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Saint-Exupéry critique et victime de la modernité (inédit)
L'homme englué C'est peu de dire que Saint-Exupéry n'appréciait guère son époque [ 1]. Et les attendus de sa détestation autorisent à penser que, par « son époque », il faut entendre, au-delà du laps de temps par lui-même vécu, la modernité en général : une ère dominée et animée par une certaine conception de l'homme et de l'existence humaine, que Saint-Exupéry juge d'une pauvreté et d'une petitesse telles que la dignité, et peut-être l'humanité même de l'homme, s'en trouvent altérées. Avec la modernité et par elle, il est devenu rare que l'homme soit encore l'homme ; le plus souvent, il n'est qu'un « individu [ 2 ]». Ce qui, aux yeux de Saint-Exupéry, sépare la modernité des époques antérieures, et l'individu de l'homme, peut s'énoncer simplement : c'est l'érection du bien-être individuel en but suprême de l'existence. Lorsqu'il en vient à penser que ce qui donne sens à sa vie, c'est la quête du « bonheur », et que ce qui constitue le bonheur, c'est la satisfaction la plus complète possible de toutes les petites aspirations dont il est le siège, accompagnée de l'absence la plus complète possible de contrariété et de souffrance, l'homme n'est plus à la hauteur de lui-même ; il s'affaisse, se rétrécit, se racornit, se défigure. On ne sait s'il faut dire qu'il n'est plus lui-même, ou plutôt, ce qui revient paradoxalement au même, qu'il n'est plus que lui-même. Ne plus être ce qu'on est, et cela précisément en étant trop exactement ce qu'on est ; perdre son être précisément parce qu'on le tient, qu'on s'y tient et que l'on y tient : c'est bien un privilège de l'homme que de receler cette étrange possibilité, qui est aussi, sans doute, une louche tentation. C'est à elle que l'homme moderne a cédé, devenant ainsi un « gérant grincheux » [ 3]. Un gérant, car le souci du bien-être conduit à soupeser, calculer la quantité de plaisir ou de déplaisir qu'une chose est susceptible de procurer, plutôt qu'à être attentif à son sens intrinsèque, à sa beauté ou à sa grandeur propres ; il incite à compter plutôt qu'à méditer, à mesurer plutôt qu'à contempler, à engranger plutôt qu'à donner, à apprécier (littéralement : attribuer un prix) plutôt qu'à aimer. Et un gérant grincheux, car cette aspiration incite presque invinciblement à se poser en détenteur de droits, et à s'en faire le gardien pointilleux face à un monde extérieur qui, tout à la fois, doit les donner et menace de les bafouer. L'homme moderne part du stupéfiant principe que le monde lui doit quelque chose – peut-être même tout. Et que, quoi qu'il en reçoive, cela n'est jamais trop, et ne fait jamais de lui un obligé. Plus exactement, l'homme moderne se caractérise par le désir d'un monde ainsi conçu, et par l'effort constant, opiniâtre, pour l'édifier. Un tel monde, le monde moderne, prend donc la forme d'une immense machine, pourvoyeuse de droits et de choses auxquelles on a droit ; machine qui ne vit pas mais fonctionne, imprime à ses rouages un mouvement qui leur vient de l'extérieur et qui les fait demeurer extérieurs les uns aux autres, alors même qu'ils se côtoient au plus près en un exact ajustement. Machine qui fonctionne d'autant mieux que ses rouages ont appris à n'avoir besoin de rien d'autre que ce qu'elle est capable de produire. Désirant le bien-être, et le désirant comme un dû, l'homme moderne a engendré pour lui-même cet effroyable destin : rétrécir et appauvrir son désir, consciencieusement et toujours davantage, pour l'inscrire dans l'horizon de ce qui est revendicable. Ce qui est revendicable, c'est ce qui est de l'ordre du « quelque chose », exactement définissable, quantifiable et mesurable : on ne peut avoir droit qu'à ceci, dans telle proportion fixée, pas plus, pas moins. Ce qui est revendicable, c'est aussi, conjointement, ce qui peut être donné avec ou sans bonté, ce qui est détachable de l'intention dans laquelle il est apporté, ce dont il est possible, aussi bien, de s'emparer si on se le voit refuser. Impossible, par exemple, de s'emparer d'une amitié ou d'un pardon : ils ne sont rien à moins d'être librement accordés ; ce qu'ils sont n'est pas séparable des dispositions intérieures qui président à leur octroi ; et je ne puis revendiquer qu'autrui m'aime. Mais le pain, le pécule, l'objet, le poste restent ce qu'ils sont quel que soit le sentiment, ou l'absence de sentiment, que j'inspire à ce, celui ou ceux dont je les