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De la capacité de souffrir

et de son aptitude à fonder le statut de sujet de droit

(inédit)

 


Introduction : droit et capacité


C'est une idée aujourd'hui répandue, et qui semble avoir été formulée pour la première fois par J. Bentham1 : ce qui confère à un être le statut de sujet de droit, ce qui fait qu'on doit lui reconnaître des droits (le droit de... ou le droit à...), et donc que l'on doit se reconnaître envers lui des devoirs, c'est le fait que cet être est susceptible de souffrir.

C'est là supposer deux choses : que le statut de sujet de droit est fondé sur la possession d'une certaine capacité ; et que la capacité précise qui fonde ce statut est celle de souffrir.

Or le premier point, déjà, ne va pas sans difficulté. Sans doute, d'un côté, contient-il ceci de juste qu'il envisage le statut de sujet de droit comme devant être intrinsèque, c'est-à-dire fondé sur quelque chose d'intérieur, d'originellement présent en l'être, et non pas comme le résultat d'une attribution opérée de l'extérieur, venant revêtir de ce statut un être qui, de lui-même, en serait d'abord dépourvu. Ce dont un être est capable tient à ce qu'il est en lui-même, de manière inhérente ; de ce fait, la capacité peut bien, à première vue, prétendre au titre de fondement d'un statut au sens objectif de ce terme, c'est-à-dire de la façon dont un être, littéralement, se tient, se présente au monde et aux autres, en sa définition propre et première par rapport au regard qu'ils poseront sur lui. En cela, la proposition-de-fondement consistant à mettre en avant la capacité de souffrir se montre plus profonde et plus vraie que celle offerte par les conceptions contractualistes, selon lesquelles un être n'est sujet de droit que pour autant que les autres décident de le voir ainsi, l'investissent à leurs yeux de ce « statut », lequel de ce fait n'en est pas un, mais se réduit à un rôle, c'est-à-dire à une caractéristique ajoutée, seconde, résultante, dont on est extérieurement paré – et dont on peut être extérieurement dépouillé – comme d'une simple vêture.

Pour autant, que la possession d'une certaine capacité puisse réellement constituer un fondement pour le statut de sujet de droit, c'est ce qui apparaît bien douteux, simplement au vu de ce que signifie l'idée même de droit. Cette dernière, en effet, ne prend sens qu'en étant déliée de celle de fait, catégorie dont la capacité relève. Je suis un être tel qu'il a des droits, cela signifie : je suis fondé à exiger plus que ce dont je suis capable, à réclamer que me revienne davantage que ce que je puis me procurer par ma seule puissance. J’ai le droit d'effectuer tel acte, cela signifie : cet acte que n’importe quelle puissance supérieure à la mienne peut m’empêcher d'effectuer, on doit me laisser l'accomplir. J'ai droit à telle chose, cela signifie : cette chose dont je ne peux pas m'assurer la possession, la jouissance ou la conservation, on doit me la donner ou me la laisser ; cet argent que j'ai dans ma poche, et que je suis impuissant à soustraire à la rapacité d'un plus fort que moi, ce dernier doit s'abstenir de me le prendre, alors qu'il en a le pouvoir et l'envie. Inversement, lier dans le principe ce à quoi j'ai droit et ce dont je suis capable ne peut conduire qu'à vider la notion de droit de tout contenu propre. Rousseau l'a montré positivement et d'inoubliable façon2 ; mais deux autres auteurs, avant lui, l'avaient déjà rendu visible sans le vouloir et à l'encontre de leur intention.

Chez Hobbes tout d'abord, on chercherait en vain une distinction réelle entre le droit et le fait, s'agissant du droit dit naturel (ius naturale), fondement de tout droit en général. L'« état de nature » et le « droit » dont il s'agit ici se définissent par différence d'avec toute institution politique, toute loi instituée fixant ce qui est autorisé ou interdit. Certes, s'agissant de l'homme, cet état est présenté comme une vue de l'esprit, une construction conceptuelle ; Hobbes ne cherche pas à établir des faits, mais à saisir et exposer un sens qui, lui, se veut bien réel : le sens « premier », « en soi », non conventionnel, hors toute décision et tout décret humains, de la notion de droit. Le droit est alors identifié à la liberté, et la liberté est elle-même définie comme absence d'obstacle extérieur à la réalisation de la volonté (celle-ci englobant pour sa part toute forme d'appétit, y compris le bon plaisir3) ; de sorte qu'avoir le droit ne signifie rien d'autre que posséder la capacité effective, le pouvoir, ou encore la force nécessaire4. Deux conséquences essentielles en découlent conjointement. Premièrement, dans et par la « nature », j'ai le droit de faire tout ce que je peux faire – mais rien d'autre : il n'y a aucun sens, dans ce cadre, à revendiquer autre chose et plus que ce que je peux, aucun surcroît exigible de ce que j'ai sur ce dont je suis capable, alors qu'en ce surcroît réside le sens même de la notion de droit. Deuxièmement et par suite, mon « droit naturel » n'est, pour autrui, la source d'aucun devoir, n'impliquant aucune limite autre que purement factuelle de son « droit » à lui, qui est de me traiter comme son désir le lui prescrit et comme sa puissance le lui permet. Ainsi, par la stricte identité de ce qui m'est dû et de ce qui est possible pour moi, le mot de droit est en vérité privé de signification, ou ne conserve que celle, toute négative, selon laquelle dans la « nature » rien ne permet de juger illégitime quoi que ce soit de ce qui peut être fait. Mais en vérité, rien ne permet non plus, pour la même raison, d'y juger quoi que ce soit légitime : car ne peut être qualifié ainsi que ce qui est conforme, non pas à ce qui est simplement possible ou réalisable, mais à ce qui est posé comme souhaitable ou acceptable, en vertu d'un principe énonçant ce qui doit être. La vérité est donc que dans la nature, et pour autant que ce terme désigne un ordre en lequel ne peut exister aucun écart entre ce qui est et ce qui doit être, la notion de droit n'a ni place ni sens. Le lion n'a pas le droit de manger la gazelle, pas plus, et pour cause, que cette dernière n'a le devoir de se laisser manger par lui : il le veut, il le peut et il le fait – et ainsi de l'homme « naturel » qui vole ou tue son semblable en vue d'assurer sa survie, ou même pour satisfaire son bon plaisir.

Cette invocation du droit sous la forme d'un mot auquel ne correspond aucun contenu – ou plutôt, dont le contenu, dès qu'il est explicité, apparaît comme étant la négation même de son sens – se retrouve à l'identique chez Spinoza, de façon plus nette encore. Ce penseur définit le « droit naturel » comme coïncidant purement et simplement avec la puissance de persévérer dans l'être5 ; j'ai le droit naturel de faire tout ce que je peux, que mon action soit guidée par la raison ou qu'elle soit impulsée par un désir quelconque6. Plus explicite que Hobbes, Spinoza en déduit que ce « droit » est l'apanage de tout être naturel (c'est-à-dire de tout être, selon sa conception de la nature), humain ou non7. De sorte qu'ici encore droit et fait ne font qu'un, « avoir le droit » ne signifie rien d'autre que « avoir la puissance », et ne semble s'en distinguer qu'en ce sens négatif, que rien de ce qui est au pouvoir d'un être quelconque n'est illégitime, tant que n'existe aucune autre loi que celle de la nature8 – alors qu'en vérité, pour la même raison rien ne saurait non plus être dit légitime ou de droit. L'on passe subrepticement, ici aussi, de l'idée de non-illégitimité à celle de légitimité, alors que le premier de ces termes, loin d'impliquer le second, signifie seulement que, dans la « nature », l'on est en-dehors de l'alternative légitime/illégitime prise dans son entier9.

Pour que la notion même de droit garde un sens véritable et non pas seulement apparent, il faut donc pouvoir invoquer un au-delà de la capacité ; et pour qu'un être soit reconnu comme un sujet de droit, il faut que soit reconnue l'existence, en lui, d'un tel au-delà, autrement dit l'existence d'un écart de principe entre ce qu'il est et ce qu'il peut. Lors donc que l'on cherche à établir quel genre d'être peut et doit se voir reconnaître un tel statut, l'on doit effectuer cette recherche à la lumière de ce principe simple mais fondamental : le sujet de droit n'est pas l'être qui possède telle ou telle capacité, si remarquable soit-elle, mais l'être qui est essentiellement irréductible à toutes ses capacités, quelles qu'elles soient – c'est-à-dire irréductible à ce qu'il est en fait, ou empiriquement (ce qui inclut aussi bien ses « potentialités », qui existent elles-mêmes factuellement et ne peuvent, en s'actualisant, engendrer que des faits).

