte pour la pensée. Cette autre voie consiste en un éveil à ce qui a été laissé impensé par la philosophie ; c'est cet impensé qui va constituer l'objet propre de la pensée post-philosophique – ou plus exactement son « affaire », ce dont elle a à se soucier et à s'occuper. Cela, l'allemand le désigne par le terme « Sache », qui correspond à l'un des sens du latin « res » ou du français « chose », c'est-à-dire : « ce dont il s'agit essentiellement », « ce dont il est proprement question », ou encore, comme le dit Heidegger, « l'affaire en question » [289]. Nous dirons tout simplement : l'affaire, avec un accent implicite sur l'article singulier défini (« l' »), qui donne à entendre ici le caractère unique et essentiel, primordial, de la « chose » en question.

Pour « faire signe » vers ce qui est l'affaire de la pensée, c'est vers la philosophie que Heidegger se tourne pour lui demander une « indication » [id.]. Cela signifie-t-il que, selon Heidegger, la philosophie est à même de nous dire quelque chose à propos de ce qui, tout au long de son histoire, n'a cessé de lui échapper ? Si oui, ce ne peut être que de manière indirecte : car ce que la philosophie peut dire, c'est seulement ce qu'elle considère comme l'affaire de la pensée, donc ce qui est seulement l'affaire de la philosophie, et non pas ce qu'est la véritable affaire de la véritable pensée. Quant à cette affaire véritable, la philosophie ne peut l'indiquer qu'involontairement et inconsciemment, par défaut ou par contraste : en donnant à voir ce qu'elle croit être l'affaire de la pensée, la philosophie laisserait voir du même coup en quoi sa conception de celle-ci reste insuffisante ou défaillante, et offrirait ainsi, comme malgré elle, une ouverture vers ce que doit être l'affaire véritable.

Qu'est donc l'affaire de la pensée selon la philosophie ? A quoi cette dernière appelle-t-elle pour sa part – à quoi réclame-t-elle que la pensée se montre suprêmement attentive, et se consacre ? Afin de le déterminer de façon plus précise qu'il ne l'avait fait dans la première partie de sa conférence (cf.§§ VII sq.), Heidegger propose de considérer « deux exemples qui méritent une attention particulière » [id.] : la philosophie de Hegel et la philosophie de Husserl. Notre auteur va tenter d'indiquer rapidement ce que signifie, pour chacune d'elles et selon lui, l'appel « zur Sache selbst » – c'est-à-dire l'appel à aller à « la chose même », à l'« affaire » essentielle – tel qu'elles l'ont elles-mêmes lancé.

Pourquoi ces deux exemples plutôt que d'autres ? En quoi méritent-ils une « attention particulière » ? Heidegger ne mentionne ou ne suggère, à leur propos, que deux traits distinctifs, qui sont donc susceptibles de justifier ce choix : ils appartiennent tous deux à l'« époque la plus récente » de la philosophie [id.], et ils ont tous deux formulé de manière explicite l'appel « zur Sache selbst ». Peut-être faut-il considérer qu'aux yeux de Heidegger les deux aspects sont liés, en ce sens que ce serait précisément parce qu'ils sont « récents », et donc proches voisins de la « fin de la philosophie », que Hegel et Husserl ont voulu et pu désigner explicitement ce qu'est la Sache, l'affaire de la philosophie : comme s'il fallait que la philosophie eût déroulé la totalité de son histoire, et eût poussé, en parvenant à sa « possibilité la plus extrême », son dernier soupir, pour qu'elle fût en mesure d'indiquer elle-même en quoi consiste son affaire. Cela expliquerait pourquoi, bien que la philosophie soit « de fond en comble platonisme » [283], ce n'est pas à Platon, mais plutôt à Hegel et à Husserl, que Heidegger s'adresse pour obtenir cette indication.

Un sujet d'étonnement se présente ici, du fait que Hegel et Husserl, tous deux proches voisins de la fin de la philosophie, se tiennent pourtant de part et d'autre de celle-ci. Si, à l'invitation de Heidegger lui-même, l'on regarde Marx et Nietzsche comme les fossoyeurs (ou « retourneurs ») de la philosophie [id.], ayant acheminé celle-ci à sa « possibilité la plus extrême », il est logique de voir en Hegel, qui leur est immédiatement antérieur, le dernier des philosophes, et de s'enquérir auprès de lui de ce qu'est l'affaire de la philosophie ; mais Husserl, lui, leur est postérieur – et donc postérieur aussi à la fin de la philosophie. Husserl est-il donc aux yeux de Heidegger un philosophe au sens strict du terme, et dans ce cas comment ne pas en conclure que Marx et Nietzsche n'ont pas mis fin à la philosophie ? Et si Husserl est lui-même un post-philosophe, pourquoi se tourner vers lui au moment où il s'agit de demander à la philosophie une « indication » sur ce qui constitue son affaire [289] ?

Laissons derrière nous ces toutes dernières interrogations, dans la mesure où elles restent marginales par rapport à ce qu'il s'agit maintenant d'examiner : à savoir, ce qu'est selon Heidegger l'affaire de la philosophie d'après la philosophie elle-même. Et cela, en voyant ce qui, selon Heidegger, est l'affaire de la philosophie d'après Hegel et d'après Husserl.

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XXV. Heidegger se penche tour à tour sur la philosophie de Hegel et sur celle de Husserl, afin de dégager ce qui serait « l'affaire » de la philosophie selon chacun d'eux. Le contexte – celui d'une conférence – impose une grande rapidité. En quatre pages, Heidegger statue sur ces deux doctrines pourtant fort complexes, présentant chacune d'elles d'une manière parfois bien discutable (ainsi parler de « dialectique spéculative » à propos de la pensée de Hegel [290 ; 293 ; 294] est maladroit, pour ne pas dire faux : car chez Hegel la dialectique n'est pas spéculative, et ce par définition ; cf. Science de la logique de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, éd.1827-1830, Concept préliminaire, §§79, 81 et 82). Toutefois la nature de notre propos, et celle de notre propre contexte, nous invitent à rester concentré sur l'essentiel, qui n'est pas tant de savoir si Heidegger interprète de façon juste les doctrines en question, que de comprendre ce qu'est, selon lui, l'affaire de la philosophie.

Pour ce faire, il nous faut aller directement à la conclusion de ce double examen : « L'affaire propre de la philosophie, du point de vue de Hegel et de Husserl – et pas seulement pour eux – est la subjectivité » [293]. « [D]u point de vue de Hegel et de Husserl » signifie que, selon Heidegger, ces deux auteurs ont la même conception de l'affaire de la philosophie, à savoir qu'elle consiste en la « subjectivité » – laquelle aurait donc également le même sens pour tous les deux. « [E]t pas seulement pour eux » signifie que, selon Heidegger, cette conception de l'affaire de la philosophie est celle des philosophes en général, et même, plus fondamentalement, de la philosophie comme telle. Que faut-il donc entendre par « subjectivité », puisque c'est en ce terme que viendrait se condenser l'affaire de la philosophie – comme sont censées le montrer les doctrines de Hegel et de Husserl « conformément à la même tradition » [291] ?

La suite immédiate du propos heideggerien jette sur ce point une certaine clarté, non toutefois sans faire surgir de nouvelles difficultés : « (…) ce n'est pas l'affaire comme telle qui vient au cœur du débat, mais bien plutôt son exposition, celle par laquelle elle est elle-même l'objet d'une présentation [293] ». Heidegger, ici, distingue l'affaire elle-même et son exposition, tout en affirmant que la philosophie, pour sa part, aurait confondu les deux en faisant de l'exposition de l'affaire l'affaire elle-même, laissant ainsi cette dernière impensée. Quant à cette « affaire comme telle » que la philosophie laisse hors du « cœur du débat », il semble qu'il faille entendre par là l'affaire véritable, celle dont la pensée véritable aura à s'occuper – et non l'affaire de la philosophie. En effet dans ce dernier cas, cela signifierait que la philosophie relègue hors du cœur du débat sa propre affaire, c'est-à-dire ce qu'elle-même considère comme la chose essentielle, ce qui paraît absurde. Mais d'un autre côté, si l'affaire que la philosophie ne laisse pas venir au cœur du débat est bien l'affaire véritable, alors, étant donné que le tort de la philosophie est, pour ainsi dire, de s'occuper seulement de son exposition, il en résulte que, selon Heidegger, la philosophie se consacre à l'exposition d'une affaire dont elle ne s'occupe pas. Mais comment peut-on exposer une chose tout en la laissant de côté ? Comment peut-on avoir ne serait-ce que l'idée et l'intention de le faire ?

Nous voici à nouveau aux prises avec des questions bien abstraites et d'apparence étrange ; elles semblent ralentir notre lecture, mais en vérité elles touchent directement à la question principale dont il s'agit maintenant : la question de la différence précise qui, selon Heidegger, sépare la philosophie de la pensée véritable. Tentons donc d'y regarder de plus près, avant de tenter de clarifier ce qu'il faut entendre par la « subjectivité », désignée par notre auteur comme « l'affaire propre de la philosophie ».

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XXVI. Si la philosophie laisse de côté « l'affaire comme telle » pour ne se soucier que de son « exposition » – faisant d'elle « l'objet d'une présentation » [293] – et ainsi expose ce qui pourtant lui échappe, c'est peut-être parce que l'affaire en question est d'une nature telle, que c'est justement en l'exposant que l'on passe à côté d'elle, et qu'on l'expulse hors du « cœur du débat ». Cette affaire resterait impensée et serait laissée de côté non pas malgré son exposition, mais précisément à cause d'elle. On retrouverait ainsi le paradoxe, déjà annoncé puis examiné (§§ V ; XII-XIV), selon lequel l'autre de tout étant serait rendu absent (impensé) précisément par ceci, que l'on chercherait à lui donner une présence consistant en une présentation (une exposition, ou encore une exhibition), et ainsi à se le représenter. Non seulement « l'affaire comme telle » serait dissociable de son exposition, de sorte qu'il y aurait là deux choses (Sachen) distinctes, mais elle l'exclurait, si bien que se consacrer à l'une impliquerait de se détourner de l'autre : la philosophie, en se vouant à l'exposition de l'affaire, aurait refoulé et empêché de s'épanouir la pensée véritable – dans l'objet propre de laquelle elle avait pourtant puisé sa propre possibilité ; et la pensée véritable, en s'adonnant à l'affaire comme telle, reléguerait la philosophie dans un passé révolu – tout en renouant par là avec le passé même de la philosophie, c'est-à-dire avec cette « possibilité première » [286] que celle-ci supposait, mais qu'elle avait laissée derrière elle pour suivre sa propre voie (cf.§ XX).

Ces distinctions restent toutefois trop formelles et trop tranchées. Le rapport entre philosophie et pensée véritable demande à être considéré d'un peu plus près, et cela pour ainsi dire des deux côtés : d'une part, a. tel qu'il apparaît à partir de la philosophie, et d'autre part b. tel qu'il apparaît à partir de la pensée véritable.

a. D'un côté en effet, il semble bien que, selon Heidegger, ce soit de l'affaire véritable elle-même que Hegel, Husserl, et au-delà d'eux toute la philosophie, effectuent ou tentent d'effectuer une exposition ou présentation. Si tel est bien le cas, il faut donc que la philosophie ait, d'une manière ou d'une autre, une certaine intuition de cette affaire véritable : sinon ce serait autre chose qu'elle exposerait ; ou encore, ce serait bien elle qu'elle exposerait, mais de façon seulement accidentelle. Or la défaillance de la philosophie ne consiste pas, semble-t-il, en ce qu'elle expose autre chose que la véritable affaire, mais en ce qu'elle l'expose ; et la philosophie n'expose pas cette affaire accidentellement, puisque cette exposition n'est rien de moins que l'essentiel ou même le tout de sa tâche, son affaire à elle [293].

