Retour à la page d'accueil - Feuilleton philosophique - Notae - A l'école - Articles - Esquisses

 

Avis de lecture

Courtes critiques de livres, assorties d'appréciations sur le niveau de difficulté des ouvrages .

 

Niveaux de difficulté 

Très accessible
Peu ou pas de vocabulaire technique, ni d'appel à des raisonnements trop étendus ou trop complexes. Particulièrement indiqué pour une prise de contact avec la philosophie, et se préparer à passer au niveau suivant.

Accessible
Toujours abordable pour la plus grande partie du contenu, mais présence de vocabulaire technique et d'élaborations conceptuelles plus poussées. Le non-spécialiste aura donc affaire à un mixte de clartés et de zones d'ombre... ce qui est excellent pour progresser.

Exigeant
La proportion s'inverse par rapport au niveau précédent : importance du vocabulaire technique, caractère "abstrait" et spéculatif de la pensée sont dominants. Pour le profane (voire pour les autres!), les zones de clarté se raréfient sans toutefois disparaître complètement.

N.B.: pour remédier au caractère formel de cette classification, on pourra proposer pour certains ouvrages des indications mixtes: "très accessible/accessible" ou "accessible/exigeant".

 

Auteurs (ordre alphabétique)

Rémi Brague [1] [2] - Jean-François Braunstein [1] - Claude Bruaire [1] [2] [3] - G.K. Chesterton [1] - Jean-Louis Chrétien [1] - Laurent Dandrieu [1] - Chantal Delsol [1] - Rod Dreher [1] - Alain Finkielkraut [1] - Dominique Folscheid [1] [2] [3] - Nicloas Grimaldi [1] - Pierre Hadot [1] - Francis Kaplan [1] - Robert Redeker [1] - Olivier Rey [1] - Peggy Sastre [1] - Sénèque [1]

 

Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle. Le genre, l'animal, la mort, Paris, Grasset, 2018

Niveau de difficulté : accessible

L'intérêt principal de cet ouvrage est de faire connaître certains des courants de pensée actuellement parmi les plus influents et les plus problématiques, essentiellement représentés par des auteurs anglo-saxons (J.Money, P.Singer, J.Butler, D.Haraway...), en s'appuyant sur de nombreuses citations et références. Comme l'indique le sous-titre, trois thèmes majeurs sont abordés. Sur le premier, le genre, sont clairement exposées différentes thèses, plus ou moins radicales mais convergentes, qui visent à nier le caractère naturel de la différence sexuelle entre homme et femme, tantôt seulement dans ses aspects comportementaux, tantôt dans sa réalité physique même. Sur le second, l'animal, sont rapportées les tentatives de nier l'existence d'une différence radicale entre l'homme et l'animal (« antispécisme ») et d'en tirer des conséquences juridiques et morales. Le point le plus essentiel, et éventuellement le plus inquiétant, à cet égard, est la question de savoir s'il nous est proposé de traiter désormais les animaux comme des hommes... ou de traiter les hommes comme des animaux. Que penser par exemple de la proposition de P.Singer d'utiliser des enfants orphelins, ou des handicapés mentaux, comme cobayes d'expériences scientifiques, à la place d'animaux ? De la proposition de ce même auteur d'abolir ces « tabous » que sont, selon lui, l'interdit de la zoophilie et celui de la pédophilie ? Quant au troisième enfin, la mort, on découvre non sans stupeur et inquiétude que la définition même de cette notion peut faire l'objet de manipulations (via le concept de « mort cérébrale ») à des fins commerciales, ou soi-disant morales, de récupération d'organes. Et conjointement, que certains prétendent sérieusement s'arroger le pouvoir de décider qui a le droit de vivre ou non : ainsi l'infanticide, délicatement rebaptisé « avortement post-natal », trouve-t-il des partisans.
On sera un peu plus réservé à propos de certaines des objections que l'auteur avance parfois à l'encontre de toutes ces thèses. C'est surtout par son remarquable apport informatif que cet ouvrage se recommande à notre attention.

 

 

Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Brouwer, 2018

Niveau de difficulté : accessible

Qu'est-ce que le transhumanisme ? En quoi ce qu'il propose et prédit a-t-il de quoi éveiller les plus profondes inquiétudes ? Ce petit livre dense et documenté offre de précieux instruments pour réfléchir sur ce courant contemporain, et se donne les moyens d'un véritable recul critique en utilisant de façon claire mais rigoureuse les ressources de la philosophie (Kant, Saint Thomas d'Aquin, Aristote entre autres).
Le transhumanisme a pour projet l'« amélioration » de la condition humaine, grâce à une science mise au service de la technique. Mais que signifie « améliorer » la condition humaine, au lieu de l'assumer tant bien que mal, comme le faisait l'homme jusqu'ici ? La nature du moyen (la technique) indique à elle seule celle du but : augmenter indéfiniment la capacité et le pouvoir de l'homme (c'est là tout ce que peut, et tout ce que pourra jamais la technique). Le pouvoir de quoi ? De jouir au maximum et de souffrir au minimum, autrement dit d'assurer le règne du principe de plaisir. Ainsi le transhumanisme promet-il la disparition de la souffrance physique (handicaps, maladies), voire de la mort elle-même, en instrumentalisant le corps pour en faire une machine indéfiniment réparable (c'est le thème du « cyborg ») ; mais aussi l'éradication de la souffrance psychologique, en conditionnant l'homme à ne rien désirer d'autre que ce que la technique peut fournir (d'où une connivence avec le règne du « marché », qui s'efforce de capter tout le désir humain vers ce qui est fabricable, quantifiable, et donc monnayable).
O.Rey montre comment et pourquoi, en prétendant mettre la « science » au service de l'« homme », le transhumanisme, en vérité, défigure les deux. Car avec lui la connaissance est détournée de toute visée contemplative au profit d'une mission purement utilitaire (ce qui met particulièrement la biologie en porte-à-faux avec elle-même), et l'homme est invité à se rabaisser au rang de l'animal, voire de la machine, en s’efforçant de satisfaire ses pulsions les plus pauvres et les plus archaïques, au lieu de mettre son honneur à les dépasser.