Est-ce à dire qu'il est inutile de considérer les différents contenus possibles de la capacité, autrement dit de quoi il y a ou non capacité (de souffrir, de communiquer, de penser, etc.), pour déterminer si un être est ou n'est pas sujet de droit ? Non pas, dans la mesure où il y va, au travers de ces contenus, du genre d'intériorité présente en l'être, autrement dit de la question de savoir à quel point et en quel sens un être est irréductible, non seulement à ce qu'il est empiriquement, mais encore à ce qu'il peut être et à ce qu'il peut faire. Le sujet de droit doit nécessairement être autre que ses capacités, mais toutes les capacités n'impliquent pas, ou n'interdisent pas, l'existence d'une véritable altérité entre elles-mêmes et leur sujet. Peut-être certaines excluent-elles cette altérité, tandis que d'autres, au contraire, la supposent. La question est donc de savoir s’il existe une capacité qui, en raison même de ce qu’elle est, ne puisse être possédée et exercée que par un être qui demeurerait substantiellement distinct, non seulement de celle-ci, mais de toute capacité en général. Seule une capacité de ce genre pourrait et devrait être prise en compte, puisqu’elle constituerait alors, non pas le fondement du statut de sujet de droit, mais l’indice certain de la présence de ce qui, seul, peut être un tel fondement, c’est-à-dire une intériorité irréductible à ce qu’elle fait et à ce qu’elle peut. Il s'agit donc ici de savoir si, et jusqu'à quel point, la capacité de souffrir doit être considérée comme un tel indice et une telle manifestation.



I. La capacité de souffrir comme pseudo-fondement


La thèse avancée par cette proposition-de-fondement est : tout être capable de souffrir est sujet de droit. Son sens précis doit être clarifié car il y a là d'abord des ambiguïtés. En premier lieu, la question se pose de savoir si l'on veut dire par là que la capacité de souffrir confère un certain droit déterminé – celui de ne pas souffrir –, ou qu'elle confère le statut de sujet de droit, c'est-à-dire le statut d'un être susceptible d'avoir des droits, simpliciter (sans présumer lesquels). Considérée à la lettre, la formule est à prendre en ce second sens ; mais il y aurait alors un décalage entre le fondement, qui consiste en une capacité particulière, et ce qu'il est censé fonder, à savoir un statut universel (susceptible de donner lieu à une foule de droits autres que celui de ne pas souffrir). Pour que le fondement soit à la hauteur de ce qu'il s'agit de fonder, il faut donc supposer que le droit de ne pas souffrir n'est pas un droit parmi d'autres, mais le droit fondamental, auquel tous les autres seraient plus ou moins directement reconductibles ; ce droit premier contiendrait en puissance tous les autres, si bien que avoir le droit de ne pas souffrir et avoir des droits tout court, ou encore être un sujet de droit, seraient une seule et même chose. Cela signifierait qu'au fond toute injustice consiste à faire souffrir, ou à faire quelque chose qui va entraîner cet effet, ou à ne pas s'opposer à ce qui va l'entraîner : thèse qui, pour le moins, demande à être discutée.

En second lieu, il est à remarquer que si le droit devait être tenu pour un effet direct de la capacité – en style hobbesien ou spinoziste –, la proposition « tout être capable de souffrir est sujet de droit » devrait signifier que tout être capable de souffrir a le droit de souffrir. Ce n'est évidemment pas ainsi qu'il faut l'entendre, mais plutôt, comme nous l'avons fait spontanément ci-dessus, en ce sens que tout être capable de souffrir a le droit de ne pas souffrir – c'est-à-dire de ne pas faire ce dont il est capable, ou qu'il a droit à la non-réalisation de sa capacité, ou encore à obtenir le contradictoire, voire peut-être le contraire de ce qu'il peut (de la non-souffrance, ou de la jouissance). En cela, la capacité de souffrir commence d'apparaître comme une proposition-de-fondement tout à fait à part, fonctionnant au rebours des autres : car lorsqu'on invoque comme fondement la capacité de communiquer ou la capacité de penser, par exemple, ce n'est certes pas pour en déduire un droit à ce qu'elles ne soient pas exercées. Sa singularité et son intérêt résident en ce que, volontairement ou non, elle suggère que le premier et le plus essentiel des droits d'un être pourrait être le droit à être préservé de ce qu'il peut.

Mais peut-être faut-il considérer, en troisième lieu, que la « capacité de souffrir » n'est pas à proprement parler une capacité, mais plutôt une incapacité, attendu que souffrir est plutôt une passion qu'une action ; non l'exercice d'une puissance, mais la manifestation d'une impuissance, ou de la limite (et en ce sens de la négation) d'une puissance. Cela ferait disparaître l'étrangeté précédente, mais pour en faire surgir une autre : car ce serait alors une incapacité, un manque, un déficit qui fonderaient le statut de sujet de droit. Mais comment soutenir que l'incapacité, considérée seule et en elle-même, puisse donner droit à quoi que ce soit ? Nous n'avons pas droit à tout ce dont nous sommes capables, mais pas davantage à tout ce dont nous sommes incapables : il faut nécessairement que, par ailleurs et indépendamment de notre incapacité, nous ayons droit à la chose en question. Ce n'est donc pas la « capacité de souffrir », même transposée en incapacité, qui fonde le droit de ne pas souffrir (et par là, censément, tous les autres droits). Dans l'enchaînement direct « tel être peut souffrir, donc il a le droit de ne pas souffrir », la seconde proposition, en vérité, n'est pas une conséquence nécessaire de la première – le « donc » est ici vide, injustifié. Beaucoup plus rigoureuse serait la consécution « il peut souffrir donc il est possible de tirer de lui du profit ou du plaisir pour soi » car, comme n'a pas manqué de le remarquer Sade par exemple, il y a bien une connexion logique entre ces deux propositions. La médiation manquante, ou le fondement occulte qui est ici invoqué, restent présupposés, et consistent, en réciproque du premier point, dans la thèse selon laquelle faire souffrir serait injuste en soi, par définition et nécessairement : thèse qui doit elle aussi prêter à discussion.

Ainsi la capacité de souffrir, d'elle-même et immédiatement, n'indique rien à propos du comportement que l'on doit avoir envers l'être qui la possède. Considérée telle quelle, elle n'est rien de plus qu'une réalité factuelle, un simple état-de-fait que l'on peut seulement constater, et dont le simple constat ne permet qu'une seule conclusion certaine : la souffrance est douloureuse. A cet égard, il en va de même que pour la proposition-de-fondement, apparentée à celle-ci, consistant à mettre en avant la possession d’« intérêts vitaux »10. Rien n’est plus trivial, plus platement tautologique et plus vide que la remarque selon laquelle les êtres vivants ont des intérêts vitaux. La question est de savoir quelle conséquence il convient d’en tirer, c’est-à-dire en quoi et pourquoi il y aurait là la source d’une quelconque obligation à l’égard de tels êtres. Que l’autre ait des intérêts vitaux, à la satisfaction desquels il tient autant que moi à la satisfaction des miens, c’est une chose ; mais que je doive, moi, m’intéresser à ses intérêts à lui, en tenir compte et y voir un motif de refréner ma puissance de satisfaire les miens, c’en est une tout autre. On ne peut que rester pantois devant le procédé consistant, ici encore, à transformer immédiatement le constat d’un fait en la prescription d’un devoir, à passer instantanément de « cet être a des intérêts vitaux » à « je ne dois pas porter atteinte à ses intérêts vitaux », alors que, d’un simple point de vue de logique élémentaire, il saute aux yeux qu’un abîme sépare les deux propositions.

En vérité la question demeure tout entière, irrécusable et brutale : tel être a des intérêts vitaux qui peuvent être contrariés, il peut souffrir, donc...quoi ? – et alors ?