Ainsi la philosophie n'est pas sans avoir affaire, en quelque façon, à l'affaire de la pensée. On retrouve ici le caractère foncièrement ambigu du lien entre philosophie et question de l'être, ambiguïté qui était apparue dès le début de la conférence, lorsque Heidegger définissait la philosophie (ou métaphysique) comme « regardant vers l'être » et se souciant de « l'articulation de l'étant dans l'être » [282] ; il signifiait ainsi qu'un certain souci ou une certaine prise en compte de l'être, et donc de l'affaire véritable, animait la philosophie.

La même ambiguïté se retrouve dans le thème récemment abordé de l'« appel » [288] – non pas celui que la philosophie elle-même lance (zur Sache selbst), mais celui, issu de la « possibilité première » et à l'homme adressé, auquel elle a manqué de répondre (cf.supra §§XXII-XXIII). La philosophie ne l'a pas vraiment entendu, mais elle ne lui a pas opposé non plus une complète surdité ; c'est plutôt de quelque chose comme un malentendu qu'il s'agit, et d'un malentendu persistant, qui non seulement a donné à la philosophie sa première impulsion, mais qui a été ensuite constamment entretenu par elle, et entretenu toujours à la fois comme malentendu et comme malentendu – un peu comme si l'appel ne lui était toujours parvenu qu'à travers un milieu déformant, sans que l'on sache encore très bien si c'est l'émetteur, le récepteur, un peu des deux ou autre chose encore, qui en a été la cause. Toujours est-il que la philosophie ne s'est pas détournée de l'appel sans emporter quelque chose de lui avec elle, et sans continuer d'en être animée. En ce sens, si l'appel parvient « jusqu'à nous » et cela « en tout temps » [id.], c'est bien aussi grâce à la philosophie, et pas seulement malgré elle.

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XXVII. b. D'un autre côté et par conséquent, la pensée véritable ne relègue pas la philosophie dans un passé pur et simple, mort et enterré, comme le font les « sciences (de l'homme) » (cf. § XX). Par son double mouvement de reflux, en-deçà des « sciences (de l'homme) » jusqu'à la philosophie, et en-deçà de la philosophie jusqu'à la « possibilité première », la pensée véritable ne se propose pas de bondir simplement en arrière par-dessus la philosophie, ni de lui consacrer un intérêt extérieur de simple curiosité, ni même un intérêt plus intérieur, mais seulement négatif, qui consisterait à dépister méthodiquement les signes ou les preuves de sa fausseté. La pensée véritable doit s'intéresser sérieusement et positivement à la philosophie – et ce faisant, lui conserver, ou plutôt lui redonner une certaine forme de vie – parce que cette dernière contient une trace ou un écho de l'appel à l'écoute duquel il s'agit de revenir, et, par là, dit quelque chose de l'affaire véritable à laquelle il s'agit d'en venir. La pensée véritable doit accorder à la philosophie un certain intérêt, dans l'exacte mesure où la philosophie est mue par un certain souci pour l'être, l'autre de tout étant.

Cette nécessité a été indiquée par Heidegger, de manière rapide et à première vue peu claire, comme nécessité de « prendre garde au tout qu'est l'histoire de la philosophie » et de « penser l'historicité de ce qui procure à la philosophie la possibilité d'une histoire » [287] (§ XXI). La dernière formule, en particulier, appelle clarification, en ce qu'elle évoque un « quelque chose » qui, procurant à la philosophie la possibilité d'une histoire, aurait lui-même une historicité propre – si bien qu'il y aurait à faire une distinction, que le texte laisse ici dans le flou, entre deux historicités, celle de la philosophie et celle de ce qui la lui procure ; et à tenter de comprendre le lien entre les deux. Toutefois, concernant celle de la philosophie, et précisément dans la mesure où elle lui est « procurée » (jusqu'en sa « possibilité » même), il en ressort l'idée que ce qui fait que la philosophie a une histoire est autre chose que la philosophie elle-même, et se situe ailleurs que dans l'histoire de celle-ci.

Heidegger, ici, envisage l'histoire de la philosophie comme un tout, à distance duquel il se tient ; la possibilité et la légitimité de cette position d'extériorité sont corrélatives de sa thèse selon laquelle l'histoire de la philosophie est désormais finie. Tenant sous son regard cette totalité close, il voit, dans le fait même qu'il s'agit de la totalité d'une histoire, la « présence » et l'action d'autre chose que la philosophie elle-même. De quoi exactement ? Si nous tentons de le préciser à l'aide des éléments déjà fournis par notre examen de la conférence, nous devons faire l'hypothèse qu'il s'agit d'un mode de temporalité, autre que celui que la philosophie, en tant que « représentation » ou pensée de la présence, est constitutivement capable de penser (cf. § VII). L'idée serait : il y a une historicité de la philosophie, or pour que ce soit seulement possible, il faut que le temps soit autre chose que ce qu'en pense la philosophie ; par conséquent, la philosophie en tant qu'histoire renvoie de l'intérieur d'elle-même à autre chose que ce qu'elle peut penser ; c'est à la « pensée » (véritable) que revient la tâche de penser cet « autre », et il lui faut pour cela être attentive à l'histoire de la philosophie – entendons : à son historicité même –, qui renvoie vers lui.

Ainsi se précise, autant que possible, la raison pour laquelle la philosophie peut, selon Heidegger, exposer une affaire qui n'est pourtant pas la sienne ; et pourquoi la pensée véritable, de son côté, doit selon lui s'intéresser à la philosophie bien que celle-ci soit incapable de penser l'affaire véritable. Encore faut-il maintenant, pour approfondir le premier point, revenir à la question de savoir ce que Heidegger entend par « subjectivité », terme qui désigne adéquatement, selon lui, l'affaire propre de la philosophie.

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XXVIII. L'affaire de la philosophie est identifiée par Heidegger comme étant la subjectivité [293] ; mais elle est également déterminée par lui comme étant l'exposition de l'affaire véritable. Il nous faut donc comprendre que, selon notre auteur, subjectivité et exposition sont très étroitement liées, voire signifient fondamentalement la même chose. Qu'est-ce à dire ? Pour tenter de le clarifier, armons-nous de concentration et de patience, car Heidegger nous entraîne ici vers un assez haut niveau d'abstraction, qui plus est en usant parfois d'un jargon insolite.

Selon la philosophie telle que la comprend Heidegger, « l'être de l'étant, l'état de présence de ce qui est présent, est (…) seulement patent, et dès lors à sa plénitude, quand cet état de présence comme tel se présentifie pour soi-même (...) » [290]. La phrase concerne la doctrine de Hegel, mais comme on l'a vu, elle est censée valoir pour la philosophie en général et comme telle. Elle affirme d'une part que l'être de l'étant est identifié par la philosophie à l'état de présence de ce qui est présent ; et d'autre part, que cet état de présence n'est pleinement lui-même qu'en se « présentifiant » pour lui-même. Il est donc question ici d'un « état » qui, précisément pour en être pleinement un, ne reste pas un simple état, mais se fait mouvement, activité, apparition. L'état de présence ne peut se contenter d'être, au sens où cela consisterait en un repos en soi-même et une adhérence à soi-même purement immédiats, inertes et opaques ; si c'était le cas, l'état de présence n'aurait aucune intuition ni conscience de lui-même, et resterait, pour ainsi dire, absent à lui-même : une présence qui s'ignore elle-même, qui n'est pas présente à elle-même et n'a pas de présence pour elle-même, n'en est pas vraiment une. Telle semble être, du moins, la thèse de la philosophie selon Heidegger.

On retrouve ici l'idée déjà vue (§ VII), selon laquelle la présence est fondamentalement présentation (ou « présentification »), activité de présenter, de donner à voir. Il faut ajouter maintenant – et c'est ce qui donne au passage actuel son caractère particulièrement abstrait – qu'il ne s'agit plus de présenter ou de rendre présent quelque chose, un contenu distinct de l'état de présence, mais le fait même d'être présent considéré en lui-même. C'est ce dernier qui est maintenant pris en vue, ou pris comme objet, et comme objet suprême ou « affaire » ultime, par la philosophie selon Heidegger. Nous n'avons plus d'un côté ce qui est présent (un étant) et d'un autre côté son état de présence (l'être – tel que la philosophie l'envisage), mais seulement ce dernier, abstraction faite de tout contenu déterminé. Mais ce pur « état de présence » se dédouble et se redouble pour devenir en quelque sorte son propre contenu, dans la mesure où il devient lui-même ce qui est présenté, l'objet de la « présentification ».

Comme cette « présentification » est effectuée par l'« état de présence » lui-même (il « se présentifie » – nous soulignons), il n'en est pas seulement l'objet mais aussi le sujet, l'agent ; et comme c'est « pour » lui-même qu'il l'effectue, il en est en outre le destinataire – celui à qui cette « présentification » s'adresse – et, pour ainsi dire, le bénéficiaire, dans la mesure où ce mouvement constitue son accomplissement, son auto-effectuation ou actualisation, l'accès à sa propre « plénitude ». En cela consisterait donc, selon Heidegger, la subjectivité comme affaire propre de la philosophie : l'activité refluant vers sa propre source, consistant à faire de soi un objet pour soi-même, la pure « exposition » de soi, à soi et par soi – le « soi » en question n'étant rien d'autre que l'exposition elle-même.

Il en résulte, concernant l'affaire de la philosophie telle que Heidegger la conçoit, l'impression d'une circularité purement formelle, sans contenu. Pour voir dans quelle mesure l'affaire propre de la philosophie présente bien, aux yeux de Heidegger, cet étrange visage, il nous faut examiner ses rapides propos concernant la place et le sens que la méthode, selon lui, occupe dans les philosophies de Hegel et de Husserl.

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XXIX. Heidegger fait intervenir la notion de méthode dans le petit passage qu'il consacre à la philosophie de Hegel, puis à nouveau dans celui qu'il consacre à la philosophie de Husserl. Examinons ces passages, afin de voir quelles précisions il en ressort à propos de la conception heideggerienne de l'affaire de la philosophie. Quant à la manière dont Heidegger interprète ici chacune de ces doctrines, nous n'en dirons que ce qui semble de nature à éclairer ce point.

A propos de Hegel tout d'abord, Heidegger affirme que, dans la philosophie de celui-ci, « thème et méthode deviennent identiques », puis que selon cette philosophie « le mouvement de la pensée, la méthode, est (…) la Sache selbst » [290]. La première formule est ambiguë, et cela à propos d'un aspect fort important de la doctrine hégélienne. En considérant que « thème » signifie ici « contenu » – ce qui est présenté, exposé –, « thème et méthode deviennent identiques » peut signifier α) que selon Hegel les deux seraient immédiatement identiques, et cela en ce sens que la méthode, comme « mouvement de la pensée » serait elle-même le seul contenu, la seule « chose » ou affaire. L'identité du thème et de la méthode consisterait alors en ceci, que le premier disparaîtrait purement et simplement, ne laissant subsister que la seconde, laquelle se réduirait alors à une pure forme abstraite – un pur « mouvement » par lequel rien ne serait mû, si ce n'est ce mouvement lui-même ; et ce serait ce pur mouvement sans mobile qui serait lui-même le « thème » ou le contenu.