 

 

Dominique Folscheid, Made in labo, de la procréation artificielle au transhumanisme, Paris, Cerf, 2019.

Niveau de difficulté : accessible

Le transhumanisme est un courant de pensée qui met gravement en danger l’humanité même de l’homme ; et sa mise en œuvre concrète n’est pas à redouter dans un avenir plus ou moins lointain : en vérité, elle a déjà commencé. Telles sont les deux idées maîtresses de cet ouvrage intelligent et fort éclairant.
Le cauchemar transhumaniste a déjà commencé dans la mesure où la Technique a d’ores et déjà changé nos vies, tout en changeant elle-même de nature : elle n’est plus l’art d’élaborer des moyens en vue de buts fixés par l’homme, mais est devenue un immense « Machin » (ainsi D. Folscheid traduit-il le terme allemand Gestell, emprunté à Heidegger) qui décide lui-même des buts que l’homme doit viser : à savoir, ceux qu’elle, la Technique, peut atteindre ou promettre d’atteindre. Pour ce faire, elle réduit tous les problèmes humains à des problèmes techniques, pour le plus grand triomphe d’un désir délié de toute contrainte spirituelle, et donc la plus grande satisfaction d’un sujet qui n’a plus à se demander si ce qu’il désire est intrinsèquement bon, mais seulement comment obtenir ce qu’il désire (sur ce point, Bacon, au début du XVIIe siècle, est un des principaux précurseurs).
L’instrumentalisation frappe d’abord la sexualité, nœud de toutes les dimensions essentielles de l’homme, en la divisant d’une part en sexe pur, délié de tout but de reproduction, et d’autre part en procréatique, reproduction de plus en plus déliée des relations sexuelles. Sexe sans reproduction et reproduction sans sexe : dans les deux cas, le corps est réduit au statut de machine, de « petite usine » produisant soit du plaisir, soit des bébés. Mais pour que le corps soit radicalement instrumentalisé, il faut aller plus loin encore ; en tant que vivant, et donc fragile et mortel, le corps est vu comme une version ratée de la machine, qui, elle, est potentiellement « immortelle » : il s'agit donc, non pas d'améliorer ou d'« augmenter » le corps, mais de le remplacer.
Le transhumanisme combine ainsi le futurisme le plus poussé, en annonçant une technique aux pouvoirs sans limites, et l'archaïsme le plus ancien, en adoptant le fantasme immémorial d'une création de l'homme par lui-même (comme le montre une fine relecture du mythe d'Oedipe).

 

Rémi Brague, Les Ancres dans le ciel, Paris, Flammarion, coll."Champs essais", 2011

Niveau de difficulté : accessible

Ce petit livre recueille les textes d'une dizaine de conférences centrées sur le thème de la métaphysique. Les questions abordées sont donc à la fois « abstraites », fondamentales et difficiles : l'être, l'existence, Dieu, le sens de la vie... Mais comme l'indique le beau titre de l'ouvrage, il s'agit justement de montrer que ce qui semble le plus éloigné de nos soucis communs est, en vérité, directement en jeu en ceux-ci, à titre de fondement et de source de lumière. L'existence humaine est un navire évoluant entre terre et ciel, mais à rebours de nos évidences immédiates, c'est la première qui est flottante et le second qui offre sens et fermeté. Notre attitude face à la vie, face aux autres et à nous-même, notre appétit de vivre ou notre tentation du suicide (comme individu ou comme espèce) dépendent des convictions plus ou moins confuses qui sont les nôtres à propos de l'absolu, de l'essence ou du néant. Ce petit livre nous aide à les discerner et à les clarifier, par ses réflexions propres comme par ses références remarquablement maîtrisées à de nombreuses doctrines philosophiques. En mettant son immense culture à notre portée et à notre service, l'auteur contribue ainsi de belle façon à faire en sorte que le plus fondamental ne soit pas aussi le plus inaccessible.

 

Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d'un ou deux autres, Paris, Flammarion, Champs-essais, 2009

Niveau de difficulté : accessible

Façonnée par trois siècles de discours anti-religieux, et dépourvue par rapport à ceux-ci de véritable recul critique, l'opinion courante est désormais pleine d'ignorance et, pire encore, d'idées fausses à propos du christianisme. Ce livre, qui parvient à combiner une immense érudition et une grande clarté, rétablit la vérité sur le contenu de cette doctrine, et réveille la réflexion sur de nombreux points importants, qui touchent aussi bien à la question de ce qu'est Dieu en lui-même, qu'à celle de la nature profonde des relations entre Dieu et l'homme. Ainsi sont examinées et méditées : la notion de foi, à ne pas confondre avec la simple croyance ; celle d'unicité de Dieu, qui, distinguée de la simple unité, permet de comprendre ce qu'il y a d'abusif à regrouper le christianisme, le judaïsme et l'islam sous l'appellation commune de « monothéisme » ; celle de paternité divine (en quel sens le Dieu chrétien est-il Père ?), souvent et trop vite confondue avec celle de virilité, ce qui entraîne bien des erreurs et des confusions à propos de la conception chrétienne de la sexualité. Soulignons enfin, en particulier, les pages très éclairantes consacrées aux notions chrétiennes de péché et de pardon, leurs significations respectives et le lien substantiel qui les unit.