II. La capacité de souffrir comme indice de constitution ontologique


Il y a bien quelque chose que la capacité de souffrir implique de façon directe et strictement nécessaire, mais qui touche à la complexion fondamentale de l'être qui en est le siège, non à l'attitude à adopter envers lui. Que s'il y a bien finalement un impact nécessaire sur ce dernier point, ce ne pourra donc être que médiatement, non pas en raison directe de la capacité de souffrir mais en raison de ce qu'elle révèle : au-delà d'une certaine conformation physiologique, et constituant le sens de celle-ci, une certaine constitution ontologique, une certaine façon d'être, de se tenir dans l'être, et de tenir à lui. Quel genre d'être faut-il donc être pour être capable de souffrir ? En quoi cette constitution ontologique s'accorde-t-elle avec le réquisit fondamental du statut de sujet de droit, à savoir l'irréductibilité de l'être à sa dimension empirique ? Et dans quelle mesure la souffrance est-elle révélatrice de cette constitution d’une façon particulièrement privilégiée ?

En quelque registre qu'elle intervienne (physique, psychologique, spirituel...), la souffrance est éprouvée, et se donne comme un des modes du sentir. Si l'on se penche sur eux avec sérieux, le sentir en général et le souffrir en particulier apparaissent vite malaisés à définir, comme s'il y avait en eux quelque chose se dérobant opiniâtrement à l'énonciation, alors même qu'intuitivement nous « voyons bien » de quoi il s'agit – un peu comme il en va du temps selon saint Augustin11. Peut-être est-ce le signe que la chose en question touche de près à la condition même du dire, et par suite du penser lui-même, et qu'il n'est pas aisé pour ces derniers de refluer vers ce à partir de quoi ils s'ouvrent. Si tel était le cas, un début de justification serait par là donné à l'intuition selon laquelle la capacité de souffrir est plus originaire, ou plus proche du fondement véritable, que ne le sont les autres propositions-de-fondement, celles-ci n'en étant que des échos plus ou moins lointains.

C'est ce qu'il faut tenter de voir, en commençant par remarquer que tout sentir se donne comme affection d'une intériorité médiate, réfléchie en elle-même, autrement dit de ce qu'il faut appeler un soi, un sujet ou une âme. Tout sentir, en effet, est aussitôt et nécessairement un se-sentir, un rapport à de l'autre en et par lequel le même est en rapport avec lui-même ; ou encore, comme l'on pourrait dire : un rapport avec des « objets » (ce qui est senti), qui n'est possible que pour un être qui est aussi et déjà un « objet » pour lui-même, un « but » se visant et s'atteignant lui-même, et qui ne s'atteint qu'au terme d'un circuit par quoi il se joint à lui-même – en sorte qu'il est, tout uniment, le point de départ, le circuit et le point d'arrivée : un tout médiatisé en et par lui-même. A l'inverse, il n'est aucun sentir possible pour un être qui coïnciderait de façon absolument immédiate avec lui-même, qui ne comporterait aucune distance intérieure autre que purement spatiale ; ni pour un être qui n'aurait pas de véritable unité avec lui-même, et ne constituerait donc pas un soi. Nul peut-être ne l'a mieux vu, ni plus rigoureusement exposé, que Hegel en sa conception de la sensibilité. Celle-ci, dit-il, est inconnue du minéral, qui reste radicalement « extérieur à lui-même »12 ; son unité avec lui-même, en effet, n'est pas le résultat d'un déploiement à partir d'une intériorité, mais seulement le fruit de déterminations et de forces extérieurement subies, si bien qu'il n'est jamais « un » qu'en un sens tout relatif, à la manière d'un simple assemblage ou d'une « composition ». La sensibilité est également inconnue du végétal ; en celui-ci, en effet, se trouve bien un intérieur se déployant vers l'extérieur, mais en son déploiement cette intériorité se disperse, sans parvenir à se rejoindre elle-même de façon à constituer un soi véritable : le caractère centrifuge de sa différenciation de soi l'emporte sur le caractère centripète de son unification de soi13 . Aussi la sensibilité est-elle l'apanage exclusif de l'organisme animal, en qui, à l'inverse, l'un maintient en son sein l'extériorisation différenciante qu'il se donne, et en laquelle il reste auprès de lui-même14. Seul en effet peut avoir sentiment de soi et sensation en général15 l'être comportant ce double aspect : d'une part, un principe intérieur d'animation se diffusant à même la totalité des moments différenciés qu'il engendre, et se projetant ainsi hors de son unité immédiate avec lui-même ; d'autre part, ce même principe demeurant irréductible à cette diffusion sienne, en tant qu'unité originaire conservant son être-pour-soi – sa consistance propre – distincte de ce qu'elle unifie, « plus fine qu'un point »16. Altérité intérieure incessamment reconduite à ce point cordial qui l'anime sans s'y résorber, et nullement résorbée elle-même par cette reconduction : le sentir ne peut éclore, et la douleur frapper, que , quelque part entre un être et lui-même.

Or de cette constitution intime, la souffrance est plus révélatrice que tout autre sentir, en la mettant à l'épreuve, en la contraignant à devenir manifeste, et en lui donnant ainsi de devenir elle-même sentie. La sensation ordinaire (non douloureuse) met le soi en présence d'autre chose que lui, non certes sans le renvoyer simultanément à lui-même, mais à un « lui-même » qui n'est qu'unité paisible avec soi et sereine communion avec l’organisme qu’il anime. Le circuit de soi à soi n'y est point rompu ni même menacé, son fil invisible vibre selon sa tension propre, c'est suivant ses conditions, chez lui et comme maître des lieux, que le soi rencontre autre chose que lui. Aussi conserve-t-il, inentamée et par conséquent non elle-même sentie, la finesse « plus que ponctuelle » évoquée par Hegel. Mais il y a souffrance lors qu’intervient une altérité autre que celle qui se laisse reconduire au soi, une altérité autre que la sienne, autre que celle, familière et docile, du « chez » du chez soi. Quelque chose fait irruption, non pas en se coulant dans la circulation interne de l'être, en épousant sa direction et son rythme, mais en les contrariant, par torsion, ou obstruction, ou section de l'un ou l'autre de ses canaux. Et parce que le soi n'a d'infinie finesse que si la circulation, dont il est la source et le terme, est infiniment fluide, il est alors arraché à son immédiate identité avec lui-même : c'est au sein même de lui qu'un écart naît, le mettant en tension avec lui-même. La souffrance peut être décrite comme une séparation du soi d'avec lui-même qui, cependant, reste incluse en celui-ci, de sorte que c'est encore en lui qu'a lieu son expulsion hors de lui. L'être souffrant est l'être qui ne laisse pas à l'extérieur de lui son devenir-extérieur-à-lui-même, ou pour qui son devenir-extérieur-à-lui-même est aussitôt en même temps un événement intérieur.

Mais tout autant, c'est l'être qui, sentant la souffrance, conserve par rapport à elle le minimum d'altérité sans lequel nul sentir n'est possible ; aussi faut-il dire qu'en quelque façon, l'être souffrant demeure autre que cet arrachement à lui-même qui se déroule en lui. Et il ne le demeure qu'en opérant un mouvement, qui a quelque chose d'une révélation. La souffrance force le soi ou l'âme à se débusquer, paradoxalement, en lui imposant de s'embusquer encore plus, de ne plus seulement être en retrait mais de battre en retraite. Par ce mouvement imposé, l'âme, en tous sens du terme, se découvre, abandonnant l'incognito que lui assurait son infinie ténuité, mais aussi se rendant sensible à elle-même sa propre présence, dont l'exercice de son office ordinaire, tout d'abnégation, la rendait oublieuse. Aussi son mouvement de repli n'est-il pas un changement de lieu sans être en même temps un changement d'état, qui présente deux traits apparemment incompatibles : c'est tout ensemble une contraction et une dilatation. Une contraction, qui défie elle-même la logique en ce qu'elle est rétrécissement de ce qui, pourtant, est déjà sans épaisseur ni étendue – mais Hegel, en évoquant une finesse plus grande que celle du point, n'admettait-il pas lui-même la possibilité d'un tel prodige ? Car il s'agit bien d'un bond en arrière du soi dans un recoin de lui-même, au sein de ce qui n'a cependant pas de sein, d'un surcroît d'être-pour-soi et d'insaisissabilité, ou, inversement, d'une diminution de la surface, pourtant déjà nulle, que le soi offrait à l'atteinte et à la prise, celui-ci se faisant suffisamment infime pour continuer d'être autre que la distension de lui-même en quoi la souffrance consiste. Mais une dilatation aussi bien, puisque c'est en lui et de lui que la distension a lieu : l'être souffrant est bien autre chose qu'un spectateur, lui-même intact, recevant de l’extérieur l'« information » que quelque chose dysfonctionne dans le tout qu’il anime et unifie. L'âme ne sentirait pas la souffrance si elle ne s’en maintenait distincte, en se faisant moins que point ; mais elle ne la sentirait pas non plus si elle ne se faisait sphère, intériorité en suffisante épaisseur pour être déchirée.