Mais « thème et méthode deviennent identiques » peut aussi signifier β) que selon Hegel leur identité est médiate, autrement dit que la méthode n'est pas une forme ou un procédé qui serait appliqué extérieurement au contenu, mais la forme que le contenu lui-même engendre, ou se donne, en vertu de son propre mouvement et de sa propre nécessité internes – ce mouvement et cette nécessité étant le dialectique correctement compris (Science de la logique, op.cit., §81). L'identité du thème (ou contenu) et de la méthode signifierait alors que la méthode n'est pas autre chose que le thème, mais « seulement » la forme déterminée de son extériorisation ou déploiement. Autrement dit et conformément à une analogie souvent proposée par Hegel lui-même : contenu et méthode de la philosophie seraient aussi peu différents et mutuellement extérieurs que ne le sont, dans un être vivant, les organes d'une part, et le mouvement qui les engendre, les anime et les relie d'autre part. Selon ce second sens de la formule, c'est donc le contenu qui serait réellement premier, qui constituerait la Sache ou affaire, la méthode étant seconde par rapport à lui, dans la mesure où elle ne serait que le mouvement de ce mobile, appelé et engendré par lui (cf. Science de la logique, op.cit., §237 et passim).

La seule interprétation conforme à la doctrine de Hegel est la seconde ; mais c'est la première que Heidegger adopte, comme le montre la deuxième des formules citées plus haut : « le mouvement de la pensée, la méthode, est (…) la Sache selbst ». En vérité, pas plus qu'il n'y a chez Hegel de « dialectique spéculative » (cf.§ XXV), ni la dissociation du contenu et de la méthode – ou du thème et de son exposition, ou de ce qui est mû et du mouvement – ni le souci exclusif et abstrait pour les seconds de ces termes, ne se trouvent chez cet auteur.

Redisons-le : au-delà de la question de savoir si Heidegger interprète correctement Hegel, se tient la question de savoir ce que lui, Heidegger, identifie comme étant l'affaire de la philosophie. Avant de dégager une conclusion générale sur ce point, voyons rapidement ce qu'en dit notre auteur à propos de la doctrine de Husserl.

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XXX. Chez Husserl, dit Heidegger, « l'appel zur Sache selbst est axé sur la consolidation de la méthode » [291]. Plus radicalement encore, « pour Husserl, le « principe de tous les principes » est avant tout non pas un principe concernant le contenu de la chose, mais un principe méthodologique » [291-292] ; et quant à cette méthode elle-même, « elle ne se contente pas de s'orienter sur l'affaire de la philosophie (…). Elle est bien plutôt intrinsèque à l'affaire elle-même, parce qu'elle est « cette affaire même » » [292-293].

Ce qui est affirmé ainsi, ce sont deux points déjà formulés, en des termes voisins, à propos de la philosophie de Hegel : tout d'abord, l'identité de l'affaire de la philosophie et de la méthode – la dernière citation ci-dessus étant particulièrement claire à cet égard ; ensuite et conjointement, la disjonction de la méthode et du contenu (le « contenu de la chose »), l'appréhension de la méthode comme d'une forme extérieure, ayant un sens et une consistance en soi – forme qui non seulement serait élaborée et fixée indépendamment de tout contenu, mais déciderait d'avance de ce que peut et doit être celui-ci, comme le confirme cette autre affirmation de Heidegger : « Le « principe de tous les principes » réclame la subjectivité absolue comme étant l'affaire même de la philosophie » [292]. Avant de considérer de plus près ce dernier point, qui est essentiel, autorisons-nous deux remarques plus marginales.

Premièrement, concernant la disjonction de la méthode et du contenu, il y aurait lieu de se demander si l'attribuer à Husserl n'est pas plus pertinent que de l'attribuer à Hegel. Il s'agit là encore d'un point qui doit rester pour nous secondaire (la plus ou moins grande justesse de l'interprétation heideggerienne de Husserl) ; il mérite toutefois que l'on s'y arrête quelque peu, s'il peut en ressortir une certaine clarification de ce qu'est l'affaire de la philosophie selon Heidegger. Dans la mesure où Husserl exprime explicitement l'intention de reprendre à son compte le projet de Descartes (cf. en particulier Méditations cartésiennes, Introduction), et dans la mesure où le projet cartésien se caractérise bien par le souci de découvrir une « méthode » formelle et universelle (devant ensuite s'appliquer à divers contenus), il n'est pas incongru, a priori, de supposer que Husserl a pu hériter de Descartes la thèse d'une disjonction principielle de la méthode et du contenu. Mais outre que cela même reste à confirmer, il est pour le moins problématique de postuler que non seulement Husserl, mais tous les philosophes postérieurs à Descartes (pour ne rien dire, évidemment, de ceux qui l'ont précédé) ont nécessairement entériné cette disjonction, et de faire de celle-ci un trait caractéristique de la philosophie comme telle, ainsi que le fait Heidegger.

De manière significative, dans le passage consacré à Hegel, Heidegger tentait déjà de rattacher ce dernier à Descartes, et cela avec une étonnante économie d'explication, comme s'il allait de soi que Hegel avait repris à son compte les thèses fondamentales de la doctrine cartésienne, notamment à propos des concepts de sujet et d'idée. Ainsi : « [chez Hegel] l'état de présence de ce qui est présent est (...) à sa plénitude, quand cet état de présence comme tel se présentifie pour soi-même dans l'idée absolue. Mais depuis Descartes idea veut dire perceptio. (…) Le mouvement de la pensée, la méthode, telle est donc la Sache selbst » [290]. On a là, de la part de Heidegger, un enchaînement assez stupéfiant, même en tenant compte du relâchement qu'autorise le cadre d'une conférence en matière de rigueur. Car enfin, ce « depuis Descartes » et ce « donc » sous-entendent que, puisque Descartes a défini l'« idée » d'une certaine manière, Hegel lui a forcément donné à son tour la même définition (alors qu'une connaissance un peu précise de ce qu'est l'idée absolue selon Hegel procure de bonnes raisons d'en douter) ; et que, du coup, Hegel a été amené à ériger la méthode en Sache selbst (alors que, comme nous l'avons vu (§ XXIX), il n'en est rien).


On le voit, ce que dit Heidegger des doctrines de Hegel et de Husserl, choisies par lui comme particulièrement représentatives de ce qu'est la philosophie, nous en apprend plus sur sa propre conception de cette dernière, que sur le contenu effectif des doctrines en question. Nul véritable inconvénient à cela, au contraire, puisque c'est précisément de la conception heideggerienne de la philosophie que nous nous enquérons. Dans le souci de la clarifier encore, proposons une rapide seconde remarque.

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XXXI. Deuxièmement, concernant l'idée selon laquelle dans « la philosophie », la méthode (censément formelle et première) déterminerait et appellerait un certain contenu, loin de rester neutre quant à la nature de celui-ci – et plus loin encore d'en découler elle-même –, il est à remarquer que c'est là précisément la thèse que Heidegger soutient à propos de ce qu'il appelle la Technique (cf. La question de la technique, in Essais et conférences). Contestant la soi-disant neutralité de cette dernière, notre auteur s'emploie à montrer qu'en vérité la Technique consiste en une forme (un « cadre ») qui, loin de laisser intacts les contenus auxquels elle s'applique, force ceux-ci à se conformer à ses exigences et à se réduire à ce qu'elle peut en saisir et en faire ; et que, dans la mesure où la Technique prétend s'appliquer à tout, elle ne laisse subsister que le genre d'objet dont elle est capable de traiter, et le genre de problème qu'elle est capable de résoudre ; défigurant tout ce qui, par nature, est d'un autre ordre, mais à quoi elle veut néanmoins s'imposer ; et reléguant dans l'insignifiance ou même dans l'absence tout ce qui lui est tellement autre qu'elle ne peut même pas le défigurer.

Ces célèbres analyses sont d'une grande finesse, et d'un grand prix pour la compréhension de ce qui fait l'essence du monde moderne. Mais peut-on les transposer à la philosophie, comme telle et considérée dans la totalité de son histoire ? C'est ce que semble faire Heidegger. Sur cette question essentielle, celle de la méthode, du contenu et de leurs rapports, les caractéristiques fondamentales qu'il attribue à la philosophie, via le double exemple des doctrines de Hegel et de Husserl (tous deux étant plus moins explicitement rattachés à Descartes), sont les mêmes que celles qu'il attribue à la Technique : quant à la méthode, le statut de forme abstraite a priori ; quant au contenu, le caractère de la totalité (« l'étant dans sa totalité ») ; quant au rapport entretenu avec ce contenu, la détermination et le façonnement de celui-ci par la méthode définie hors de lui et avant lui ; et quant à ce qui apparaît comme étant à la fois le but et le résultat de ce rapport, l'obtention d'une maîtrise et d'une « prise en main » [282]. Certes, de cette manière et pour cette raison, l'ensemble du discours de Heidegger se montre cohérent : il est logique, du coup, de présenter les « sciences » et la Technique comme les filles et petites-filles à la fois légitimes et posthumes de la philosophie (ou métaphysique), ne résultant pas d'un abandon ou d'un dévoiement de cette dernière, mais au contraire de son plein accomplissement ; et de proposer, comme constituant la ligne directrice interne de toute l'histoire occidentale, la séquence philosophie – « sciences » – Technique, les trois termes s'enchaînant d'une manière à la fois logique et chronologique. Mais cette cohérence provient-elle de ce que Heidegger a discerné avec clairvoyance, dans la Technique, la présence des traits essentiels de la philosophie ? Ou de ce qu'il a attribué indûment à la philosophie des traits qui, en vérité, sont ceux de la Technique et d'elle seule ?

 

L'examen de la façon dont Heidegger a traité le cas Hegel va nettement dans le sens de cette seconde hypothèse. S'ensuit-il que, ayant de la philosophie une idée partiellement fausse, Heidegger risque d'attribuer à la « pensée » véritable des traits, ou certains traits, qui appartiennent en vérité à la philosophie plus justement conçue ? Et par conséquent, que sa conviction de se tenir en-dehors ou au-delà de la philosophie est partiellement illusoire ? L'hypothèse ci-dessus ouvre cette possibilité, mais seul l'exposé de ce que Heidegger entend par « pensée » véritable permettra d'en juger. Pour l'heure, il reste à faire le point sur ce qu'il en est, au bout du compte, de l'affaire de la philosophie selon notre auteur ; car à cet égard, tout n'est pas parfaitement clair.

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XXXII. Que ressort-il du rapide examen des doctrines hégélienne et husserlienne par Heidegger, à propos de ce qu'est, selon lui, l'affaire propre de la philosophie ? Dans le cours de cet examen, c'est de plusieurs manières que Heidegger définit, ou plutôt nomme, cette affaire : elle consiste dans la méthode, mais aussi dans l'exposition, et encore dans la subjectivité. Faut-il donc considérer que ces trois termes sont à ses yeux synonymes ? Qu'ils désignent plutôt des aspects différents ou des nuances d'une même Chose ? Nous nous sommes déjà interrogé sur l'éventuelle identité de l'exposition et de la subjectivité, dans le discours de Heidegger (§XXVIII). Tentons de voir ce qu'il en est d'une éventuelle identité, selon lui, de la méthode et de la subjectivité.

D'un côté, méthode et subjectivité peuvent apparaître comme étant, selon Heidegger, distinctes mais étroitement liées ; ou plus justement peut-être, comme étant médiatement identiques. En effet, la méthode philosophique étant vue comme ce qui vient en premier (« Le « principe de tous les principes » [de Husserl] contient la thèse du primat de la méthode » [292]), elle déterminerait ce qui peut ensuite en être l'objet, le contenu qui seul est pleinement conforme à ses exigences et à sa nécessité propre ; et cet objet ou ce contenu serait la subjectivité : la méthode étant ce qu'elle est, en tant que forme pure et déterminante, la subjectivité apparaîtrait comme le contenu lui correspondant parfaitement : « Le « principe de tous les principes » réclame la subjectivité absolue comme étant l'affaire même de la philosophie » [id.]. Dans la mesure où la subjectivité est le contenu que la méthode, posée d'abord, se donne, celle-là ne serait que le prolongement ou le résultat de la manifestation de celle-ci, et leur altérité ne serait que toute relative, « niée » ou « dépassée » par une identité fondamentale. L'on retrouverait entre elles l'identité médiate qu'établissait Hegel entre forme et contenu, mais inversée : ce ne serait plus le contenu qui, de l'intérieur de lui-même, déterminerait et se donnerait à lui-même sa forme, mais la forme qui déterminerait le contenu pouvant et devant être le sien.