reçois ; le libre don n'est pas l'unique façon dont ils puissent m'échoir, je puis aussi les acheter ou les voler – alors qu'on n'achète ni ne vole un pardon sans qu'il ne cesse, par là-même, d'en être un : c'est pourquoi je dois faire en sorte, si je veux être moderne, de ne jamais en avoir besoin. Ce monde-machine, ce grand tout qui ne peut combler l'homme qu'en appauvrissant préalablement son désir, et qui ne le rassure qu'en lui apprenant d'abord à ne craindre que le genre de menace dont il est capable de le protéger, Saint-Exupéry le compare tantôt à une fourmilière ou une termitière [ 4], tantôt à une « Administration » [ 5]. Dans les deux cas, ce qui meut le tout est une force aveugle et bornée, qui vise soit la simple survie organique, la perpétuation de l'espèce, soit le confort matériel, la tranquillité assurée par la gestion exacte et prévisible de choses. S'agissant de l'« Administration », cette force animatrice prend la forme de l'« intelligence », que Saint-Exupéry oppose à ce qu'il appelle l'« esprit » ; la première, dit-il, ne sait que décomposer, juxtaposer, calculer, mettre en équation, répéter et appliquer ; alors que le second anime, fait croître, unifie, contemple et ose [ 6] . Sans doute ces définitions restent-elles bien vagues ; sans doute aussi est-ce abîmer le beau mot d'intelligence, que de le réserver à la désignation d'une pensée platement utilitaire, indifférente à toute beauté et à toute forme de bien distincte du bien-être [ 7]. Mais l'on sent, derrière cette opposition approximative, une intuition juste : l'esprit est capable de déchoir, de se couler en une forme résiduelle et méconnaissable de lui-même, en se délestant de ce qui constitue pourtant son âme, à savoir le désir et la capacité de chercher l'essence même des choses, le sens qui les habite, qui seul les sauve de l'absurdité et de l'insignifiance, et les ennoblit au point d'en faire, pour certaines, des raisons de vivre. L'on pourrait croire que cette structure écrasante, et la façon rapetissante d'être ensemble et de vivre qu'elle induit, sont imposées de l'extérieur à l'homme moderne, le contraignant malgré lui à ne plus être qu'un « individu », de sorte que celui-ci en serait la victime. Mais tout indique qu'il n'en va pas exactement ainsi aux yeux de Saint-Exupéry, et que, selon lui, si l'homme moderne est bien en quelque façon la victime d'un monde devenu « termitière », il en est cependant, dans une large mesure, une victime consentante. Car en vérité cet homme, le plus souvent, aime et désire ce monde et ce qu'il lui offre : la permission de faire de lui-même son propre centre, d'adopter envers l'extérieur l'attitude d'un bénéficiaire protégé par des droits qu'il peut revendiquer, et dont on n'a pas le droit d'exiger quoi que ce soit qui engagerait le fond de son être et le conduirait à se sacrifier. Il accepte volontiers le contrat le liant à ce monde, qui stipule que s'il ne peut attendre du monde que des choses, en retour ce sont seulement des choses que le monde pourra exiger de lui. Au fond il aime ce monde qui le dispense de l'aimer. Il aime ce monde qui l'autorise à penser qu'il en est la victime et à se plaindre de lui – car volontiers il s'en plaint, mais rarement sans cette mauvaise foi qui consiste à reprocher à l'autre d'être exactement ce que l'on veut qu'il soit. Satisfaction ou plainte, il s'agit toujours, pour cet homme, de s'en tenir au rôle d'utilisateur, de locataire ou d'allocataire, tantôt bénéficiaire tantôt prestataire de services, mais jamais objet d'une véritable réquisition. Sourd d'avance au « laisse tout et suis-moi » que bien des choses du monde, relayant un appel venu de plus haut qu'elles, ne cessent de lui adresser. Saint-Exupéry a des mots bien durs envers ces passagers de l'existence qui, fondamentalement, se reposent et se laissent porter, prennent leur part mais ne participent pas, ne sont au mieux que des « témoins » – terme sans doute mal choisi, employé à tort pour signifier la passivité et l'inertie de celui qui assiste aux choses mais ne les assiste pas : « Le métier de témoin m'a toujours fait horreur. Que suis-je, si je ne participe pas ? » [ 8]. Ceux-là, tels le sacristain, la chaisière ou le passager d'un navire, sont à ses yeux des « parasites », des « vaincus » [ 9]. Ne prenons pas trop au sérieux l'opprobre ainsi jeté sur telle ou telle corporation : Saint-Exupéry, en vérité, comprend fort bien que la laideur morale de l'homme ne tient pas à la nature des