 

Claude Bruaire, La dialectique, Paris, PUF, coll. "Que sais-je?", 1985

Niveau de difficulté : accessible/exigeant

Le titre laisse présager une étude austère, réservée aux initiés, portant sur une notion inusitée dans le langage courant et soulevant des problèmes complètement étrangers à notre existence concrète. Or il n'en est rien. Comme le montre l'auteur, en se référant de façon rigoureuse mais claire aux grandes doctrines (Platon, Aristote, Kant, Hegel, Feuerbach, Marx), la notion de dialectique touche directement à notre existence d'êtres pensants et agissants ; sa parenté étroite avec la notion de dialogue en est un indice. D'une part, il s'agit avec la dialectique de la recherche de la vérité au moyen du discours rationnel, de sa possibilité et de ses embûches. D'autre part, il s'agit de nos rapports avec les autres, la nature, la réalité en général. Si nous n'y prenons garde, ce ne sont pas seulement nos idées qui risquent de s'abîmer en des voies sans issue, sans trouver ni équilibre ni consistance, mais notre vie elle-même.
Mouvement qui anime nos pensées et nos attitudes, la dialectique est à la fois un moteur et un dissolvant : mieux en connaître les ressorts, c'est favoriser la victoire du premier aspect sur le second.

 

Claude Bruaire, Une éthique pour la médecine, Paris, Fayard, 1978

Niveau de difficulté : très accessible/accessible

Comment y voir clair dans les questions d'éthique ou de morale, que soulèvent tout à la fois l'augmentation spectaculaire de nos capacités techniques dans le domaine bio-médical, et l'évolution non moins profonde et soudaine de nos désirs et réclamations ? La raison philosophique, ici, peut et doit intervenir. Elle seule peut mener à bien cette double tâche, et préserver ainsi la pensée et l'action de la contrainte des préjugés ou des fantasmes : d'une part, dégager méthodiquement et clairement les positions de principe qui sous-tendent (bien souvent implicitement) nos pratiques ; d'autre part, inversement, déduire tout aussi rigoureusement ce qu'impliquent, comme conséquences pratiques, les principes ou croyances auxquels nous adhérons. C'est ce qu'entreprend l'auteur de ce livre, à propos de questions encore débattues (l'euthanasie, l'attitude devant la souffrance, la maladie mentale, la frontière entre besoin de santé et désir fantasmatique de bien-être...), ou trop tôt considérées comme réglées (l'avortement). Une réflexion accessible et rigoureuse qui apporte à tous (médecins ou non) une clarification extrêmement précieuse.

 

Chantal Delsol, Les pierres d'angle (A quoi tenons-nous?), Paris, Cerf, 2014.

Niveau de difficulté : très accessible/accessible

Le propos est de nous aider, nous autres modernes ou post-modernes, à éviter le nihilisme et/ou le néo-paganisme, après notre abandon du « judéo-christianisme ». Nous sommes invités, dans ce but, à prendre conscience de ce qu'il y a des choses essentielles auxquelles nous tenons, qui prirent naissance dans cette religion, et qui ne peuvent véritablement garder leur sens que dans et par l'atmosphère qu'elle dispense, se trouvant au contraire perverties et dégradées dès qu'on oublie cette origine. Ainsi l'auteur met-elle en avant, souvent avec finesse et justesse, les notions de dignité (dont le critère ne saurait être la sensibilité), de joie (qui ne doit pas se dégrader en simple bonheur), d'espérance en un salut (par opposition à l'attente d'un « progrès » menant au bonheur), de confiance (au rebours du besoin de maîtrise et de certitude, et de la perte du goût de vivre)... Il nous faut, en somme, retrouver le double sens du risque et du mystère, en reconnaissant à nouveau que l'homme n'est lui-même que dans et par sa relation à de l'autre – autre insaisissable, qui ne dépend pas de lui mais dont lui-même dépend.

Cette altérité, au bout du compte, a le visage d'un Autre, absolu et transcendant, c'est-à-dire celui du Dieu du christianisme. Mais la nature, en un sens certes relatif, ne remplit-elle pas les mêmes conditions (elle peut se passer de nous, mais non pas nous d'elle) ? Dans cette mesure, ne peut-elle jouer le rôle d'altérité de transition, sur le chemin nous (re)conduisant à l'accueil de la transcendance ? C'est l'espoir que croit pouvoir placer l'auteur dans le vif intérêt contemporain pour l'écologie – espoir discutable, mais non insensé.