D'un autre côté cette inversion, qui ferait de la subjectivité quelque chose de résultant, ou du moins de second par rapport à la méthode, semble entraîner une difficulté qui empêche de s'en satisfaire (et que la thèse hégélienne, pour sa part, ne comporte pas). Car selon ce dispositif, la méthode serait à concevoir comme active, source d'un mouvement de détermination consistant, sinon à engendrer son contenu, du moins à le définir et à s'en emparer. La méthode ne pourrait donc précéder la subjectivité et se la donner comme contenu, que si elle comportait déjà, et en elle-même, le caractère d'un sujet agissant et affairé, qui « veut », réclame ou « appelle » quelque chose. De son côté, la subjectivité serait réduite à n'être, précisément, que « quelque chose », un objet ou contenu subséquent, sur lequel serait exercée une activité (celle qui consiste à le poser comme contenu), et qui demeurerait, en cela, lui-même passif et inactif. Dans une telle configuration, la méthode serait donc animée d'une subjectivité réelle mais inaperçue, qui s'exercerait sur une subjectivité aperçue mais non réelle – une subjectivité objectivée, vue et traitée comme un objet. Ainsi conçues et rapportées l'une à l'autre, méthode et subjectivité formeraient un ensemble confus et contradictoire, bien proche de tomber en ce que Hegel appellerait une indistinction dialectique – sauf à considérer que méthode et subjectivité sont littéralement une seule et même chose, et que, immédiatement identiques, elles ne sont que deux noms différents de ce que la philosophie, selon notre auteur, considère comme la Chose : à savoir, un mouvement de position ou d'ex-position de soi, à soi et par soi, n'ayant que soi-même en amont de soi, et imposant, à tout ce qui n'est pas soi, de se soumettre à ses propres conditions. Telle est du moins l'hypothèse qui finalement paraît s'imposer, pour que demeure sauve la cohérence du discours heideggerien.

Sommes-nous enfin, si on peut le dire ainsi, tiré d'affaire ? Voyons-nous enfin avec clarté ce qu'est l'affaire propre de la philosophie selon Heidegger ? Hélas pas tout-à-fait, et même assez loin de là, car certains propos de celui-ci viennent encore frapper ce point d'obscurité. Examinons-les rapidement, puis dégageons ce que l'on peut finalement dire de l'affaire propre de la philosophie telle que Heidegger la conçoit.

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XXXIII. Après avoir affirmé fort clairement que, chez Hegel et chez Husserl (et censément chez tous les philosophes), la méthode constituait la Sache selbst, l'affaire propre de la philosophie (cf.§§ XXIX et XXX), Heidegger dit, à propos de ces deux auteurs, que (1) « les deux méthodes sont aussi différentes que possible. Mais l'affaire comme telle, celle qu'elles ont pour but d'exposer en la présentant, est la même (...) » [293]. Très peu après, il s'interroge sur (2) ce « qui demeure impensé aussi bien dans l'affaire propre à la philosophie que dans la méthode qui lui est non moins propre » [294]. Plus loin encore, à propos de l'Ouvert – sur lequel nous nous pencherons bientôt –, il dit que (3) sa nécessaire antériorité « n'est pas seulement vrai[e] pour [ie par rapport à] la méthode de la philosophie, mais aussi et même en premier lieu pour son affaire propre, c'est-à-dire pour l'état de présence de ce qui est présent » [297].

Dans ces trois propos, méthode et affaire de la philosophie sont maintenant clairement distinguées, posées comme autres ; dans le premier d'entre eux, méthode et exposition sont aussi clairement affirmées comme distinctes – après que l'exposition ait été, elle aussi, identifiée à l'affaire de la philosophie (cf.§§ XXV et XXVI). En outre, tandis que dans ce même premier propos il est question de méthodes au pluriel, « aussi différentes que possible » selon les doctrines, il est question dans le second et dans le troisième d'une seule et unique méthode, qui, par-delà la diversité des doctrines, serait propre à la philosophie comme telle, tout en étant distincte de l'affaire de celle-ci. Enfin, dans le troisième de ces propos, l'affaire propre de la philosophie est identifiée à « l'état de présence de ce qui est présent », lui-même identifié aussitôt après au sujet et à l'υποκείμενον (ie la substance) [297] (ce qui tend à confirmer, au passage, qu'aux yeux de Heidegger sujet et substance sont essentiellement identiques (cf.§X)).

L'exposé heideggerien reste donc empreint d'obscurité. Oui ou non, y a-t-il une méthode inhérente à la philosophie comme telle – et dans l'affirmative, cette méthode et l'affaire de la philosophie sont-elles une seule et même chose ? Exposition (ou « présentation »), méthode et affaire de la philosophie ne font-elles qu'un ? La subjectivité, de son côté, est-elle identique à la méthode, à l'exposition et à l'état de présence de ce qui est présent, tous quatre ne faisant qu'un avec l'affaire propre de la philosophie ? Finalement nous ne le saurons pas, du moins pas directement grâce au discours heideggerien que nous lisons ici, car ces questions y reçoivent des réponses différentes et malaisément conciliables. Il reste à tenter d'extraire malgré tout, avec prudence et avec le renfort des indices fournis par le début de la conférence, les traits principaux de ce que semble être l'affaire de la philosophie selon Heidegger.

Son cœur semble être la subjectivité. C'est elle que Heidegger met en avant lorsqu'il conclut son examen des doctrines de Hegel et de Husserl, censé valoir pour la philosophie comme telle [293]. C'est elle encore qu'il indique indirectement comme étant l'affaire de la philosophie, en vue de distinguer cette dernière de l'affaire de la pensée véritable [297]. Cette subjectivité est apparue comme consistant, aux yeux de Heidegger, en une circularité formelle, en laquelle la pensée se prendrait elle-même pour objet, dans le souci d'acquérir l'aptitude à fonder fermement ce à quoi elle va ensuite s'appliquer, faisant de cette acquisition son affaire propre – et décidant ainsi par avance de ce que pourra être son contenu, à savoir : ce qui est « fondable », l'étant ; cela, au lieu de se soucier d'abord et essentiellement de ce qu'il s'agit de penser (la Sache ou affaire véritable), et de se comporter de façon à lui répondre adéquatement. En d'autres termes, selon Heidegger la philosophie aurait pris les choses à l'envers, en posant la pensée comme ce qui doit déterminer son objet à partir d'elle-même, au lieu de la poser comme ce qui doit se laisser déterminer par son objet. Ou plus justement enfin : la philosophie aurait envisagé la pensée comme étant elle-même source d'un appel (« zur Sache selbst »), dont elle déterminerait le sens et les modalités à partir d'elle-même, au lieu de la concevoir comme étant elle-même destinataire d'un appel ne venant pas d'elle, au sens et aux modalités duquel elle aurait à se conformer. Si tel est bien le cas, il en ressort, à propos de ce que sera la prise en vue de l'affaire véritable, l'impression encore générale et vague que cette prise en vue aura l'allure et le sens d'un décentrement, voire d'une sorte de contre-« révolution kantienne », ou de révolution néo-copernicienne, consistant à ôter au sujet son caractère de source et de centre, et dans cette mesure à le nier en tant que sujet, pour le (re)placer en position de récipiendaire, ou, si on peut le dire ainsi, d'élu, de requis, de convoqué ; et pour, dans le même mouvement, (re)donner à la Chose la place de centre et de source – en un sens qui reste à préciser.

Ainsi s'achève cette manière de prélude, qui a consisté pour Heidegger, en ouverture de la seconde partie de sa conférence, à établir ce qu'est l'affaire de la philosophie, avant et en vue de dévoiler ce qu'est, selon lui, l'affaire de la pensée. Cette dernière, jusqu'à présent, est apparue presque exclusivement « en creux », au travers d'indications permettant d'entrevoir surtout ce qu'elle n'est pas. Le moment est venu de dire, autant que possible, de manière plus directe et plus positive, en quoi elle consiste.

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XXXIV. Heidegger lui-même se le demande : « Mais de quel recours peuvent bien nous être ces constatations quant à notre projet de prendre en vue la tâche de la pensée ? » [293]. Autrement dit : en quoi l'examen de l'affaire de la philosophie nous avance-t-il pour élucider ce qu'est l'affaire de la pensée ? « En rien » tant que nous ne nous tournons pas « vers ce qui dans l'appel zur Sache selbst demeure impensé » [293-294]. Comme on pouvait le prévoir, l'élucidation de ce qu'est l'affaire de la philosophie n'a fait que préparer le terrain à la manifestation de son insuffisance ; cette insuffisance consiste en ce que l'affaire de la philosophie présuppose nécessairement autre chose, qui non moins nécessairement échappe à la philosophie – demeurant par elle « impensé ». Ce que la philosophie a, dès l'origine, conçu comme son affaire, son but suprême, ce qu'elle a considéré comme étant, pour ainsi dire, le maximum de ce qui est à penser, ou encore ce en quoi l'exigence de penser devait trouver son plein accomplissement – cela en vérité ne se suffit pas, mais n'est rendu possible et intelligible que par autre chose encore, qu'elle ne pouvait pas voir, et dont elle ne pouvait pas voir non plus qu'elle en dépendait. Heidegger va donc s'employer à montrer en quoi consiste cet « autre chose », cet « au-delà » de la philosophie auquel la philosophie elle-même renvoie – sans s'en rendre compte – comme à la condition de sa propre possibilité. Le dépassement de la philosophie ne consistera donc pas à lui ajouter ou à lui opposer quelque chose lui venant complètement du dehors, mais plutôt à faire ressortir la réalité et la nécessité d'un en-dehors de la philosophie à partir de la philosophie elle-même, en ce qui s'apparente donc à une tentative de réfutation.

Heidegger entame ainsi un mouvement consistant à remonter, à partir de la philosophie, vers un amont ou un avant de celle-ci, à la fois supposé et ignoré par elle : la « possibilité première », source d'un élan dont elle avait accueilli la force mais trahi la direction. Cette remontée prend le sens plus précis d'un acheminement vers ce que nous avons appelé « l'affaire véritable », c'est-à-dire vers ce que la philosophie elle-même laisse entrevoir comme ce qui est à penser, le contenu ou la Chose (Sache) dont la philosophie n'a pas su faire son affaire – ou, plus précisément, autour de laquelle la philosophie s'est affairée d'une manière telle, qu'elle, la Chose, en a été tout à la fois altérée et occultée. Ce qu'est une chose « en amont » ou « avant », ou encore « derrière » ou « en-dessous » ses formes ultérieures et/ou ses altérations : c'est ce que l'allemand indique à l'aide du préfixe Ur-, signifiant que le terme auquel il est accolé, ou plutôt ce que ce terme désigne, est envisagé dans sa forme native, première. C'est pourquoi Heidegger utilisera, pour nommer l'affaire propre de la pensée (véritable), le terme Ur-sache [295] – non sans conserver ce que le préfixe Ur- comporte d'ambiguïté : s'agit-il du plus ancien ou du « premier » au sens du plus pur, plus vrai, encore intact – donc de ce qui l'emporte en fait d'authenticité et de réalité ? Si, comme le veut une fréquente traduction, on y entend l'idée d'origine, quel sens précis faudra-t-il, ici, donner à celle-ci ? En quel sens la Chose que doit penser la pensée véritable pourra-t-elle ou devra-t-elle être reconnue originaire ? C'est au-devant de ces questions, entre autres, que nous nous avançons, en suivant Heidegger dans sa tentative de définition de la pensée (véritable) et de son affaire propre.