Ainsi d'une part, dans la souffrance la condition même de tout sentir est elle-même sentie : l'altérité par rapport à soi-même qui ne brise cependant pas le soi, la présence du soi à lui-même dans son plus grand éloignement de lui-même. D'autre part, c'est une certaine irréductibilité de l'être à sa dimension empirique qui est, par là même, attestée. L'impossibilité, pour le soi, de cesser d'être un point indivisible, alors même que la division pénètre en lui ; cette reconstitution immédiate du soi un cran plus loin, sa récupération instantanée de son unité avec lui-même, son maintien de soi comme sujet qui, en sentant la souffrance, demeure par-delà son propre déchirement : telles sont ici les manifestations d'un au-delà de la manifestation, d'une intériorité ne s'épuisant pas en ce qu'elle anime et unifie. C'est précisément au moment où le soi se montre non indemne de ce qui arrive à son organisme, qu'il manifeste et confirme son altérité par rapport à celui-ci. Par là l'être capable de souffrir ressemble à ce que doit nécessairement être un sujet de droit : un être autre que l'ensemble des éléments et des capacités composant sa dimension empirique. Par là encore, et conjointement, la « capacité de souffrir » se montre comme n'étant pas une capacité parmi d'autres et sur le même plan que les autres : elle n'est pas une capacité de faire quoi que ce soit, d'agir d'aucune façon, ni même de simplement sentir et se sentir, mais elle est la capacité, pour le soi, de devenir et se sentir distinct de toutes ses capacités, comme de toutes les productions et actions que celles-ci peuvent engendrer ; et par là, « capacité » en amont et en surplomb de toutes les autres.

Mais l'être capable de souffrir en tant que simple vivant ne fait pourtant, en cela, que ressembler à ce que doit être un sujet de droit : il ne manifeste son altérité à l'égard de sa dimension empirique qu’en manifestant, aussitôt en même temps, qu'il n'est point radicalement délié de celle-ci et qu'il ne jouit, par rapport à elle, que d'une altérité relative.

 


III. Limites de la signification de la capacité de souffrir du simple vivant


Le soi du vivant organique, en effet, ne s'éprouve et ne se confirme comme distinct de sa dimension empirique, qu'à la faveur d'une blessure qui affecte cette dernière, et qui ne devient la sienne que pour autant que lui, le soi, demeure attaché à cette dimension en tant que soi de celle-ci. L'âme, ici, n'est que l'âme du corps. Entièrement à son service, à lui nécessairement vouée et dévouée, elle ne peut ni ne veut revendiquer pour elle-même aucun être-pour-soi radicalement sien, aucune vie intérieure ni aucun horizon d’existence propres, ayant pour axe et pour but autre chose que la conservation de son organisme et la reproduction de son espèce. L’âme seulement vivante est condition de la vie de l’organisme, sans qu’en retour celui-ci soit pour elle condition d’une vie autonome par rapport à lui. Aussi bien, quand son organisme et celui de sa progéniture sont repus et exempts de maux, elle n'en profite pas pour s'élancer vers d'autres horizons et se consacrer à des tâches d'un autre ordre, mais elle demeure en elle-même, palpitant doucement sur place, immobile et satisfaite. Le simple vivant ne connaît ni loisir (scholè) ni ennui : pour lui, le temps de reste n'est ni heureusement disponible ni douloureusement vide, mais un « temps mort », simple suspens entre tâches vitales et sereine attente de leur reprise.

Sans doute, par la nécessaire visée de sa reproduction, le vivant se montre orienté vers autre chose que son propre être empirique singulier ; mais c’est pour avouer qu’il a, dans son espèce, le vrai cœur de son être, l’âme de son âme, sa fin ultime, par rapport à laquelle il n’est lui-même que cas particulier, specimen, représentant transitoire sans véritable réalité ni importance propres – car à vrai dire c’est seulement elle, l’espèce, et non lui, l’individu, qui, par l’engendrement, se re-produit – ce qui signifie que le simple vivant a finalement, pour ainsi dire, son âme en-dehors de lui. Son souci de se conserver comme individu n’est qu’une conséquence de son souci essentiel, qui est de conserver et de faire prospérer son espèce, et elle seule, fût-ce au détriment des autres.

L'âme vivante, en sa singularité, apparaît ainsi dépourvue de véritable autonomie ontologique, ne pouvant s'arracher à sa fusion avec l'organisme particulier qu'elle anime que pour se montrer indistincte de l'universel spécifique qui la subsume, dont elle n'est qu'une individuation contingente, substituable, et, à tous les sens du terme, indifférente. Par là se manifeste aussi toute l'insuffisance des propositions-de-fondement consistant dans la « capacité de communiquer » – car le vivant ne communique jamais qu'en vue de l'un ou l'autre de ces deux buts – ou dans la « capacité de se projeter dans l'avenir » – car atteindre l'un de ces buts est tout ce dont il puisse attendre et favoriser la venue. Ne désirant rien d'autre ni rien de plus que ce que le monde de la facticité empirique peut lui offrir, ne craignant que le genre de danger dont ce même monde peut être la source, l'être simplement vivant appartient ainsi fondamentalement à celui-ci, lors même que tout en lui n'y est pas strictement réductible : il en est, au sens fort du terme, un adhérent, non un spectateur ni même un hôte.

Une triple confirmation en sera apportée par la considération de ce qui peut causer la souffrance pour un tel être, de la façon dont cette souffrance peut être causée, et de ce qui peut être l'effet, sinon de la souffrance elle-même, du moins de la blessure qui la provoque. – Dans le mouvement même de son exposé, cette confirmation donnera aussi à voir un genre de souffrance tout autre que celui dont est capable le simple vivant ; cet autre genre de souffrance aura, par la suite, à être reconnu comme révélateur d'une constitution ontologique elle-même tout autre.


1. Cause de la souffrance


Il s'agit, au-delà du constat de la capacité d'un être à souffrir, de porter le regard sur ce qui est susceptible de le faire souffrir, et d'y voir un trait autrement significatif pour la question qui nous occupe ; car là pourrait se tenir le véritable indice de la dignité d'un être, de l'ampleur de son altérité par rapport à l'ordre des faits, et donc de son éligibilité au statut de sujet de droit : ce à quoi il peut être vulnérable, quel genre de blessure peut trouver place en lui, de quel genre de choses il peut redouter l'existence ou éprouver le manque. Qu'est-ce à dire, et qu'en est-il du simple vivant à cet égard ?