 

Jean-Louis Chrétien, Le regard de l'amour, Paris, Desclée de Brouwer, 2000

Niveau de difficulté : accessible/exigeant

Cet ouvrage est sans doute l'un des meilleurs de l'auteur, qui n'en commet que de fort bons. Il rassemble diverses études, dont chacune constitue un tout pouvant être lu à part, sur les manifestations et la réalité intime de l'amour. Tant par la qualité de l'écriture que par la profondeur de la pensée, il parvient à nous faire voir d'un regard neuf, surpris et ravi ce qui, trop souvent, ne donne lieu qu'à des discours superficiels et mièvres. Rien de tel ici, contrairement à ce que le titre peut faire craindre un instant, mais une riche et belle substance. Signalons en particulier la magnifique méditation initiale sur l'humilité, discret pouvoir « de tout nourrir et de tout soutenir » ; la très instructive réflexion sur le « danger de la sécurité » et les terribles menaces de la fausse paix ; enfin, la substantielle étude sur la manière unique et éminente dont l'amour connaît et voit.
En changeant notre regard sur l'amour, ce livre nous invite et nous aide à nous changer en adoptant le regard de l'amour. Et son moindre mérite n'est pas de rectifier, ce faisant, bien des idées reçues sur le christianisme.

 

Peggy Sastre, La domination masculine n'existe pas, Paris, éd. Anne Carrière, 2015.

Niveau de difficulté : très accessible / accessible

Comment balayer la Charybde de l'ultra-féminisme et des outrances des « études de genre », sans toutefois tomber dans la Scylla d'un scientisme naturaliste grossier ? Cet ouvrage au titre agréablement provocateur ne ferraille contre le premier monstre que pour s'immoler sans réserve au second, érigé en idole ; ce qui donne à l'ensemble une saveur contrastée. D'un côté, on assiste à une saine réaction contre un discours ambiant désormais très installé, et d'une assez grande misère intellectuelle, sur la « domination masculine », le « patriarcat », etc. La réalité biologique naturelle, dont ces discours nient ou minimisent l'existence et le poids, sont ici mis en avant avec énergie et sans complexe, en particulier sous l'angle des récentes versions de la théorie de l'évolution : de ce point de vue, l'ouvrage est animé par un salutaire souci de retour au réel, par-delà les élucubrations parfois délirantes de la nouvelle bien-pensance. Mais d'un autre côté, faut-il pour autant élever l'évolutionnisme biologique au rang d'explication ultime et suffisante de toute chose ? Rappeler la pesante réalité de la nature est une chose, affirmer qu'il n'existe qu'elle en est une autre. Or, comme le montrent en particulier ses derniers chapitres et sa conclusion, cet ouvrage confond les deux, l'auteur ne craignant pas de s'aventurer hors de son domaine de compétence, avec légèreté et même un soupçon de vulgarité, en décrétant l'inexistence de toute dimension métaphysique spirituelle chez l'être humain.
Au bout du compte, dans l'optique d'une lutte contre l'idéologie du « tout-construit social », c'est sans doute un assez bel exemple de remède pire que le mal.

 

Alain Finkielkraut, La sagesse de l'amour, Paris, Gallimard, 1984

Niveau de difficulté : accessible

Deux grands bénéfices peuvent être attendus de la lecture de ce petit livre remarquable. D'une part, faire connaissance avec l'une des pensées les plus profondes mais aussi l'une des plus difficiles du XXe siècle : celle d'Emmanuel Lévinas. L'auteur, au sens le plus noble de ce terme, s'en inspire constamment, et parvient à la rendre accessible sans la défigurer. Si nous savons l'écouter, nous ne verrons jamais plus autrui comme avant : nous le découvrirons à la fois plus attirant et plus inquiétant que nous ne le soupçonnions, et surtout, nous verrons les lieux et les raisons de nos attirances comme de nos inquiétudes radicalement chamboulés. D'autre part, sous l'impulsion du beau et puissant souffle de Lévinas, nous obtiendrons des lumières considérables (et dérangeantes à plus d'un titre) sur l'esprit de notre modernité, et sur la façon dont cette modernité a tendance à s'interpréter elle-même. Le totalitarisme, le nazisme et l'antisémitisme, tout particulièrement, se voient ici éclairés d'une façon qui va bien au-delà des explications convenues, commodes et rassurantes, qui nous en sont données habituellement sous l'influence de l'utilitarisme ou du structuralisme. En somme, nous est proposé ici un regard vraiment nouveau sur ce que signifie être un homme, et l'être dans le monde actuel.

 

Dominique Folscheid, L'esprit de l'athéisme et son destin, Paris, La table ronde, 2003

Niveau de difficulté : exigeant

Le grand intérêt de cet ouvrage réside dans le thème étudié (l'athéisme), capital pour comprendre notre époque, et dans la très grande qualité du traitement qu'il en effectue. On a là bien plus qu'un inventaire ou un historique des formes de l'athéisme : une étude systématique et radicale, en laquelle est dégagée une logique globale (un « esprit »), qui engendre ses figures particulières à la fois librement (en ce sens qu'elle demeure irréductible à chacune d'elles, et se montre toujours apte à en produire de nouvelles), mais aussi et surtout en stricte soumission à une nécessité invincible et qui la meut du dehors (un « destin »). Car, et telle est la grande thèse ici proposée, l'athéisme quel qu'il soit n'a jamais de consistance et d'existence qu'empruntées, par réduction et gauchissement de la seule logique globale véritable (consistante en elle-même, et non par opposition à autre chose) : celle du christianisme (la « médiation absolue »).

Tout athéisme, en dernière analyse, ne vit que de ce qu'il nie, tout en étant contraint, pour survivre, de s'évertuer à donner l'impression contraire : survie toujours possible, mais toujours de servitude.