Cette tentative commence par un pas en arrière pour rappeler que « La dialectique spéculative (sic) est une modalité selon laquelle l'affaire propre de la philosophie entre dans la dimension du paraître et ainsi s'expose en un présent » [294]. Comme nous l'avons vu, l'exposition en un présent et l'entrée dans la dimension du paraître ne sont pas, à proprement parler, des « activités » exercées par une « affaire de la philosophie » qui en serait distincte, mais elles sont cette affaire même ; il est important de s'en souvenir, car c'est précisément sur la notion de parution que Heidegger va se concentrer, pour tenter de montrer qu'elle requiert « quelque chose » situé au-delà de ce que la philosophie peut penser. Il poursuit en effet : « Un tel paraître advient nécessairement dans une certaine clarté. C'est seulement à travers cette clarté que ce qui apparaît peut se laisser voir, c'est-à-dire, paraître » [id.]. Heidegger nomme ici une condition de possibilité, qu'il présente comme nécessaire : la « clarté ». Cette clarté, selon lui, n'est pas seulement la condition nécessaire de la parution de quelque chose (« ce qui apparaît »), mais du paraître lui-même (« un tel paraître »). Et dans la mesure où ce paraître a été identifié à l'affaire de la philosophie, Heidegger commence aussi à désigner, sous le terme de clarté, ce qui échappe à la philosophie : cette dernière se serait focalisée sur le paraître, et même sur le comble du paraître, consistant en ce que celui-ci s'apparaît à lui-même (« l'état de présence de ce qui est présent, est (…) seulement patent, et dès lors à sa plénitude, quand cet état de présence comme tel se présentifie pour soi-même (...) » [290]), sans s'aviser qu'il n'y a pas de parution sans une clarté « à travers » laquelle elle puisse avoir lieu.

Heidegger suggère-t-il donc que les philosophes, de Platon à Husserl, seraient passés à côté de l'idée que toute apparition suppose un éclairage ? Son apport et sa percée au-delà de la métaphysique consistent-ils dans la découverte de ce fait, qui serait resté jusque là inaperçu, que rien n'est visible dans le noir complet ? Bien que les passages cités en donnent l'impression, ce n'est pas si simple. Le registre de la visibilité, auquel recourt ici Heidegger, risque en effet d'être trompeur, et cela peut-être en plusieurs sens.

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XXXV. Comme nous l'avons vu, c'est à la dimension du temps que, selon Heidegger, la question de l'être est fondamentalement corrélée (cf.§VII) ; c'est aussi la dimension du temps qui est au cœur de l'historicité de la philosophie, signalée par Heidegger comme ce qui, dans la philosophie, renvoie à une altérité de celle-ci, altérité ayant à voir avec l'affaire véritable de la pensée (cf.§XXVII). C'est pourtant au registre de l'espace qu'est empruntée la quasi-totalité des termes dont il se sert, ici, pour désigner les différents aspects, ou les différentes strates, de ce qui est l'affaire propre de la pensée : « clarté » – mais aussi bientôt « ouverture », « clairière », « retrait », etc. Est-ce seulement parce que l'espace est, davantage que le temps, propre à offrir des supports commodes pour l'exercice de la réflexion ? Est-ce plutôt parce que la nature même de la Chose, telle que Heidegger la conçoit, appelle le registre du spatial, et non celui du temporel, comme champ de notions adéquates en vue de son expression – ce qui introduirait peut-être une certaine distorsion au sein de la réflexion heideggerienne sur l'être ? Toujours est-il que le genre de « clarté » dont il vient d'être question (§ précédent) demande à être considéré de plus près, pour que soient évités simplifications excessives et contresens.

Prise en son sens premier, physique, la clarté résulte de la présence d'une lumière elle-même physique ; bien qu'elle ne soit pas une « chose » tout à fait comme les autres, une telle lumière, et avec elle la clarté qu'elle produit, relèvent bien du domaine de l'étant, du quelque chose qui est, et non de ce qui y demeurerait radicalement irréductible. Vue sous cet angle, la clarté résulte pour ainsi dire de la rencontre entre deux étants : la lumière, et ce qu'elle vient toucher ou envelopper ; si elle est seule, ne touchant ou n'enveloppant rien, la lumière n'est pas éclairante ; si les choses ne sont pas touchées ou enveloppées par la lumière, elles ne sont pas éclairées – elles ne paraissent pas, ne sont pas présentées. Or ce n'est visiblement pas de ce genre de parution et de présence que Heidegger entend parler ici, mais d'un genre de parution et de présence qui caractérise aussi bien les choses situées dans l'obscurité (qui, non présentées, n'en sont pas moins présentables), et même des contenus non sensibles, qui ne sont pas concernés par l'alternative entre clarté et obscurité physiques, tels que des idées ou des « représentations », à commencer par celles de « paraître » et de « parution » elles-mêmes : en somme et tout à fait généralement, tout ce qui est, tout quelque chose, tout ce qui est susceptible de parution et de « présentification » : « quoi que ce soit », dit Heidegger [294]. En mettant en jeu la notion de clarté, Heidegger n'entend donc pas manifester l'existence et la présence d'un étant supplémentaire, que la philosophie aurait oublié de prendre en compte alors qu'elle l'aurait pu, mais la nécessaire existence et l'énigmatique présence de ce qui n'est rien d'étant, c'est-à-dire de ce qui, selon lui, échappe à la philosophie non seulement en fait, mais en droit.

Mais précisément dans cette mesure, la clarté invoquée par Heidegger est-elle autre chose qu'une image – et par surcroît, une image on ne peut plus platonicienne –, une façon de parler consistant, en l'occurrence, à emprunter au monde sensible celui de ses éléments qui ressemble le plus à ce qui, pourtant, ne saurait avoir de place en lui ? Et cela en vue de quoi, si ce n'est de représenter cet autre, au double sens où la clarté peut en tenir lieu pour l'esprit (à titre de « représentant »), et ainsi le lui rendre présent – lui présenter, ou, si l'on ose dire, ne pas laisser totalement im-présenté, ce que toute présentation ne peut pourtant que présupposer ? En recourant à la notion de clarté, Heidegger tombe-t-il donc, malgré lui, dans le registre de pensée dont il nous demande de nous extraire, celui de la représentation ? Procède-t-il plutôt à une sorte de réhabilitation tacite de ce registre, quitte à rendre rétrospectivement problématique la disqualification qu'il en avait d'abord opérée ? Ou encore, considère-t-il que c'est précisément grâce au recours à l'image que l'on échappe au registre de la représentation, ce qui constituerait une thèse apparemment paradoxale appelant quelques...éclaircissements ? La conférence que nous lisons nous laisse dans l'expectative sur ces points. Tout au plus autorise-t-elle à faire ce constat : alors que chez Hegel (le premier à avoir donné un sens technique précis à la notion de représentation), la représentation n'a pour contenu que des images (des « quelque chose » ou des « quelqu'un » entretenant entre eux des rapports de natures spatiale et/ou temporelle) et doit, pour cette raison, être dépassée par une élévation au concept et à ses moments (ayant entre eux les rapports logiques qu'ils induisent intérieurement et nécessairement), chez Heidegger il semble que c'est, inversement, la pensée conceptuelle qui est de nature représentative, et que le dépassement de la représentation implique de délaisser le concept (au sens classique de ce terme) au profit de l'image empruntée à l'espace.

Quoi qu'il en soit du statut précis que revêt, aux yeux de Heidegger, la notion de clarté par lui invoquée (est-ce encore une sorte de concept ? une image ? l'élément d'une analogie ?...), celle-ci comporte objectivement trois traits essentiels qui semblent devoir lui rester attachés, et marquer de leur empreinte la façon dont notre auteur envisage l'« affaire de la pensée » . Tentons donc de commencer à les dégager.

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XXXVI. La clarté comporte tout d'abord a. le caractère essentiel de l'indétermination, et ce à un double titre.

α/ D'une part, quant au contenu : en tant que condition de la parution de quoi que ce soit, de tout « ceci » défini ou définissable présentant, au moins en droit, visage et contours, la clarté n'est elle-même, et pour ainsi dire par définition, aucun « ceci », rien qui présenterait une quelconque caractéristique, rien qui soit quelque chose. En ce sens, elle peut être identifiée à l'universel, à condition de voir en celui-ci une forme vide, qui n'est apte à héberger, comme contenu, toute particularité (« quoi que ce soit » [294]), que dans la mesure où elle n'en comporte aucune en et par elle-même. C'est pourquoi la lumière en est une bonne image, elle qui n'est rien de tout ce qui est visible en elle et par elle – avec la limite, inhérente à toute image et comme nous l'avons vu, qu'en tant que phénomène physique la lumière est bien elle-même un « quelque chose », et seulement, de tous les « quelque chose », celui qui est le plus à même de représenter ce qui n'est aucun d'eux.

β/ D'autre part, quant à l'activité : en tant qu'elle est éclairante ou clarifiante, la clarté est en quelque manière active, tout en étant radicalement distincte de tout « faire » défini et déterminé. La clarté, en effet, ne rend pas seulement visibles les « ceci » quels qu'ils soient, considérés dans leur présence immédiate et inerte, mais aussi « ce qu'ils font », leurs « mouvements » et leurs « actions », leurs relations, que ceux-ci soient de nature sensible ou intelligible. Mais l'activité de la clarté n'est aucune de celles qu'elle rend visibles ; par rapport à tout ce que font ou peuvent faire les « quelque chose », chacun pour sa part ou les uns à l'égard des autres, par rapport à toutes leurs actions réelles ou possibles, elle demeure en retrait et autre – d'une altérité encore autre que celle qui peut prendre place entre ceux-ci. Et son altérité propre consiste en ce qu'elle ne présente aucune des particularités qui permettent de caractériser, chacune pour sa part, les activités des « quelque chose », et de les distinguer les unes des autres : en tant que « faire paraître » ou « rendre visible » purs, simples et universels, l'activité de la clarté ne confère présence et visibilité aux « quelque chose » et à leurs « actions », dans leurs contours et leurs différences, que dans la mesure où elle-même n'en comporte et n'en présente pas.

Sous ce double rapport (celui du contenu et celui de l'activité), l'indétermination prend donc aussi b. le sens d'une égalité-à-soi ou d'une identité-à-soi, dans la mesure où, telle qu'elle est invoquée ici par Heidegger, la clarté est et demeure ce qu'elle est, indépendamment de l'infinie variété de ce qui accède à la parution « à travers » elle. Tout ce qui est susceptible de différence selon les différents mode du différer identifiés par la métaphysique (pour une part et de façon plus ou moins explicite, dès Platon et Aristote), tombe dans le champ de ce qui est éclairé ou éclairable, présenté ou présentable, et donc de ce que la clarté n'est pas. Il en résulte qu'il n'y a de différence possible que α/ entre les « quelque chose » étant ou pouvant être éclairés, et β/ entre la clarté et la totalité de ces derniers (c'est là, sinon la « différence ontologique » proprement dite, du moins quelque chose qui s'y apparente, ou qui la représente), – mais non dans la clarté elle-même : il y a une (même) clarté tombant sur les (différents) étants.

Par suite, la clarté comporte en outre c. le caractère, essentiel lui aussi, de l'extériorité.