Si le soi du vivant naturel n'est réellement distinct ni de son être-là empirique, ni de son universel spécifique, il ne peut être blessé que par deux choses : ce qui menace l'intégrité de son organisme, ce qui menace la perpétuation de son espèce. Le reste ne peut que le laisser indifférent, ou l'atteindre seulement par une incidence indirecte sur l'un ou l'autre de ces points : car il n'y a, en lui, rien d'autre qui puisse être blessé. Or cette incapacité à souffrir d'autre chose et autrement montre, pour ainsi dire en creux, ce qu'il en est de l'âme simplement naturelle, et du genre de dignité qui doit raisonnablement lui être reconnue. A combien de choses cette âme n'est-elle pas invulnérable, qui devraient pourtant la meurtrir, si elle n'était pas hermétiquement enclose dans le monde des faits et des forces ! L'on peut, en une sommaire esquisse, en discerner dès l'abord trois grands types.


a. Certains faits empiriques.
Dans la masse infinie des faits empiriques qui ne peuvent affecter le simple vivant figure, en particulier, la souffrance de la quasi-totalité des autres êtres. Là, en effet, où il s'agit du simple vivant pleinement naturel ou « sauvage », dont la soumission aux strictes lois de la vitalité n'a été assouplie par nulle domestication humaine, cet être ne saurait être atteint par la souffrance d'un membre d'une autre espèce que la sienne, ou même d'un congénère appartenant à un autre groupe (meute, harde, « clan », etc.) ; et il ne le sera bientôt plus par celle de l'un de ses « proches », quand elle cessera d'être sous ses yeux. Il faut que la cause de sa souffrance soit empiriquement constatable et actuellement présente, et même en cet ordre, ne pourra le blesser que ce qui est en continuité directe avec lui.


b. Les faits non-empiriques.
Entendons par là tout ce dont la présence est, en tant que telle, sans effet physique, et dont la prise en vue requiert un regard délié du souci de ce qui est vital physiquement. Ainsi la laideur esthétique et la laideur morale (grossièreté, impudeur, inélégance, mépris, indifférence, injustice, etc.) comme telles, indépendamment des maux empiriques qui peuvent les accompagner, et de quelque façon qu'on les définisse dans leur contenu déterminé, sont sans effet sur l'être seulement vivant. Il ne peut que se sentir bien, là où un être réellement irréductible à son être empirique devrait se sentir mal, lors même que son intégrité physique ou celle de son espèce ne sont nullement menacées. La profondeur de son engluement dans l'ordre de la facticité empirique se révèle à ceci, qu'il ne peut être blessé que par lui.

Il en va autrement, et même à l’inverse, chez un être capable de souffrir, par exemple, du spectacle d’une injustice. L’injustice, en effet, consiste en ce que, d’une manière ou d’une autre, un être irréductible à sa dimension empirique ou à sa « puissance » a été traité comme s’il y était réductible, comme s’il ne faisait pas exception à l’ordre des faits, et ne comportait rien qui imposât un écart de principe entre ce qu’il a (ou ce qui lui arrive) et ce qu’il peut. La souffrance procurée par un tel spectacle a donc pour cause une absence de distance, un manque de différence par rapport monde des faits, ou, comme l'on pourrait dire, l'attribution d'une présence excessive et abusive à ce dernier. Cette souffrance, en effet, n'a pas pour cause une déchirure dans le tissu du monde des faits, une perturbation dans le fonctionnement d’un organisme, mais au contraire ceci, qu'un être a été traité comme s'il n'était rien de plus qu'un organisme (éventuellement en parfaite santé). Il s'agit donc d'une extension indue de la logique du factuel et de l’organique, de son application à un être auquel elle ne devrait pas s'appliquer : non un dysfonctionnement mais une hypertrophie du monde des faits. Or autant une perturbation intérieure à l’ordre des faits est elle-même factuelle, et à ce titre perceptible par un être fondamentalement immergé en cet ordre, autant la perturbation de la limite même de cet ordre (son extension indue) n’est perceptible, et ne peut être blessante, que pour un être ne lui appartenant pas de fond en comble.


c. La non-négation de la facticité empirique (la mauvaise non-souffrance)
Le sens de cette catégorie, qui représente par rapport à la précédente un pas supplémentaire, et décisif, dans la rupture à l'égard de l'ordre des faits empiriques, est rendu visible par la considération d'un type de souffrance tout à fait singulier, plus que tout autre inaccessible à l'être qui demeure enfermé dans la simple vitalité : souffrir pour un autre être au motif que celui-ci ne souffre pas alors qu'il le devrait, quand cette non-souffrance est laide, malséante, défigurante, ayant pour prix l'oubli de ce que réclame la dignité, ou la complaisance en ce qui la malmène. Avoir mal pour l'autre de le voir invulnérable à certains maux. Il n'y a pas pour le simple vivant de bien-être affligeant, non plus que de rassurant mal-être ; mais chez l'homme – qui dans cette mesure commence d’apparaître comme un être « plus-que-vivant » – quoi de plus attristant que certaines joies ? Quoi de plus inquiétant que certaines sérénités ? Comment, en certains cas, l’homme peut-il aller plus mal qu'en allant bien ? Ainsi de celui qui se porte à merveille au milieu de la bêtise, de la laideur, de la bassesse intellectuelle ou morale, de l'injustice ou du crime. Inversement, quel meilleur signe d'avancement spirituel que de parvenir à en souffrir, en renonçant à une impassibilité qu'il serait pourtant possible de conserver17  ?

La souffrance ici envisagée n'a pas pour cause un fait quel qu'il soit, ni même, à proprement parler, l'absence d'un fait, mais une absence de rupture avec la facticité empirique, ou, si l'on peut dire, la présence d'un non-refus, et en ce sens d'une non-négation de cette dernière. Chez l'être plus-que-vivant, la pleine coïncidence avec l'ordre de la facticité empirique prend le sens d'un manque de non-coïncidence. Ce qui ici fait souffrir, c'est de voir l'autre parvenir à s'accommoder des faits tels qu'ils sont et quels qu'ils soient, et, dans son commerce avec eux, à maintenir ininterrompu le cours de la circulation intérieure qui le joint sereinement à lui-même, autrement dit à demeurer dans un état qui, du point de vue organique et vital, est la définition même de la bonne santé, mais qui, chez un être réellement irréductible à sa facticité empirique, devient le symptôme d'une profonde blessure, puisque c'est cette irréductibilité elle-même qui est ainsi mise à mal, oubliée, niée. Blessure paradoxale car indolore, par définition, pour celui qui en est affligé, le mal de ce dernier consistant précisément dans son incapacité à la sentir. Blessure qui ne peut donc être douloureuse que pour un autre, requérant autrui pour seul sujet susceptible de l'éprouver : comme si les êtres plus-que-vivants étaient remis et confiés les uns aux autres, dans la nécessité où ils sont de ne pouvoir ressentir que les uns pour les autres le genre de mal qui leur est le plus absolument propre : la mauvaise non-souffrance, la blessure qui ne fait pas mal, le terrible mal que constitue parfois la tendance vitale à aller bien. – Seul toi, et non moi, peut ressentir ma blessure la plus intime : il n'est question, en cela, ni de sympathie ni d'empathie pour autrui, c'est-à-dire d'une adoption ou d'une prise en compte de la souffrance de l'autre, puisque cette souffrance fait précisément défaut ; mais de ce qu'il faudrait nommer une « propathie », non pas souffrir-avec mais bien souffrir-à-la-place-de, en une substitution à autrui quant au sentir lui-même, strictement impossible selon les lois de la vie physique et psychologique, et qui suppose un genre d'âme qui n'y soit point soumis. En quoi il y va pourtant d'un être-avec plus profond que celui qu'atteint le souffrir-avec de la sympathie, puisque c'est seulement par lui que le cœur de l'autre est rejoint jusqu'en la plus enfouie de ses strates, tout à la fois blessée, insensible à sa propre blessure, et par suite incapable d'appeler à l'aide : c'est jusqu'à entendre cette absence d'appel que va ici l'attention à autrui.

En cela les notions mêmes de fait et de facticité se trouvent à la fois élargies et bouleversées, puisqu'il ne s'agit de rien de moins, ici, que de la présence d'une absence de négation : ce qui, pour le moins, se situe bien loin de ce que l'on peut ranger dans la catégorie des « faits empiriques » – sauf à élargir et bouleverser, dans les mêmes proportions, la notion d'empiricité elle-même. Cet élargissement et ce bouleversement devront être considérés de plus près, pour eux-mêmes et en lien avec la question de savoir ce qui peut et doit rendre un être digne d'être reconnu comme sujet de droit. Il suffit ici de souligner à quel point le genre de mal en question ne peut exister que pour un être qui soit irréductible à sa dimension simplement vitale ou organique, et cela d'une tout autre façon que le simple vivant peut être dit irréductible à la sienne.