 

Nicolas Grimaldi, L'homme disloqué, Paris, PUF, coll. "Intervention philosophique", 2001

Niveau de difficulté : accessible

Agrément esthétique (l'auteur a une vraie plume, ce qui tend à devenir rarissime) et finesse de la réflexion se conjuguent remarquablement en cet ouvrage, qui, comme bien d'autres mais mieux que beaucoup, cherche à saisir l'esprit de notre temps. Le titre indique le diagnostic : l'homme d'aujourd'hui vit dans l'inconsistance (au sens étymologique : le fait de ne plus former un tout solide et harmonieux), en raison de son renoncement à la vérité. C'est la confusion entre raison et entendement calculateur qui est particulièrement soulignée à cet égard. Alors que la première est capable et désireuse de chercher le vrai, et par là de donner sens à notre existence, le second est voué à l'efficace et à l'utile, qui ne peuvent sans absurdité être promus au rang de fins en soi. C'est pourtant ce que fait l'homme d'aujourd'hui, s'acharnant ainsi à sa propre perte : tant il est vrai qu'en perdant le souci de la vérité, c'est lui-même que l'homme défigure. L'étude est d'autant plus convaincante qu'elle s'effectue dans une explicite méfiance pour tout pessimisme convenu ; c'est bien à un authentique exercice de lucidité que l'on a affaire ici.

 

Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, coll."folio essais", 1997

Niveau de difficulté : très accessible / accessible

Ce petit livre accomplit un tour de force : exposer de façon claire, attractive et très fidèle (surtout avec les rectifications que comporte cette réédition, par rapport à la première version de 1963) les grandes lignes d'une doctrine philosophique particulièrement ardue : celle de Plotin. Les questions du moi, de la « conversion » et du Bien ou de l'Un, forment à juste titre l'armature de l'ensemble. Des esquisses de comparaison, rapides mais éclairantes, entre la pensée de Plotin et d'autres doctrines (Platon, Aristote, christianisme), permettent en outre au lecteur attentif de prendre un certain recul critique (aux sens positif et négatif du terme) par rapport au système plotinien. En somme, un modèle de vulgarisation, qui offre un support de qualité pour entrer à la fois dans une doctrine précise, et dans la réflexion philosophique en général.

 

Sénèque (Lucius Annaeus Seneca), Des bienfaits (De beneficiis), trad. F. Préchac, Paris, Les Belles Lettres, 1972, 2 tomes

Niveau de difficulté : très accessible / accessible

Un livre d'un grand auteur, à la fois profond et d'un abord non seulement facile mais agréable : voilà qui est rare. Il serait donc bien dommage de se priver de cette remarquable réflexion sur le bien fait à autrui et à soi-même. On y trouvera de précieuses méditations sur les biens véritables (qui sont souvent des maux apparents) et les biens apparents (qui sont souvent de véritables et terribles maux), et sur la difficulté d'apporter à autrui, et de demander pour soi-même, les premiers et non les seconds. Cela ne requiert pas seulement beaucoup de discernement, mais aussi du courage, le désir étant bien plus souvent un ennemi qu'un allié ; les éclaircissements qui en découlent à propos de l'éducation et de l'amitié, en particulier, sont d'un prix infini. De façon générale, les notions de don et de libre générosité sont étudiées avec une pénétration qui n'a été que rarement égalée ensuite. Sénèque offre même une solide ébauche de critique anticipée de l'attitude du « soupçon » systématique, si longtemps en vogue dans notre modernité.

P.S. : L'édition indiquée ci-dessus est sans doute la meilleure (excellente qualité + bilingue), mais elle a le défaut d'être assez chère. J'en indique donc deux autres (français seulement, prix abordables). Attention : le second ne propose qu'une partie de l'oeuvre (les livres I à IV).

La vie heureuse et Les bienfaits, trad. J. Baillard, Paris, Gallimard, coll. "Tel", 1996.

Savoir donner, trad. M. Aude, éditions Arléa, 1996.

 

Dominique Folscheid et al., La philosophie allemande de Kant à Heidegger, Paris, PUF, coll."premier cycle", 1993

Niveau de difficulté : accessible

Travail collectif, en lequel les doctrines de tous les philosophes allemands modernes sont présentées. Chaque exposé est fait par un spécialiste, maîtrisant remarquablement son sujet, et sachant le plus souvent se montrer clair (il y a quelques disparités à cet égard, liées à la fois à la nature des doctrines considérées – difficile, par exemple, d'être toujours parfaitement limpide sur Schelling ! – et au talent pédagogique des auteurs). Il s'agit de donner, chaque fois, une vision d'ensemble, mais aussi d'entrer suffisamment dans la précision pour offrir une solide « rampe de lancement » à la lecture directe des œuvres. Les auteurs « mineurs » ne sont pas négligés, et des conseils de lecture sont toujours donnés. L'ouvrage permet en outre de discerner des filiations, des courants, écoles, etc. Au total, on a aussi bien pour les étudiants, ou amateurs éclairés, que pour les philosophes confirmés, un très bon outil de révision ou d'entrée en matière.

Auteurs :  P. Choulet (Nietzsche...), A. Clair (Kierkegaard...), F. Dastur (Husserl, Heidegger), D. Folscheid (Kant, Hegel...), F. Kaplan (Marx), J.-F. Marquet (Schelling), F. Nef (Frege, Wittgenstein...), E. Sans (Schopenhauer...), M. Vetö (Fichte).

 

Robert Redeker, L'abolition de l'âme, Paris, Cerf, 2023.