Ce en quoi ou ce « à travers » quoi paraissent ou peuvent paraître les « quelque chose », les étants, se tient, par rapport à ceux-ci, en un ailleurs, qui semble prendre la forme plus précise d'un autour – puisqu'il faut décidément, à l'incitation de Heidegger lui-même, recourir au registre des déterminations spatiales. En nommant « clarté » ce qui est autre que tout ce qui peut paraître, être présenté ou se présenter, Heidegger suppose en effet, ou pose tacitement en principe, que tout étant a nécessairement hors de lui la condition de sa parution, et de la présence en laquelle il est susceptible d'entrer ; et de même pour l'activité de paraître, considérée en elle-même et lorsque c'est de sa parution à elle qu'il s'agit. Est ainsi écartée de facto une hypothèse qui demande pourtant à être envisagée : celle d'un « étant » qui soit lui-même source de sa parution, qui comporte lui-même intérieurement la possibilité fondamentale – voire la nécessité – de celle-ci, plutôt que de devoir la recevoir de l'extérieur.

Remarquons-le : cette éventuelle intériorité est peut-être ce qui devrait conduire à reconnaître l'existence d'une différence essentielle entre quelqu'un et quelque chose, ou entre sujet et substance ; inversement, c'est peut-être le fait d'écarter d'emblée la possibilité de cette intériorité qui entraîne l'impossibilité de distinguer véritablement les deux, ainsi qu'il semble en aller chez Heidegger. Toujours est-il que les traits caractérisant la clarté sont appelés à se retrouver, peut-être encore accentués, dans ce que la clarté elle-même suppose comme sa condition de possibilité : à savoir l'« Ouvert ».

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XXXVII. La clarté n'est elle-même possible que moyennant autre chose, situé encore en amont, que Heidegger appelle l'Ouvert : « Mais la clarté a elle-même son repos dans une dimension d'ouverture et de liberté (…). La clarté joue dans l'ouvert (…). Nous nommons en allemand cet état d'ouverture qui seul rend possible à quoi que ce soit d'être donné à voir et de pouvoir être montré : die Lichtung » [294]. Selon Heidegger, en dépit des apparences le terme Lichtung ne renvoie pas directement à l'idée de lumière (Licht) ou de clarté, mais plutôt à celle de légèreté (Leichtheit), de non-encombrement, et donc à celle d'un espace « ouvert » et « libre » comme l'est celui d'une clairière [295]. Clarté ou lumière ne peuvent luire, régner et « jouer » que dans un cadre qui, en tant que non plein, libre comme peut l'être un « espace libre », est susceptible d'être envahi par elles ; et cet espace ou ce cadre précèdent en quelque façon, et nécessairement, cette invasion : par rapport à la lumière ou à la clarté, ils doivent être déjà là : « briller n'est possible que si déjà de l'Ouvert est là » [296]. C'est pourquoi le passage, opéré par Heidegger, de la clarté à l'Ouvert, est censé avoir le sens d'une remontée vers ce qui est « avant », Ur- : à propos de l'Ouvert et de sa liberté, « il nous faudrait aller jusqu'à dire : [c'est] une Ur-Sache » [295].

L'Ouvert et la clarté ne doivent donc pas être confondus, mais distingués ; et quant à leur rapport, « (…) ce n'est jamais la lumière qui d'abord crée l'Ouvert de la Lichtung ; c'est au contraire celle-là, la lumière qui présuppose celle-ci, la Lichtung » [id.]. Ces propos de Heidegger invitent à regarder de plus près ce qu'il en est de l'Ouvert considéré en lui-même, et ce qu'il en est de l'Ouvert considéré dans son rapport avec la clarté. Comme notre auteur fait intervenir l'Ouvert à partir de la clarté, à titre de réquisit de cette dernière, c'est par le second point que nous commencerons, pour aborder dans un deuxième temps l'Ouvert « en lui-même ».

a. L'Ouvert dans son rapport avec la clarté. La lumière ne « crée » pas la Lichtung, mais « au contraire » elle la « présuppose », dit Heidegger. A strictement parler, cela implique que « présupposer » soit le contraire de « créer », ce qui n'est pas le cas (le contraire de créer est quelque chose comme « anéantir », « annihiler ») et donne à la phrase de Heidegger, ou du moins à sa traduction, un caractère bancal. En outre, cette phrase pourrait donner à entendre que la Lichtung, pour sa part, créerait la lumière, ce qui serait faux également (mais on ne peut affirmer que Heidegger soutient ici cette thèse). Il ne s'agit pas, avec cette double remarque, d'ergoter de façon superficielle, mais de commencer à faire ressortir un aspect essentiel du rapport entre l'Ouvert et la clarté, qui, lui, peut être regardé comme certain : pas plus que la clarté n'engendre ce qu'elle éclaire, l'Ouvert ne fait être la clarté qui « joue » ou « repose » en lui. Il ne fait, littéralement, que lui donner lieu. La clarté (ou la lumière) ne vient remplir l'espace que constitue l'Ouvert que si, pour sa part et de son côté, elle a déjà une existence propre, qu'elle ne lui doit pas. De l'Ouvert elle ne tient que son déploiement, ou, comme l'on pourrait dire, sa propre « présentification » – et non sa naissance. C'est bien ce que suggère l'image de la clairière : l'abattage des arbres occasionne l'afflux d'une lumière qui n'est nullement produite par lui, mais doit être déjà là, prête à s'élancer, et cela en vertu de sa dynamique interne et propre, déjà à l’œuvre et seulement bloquée ou freinée, jusqu'alors, par un obstacle extérieur désormais supprimé. En ce sens, la lumière « précède » l'Ouvert tout autant qu'elle est précédée par lui – ce qui signifie en fait qu'elle lui est logiquement, voire ontologiquement, contemporaine.

En quoi l'Ouvert mérite-t-il donc d'être qualifié de Ur-Sache ? En quel sens est-il origine ? Si « être origine » signifie « donner l'être », l'Ouvert ne l'est-il pas encore moins, par rapport à la clarté, que la clarté elle-même ne l'est par rapport aux étants (« quoi que ce soit ») présents ou présentables « à travers » elle ? Car pour certains de ces derniers du moins, la clarté n'est pas seulement source de visibilité, mais aussi d'une sorte de nutrition, et par là entre pour une part plus intime et plus directe dans le fait qu'ils sont, que ne le fait l'Ouvert à l'égard de la clarté – et à plus forte raison, pour ainsi dire, qu'il ne le fait à l'égard des étants eux-mêmes. Dans le rapport entre l'Ouvert et la clarté, les seuls aspects pouvant s'apparenter à une forme d'antériorité, ou de préséance, consiste en ce que α/ c'est « dans » celui-là que celle-ci s'épanouit, et se trouve en quelque sorte « contenue » ; et β/ il ne peut y avoir clarté sans l'Ouvert, alors qu'à première vue du moins, il peut y avoir Ouvert sans clarté – une clairière nocturne, pour ainsi dire. Mais il n'en reste pas moins que la clarté n'est pas engendrée par l'Ouvert, et que, si elle vient après lui, cet « après » n'a pas le sens d'une provenance ou d'une filiation ; à cet égard les deux demeurent étrangers et extérieurs l'un à l'autre.

Ainsi commence d'apparaître ce que l'on peut appeler la stérilité de l'Ouvert, que va confirmer un rapide examen de ce dernier considéré en lui-même.

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XXXVIII. b. L'Ouvert en lui-même. Pas plus que la clarté n'était à confondre avec la lumière au sens courant de ce terme, l'Ouvert n'est à confondre avec l'espace tel que nous l'entendons ordinairement. Il l'est si peu, que l'espace est à envisager comme étant lui-même, ainsi que le temps, « contenu » et « recueilli » dans l'Ouvert : « [Il faut] se demander enfin si la libre clairière de l'Ouvert ne serait pas précisément le site où l'ampleur de l'espace et les horizons du temps ainsi que tout ce qui, en eux, se présente et s'absente, sont contenus et recueillis » [296]. Que l'espace soit « contenu » dans un « site » (par conséquent non spatial) « où » il déploie son ampleur, voilà qui paraît bien déroutant (cf. à cet égard §XIII). Chaque mot ou presque, ici, ne peut être qu'une façon de parler, une « image », dont on sent bien qu'elle modifie, ou dépasse, les significations habituelles, sans que l'on sache pourtant comment ni jusqu'à quel point elle le fait – ainsi qu'il en va souvent dans la poésie. Seule surnage clairement l'idée que l'Ouvert n'est pas l'espace, mais, d'une manière ou d'une autre, la condition de celui-ci. Et si, comme le veut Heidegger, on ajoute qu'il est également la condition du temps, il faut en tirer au moins deux conséquences importantes.

α/ Ce sont des termes empruntés à l'espace qui sont employés pour désigner le rapport (apparemment identique) qu'entretiennent l'espace et le temps avec leur (même) condition, et pour désigner cette condition elle-même (à savoir l'Ouvert). Même s'il ne s'agit là que de façons de parler, l'on est en droit d'en conclure que, si l'Ouvert n'est pas l'espace ni le temps, il entretient toutefois avec eux un rapport analogue à celui qu'entretient l'espace avec ce qui se tient en lui, c'est-à-dire un rapport de contenant à contenu ; sinon, il eût fallu dire autrement les choses – car les façons de parler ont tout de même bien un sens. Et en ce sens, l'Ouvert est bien lui-même quelque chose comme un espace, un lieu, un « site », ou plutôt le lieu ou le site.

β/ Dans la mesure, en effet, où l'Ouvert « contient » ou « recueille » les deux dimensions (espace et temps) en lesquelles est contenu et recueilli tout le reste – tout ce qui est, « quoi que ce soit », tout ce qui « se présente ou s'absente » –, l'on doit supposer que l'Ouvert n'est, pour sa part, pas contenu ni recueilli en autre chose encore, mais est le site ultime, ou radicalement premier, et en ce sens radicalement « Ur », de toute contenance et de tout recueil, quels qu'ils soient et quoi qu'il faille entendre exactement par ces termes. Il en découle pour nous un double sujet d'interrogation. D'une part, la question se pose de savoir dans quelle mesure le caractère originaire (« Ur ») de l'Ouvert n'est pas essentiellement, voire exclusivement négatif, en ce sens qu'il consisterait seulement en une non-provenance, un « non-être-recueilli » en autre chose ; si tel était le cas, l'Ouvert serait originaire en tant que ce qui est sans source, mais non pas en tant que ce qui est soi-même source. D'autre part et par conséquent, la question se pose aussi de savoir ce qui garantit le caractère ultime, ou premier, de l'Ouvert, fût-ce au sens limité du « sans source » ; car l'Ouvert, tel qu'il apparaît pour l'instant, ne se montre pas et ne s'authentifie pas lui-même comme terme ultime, mais n'apparaît ainsi, en quelque sorte, que par défaut et de fait, comme ce qui ne laisse entrevoir nulle source dont lui-même proviendrait, plutôt que comme ce qui, en droit, ne peut pas avoir de source – du moins, pas de source autre que lui-même.

Pour l'heure, et précisément afin de commencer à y voir plus clair sur ces points, que peut-on dire de l'Ouvert, en une tentative de sommaire description ? Le caractère de l'extériorité lui revient, semble-t-il, plus encore qu'à la clarté, dans la mesure où l'extériorité ne semble plus être, pour lui, seulement une caractéristique, même nécessaire, mais son essence même. En effet, en tant que lieu pur, l'Ouvert n'est pas seulement extérieur à autre chose (à la clarté et aux étants), mais à lui-même. Il est l'extériorité même, en soi ou, comme l'on pourrait dire, « en personne », l'être-hors-de-soi indéfiniment répété et ne consistant en rien d'autre que cette répétition.