2. Modalité de la souffrance


En même temps que la question de ce qui peut faire souffrir, et indissociablement, vient en jeu la question du genre de rapport qui existe entre l'être et sa souffrance : cette dernière est-elle nécessaire et inhérente à un être-ainsi factuel, ou fruit de l'adoption d'une attitude volontaire, conquise sur la facticité empirique plutôt qu'imposée par elle ? Le vivant naturel, dans la mesure où son âme est rivée à son rôle d’animatrice et d’unificatrice de son organisme, ne peut décider de ce par quoi il peut être blessé. Sa souffrance ne saurait résulter de l'adoption, par lui, d'une attitude intérieure : il n'y a pour lui nulle vulnérabilité délibérée, choisie, acceptée, aucune possibilité de laisser – ou mieux de donner – le pouvoir de l'atteindre à ce qui, de soi-même, ne l'a pas, et ne peut l'avoir qu'en le recevant de lui. L'on reste bien ici dans l'ordre de la facticité immédiate : tel être est ainsi fait que de tel genre de faits il souffre nécessairement, ou nécessairement pas. Sa capacité de souffrir ne manifeste donc que la manière déterminée dont il est inscrit dans l'horizon de ce qui est, non la présence en lui d'une dimension qui y échapperait ; la façon dont l'altérité l'affecte en vertu du pouvoir souverain qu'elle a sur lui, non la faculté qui serait sienne de décider souverainement du pouvoir qu'a sur lui l'altérité. Il faut certes nier, contre Malebranche, que la souffrance chez l'animal résulte d'un enchaînement mécanique de faits : cela reviendrait à dire qu'elle n'est qu'un mot, et qu'à proprement parler elle n'existe pas18. Mais cela n'oblige, pour faire place à la réalité de la souffrance animale, qu'à élargir le champ de la facticité empirique, non à en sortir. Si un animal blessé est autre chose qu'une machine endommagée, la nature de ce qui peut le blesser lui est cependant aussi nécessairement imposée, qu'à la machine la nature de ce qui peut lui causer dommage ; or c'est dans ce caractère inéligible de la cause de la souffrance, que réside ici proprement la facticité, la manière d'être des êtres qui sont ainsi-faits.

Aussi le simple vivant n'a-t-il à cet égard aucun compte à rendre ; il est irresponsable de ses souffrances et de ses non-souffrances, en ce double sens qu'il ne décide ni des unes ni des autres, et que ni les unes ni les autres ne sont moralement qualifiables. A contrario, s'il existe en un être une dimension radicalement irréductible à l'ordre des faits, s'ouvre la possibilité qu'il ait à répondre de ses souffrances et de ses non-souffrances, parce qu'il lui serait possible d'avoir mal ou d'être indemne à contretemps, pour de mauvaises raisons : comme si la santé véritable ne consistait pas, pour un tel être, dans la conservation de son intégrité et de sa paisible unité avec lui-même, mais dans la disposition à reconnaître ce qui est digne de les lui faire perdre.

3. Effet de la blessure


Ce qui est susceptible de s'ensuivre de la blessure, quand celle-ci est ressentie et donc douloureuse, doit enfin être regardé comme révélateur de ce que la souffrance révèle. Chez le simple vivant, la brisure de son unité avec lui-même ne peut avoir que deux issues : soit la mort, soit une réaction de l'organisme permettant à celui-ci de continuer à vivre. Cette dernière éventualité peut elle-même prendre diverses formes, allant de la persistance de certains dysfonctionnements plus ou moins graves mais non mortels, à un surcroît de coïncidence avec lui-même de l'organisme et un renforcement de sa capacité à résister aux menaces, en passant par un simple retour à l'état antérieur. Or dans tous ces cas, il ne s'agit que de conserver ou d'accentuer ce qui était déjà là, un être-ainsi qui, dans sa constitution et dans ses orientations fondamentales, demeure identique à lui-même. Le simple vivant ne peut réagir à la blessure autrement que par un retour le plus complet possible à une facticité empirique intacte, voire augmentée, c'est-à-dire confirmée. – On cite volontiers et souvent avec complaisance le mot de Nietzsche : « ce qui ne me tue pas me fortifie »19, sans voir que la « fortification » ne peut signifier qu'un surcroît de capacité à avancer dans la même direction, un redoublement d'entrain et de puissance pour exister comme devant. Telle est précisément la limite que rencontre le simple vivant, et que révèle sa manière propre de réagir à la souffrance : l'impossibilité de faire autre chose que persister dans son être-ainsi, l’irrépressible tendance à refermer au plus vite toute plaie, par laquelle un air ou une lumière extérieurs voudraient s'infiltrer en lui autrement que selon ses conditions, et l’inviter ainsi à l'adoption d'une nouvelle façon de respirer et de voir.

Le genre de souffrance qui reste inaccessible au simple vivant peut, en revanche, avoir le sens d’une telle ouverture et d’une telle invitation. Ainsi de la souffrance due au spectacle d’une injustice, qui place celui qui l’éprouve devant un choix : soit s’efforcer de guérir cette blessure en se rendant capable de supporter sereinement un tel spectacle, par le renforcement d’une couche protectrice d’indifférence (tel est le sens obvie de « fortifier »), de façon à ne plus en être blessé ; l’esprit dans ce cas se comporte comme un organisme, se gardant de ce qui perturbe son adhérence à lui-même de façon à retomber coûte que coûte sur ses pieds20. Soit s’efforcer de faire cesser l’injustice, en refusant de cesser de souffrir au cas où l’injustice elle-même ne cesserait pas. Il s’agit bien là d’un refus, non de l’inévitable effet d’un état-de-fait, dans la mesure où reste possible l’adoption de l’autre attitude (« se fortifier »). Le sens de ce refus est celui d’une conservation volontaire de la blessure, autrement dit d’une certaine non-coïncidence avec soi-même, tant que dure la non-coïncidence entre ce qui est et ce qui doit être, qui définit l’injustice. La souffrance occasionnée par le spectacle de l’injustice – mais aussi bien, par le spectacle d'une insensibilité d'autrui à l'injustice – offre donc bien, à l'être qui l'éprouve, l’occasion d’une confirmation : non toutefois d'une confirmation de soi-même comme être-de-fait, qui a à se rétablir et à se réaffirmer par delà son ébranlement momentané, mais d'une confirmation de soi-même comme être qui refuse l’hégémonie du monde des faits, se maintient en une distance de principe à l’égard de ce qui est, aussi bien pour soi-même que pour autrui.

C'est pourquoi la souffrance, pour l'être irréductible à la facticité empirique, peut avoir le sens d'un salutaire arrachement à celle-ci, d'un appel à ne pas s'y enliser ni à s'y complaire, qui est aussi un rappel à soi. Dans cette perspective la souffrance est occasion, non de devenir plus fort, mais de réorienter plus ou moins radicalement l'emploi que l'on fait de ses forces, quelles que soient celles-ci. C'est pourquoi, conjointement, l'acceptation de la souffrance, le refus de la faire cesser à n'importe quel prix, peuvent être le signe que ces appels et ce rappel sont entendus, et, éventuellement, qu'ils ne pouvaient l'être que de cette façon, dans la mesure où celui qui s'est engagé dans la condition d'un être-de-fait ne peut en être dégagé que moyennant un douloureux déracinement21. S'il y a bien, en cela, une possible vertu de la souffrance, ce n'est ni au sens d'un « dolorisme » qui aurait pour arrière-fond une haine de la réalité organique, ni au sens d'une roborative mise à l'épreuve de cette dernière en vue de consolider son règne (ou, plus simplement, d'un signal d'alarme indiquant qu'elle est menacée), ni même au sens d'une occasion de manifester une « vertu » qui, sans cela, resterait inemployée et non admirée22 – ni, enfin, au sens d'un paiement anticipé de futures félicités surnaturelles. Si la souffrance peut être bonne, c'est plutôt en ceci, qu'elle peut être à la fois le signe et l'effet d'une certaine façon de se tenir – littéralement : d'un statut ou d'une stature – qui consiste, pour l'être plus-que-vivant, à habiter le monde des faits et des forces tout en refusant de se conformer à ses lois, donc en le blessant, aussi bien en soi-même qu'à l'extérieur de soi, en y ménageant des trouées qui seront, pour ce monde, autant de plaies, de gravité variable mais éventuellement extrême, afin d'y voir et d'y respirer autrement que celui-ci ne le prescrit23. Peut-être est-ce là ce qui rend indépassablement tragique, mais noble aussi, la condition de l'être plus-que-vivant : que seules des plaies puissent être pour lui de vraies croisées ; que ce soit si souvent, en lui, la même ouverture qui laisse entrer la lumière et s'écouler le sang.