activités qu'il exerce – délits et crimes exceptés –, mais à l'esprit dans lequel il le fait. Ce sacristain qui vient d'être donné en exemple de parasite, est ailleurs proposé en exemple d'humble mais authentique « participant », d'homme contribuant à faire habiter la grandeur du sens dans la petitesse des choses, lui chez qui « l'amour de son Dieu (…) se fait amour de l'allumage des cierges » [ 10]. Ce qu'il faut entendre, c'est le mépris de l'auteur envers ceux qui ne se sentent redevables que de ce qui est stipulé par contrat, qui ne veulent se voir imputer que d'éventuels manquements à un code, et qui, tout en souffrant de la médiocrité de leur posture lorsqu'ils la sentent, souffrent plus encore à la perspective d'en changer. Le personnage de l'inspecteur Robineau, dans Vol de nuit, en est une illustration [ 11] : serviteur timoré d'une routine desséchante mais protectrice, mal à l'aise dans une fonction de chef qui, quoique modeste, est trop grande pour lui – lui qui répugne à porter atteinte au bien-être et aux droits de ses subordonnés, non par grandeur d'âme mais précisément au contraire par incapacité à aimer, à faire croître – il est le type même de celui dont il n'y a pas grand-chose à craindre, mais aussi, pour la même raison, pas grand-chose à espérer [ 12] . Le contraste offert par la stature « spirituelle » de Rivière lui rend sensible sa propre platitude, lui inspire un certain désir d'en sortir – et c'est ce qui sauve Robineau de la grincherie ; mais ce désir est lui-même plat, ne parvient pas à dépasser le stade de la velléité balbutiante, et c'est petitement qu'il secoue sa petitesse, s'y enfonçant plutôt par la manière même dont il tente de lui échapper. Sans doute ce type d'homme a-t-il toujours existé ; mais c'est le propre de l'époque moderne que de travailler activement à sa prolifération, de voir en lui le modèle d'homme à promouvoir : l'individu soucieux de son bien-être et de ses droits, et qui, pire encore, croit que la bonté consiste à respecter ou à favoriser ceux d'autrui – l'homme effroyablement inoffensif. Depuis le temps de Saint-Exupéry, le progrès réalisé par l'individu consiste en ce qu'il ne souffre plus de son insignifiance, s'y sent parfaitement à l'aise, et à vrai dire ne la voit même plus, reculant ainsi en-dessous de Robineau qui, du moins, était encore capable de la ressentir et d'en éprouver de l'amertume ; de même, c'est désormais sans vergogne ni la moindre gêne qu'il ose revendiquer, trouvant parfaitement naturel qu'à lui, cette infime condensation de néant, bien des choses soient dues. De cette époque, dont la nôtre ne fait qu'accentuer les traits, Saint-Exupéry tente parfois d'esquisser la figure globale, de façon directe, abstraite et conceptuelle plutôt qu'au travers de personnages ou d'événements qui la reflètent. Si les temps modernes ont tant enlaidi les hommes, c'est parce qu'ils ont d'abord subverti des idées et perverti des principes, laissant leurs noms intacts mais modifiant en profondeur leur substance. Ainsi notre auteur décrit-il, dans Pilote de guerre, l'altération infligée par la modernité à ce que celle-ci appellerait aujourd'hui trois « valeurs » fondamentales – cette façon de les nommer étant par elle-même significative du changement : la liberté, la charité et la fraternité [ 13]. La liberté n'est plus désormais qu'une « licence vague, exclusivement limitée par le tort causé à autrui » [ 14]. Être libre, pour l'homme moderne, ne consiste plus à dominer, y compris en les maltraitant, ses petits désirs immédiats pour les tordre et les tendre vers ce qui est véritablement digne d'être désiré, mais à les laisser tels quels et à leur donner libre cours, à l'intérieur d'un champ, d'un « espace de liberté » qui a pour seules bornes le droit des autres à être « libres », eux aussi, de la même façon. Plus rien ne fait obstacle aux appétences vulgaires, aux envies faciles, aux aspirations basses, si ce n'est celles des autres ; elles n'ont plus à s'incliner devant autre chose qu'elles, qui se tiendrait au-dessus, mais seulement à s'arrêter devant les mêmes qu'elles, qui se tiennent à côté ; il ne s'agit plus de les dépasser, mais de les encadrer. Être libre – de faire quoi ? Pour être libre, ne faut-il pas vouloir certaines choses plutôt que d'autres ? Le contenu de la volonté est-il indifférent, et suffit-il de pouvoir le réaliser pour être libre ? Questions périmées, scrupules d'un autre temps, que la moderne aspiration au bien-être a rendu