Conjointement l'Ouvert, comme la clarté, présente les caractères de l'indétermination et de l'identité à soi, et les présente même davantage là encore. Car il n'est pas même susceptible de supporter certaines caractérisations, sources à la fois de détermination et de variabilité, que la clarté, quant à elle, peut encore tolérer (intensité, couleur, chaleur...) : il n'est que pur lieu, vide, toujours et partout égal à lui-même – encore plus étranger à ce qui se tient ou se joue en lui, que ne l'est la clarté à ce qui paraît en elle. De ce fait, et faute de toute différence interne déterminée, c'est en un double sens qu'il peut être dit stérile. Il l'est, d'une part, en ce sens qu'il lui est impossible d'engendrer quoi que ce soit, et même, tout à fait généralement, d'être la source d'aucun agir, si ce n'est celui consistant à être ce qu'il est. Même si « être ce qu'il est » ne consiste pas pour lui en un simple état, une pure immobilité et une coïncidence avec soi purement immédiate, mais plutôt en une diffusion de soi ou au contraire en un « retrait » de soi – ainsi que Heidegger va le dire dans la suite de son propos –, il reste que cette « activité » n'est rien d'autre que lui, qu'il consiste de fond en comble en elle, et qu'en l'exerçant il ne « fait » rien d'autre qu'être ce qu'il est : ce qui ne peut être considéré comme une vraie fécondité. D'autre part et par conséquent, l'Ouvert est également stérile en ce sens que, à l'image d'un « milieu stérile », il ne comporte rien qui puisse « contaminer » ou altérer ce qui prend place en lui. Tout agent pathogène ou saprophyte ne peut être qu'un quelque chose déterminé, un « étant », situé en lui et distinct de lui. De lui donc en tant que tel, rien à craindre – ni à espérer. Pur asile de ce qui menace comme de ce qui sauve, il semble être quant à lui, à tous les sens des termes et sous tous les angles, in-différent et in-offensif.

Ces précisions concernant l'Ouvert, dans son rapport avec la clarté (§ précédent) et en lui-même, permettent d'esquisser une caractérisation de la forme et du sens de la « remontée » vers l'« origine », telle que Heidegger en présente ici l'allure générale. Elles invitent également à regarder d'encore un peu plus près les raisons pour lesquelles il est douteux que la dignité d'origine puisse, en vérité, être reconnue à l'Ouvert. Tentons d'exposer ces deux points, qui requièrent et méritent quelque développement.

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XXXIX. L'étant doit à la clarté de paraître – mais non d'être, et d'être ce qu'il est. La clarté doit à l'Ouvert de briller et de se diffuser – mais non d'être, et d'être ce qu'elle est. Ici et au moins pour l'instant, dans sa remontée vers la Sache véritable Heidegger laisse de côté l'aspect proprement ontologique (l'être comme verbe – le fait d'être – et l'être comme substantif – ce qui est), pour ne s'attacher qu'à la visibilité, ou à la « présentification » (« être donné à voir » et « pouvoir être montré » [294]). En ce sens, sa démarche relève de la phénoménologie, c'est-à-dire du souci pour ce qui apparaît et pour ce qui en rend possible l'apparition ; mais d'une phénoménologie qui – contrairement, par exemple, à celle de l'esprit, tentée par Hegel – dissocie ces deux aspects, et cherche d'emblée en-dehors de l'apparaissant lui-même ce qui rend son apparition possible.

Une des conséquences en est que le passage d'une étape à la suivante – selon l'ordre de la remontée : de l'étant à la clarté, de la clarté à l'Ouvert – se caractérise chaque fois par la discontinuité, et consiste en une sorte de saut vers autre chose qui est seulement une condition (un « ce sans quoi ») – « Aucun aspect sans lumière (…). Mais pas de lumière, pas non plus de clarté hors de la clairière de l'Ouvert » [297] –, plutôt qu'en une marche continue vers une forme plus originelle de la même chose, ou vers ce qui serait à proprement parler une source (un « ce par quoi »). Plus précisément encore, la condition en question se présente chaque fois comme un « ce en quoi », un entour ou un autour à la fois plus vaste et plus indéterminé. Nous voyons ici se clarifier le sens de l'idée d'origine tel que Heidegger l'envisage ; et du même coup ce qui différencie selon lui la « pensée » de la philosophie. Il ne s'agit plus de chercher un fondement, ni sous la forme d'un socle (« ce sur quoi »), ni sous celle d'une cause ou d'une instance génitrice ou créatrice (« ce par quoi »), c'est-à-dire quelque chose ou quelqu'un, mais « ce en quoi » tout rapport de fondant à fondé, ainsi que tous les termes possibles de ce rapport – les quelque chose et les quelqu'un, les « étants » – prennent place. Ce qui est cherché, mis à jour et nommé (clarté, Ouvert), est comparable à une atmosphère, un milieu ou un « élément » [pp.300-301] (au sens où l'on parle de l'élément aérien) : ce qui est ambiant, ce en quoi baignent, reposent, respirent, « jouent » les étants et leurs rapports, tous autant qu'ils sont.

C'est la différence entre cet ambiant (l'Ouvert) et tout ce qui se tient en lui que Heidegger s'emploie ici à faire ressortir ; c'est elle qui, ici, est à ses yeux la différence essentielle, aussi celle que la philosophie n'a pas su et pas pu voir. Quant aux différences prenant place entre les êtres, les « ce qui est », ainsi que les différences prenant place entre leurs diverses façons de différer les uns des autres, et de se rapporter les uns aux autres, elles passent à l'arrière-plan et se voient, sinon ignorées, du moins relativisées. Mais que signifie plus précisément cette relativisation, cette apparente relégation de tous les étants en une sorte de masse indifférenciée, ou du moins, de masse dont les différenciations internes seraient négligeables en regard de la différence qui se tient entre l'Ouvert et elles toutes ? Sur ce point il nous faut prendre garde, et ne pas prétendre avancer plus qu'une prudente hypothèse. Heidegger ne donne ici, à cet égard, aucune précision explicite ; toutefois l'on peut tenter d'indiquer la façon dont il est raisonnable de supposer qu'il l'entend.

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XL. Rien n'autorise à penser qu'aux yeux de Heidegger, les différences prenant place entre les étants sont insignifiantes. Tout invite plutôt à supposer que, selon lui, ces différences ne deviennent vraiment signifiantes, et n'apparaissent dans leur vérité, que si les étants sont considérés dans leurs rapports respectifs avec l'ambiant ou l'Ouvert, dans lequel ils sont tous « recueillis », mais d'une manière chaque fois particulière et selon leurs natures propres. Mettant en avant l'Ouvert, et laissant ici dans une ombre indifférenciée tout ce qui « repose » en lui, notre auteur ne suggère pas pour autant que, dans ce « tout », tout revient au même, et que, par exemple, il n'y aurait pas de différence véritablement essentielle à établir entre une pierre et un homme, au motif que tous deux sont « situés dans » l'Ouvert. Il laisse plutôt entrevoir l'idée que la différence véritablement essentielle entre une pierre et un homme réside en ceci, qu'ils sont « en » lui de façons essentiellement différentes, autrement dit, que l'homme entretient – ou devrait entretenir – avec l'Ouvert une relation d'une tout autre nature que celle qu'une pierre entretient avec ce dernier ; et que leur différence entre eux n'est autre que la différence entre leurs rapports respectifs avec l'Ouvert.

L'Ouvert apparaît ainsi comme le moyen-terme auquel il est nécessaire de se référer, et de référer tout « ce qui est », pour voir et donner à voir ce qu'il en est, en vérité, des étants et de leurs différences ; et cela, en prenant en vue la manière dont, chaque fois, le « ce qui », l'étant, « se tient » « dans » l'Ouvert, et s'y rapporte. Si donc l'Ouvert reste ignoré, comme c'est le cas dans la philosophie-métaphysique selon Heidegger, ce n'est pas à l'aune du genre de rapport entretenu avec lui que pourront être discernées entre les étants différentes catégories, ainsi que la nature de ce qui les distingue. Et n'étant pas effectuées à la bonne aune, ces différenciations – celles que la philosophie est en mesure d'établir – ne pourront pas être les « vraies », c'est-à-dire celles qui tiennent à ce qui, seul, caractérise fondamentalement les étants ainsi que leurs relations. Faute de se placer du bon point de vue, la philosophie ne pourra discerner que des différences inessentielles, et offrir, au mieux, une vision approximative et déformée de ce que sont les différences authentiques. C'est pour le coup que les étants seront tous conçus fondamentalement sur un même mode, car placés sous une lumière incapable de les différencier vraiment ; voilà pourquoi, sans doute, le destin de la philosophie était, selon Heidegger, d'en venir à ne pas faire de réelle différence entre l'homme et la chose, et finalement à les traiter de manière essentiellement identique, en faisant, de celui-là comme de celle-ci, des objets de la « science » et des matériaux de la « Technique ».

Si c'est bien ainsi que Heidegger l'entend, alors il y a bien, selon lui, de la différence, et de la différence essentielle, « au sein » de l'Ouvert ; mais il reste que cette différence, qui prend place entre les façons de se rapporter à lui, n'est pas la sienne, car ce n'est pas en lui-même qu'elle se tient, mais seulement entre lui et les différents étants « situés » ou « recueillis » en lui. Cette différence ne lui est pas interne, elle ne le différencie pas de lui-même. Pas davantage elle n'est engendrée par lui, mais plutôt, semble-t-il, par les étants eux-mêmes ; car le pouvoir d'entrer avec lui dans tel ou tel genre de rapport, par suite de différer de lui de telle ou telle façon – c'est-à-dire, peut-être, d'entendre plus ou moins distinctement son « appel » (si toutefois c'est bien de lui que le fameux appel provient (cf.§ XXIII)) et d'y répondre –, ne leur est pas apporté par l'Ouvert, mais doit être présupposé comme étant déjà présent ou absent en eux, selon leur constitution ontologique fondamentale, dont l'Ouvert n'est nullement la source.

Ainsi l'Ouvert reste bien simple autour, simple milieu ambiant – et non source ; en tant que tel et comme on l'a vu, il n'est origine qu'en un sens bien restreint, c'est-à-dire seulement au titre de ce « en » quoi tout le reste est « situé » (§§ XXXVII et XXXVIII). Mais ce mince motif est-il lui-même si assuré ? L'image de la clairière, proposée par Heidegger comme représentation adéquate de l'Ouvert, a peut-être de quoi en faire douter.

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XLI. L'Ouvert n'engendre pas la clarté qui joue en lui, ni les étants qui, en celle-ci, paraissent ou peuvent paraître, disparaissent ou peuvent disparaître ; mais n'y a-t-il pas même lieu de se demander si, en revanche et en quelque manière, il n'est pas lui-même engendré par eux ?

Ce sont le terme et l'idée mêmes d'« Ouvert » qui invitent à l'envisager : car il n'y a d'ouverture possible, semble-t-il, qu'entre quelque chose et quelque chose, ou au sein de quelque chose. Ainsi en va-t-il du moins dans le cas de la clairière, que Heidegger propose comme une représentation adéquate de la Lichtung. Si nous considérons un instant cette représentation de plus près, nous voyons qu'il y a clairière, et ensuite lumière, entre les arbres et au sein de la forêt ; et que la clairière n'a d'existence et de sens qu'à ce titre d'intervalle ou d'interstice. Ce sont eux, les arbres, qui décident de sa présence et de son ampleur ; eux, qui doivent se retirer ou être retirés, pour qu'elle ait lieu. Le retrait des arbres n'a pas lieu dans une clairière préexistante, mais fait la clairière. Cette dernière n'est qu'absence d'arbres, au sein d'une présence d'arbres suffisamment compacte pour former l'unité relative d'un quelque chose appelé forêt. Il ne suffit donc pas de dire, comme le fait Heidegger, que la clairière existe « par contraste avec l'épaisseur dense de la forêt » [295] : car au vrai, c'est elle, la forêt, qui forme l'autour de la clairière ; et c'est elle, la clairière, qui repose dans le sein de la forêt. Si bien que, dans cette représentation, le rapport entre ce qui abrite et ce qui est abrité, entre ce qui recueille et ce qui est recueilli, est inverse de celui qu'elle est censée donner à voir (à savoir, le repos de tout ce qui « se présente ou s'absente » dans l'Ouvert [296]). Est-ce donc que la clairière est une image inadéquate, mal choisie par Heidegger pour illustrer son propos ? Toujours est-il qu'elle se prête à une lecture nettement différente de celle qu'il en suggère, mais peut-être non moins digne d'intérêt ; à ce titre, elle mérite d'être scrutée encore un peu.