Niveau de difficulté : accessible

Distinguons dans cet ouvrage deux aspects. D'un côté, nous avons la pensée propre de l'auteur, qui s'attache à montrer les grandes étapes et les principaux signes du refoulement, par la modernité, de la belle et profonde idée d'âme, son remplacement par celles d'ego, de moi ou de mental, et l'extrême appauvrissement qui en résulte pour l'homme et l'existence humaine : rien de moins qu'une déshumanisation de l'homme. Sous ce rapport l'ouvrage abonde en diagnostics lucides, illustrations pertinentes, heureuses formules (p.ex. « le mental, c'est l'âme devenue muscle », p.225), et se recommande à l'attention de quiconque tente de prendre un intelligent recul par rapport à l'époque contemporaine.

D'un autre côté, nous avons certaines doctrines philosophiques, auxquelles l'auteur se réfère afin de montrer en quoi, selon lui, elles concourent, ou au contraire résistent, au refoulement en question. Ces références et recours laissent parfois le lecteur insatisfait, par leur caractère allusif et bien rapide au regard de la complexité des matières abordées. Ainsi par exemple, il est d'abord reproché à la pensée heideggerienne du Dasein de dissoudre l'intériorité de l'homme, réduisant l'être essentiel de ce dernier à la seule dimension de l'extase – laquelle, par son caractère exclusif, s'apparenterait alors à une sorte d'évaporation dans l'extériorité ; thèse a priori intéressante et recevable, mais qui réclamerait développements, précisions et confirmation. Puis il est salué en Heidegger un « libérateur » qui, moyennant une « déconstruction » bien comprise, aurait su décaper l'être de l'homme des sédiments « ontologisants », c'est-à-dire, croit-on, chosifiants, dont l'aurait affublé peu à peu la « métaphysique » : ce qui ferait de ce penseur une aide précieuse pour retrouver le sens vrai de l'idée d'âme, et les infinis bienfaits qui en découlent.

Or il nous paraît qu'en cela une contradiction se fait jour, et qu'un point important manque d'être questionné, alors qu'il touche – c'est pourquoi nous nous y arrêtons – à l'essentiel du propos de l'auteur. La contradiction consiste en ceci, que c'est en vérité une seule et même chose qui est à la fois critiquée et approuvée, par l'auteur, dans le discours heideggerien : car l'absence d'intériorité du Dasein (critiquée) n'est précisément rien d'autre que son manque de consistance ontologique ou de substantialité (approuvé). Et le point essentiel demeurant ininterrogé est justement celui-ci : l'identification précipitée et fort discutable de la substantialité et de la choséité, qui conduit le penseur allemand à proscrire la première afin d'éviter l'enfermement en la seconde, jetant ainsi le bébé avec l'eau du bain.

Autorisons-nous pour finir une suggestion : la belle et stimulante tentative de R. Redeker nous paraît digne d'être complétée, et le cas échéant, sur ce point que nous croyons décisif, rectifiée, par la prise en compte de la pensée de Claude Bruaire (particulièrement dans L'être et l'esprit) – pensée étonnamment laissée de côté par un ouvrage qui en partage si visiblement les intentions et le souci.

 

Claude Bruaire, L'être et l'esprit, Paris, PUF « Épiméthée », 1983.

Niveau de difficulté : exigeant

Ce livre constitue le couronnement d'une œuvre philosophique de grande importance, qui reste pourtant méconnue et négligée, y compris par ceux qui auraient toutes les raisons d'en faire grand cas. Bruaire, ici, n'entreprend rien de moins qu'une relance de la pensée métaphysique, à l'encontre des doctrines qui, comme celles de Husserl, de Heidegger et de ceux qui s'en sont ensuite inspiré, ont cru pouvoir la « dépasser » en passant à autre chose.

Reprenant le fil de la tradition interrompue depuis Hegel et Schelling, notre auteur s'emploie à la prolonger de l'intérieur pour revenir, encore et toujours, à la question de l'être, en questionnant au passage la fameuse « différence ontologique » heideggerienne. Jusqu'à quel point la dissociation, opérée par cette dernière, entre ce qui est (l'« étant », ou l'être comme substantif) et le fait d'être (l'« être », ou l'être comme verbe) est-elle universellement pertinente ? La réflexion sur la réalité et le sens de l'esprit conduit, en vérité, à maintenir unis les deux sens de « être », au lieu de les dissocier ; l'esprit, lui-même conçu dans l'unité de ses deux significations (pneuma, « souffle » animé et nous, intelligence), apparaît comme la vivante négation de cette dissociation.

Mais comment concevoir la possibilité même de l'existence de l'esprit fini, donc de l'homme, qui conjoint en lui les deux sens de l'être tout en n'étant nullement lui-même la source de cette conjonction ? En le concevant comme un être donné à lui-même, c'est-à-dire en dette de son autonomie ontologique. Cette notion centrale de don, conçue en sa plus grande radicalité, s'impose alors comme constituant le sens conceptuel rigoureux de la notion religieuse de création ; cela, dans le même temps où elle appelle et permet une « réfection » intérieure des concepts ou catégories léguées par la tradition métaphysique, Hegel compris (substantialité, causalité, etc.) ; enfin – point d'importance infinie – cette pensée du don ontologique s'impose comme l'unique fondement intelligible de toute obligation morale, aussi bien envers autrui qu'envers l'origine donatrice d'être.

Quant à cette dernière, esprit absolu que la religion chrétienne nomme Dieu, c'est sa vie intime que le concept de don se montre encore capable d'éclairer ; l'être absolu, c'est l'esprit absolu qui accomplit en son propre sein le triple mouvement du don, de la reddition et de la confirmation.