caduques, hors de propos, ne prêtant plus qu'à s'irriter ou à sourire. La charité est devenue « mouvement de pitié à l'égard des individus » [15], c'est-à-dire état d'âme, sensiblerie qui veut seulement préserver autrui de toute douleur et favoriser son bien-être – incapacité à supporter le spectacle de la souffrance, quels que soient les motifs de cette dernière. Ici encore, devant l'impératif du bien-être toute considération de contenu s'efface. Peu importe de quoi et pour quoi l'autre souffre, la charité consiste à faire en sorte que cela cesse ; peu importe la nature de ce qui le conduit à se sentir bien, la charité consiste à le lui procurer – pourvu seulement que, par là, il ne soit porté atteinte au se-sentir-bien de personne d'autre. Il faut donc s'interdire tout « châtiment éducateur » [ 16], renoncer à infliger à autrui les désagréments et les contrariétés qui sont pourtant les conditions nécessaires de sa croissance intérieure, de son élévation au-dessus de lui-même – renoncer à « combattre l'individu pour y faire grandir l'Homme » [ 17]. La charité véritable, elle, n'avait pas peur de blesser ; elle proclamait sereinement son Qui bene amat bene castigat ; elle savait et comprenait qu'il est des bien-être ignobles et des mal-être salvateurs ; et que bien souvent, pour faire le bien d'autrui, il est nécessaire de lui faire mal. La fraternité moderne, quant à elle, n'est plus que simple « partage » (de choses, de ressources) et « tolérance mutuelle » [ 18], cohabitation pacifique sur le grand terrain vague du monde divisé en parcelles de « liberté » – chacune s'arrêtant là où commencent les autres. C'est encore et toujours la religion du bien-être qui fait ici sentir ses effets. Le bien-être est nécessairement et par essence individuel, au sens courant et au sens saint-exupérien de ce terme ; quand il est érigé en souverain bien, sa quête ne peut engendrer, pour les hommes, que des liens extérieurs, de simples côtoiements, c'est-à-dire des liens qui ne nouent pas mais seulement juxtaposent et ajustent. Selon cette logique, il suffit donc, pour être frères, d'être de bons voisins ; de s'accepter réciproquement tel que l'on est et quoi que l'on soit ; d'observer envers l'autre un respect réduit au laisser-tranquille, à la non-agression. Que reste-t-il de l'idée de fraternité véritable, qui, en son sens charnel, implique la provenance à partir d'une même origine, et en son sens spirituel, l'orientation vers une même fin ?
C'est en laissant entrevoir, par contraste, ce que sont la vraie fraternité, la vraie charité et la vraie liberté, que Saint-Exupéry nous fait aborder le versant positif de sa pensée. Qu'est-elle donc précisément, selon lui, cette humanité véritable que nous, modernes, avons perdue, et qu'il nous faut retrouver ? Que signifie donc, pour lui, être un homme plutôt qu'un individu ? L'homme soulevé On connaît les deux maîtres-mots qui désignent selon Saint-Exupéry la manière d'être de l'homme digne de ce nom : participation et responsabilité. Leurs sens respectifs n’apparaissent pleinement que dans leur étroite conjonction : participation, non à n'importe quoi, mais à ce dont il s'agit de répondre ; responsabilité, non d'abord envers soi-même ni même directement envers autrui, mais envers ce à quoi il s'agit de prendre part. Ainsi nouées, les deux idées convergent pour n'en former qu'une : être un homme et non un individu, c'est être tourné vers, se consacrer à, éventuellement se sacrifier pour autre chose que soi. C'est le paradoxe fondamental de l'être humain, que la modernité ne peut ou ne veut plus voir : il n'est lui-même qu'en plaçant son centre hors de lui-même, et ce dans un mouvement de joyeuse offrande plutôt que dans l'inertie d'une subordination somnambulique, à la manière d'un amant et non d'un rouage – car là seulement est l'abîme le séparant du termite. Deux principales conséquences en découlent alors. Premièrement, on vient de le suggérer, c'est seulement ainsi que la vie est à proprement parler humaine, et qu'elle prend poids, consistance et sens. La vie simplement naturelle, animale, exige bien de l'individu – par exemple de la fourmi ou du termite – qu'il subordonne sa vie à quelque chose de plus vaste et de plus essentiel que lui : la vie de son espèce ; mais cette dernière n'est encore elle-même qu'une vie seulement naturelle, qui ne diffère pas fondamentalement de celle de l'individu, obéit aux mêmes lois essentielles, et reste en continuité avec elle. C'est