 

IV. Capacités de souffrir et statut de sujet de droit


La souffrance comme telle atteste bien que l'être qui l'éprouve est plus qu'une chose, mais seules certaines souffrances attestent qu'il est plus qu'un organisme. Toute souffrance n'est donc pas signe, en l'être qui l'éprouve, d'une radicale irréductibilité à l'ordre de la facticité empirique ; par suite, toute souffrance n'est pas signe que l'être qui l'éprouve est à reconnaître comme un sujet de droit. Sous ce rapport, doivent être distinguées la souffrance issue d'un choc entre éléments de la facticité empirique, et celle qui naît d'un heurt entre le règne de la facticité empirique et autre chose.


1. La souffrance du simple vivant


Le premier genre de souffrance est révélateur d'une constitution ontologique – celle du simple vivant – qui, par rapport à ce qu'exige le statut de sujet de droit, paraît d'abord ambiguë. D'un côté, l'on doit bien reconnaître ici la présence d'une intériorité distincte de ses phénomènes, de toutes ses « capacités » particulières, et en général de toute facticité empirique. Le vivant organique est bien un être réfléchi en lui-même, abritant un principe intérieur d'unité et de mouvement qui ne fait pas nombre avec ce qu'il meut et unifie – une âme. Dans cette mesure, voir et traiter un tel être comme s'il était une chose, un être intégralement réductible à son être-de-fait, cela revient, semble-t-il, à en user avec lui d'une manière qui contredit son être. D'un autre côté, le voir et le traiter comme s'il y était radicalement irréductible, cela reviendrait aussi à en user avec lui autrement que son être ne le réclame, et même à aller à son encontre ; car l'âme qui est la sienne ne veut jouir d'aucune véritable autonomie par rapport à son organisme et au monde de l'être-ainsi en général : elle ne peut et ne veut se consacrer qu'à eux, n'agit et ne réagit qu'en fonction d'eux, d’eux et d’eux seuls lui viennent ses satisfactions et ses contrariétés, ses plaisirs et ses douleurs, les motifs et les modalités de son agir. Aussi, voir et traiter l’âme vivante indépendamment de ce lien constitutif, l’en abstraire et la considérer pour elle-même, comme l'implique l'idée de sujet de droit, cela reviendrait à lui conférer une consistance propre dont elle-même n'est, pour ainsi dire, que le refus constamment réitéré.

Quelle est donc, s'il faut ici en dire un mot, l'attitude juste et appropriée à l'égard du simple vivant ? Elle est à discerner parmi les trois seules possibles : 1) le reconnaître pleinement comme un sujet de droit, et se reconnaître envers lui des devoirs ayant leur source et leur fondement en son être ; 2) lui dénier le statut de sujet de droit et ne se reconnaître aucun devoir envers lui (il est légitime d'en user avec lui absolument comme on le veut) ; 3) lui dénier le statut de sujet de droit mais s'imposer envers lui certaines limites, qui tiennent compte de sa constitution ontologique propre sans toutefois avoir en celle-ci leur fondement. De ces trois possibilités, les deux premières sont insatisfaisantes, chacune contredisant en quelque façon, dans sa pleine intégrité, la constitution ontologique du simple vivant, quoiqu'elles ne la contredisent point au même degré. La pire des solutions est la première, car c'est elle qui instaure la plus grande disharmonie entre la considération accordée et la nature de la chose. Elle revient, en effet, à instituer entre le simple vivant et l'ordre de la facticité empirique une altérité absolue, là où, en vérité, n'existe qu'une altérité relative. Pour sa part la seconde solution, en identifiant le simple vivant à une chose, établit une identité là où existe, en vérité, une altérité relative. La différence entre une altérité absolue et une altérité relative étant plus grande que la différence entre une altérité relative et une identité, l'oubli de la première constitue une entorse à la vérité plus grave que celui de la seconde. En d'autres termes, le simple vivant n'étant pas un pur être-de-fait (une chose), mais étant pourtant constitutivement enfermé dans l'ordre de la facticité empirique (ou de la choséité) et appartenant à celui-ci, la faute consistant à l'y réduire complètement est moindre que celle consistant à l'en excepter tout à fait 24.

Mais encore y a-t-il faute, et il faut se tourner enfin vers la troisième solution, seule acceptable parce qu'épousant seule avec rigueur les contours de la constitution ontologique du simple vivant. Il n'y a rien, dans le simple vivant, qui soit absolument autre que son être-de-fait empirique : il n'y a donc rien, en lui, qui autorise à le voir comme un sujet de droit. Peut-on, pour autant, se permettre absolument tout envers lui ? Non pas, dans la mesure où certains actes mettent à mal la dignité du sujet qui les commet, alors même qu'ils ne bafouent pas de réelle dignité en l'objet qui les subit. Ainsi, ne tenir aucun compte de la capacité qu'a le simple vivant de ressentir des souffrances, lui en infliger d'inutiles ou de gratuites, cela peut être tenu pour indigne d'un être plus-que-vivant, pour un usage désinvolte ou pervers de l'aptitude qui est sienne à outrepasser l'ordre de l'utile et du vital, et donc pour un manquement à ce qui, en lui, est irréductible à la choséité. Mais cela ne peut être tenu pour une faute envers le simple vivant lui-même – pas plus, mutatis mutandis, que dans le cas d'un barbare infligeant volontairement dommages ou destruction à une œuvre d'art, ou d'un vandale saccageant du mobilier, des bâtiments, des véhicules, etc. : si de tels actes sont condamnables, ce n'est pas en raison directe et exclusive de la constitution ontologique des objets qui les subissent, mais pour des motifs extérieurs à ceux-ci, et qui tiennent toujours, au bout du compte, à l'intégrité de ce qui est tenu pour radicalement irréductible à toute facticité empirique (le propriétaire, le bénéficiaire ou l'auteur de tels objets). Les limites pouvant s'imposer dans le traitement de l'animal ne sauraient donc être, à proprement parler, les conséquences d'un droit du simple vivant, mais elles peuvent bien être celles d'un devoir du plus-que-vivant envers lui-même et envers ses semblables.

Quelle détermination précise donner à ces limites, comment faire le départ entre souffrance utile et souffrance inutile, etc. : ce sont là des questions subséquentes, par trop éloignées du cœur de notre propos. Qu'une double remarque suffise : premièrement, l'impossibilité d'une détermination « objective » et indiscutable semble devoir être acceptée, ici, comme inhérente à la nature foncièrement relative de la notion même d'utilité, d'une part, et au caractère fondamentalement ambigu de la constitution ontologique du simple vivant, d'autre part. Deuxièmement et surtout, l'existence d'une telle indéterminabilité ne peut justifier l'abandon du principe lui-même. Évaluer l'inévaluable, quantifier l'inquantifiable, mesurer l'incommensurable, c'est là le lot commun et permanent du juridique comme tel, manifestant son infirmité constitutive sans pourtant lui ôter sa légitimité ; la notion de « souffrance inutile » n'est ni plus ni moins floue que celles de « circonstance atténuante », d'« indices graves et concordants », d'« intime conviction » – pour ne rien dire de la supérieurement nébuleuse « souffrance psycho-sociale ». On ne saurait donc s'interdire d'infliger quelque souffrance que ce soit à l'animal sous prétexte que la notion de « souffrance inutile » est intrinsèquement vague : autant s'interdire d'infliger à l'homme quelque punition que ce soit, au motif que la notion de « réponse proportionnée » est irrémédiablement approximative.


2. La souffrance du plus-que-vivant


Le second genre de souffrance, et lui seul, est apparu révélateur d'une distance radicale entre l'être capable de l'éprouver et le monde des faits ; dans cette mesure, il a laissé entrevoir en cet être une constitution ontologique susceptible de donner sens, réalité et nécessité au statut de sujet de droit. Mais la nature de cette constitution demeure encore, par là, trop indéterminée ; se pose en particulier la question de savoir si ce genre de souffrance est révélateur de la présence, en l'être capable de l'éprouver, d'un au-delà de toute capacité, ou s'il oblige à admettre seulement la présence d'une capacité d'un certain genre, inconnue des êtres constitutivement attachés au monde des faits. Or le statut de sujet de droit implique l'existence d'un écart entre le sujet et toute forme de capacité, y compris la capacité de s'abstraire radicalement du monde des faits : car cette dernière, considérée pour elle-même, n'est à son tour qu'une forme de puissance, une aptitude susceptible d'être plus ou moins actualisée, sollicitée, mobilisée, dessinant pour le sujet qui la possède un certain champ de possibilités. La présence d'une telle puissance en un être peut donc bien permettre de déterminer de quoi cet être est capable, mais elle ne dit encore nullement, par elle-même et directement, si certaines choses dont il est incapable doivent pourtant être considérées comme lui étant dues. Aussi, si le pouvoir de rompre avec le monde des faits était pris lui-même directement comme fondement du statut de sujet de droit, l'on resterait pris dans cette contradiction : l'exigence de traiter un être indépendamment de ce dont il est capable reposerait sur la possession par cet être d'une certaine capacité.