Ainsi cet ouvrage offre-t-il d'exceptionnelles ressources pour que se poursuive l'effort de (re)penser l'homme (anthropologie), l'absolu (théologie) et leurs relations, de façon à la fois spirituellement inspirée et conceptuellement intraitable.

 

Laurent Dandrieu, Les peintres de l'invisible, Le Greco, Rembrandt, Vermeer et autres messagers de l'infini, Paris, Cerf, 2016.

Niveau de difficulté : accessible

 

Une phrase particulièrement heureuse de l'auteur, dès l'orée de ce petit ouvrage, en résume presque à elle seule tout l'esprit : « c'est seulement par la peinture extraordinairement précise du fini que l'on parvient à évoquer l'infini » ; esprit au rebours de celui d'« un art contemporain qui, en tournant le dos au réel, a paradoxalement fermé la porte au surnaturel ».

Donner à voir l'infini ou l'absolu comme tels ne requiert pas, en effet, de se détourner du fini et du relatif, mais bien plutôt de les placer et de les approcher sous une certaine lumière, qui laisse voir comment l'infini habite en eux, prend chair par eux, alors même que jamais il ne se réduit à eux. Permettons-nous d'insister sur ce que l'on peut appeler l'envers (mais nullement le contraire) de cette thèse, et qui, dans l'ouvrage, reste davantage à l'arrière-plan : si le fini, en sa rigoureuse finition et précise définition, peut ouvrir sur l'infini, c'est bien parce que l'infini, de son côté et initialement, a pu prendre figure sans se perdre ni se renier, de sorte que son habitation dans le fini transfigure celui-ci sans le défigurer lui-même.

Ce double paradoxe, d'une transcendance que l'inscription dans l'immanent n'effarouche pas, et d'une immanence que l'accueil du transcendant n'écrase point mais sauve de l'insignifiance, c'est évidemment dans la notion chrétienne d'Incarnation qu'il est porté lui-même à l'infini, insurpassablement réalisé ; d'où l'insistance justifiée de l'auteur sur les représentations du Christ. Mais ce dernier – et l'auteur l'a fort bien compris –, s'il en est le maximum, n'en garde pourtant pas l'exclusivité ; c'est l'ensemble du fini, par excellence l'homme et les choses humaines, y compris et surtout en ce qu'ils ont de plus humble, qui héritent du pouvoir de nous renvoyer à l'infini – pour peu qu'ils soient présentés et vus en manière de vitraux, plutôt (ô modernité!) qu'en guise de miroirs.

C'est ce que ce petit livre clair, intelligent et beau nous aide à comprendre, au travers de chapitres courts mais denses et précisément référencés, consacrés chacun à un peintre de génie ayant su faire de sa singularité, et de celle de ses sujets, une voie d'accès au transcendant.

 

Francis Kaplan, Des singes et des hommes – La frontière du langage, Paris, Fayard, 2001.

Niveau de difficulté : très accessible

D'une façon plus générale que ne le laisse paraître son titre, cet ouvrage se penche sur la question de la nature de la différence entre l'homme et l'animal, principalement sous deux angles (effectivement essentiels), celui du langage et celui de la morale.

Disons-le d'emblée : le lecteur exigeant restera sur sa faim, et parfois même grincera quelque peu des dents, s'il attend ici des développements spéculatifs riches et approfondis à propos des concepts centraux mis en jeu par le sujet, et que l'auteur est donc amené à aborder : la pensée, la culture, la religion, la liberté, etc. Il trouvera en revanche de nombreuses remarques et réflexions pertinentes touchant à des points de fait, des données expérimentales et les conclusions qu'elles suggèrent, ainsi qu'à certains éléments de doctrines philosophiques illustres. C'est ce qui fait de ce livre un instrument de réflexion toujours bienvenu, particulièrement digne d'intérêt en un temps où fourmillent, sur le même thème, des discours bien plus idéologiques que scientifiques ou philosophiques – travers dans lequel notre auteur ne tombe pas.

S'agissant du langage, il est montré de façon judicieuse et documentée que, derrière d'apparentes similitudes entre l'homme et l'animal (particulièrement le singe), pourraient bien se tenir des différences fondamentales. Ainsi souligne-t-on que jamais les singes ne témoignent d'un souci de questionnement désintéressé, alors que les tout jeunes enfants humains le font ; que lorsqu'ils parviennent à la formulation d'une phrase, celle-ci n'est jamais spontanée mais vient toujours en réponse à une stimulation expresse (point qui n'est pas sans lien avec le précédent) ; et qu'ils ne tentent jamais de produire une suite de phrases, un récit. Ces éléments (entre autres) donnent à penser que les mots et les phrases ne sont jamais, pour les animaux, que des signaux produisant certains effets, ou découlant de certaines causes, et non des signes porteurs d'un certain sens.

Quant à la morale, l'on s'emploie, non sans raison, à montrer qu'elle ne peut être attribuée à l'animal qu'à condition d'avoir d'abord été réduite à ce qu'elle n'est pas, à savoir un ensemble de règles de comportement inspirées par le souci d'un « bonheur » individuel et/ou collectif ; et qu'elle doit lui être refusée, si on la prend pour ce qu'elle est véritablement, c'est-à-dire un ensemble d'exigences spirituelles visant à dépasser les penchants naturels en vue du bien (et non à les encadrer en vue du bien-être).