Dans l'épais de la forêt, déjà, les arbres sont distincts les uns des autres, séparés par la distance minimale leur permettant d'être uns et d'être autres. Il y a clairière lorsque cette distance devient assez grande pour que soit interrompue la compacité en laquelle la forêt, proprement, consiste. Cet « espace libre » est bordé et délimité par des arbres qui, par définition, ne sont pas en lui ; et il ne consiste qu'en l'allongement, de tous côtés, de la distance qui déjà se tient entre eux là même où il n'y a pas clairière. Aussi relative et approximative est la notion de forêt, dans la mesure où elle ne signifie qu'un être composé (une réunion, demeurant relativement extérieure, d'éléments, en l'occurrence des arbres), aussi relative est la notion de clairière, dans la mesure où elle ne signifie qu'un relâchement, partiel et local, de cette composition : ce qui, à proprement parler, est, ce sont les arbres et les écarts entre eux. Or ces écarts entre les arbres, qu'ils aient ou non l'ampleur d'une clairière, sont leurs écarts, la manifestation de leur mutuelle non-adhérence, de leur non-confusion, ou, pour ainsi dire, la trace et comme l'effet de leur pluralité, de leur altérité réciproque.

Encore faut-il ajouter que cette non-adhérence et cette non-confusion des arbres entre eux, ce « ne-pas-être-l'autre » qui est chaque fois le leur, ne sont, à leur tour, que l'envers de l'être-soi qui, chaque fois en propre, est celui de chacun d'eux. En tant que distance, espace libre présent entre les arbres, l'ouverture est moins la condition de leur entrée dans la visibilité que le résultat de leur installation dans l'être. Ou, pour le dire ainsi : le rien, ici, ne commence que là où l'être s'arrête ; il ne s'étend qu'à partir de là où prend fin ce qui est, et à sa suite. Il n'y aurait rien entre les arbres, si « chaque un » d'eux n'était quelque chose, ayant contour, dessin, définition. « Il n'y aurait rien » entre eux, c'est-à-dire : pas de rien – pas d'écart, pas de jeu, pas d'intervalle.

Ce que montre l'image de la clairière, c'est donc que seul ce qui a con-sistance, unité avec soi et en soi au moins relatives, peut, à titre de limite ou de bord, donner lieu à une ouverture ; ou, comme l'on pourrait encore dire : que c'est la fermeture sur soi de ce qui fait bord, son repos et son recueil en soi-même « avant » tout repos et tout recueil en autre chose, qui donne à l'ouverture son sens et sa possibilité. Mais, dans la mesure où l'arbre n'est pas n'importe quel étant, la clairière montre plus encore.

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XLII. La fermeture sur soi de ce qui fait bord, c'est-à-dire des arbres formant le contour de la clairière, n'équivaut pas à une simple non-ouverture côtoyant une ouverture située au-dehors. On l'a vu : déjà en tant que simple quelque chose, en tant qu'étant parmi d'autres, l'arbre a lui-même des contours propres, qui sont ses bords, les bords extérieurs de sa solide unité avec lui-même, les frontières de l'être compact et singulier qu'il est. Mais sa compacité et son unité avec lui-même ne sont pas celles de n'importe quel étant ; elles ne sont pas, en particulier, celles d'un minéral qui, par hypothèse hyperbolique, adhérerait absolument et immédiatement à lui-même, sans comporter en soi le moindre espace ni le moindre jeu. L'arbre, en effet, est vivant, et cela implique une constitution ontologique tout à fait singulière, à laquelle Heidegger – nous aurons à y revenir, et à y insister – ne prend pas garde. En tant qu'être vivant, l'unité de l'arbre avec lui-même n'exclut pas, mais au contraire implique, sa différenciation interne en une pluralité d'éléments (racines, tronc, branches, feuilles, fruits...) qui ne sont certes pas, eux non plus, dans une complète et opaque con-fusion. A l'intérieur même de chacun de ces éléments, de façon invisible pour l'extérieur, se produisent des différenciations entre des composants plus fins encore. Ici également, et même ici surtout, c'est-à-dire au sein même de l'arbre, il y a de l'un et de l'autre, et entre ses éléments constitutifs règnent altérité et distinction, écart et jeu ; entre eux circule du non-étant, du négatif, de l' « ouvert ».

Ces écarts et ces jeux, ce non-étant et ce négatif, sont non seulement « situés » en l'arbre, mais ils ont en lui leur source. Ils ne recueillent pas l'arbre, mais découlent de la façon spécifique dont l'arbre, en tant que vivant, se recueille lui-même en lui-même. Ils ne sont pas l'effet de l'infiltration, en lui, d'un Ouvert déjà là et d'abord extérieur, mais des aspects essentiels, et même des résultats de sa propre croissance à partir de lui-même. En ce sens, et bien que nulle lumière ne pénètre en l'arbre, l'Ouvert n'est pas pour ce dernier ce qui règne seulement là-dehors et alentour, mais aussi et d'abord ce que lui-même contient, abrite et sécrète, comme une dimension de son intériorité, et en celle-ci. A l'ouverture se tenant entre les arbres, dont nous avons vu (§ précédent) qu'elle s'ensuivait de la consistance ontologique positive de chacun d'eux comme simple étant, vient donc s'ajouter l'ouverture sise entre chacun d'eux et lui-même en tant que vivant. Aucune de ces deux ouvertures – et la seconde moins encore que la première – ne semble compréhensible ni même visible à partir de ce que Heidegger nomme l'Ouvert.

Enfin, et peut-être surtout, ce n'est pas seulement lui-même que l'arbre, en tant que vivant, engendre, en produisant de lui-même et en lui-même chacun de ses organes, ainsi que les ouvertures se tenant entre eux. Car l'arbre, comme tout vivant, enfante, donne naissance à un ou plusieurs autres individus de son espèce, qui auront leur être propre – un être-soi qui consistera à son tour en une animation, une aération et une respiration intérieures. Tel est le sens plein de la notion d'engendrement, façon spécifique dont un vivant en fait être un autre : notion résolument absente du dispositif heideggerien, en lequel rien n'engendre rien – mais seulement éclaire, côtoie, englobe, « abrite », « recueille », etc. Or une chose est de venir nimber un être d'un jour extérieur, et de lui donner ainsi d'être visible ; une tout autre est de lui « donner le jour », et ainsi de lui donner d'être. Une, d'être pour lui un autour ; une autre, d'être pour lui un auteur.

La clairière n'abrite quoi que ce soit que dans la mesure où elle consiste en un « rien » lui-même abrité. L'arbre n'est pas dans la clairière, mais forme le bord qui la dessine et lui donne lieu. Lui-même a son propre dessin et son propre bord, engendrés par lui. Dans l'intimité de sa texture il fait régner un jour obscur, lui donnant d'être intérieurement animé d'invisibles jeux. Et à la stérilité de l'espace libre s'oppose la fécondité de l'arbre, sa possible dignité de père qui donne le jour. Que ressort-il de ces considérations s'efforçant d'être attentives à l'image de la clairière ? Tentons de faire le point, en complétant les remarques déjà faites à propos de l'Ouvert.

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XLIII. L'arbre est comme une vivante contestation de la représentation selon laquelle tout étant baignerait en un Ouvert extérieur et hypostasié : et cela, précisément, en tant que vivant, c'est-à-dire en tant que soi engendrant et contenant une altérité intérieure, ou en tant qu'« étant » dont tout l'être et toute l'existence consistent en une « ouverture » de soi, en soi et par soi. De même, en tant qu'agent et donc sujet de sa propre éclosion et de son propre recueil en lui-même, l'arbre semble donner à voir que l'Ouvert n'est pas, par rapport à la subjectivité, un tout-autre et un entour, mais plutôt ce qui a son lieu en elle, et ce qu'elle-même fait advenir ; enfin et par suite, que la « pensée » ayant l'Ouvert pour affaire n'est peut-être pas, elle non plus, au-delà de la philosophie, mais plutôt l'un des aspects ou moments de celle-ci. En effet – et c'est à nul autre que Platon que nous devons de le savoir (République VI et VII) – le rapport entre les types de regard (ici : philosophie d'un côté, « pensée véritable » de l'autre) est de même nature que le rapport entre les objets ou « affaires » (Sachen) auxquels ils sont respectivement appropriés (ici : subjectivité d'un côté, Ouvert de l'autre) ; de sorte que, si le rapport entre la subjectivité et l'Ouvert n'est pas, en vérité, celui que Heidegger suggère, le rapport entre philosophie et « pensée véritable » ne sera pas non plus, en vérité, celui que notre auteur envisage.

Pour ces raisons, l'arbre pourrait bien être l'élément le plus important et le plus digne d'attention, dans l'image de la clairière. Pourtant Heidegger ne lui accorde aucune considération particulière, qui prendrait en compte le fait qu'il s'agit d'un arbre, et donc d'un vivant, et non d'autre chose. Ici comme ailleurs dans son œuvre, et à la différence de nombreux « métaphysiciens » comme Aristote, Leibniz, Hegel ou Bergson, il ne reconnaît pas au vivant un statut ontologique spécifique, dont l'examen serait indispensable à toute méditation fondamentale sur la question de l'être. L'une des raisons en est peut-être la propension de notre auteur à recourir à la représentation spatiale (cf. §XXXV, §XXXVIII), laquelle, par nature, ne permet pas de saisir ni même de voir ce qui est d'essence organique – à moins que ce ne soit, inversement, une certaine cécité à l'égard de l'essence de l'organique qui l'ait conduit à privilégier les modes d'être et de relation propres à l'espace (l'être-dans, l'être-au-travers, l'être-autour, le site, le lieu, l'avancée, le retrait, etc.).

Toujours est-il que ce dont parle Heidegger, via l'image de la clairière, c'est simplement d'un espace dégagé, « non encombré » ; ne sont mentionnés et pris en compte ni le fait que cet espace est circonscrit par des bords, ni, à plus forte raison, la nature particulière de ces derniers. Rien n'aurait été changé à l'idée qu'il cherche à exposer si, au lieu d'une clairière, il avait évoqué la place d'un village (entourée de maisons) ou un cirque montagneux (cerné de parois rocheuses). Cela, parce que l'idée en question est seulement celle de l'Ouvert en tant que non-étant, ou néant, qui, par rapport à tout ce qui est – et même par rapport à ces étranges mixtes d'être et de non-être que sont l'espace et le temps (cf.§ XXXVIII) – est appréhendé comme extérieur et comme autre.

Ainsi conçu, et à l'encontre de ce que montre avec évidence l'image de la clairière, l'Ouvert est sans bord et sans substrat. Il n'est pas ouverture de quoi que ce soit, ni dans quoi que ce soit, ni entre quoi que ce soit et quoi que ce soit – mais « ouvert » tout court. Comme c'était déjà le cas avec l'« appel » (cf.§ XXIII), peut-être même davantage encore, Heidegger emploie sans complément un mot qui, pour avoir un sens, en exige pourtant un, voire plusieurs. Tentons brièvement de préciser ce point, puis d'en indiquer une importante conséquence.

 

A suivre

 

 

 

 

 

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