Or qu'a révélé le genre de souffrance accessible au seul plus-que-vivant, si ce n'est une capacité que le simple vivant ne possède pas ? Voir ou sentir la présence d'un écart entre ce qui est de fait, et ce qui n'est pas mais est considéré comme devant être ; voir qu'un être tenu pour irréductible à sa facticité empirique est traité, par un autre ou par lui-même, comme s'il y était réductible – ce qui, dans ce dernier cas, signifie : prendre en vue l'oubli d'un écart –, c'est voir ou sentir de purs intelligibles, qui plus est des intelligibles négatifs, une non-coïncidence ou même, en un redoublement de négativité, l'absence d'une non-coïncidence, quelque chose qui peut aller jusqu'à prendre la forme et le sens du non-être d'un non-être, et qui soit vus comme tels : autrement dit et dans tous les cas, un contenu qui ne peut être que pensé. La capacité de penser apparaît ainsi comme la condition de possibilité de la perception et de l'instauration d'une radicale altérité par rapport à l'ordre de la facticité empirique ; c'est elle qui rend capable de souffrir d'une façon et pour des raisons tout à fait autres que celles qui ont cours en cet ordre. Encore ne le peut-elle qu'à condition d'être correctement conçue ; et elle ne sera motif impérieux de reconnaissance du statut de sujet de droit, qu'à condition de se montrer comme manifestation adéquate d'un au-delà de toute manifestation, comme capacité qui renvoie, en l'être qui la possède, à la présence d'un au-delà de toute capacité.



Conclusion


La capacité de souffrir n'est ni le fondement du statut de sujet de droit, ni même l'indice de ce qui peut constituer un tel fondement, mais seulement l'indice de la présence d'une autre capacité – et encore ne l'est-elle qu'à condition d'être provoquée par un certain genre d'objets, de revêtir certaines modalités, et d'avoir par suite un certain sens. Si elle est prise elle-même, et sans hiérarchisation substantielle de ses possibles contenus, pour un fondement direct et suffisant, la capacité de souffrir ne pourra donner lieu, en guise de « droits », qu'à des prescriptions arbitraires, contingentes, dictées par la seule sensibilité, laquelle, ainsi livrée à elle-même, est vouée à se dégrader en sensiblerie – et à se voir opposer, à tout moment, une sensibilité contraire, fondamentalement tout aussi « légitime » qu'elle. Si, en revanche, la capacité de souffrir est considérée dans la diversité essentielle de ses formes et de ses significations, comme on a tenté de le faire, alors, tout en n'étant au mieux que l'indice d'un indice, la manifestation d'une manifestation dont l'origine première reste à chercher, elle apparaît bien comme un jalon important sur le chemin conduisant à la découverte du fondement véritable.


Gildas Richard

1.Cf. Principes de morale et de législation, Paris, Vrin, 2011, en particulier pp.324-325.

2. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre III « Du droit du plus fort ».

3. T. Hobbes, Léviathan, I, XIV.

4. Ibid.

5. B. Spinoza, Traité théologico-politique, trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, XVI, p.261, p.277, p.282 et passim. Cf. Éthique, trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, IV, prop.XXXVII, scolie I, p.254.

6. Traité théologico-politique., op.cit., p.263.

7. Id., p.262.

8. Mais à vrai dire il ne peut exister, chez Spinoza, aucune loi ni rien en général qui soit véritablement autre que la « nature », celle-ci étant l'absolue totalité de l'être et n'ayant donc rien en-dehors d'elle (Éthique, op.cit., I, propositions XIV et XV et leurs scolies, pp.34-39). La distinction entre ce qui est « naturel » et ce qui ne l'est pas tombe ici entièrement à l'intérieur de la « nature », simple jeu de la Substance avec elle-même, rendu possible (mais par là aussi bien nécessaire) par la diversité de ses « attributs ».

9. C'est bien ainsi que l'entend Hegel, qui, critiquant le « droit naturel » ainsi conçu, détermine « l'état de nature » comme étant en vérité Unrecht, c'est-à-dire hors-droit, ou de non-droit – et non pas « injuste » comme le propose P.Garniron dans le corps de sa traduction (Leçon sur l'histoire de la philosophie, t.3, trad. P.Garniron, Paris, Vrin, 2007, p.475). Cf. aussi Principes de la philosophie du droit, trad. A.Kaan, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1940, §49, Remarque, p.95.

10. Comme le fait P.Singer, dans Questions d'éthique pratique, Paris, Bayard, 1997.

11. Les confessions, trad.J.Trabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, XI, XIV, p.264.

12. L'encyclopédie des sciences philosophiques, II. La philosophie de la nature, trad.B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, §342 p.302. Conformément à la distinction couramment admise des trois « règnes », nous désignons par « minéral » ce que Hegel appelle le « géologique », « organisme non vivant » (ibid. §338 p.300).

13. Ibid., §337 p.299 ; §§343 et 344 et leurs Additions pp.583sq. Le vivant végétal n'est donc pas un vrai soi, comme le confirment et le manifestent son incapacité à décider de son lieu (§344 p.303) et le caractère ininterrompu de sa nutrition, ou intussusception (Addition au §344 p.589).

14. Ibid., §350 p.307 et Addition pp.637-638.

15. Ibid., §351 p.308 et Addition au §344 p.586 pour le sentiment de soi ; Addition au §344 p.585 et Addition au §351 p.639 pour la sensation.

16. Ibid., Addition au §350 p.638.

17. C'est dans cet esprit que saint Augustin déclare déplorable l'état de ceux qui « vont bien » alors qu'ils sont au plus loin de leur bien véritable, et réjouissant l'état de ceux qui commencent à « aller mal » (à crier) en en prenant conscience (cf. Enarrationes in Psalmos, 39,3). Voir tout le chapitre, intitulé « Crier », du très beau livre de Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF, 2002, pp.161-172, auquel nous empruntons cette référence, ainsi que le chapitre intitulé « Gémir » du même ouvrage.

18. N. Malebranche, De la recherche de la vérité, VI, VII.

19. F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. J.-C. Hemery, Paris, Gallimard, 1974, « Maximes et traits », §8, p.14. Voir également Par-delà bien et mal, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971, §225, pp.163-164. Et passim.

20. Cf. Nietzsche, Par-delà bien et mal, op.cit., §230 p.170 (« en vérité c'est encore à l'estomac que l'« esprit » s'apparente le plus »).

21. L'illustration classique et peut-être indépassable en est fournie par Platon, en son allégorie donnant à voir et à comprendre la souffrance de celui qui est arraché au monde sensible, peuplé de choses, de faits et de forces, dont il avait fait son unique horizon (République, VII, 515c-516a).

22. C'est essentiellement en cela que réside, pour un Sénèque, la positivité de l'épreuve de la souffrance. Cf. De prouidentia, en particulier IV, 2-8.

23. Idée qui anime, par exemple, le bel ouvrage de Jacqueline Kelen, Divine blessure, Paris, Albin Michel, « points vivre », 2005.

24. Hegel, à sa façon, le montre et le confirme : ce qu'il appelle « choséité » (Dingheit) englobe bien la vitalité naturelle, et, dans cette mesure, le vivant naturel reste subsumé par lui sous la catégorie de la chose, alors même que cet auteur a su saisir et exposer toute la différence entre vivant et non-vivant. La dialectique de la maîtrise et de la servitude aura pour sens, entre autres, de montrer que l'on ne rompt radicalement avec la choséité qu'en rompant avec le statut de simple vivant, celui-ci demeurant en relative continuité avec celle-là. Cf. Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, t.I pp.160-162.

 

 

 

 

 

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