 

Rod Dreher, Résister au mensonge, trad. H. Darbon, Paris, Artège, 2021.

Niveau de difficulté : très accessible

Alors que les systèmes totalitaires « purs et durs » imposent à leurs citoyens de se soumettre à une certaine idéologie de manière ouvertement autoritaire, excluant toute expression de pensées dissidentes au moyen d'une censure officielle et pleinement assumée, le monde occidental « libéral » s'apparente de plus en plus à un « totalitarisme soft » qui empêche, lui aussi, toute pensée autonome et dissidente, mais d'une façon plus subtile, plus insidieuse, moins visible et moins violente, et par là-même d'autant plus efficace : telle est la thèse ici présentée, appuyée sur de nombreuses références et de nombreux exemples édifiants.

Dans chacun des deux cas, le mode de propagation de l'idéologie est lié au contenu de celle-ci.

Le système soviétique naguère, le système chinois aujourd'hui, tout matérialiste que fût le premier et que soit le second, plaçaient ou placent encore quelque chose (une « cause supérieure ») au-dessus des désirs personnels et de l'aspiration au bien-être individuel ; ils prescrivaient ou prescrivent encore à l'existence humaine une certaine orientation soustraite au bon vouloir des hommes ; aussi s'imposaient-ils et s'imposent-ils encore avec l'assurance, non exempte de rudesse, de ceux qui pensent œuvrer au nom d'une vérité universelle, et qui croient légitime de réprimer, au nom de celle-ci, les idées et les comportements hérétiques.

L'occident moderne, lui, a renoncé à toute idée de vérité universelle, et prêche la satisfaction des désirs comme but suprême de l'existence (se révélant par là plus radicalement matérialiste que le marxisme lui-même) ; son ennemi n'est donc plus celui qui prétend faire valoir sa petite subjectivité personnelle, mais au contraire celui qui prêche la soumission de celle-ci à quelque chose de plus grand et de plus vrai qu'elle – par excellence : le chrétien. N'ayant aucune vérité à proposer ni à défendre, n'ayant que la jouissance à promouvoir et la souffrance à pourfendre (avec la collaboration active du capitalisme, qui s'en frotte les mains), il exerce son empire moins sur les intelligences que sur les sensibilités ; il cherche moins à convaincre qu'à plaire, moins à emprisonner ses opposants qu'à les neutraliser en les vouant à la réprobation et au mépris de tous ("mort sociale") ; et il emploie à cette fin, comme moyen privilégié, le soft power d'une « culture » qui anesthésie et envoûte les esprits en affectant de les nourrir. Ainsi forge-t-il peu à peu, au nom de la liberté, une humanité composée d'esclaves béats et consentants, qui se chargeront eux-mêmes de repousser quiconque entreprendrait de les libérer.

Pour qui veut résister à une telle emprise, et demeurer hors de cette invisible prison, une seule arme : l'entretien, la transmission et le partage, avec ses pairs, de la vraie culture, qui n'est autre que le culte du vrai.

 

G.K.Chesterton, Orthodoxie, trad. Paris, Climats, 2010 (1908).

Niveau de difficulté : accessible

C'est chose rare qu'un Anglais sachant s'affranchir des pauvretés du pragmatisme, de l'utilitarisme et de l'empirisme autrement qu'en renonçant, du même coup, à la réflexion conceptuelle, au seul profit des charmes de la fiction poétique. Chesterton, dans une assez large mesure, se montre un tel specimen dans cet ouvrage plein d'esprit, où il s'emploie à manifester, dans le même mouvement, la profondeur et la justesse de la doctrine chrétienne (plus précisément catholique), et l'errance d'une modernité qui, voulant la ramener à des proportions purement humaines, n'en a hérité qu'en la pervertissant.

On lira ainsi des pages tout à fait remarquables sur le thème des « vieilles vertus chrétiennes ayant viré à la folie » dont le monde moderne est « saturé » : vérité réduite à l'exactitude scientifique ; pitié et charité transformées en souci de délester l'homme du péché et de la culpabilité, alors que leur sens véritable est de l'aider à les porter ; humilité consistant désormais, pour l'homme, à douter de l'existence même de la vérité, plutôt qu'à avouer son inaptitude à l'atteindre par ses propres forces.

Pardonnons quelques passages assez plats, notamment sur la « démocratie », pour souligner encore, pêle-mêle : les remarques rapides mais pleines de finesse sur la nature (notre sœur, et non pas notre mère : aussi nous faut-il « l'admirer et non l'imiter ») ; sur l'« infinité » de l'univers physique (qui rend celui-ci comparable à une prison aux dimensions démesurées, dont il serait plus difficile que jamais de sortir) ; sur Jeanne d'Arc – à savourer, venant d'un Anglais – battant Tolstoï et Nietzsche sur leurs terrains respectifs et antagonistes, « plus noble que l'un, plus violente que l'autre » ; sur la pointe infiniment fine où l’Église sut se tenir en équilibre, pour rester gardienne de la vérité en ce qu'elle a de déconcertant pour l'esprit humain, de « bizarre » et de mystérieux, et éviter de verser en des hérésies plus à la mesure de ce que l'homme peut penser et croire par lui-même :

« Il est facile d’être un hérétique (...). Il est toujours simple de tomber ; il y a une infinité d’angles pour faire une chute, mais un seul pour rester debout ».

 

 

Retour à la page d'accueil - Feuilleton philosophique - Notae - A l'école - Articles - Esquisses