pourquoi l'individu, pour s'y consacrer, n'a pas à s'exhausser au-dessus de lui-même, mais seulement à être et à demeurer ce que l'a nature l'a fait. C'est aussi pourquoi sa vie n'a pas d'importance ni de sens intrinsèques : dans la nature, l'individu comme tel ne compte pas ; lui ou un autre, peu importe, il est essentiellement remplaçable, simple exemplaire interchangeable – d'où la prodigalité avec laquelle la nature le gaspille. Il en va autrement, ou plus exactement il doit en aller autrement de l'homme : sa vie personnelle doit être animée par le souci d'autre chose qu'elle-même, mais un « autre chose » encore autre que la vie de son espèce – quelque chose qui, du point de vue de la vie naturelle en général (individuelle ou spécifique), ne sert à rien, apparaît comme totalement étranger, et même, à dire vrai, n'existe tout simplement pas : le charme envoûtant d'une « nuit de Bible » dans le désert, la beauté et l'unité immatérielles d'une cathédrale [ 19], la fragilité d'une rose splendidement inutile [ 20], le besoin d'un ennemi que l'on puisse respecter [ 21]... C'est la vitalité comme telle et tout entière qu'il s'agit de mettre au service de ce dont cette vitalité elle-même n'a que faire. Ainsi s'impose ce nouveau paradoxe, ou plutôt cette nouvelle figure du paradoxe précédent : la vie humaine ne vaut que par ce à quoi elle est prête à se donner. Il faut à l'homme des raisons de vivre, qui sont aussi des raisons d'accepter de ne plus vivre. « On meurt pour cela seul dont on peut vivre », dit Saint-Exupéry [ 22] ; la formule supporte, voire se renforce d'être retournée : on ne vit que de ce pour quoi on peut mourir. Inversement, vivre à tout prix revient à ôter tout son prix à la vie – et tout son sens : Et propter uitam uiuendi perdere causas [ 23]. D'où l'insistance de Saint-Exupéry sur l'idée de sacrifice : son acceptation, au moins à titre d'éventualité, est la marque de l'humaine façon de se tenir – le signe, conformément à l'étymologie du mot, que l'homme est l'être pour qui il y a du sacré, et par suite, l'être qui se consacre. Deuxièmement, c'est seulement en se donnant ensemble à la même chose que les hommes se lient entre eux, d'un lien réel et profond, tel que ce sont leurs âmes elles-mêmes qui se rencontrent. C'est sans doute la plus constante et la plus grande idée de Saint-Exupéry, celle sur laquelle nous insisterons le plus, et que nous appellerons l'idée du troisième terme : l'idée d'un « Quelque chose » (ou d'un Quelqu'un?) qui n'est ni toi ni moi, et qui, précisément pour cette raison, peut seul faire advenir un nous. Il faut rendre hommage à Saint-Exupéry d'avoir si bien compris et si bien dit qu'une relation véritable ne regarde jamais seulement ses termes, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent par elle mis en jeu, et que leur relation ne fût que leur affaire, mais requiert une tierce instance – qui, contrairement aux protagonistes, n'est pas immédiatement visible, et dont le mode de présence est autre que le leur. Ne se rencontrent vraiment que ceux qui répondent à un même appel, dont aucun d'eux n'est lui-même la source. La moderne aspiration au bien-être rend impossibles de tels liens, à la fois profonds et exigeants. Peut-être même n'est-elle au fond que le désir trouble d'en être délesté. Comme l'a laissé entrevoir la critique saint-exupérienne de la « fraternité » moderne, elle ne peut engendrer que la juxtaposition des hommes, leur coudoiement de voisins, de titulaires de parcelles de « liberté », c'est-à-dire leur profonde extériorité réciproque. Peu importe ici que ce voisinage soit pacifique ou même convivial : il exclut, ou au mieux livre au hasard, la rencontre des âmes. L'homme moderne met sa ferveur à bâtir une société dans laquelle les hommes ne soient plus face à face, mais côte à côte ; il y voit un progrès essentiel, feignant de ne pas comprendre que le côte à côte n'est pas davantage un vrai lien que le face à face – voire qu'il l'est plutôt moins. Le face à face reste une modalité possible de la rencontre, il peut être le signe paradoxal d'un accord profond. Les hommes de l'ancien temps se heurtaient parfois sur la question de savoir à quoi ils devaient ensemble se consacrer : en désaccord sur la figure précise de ce qui devait les réunir, mais en accord sur la nécessité de son existence ; et ainsi étaient-ils secrètement accordés. Les individus modernes, eux, s'accordent à considérer que pour vivre « ensemble » ils n'ont à s'accorder sur rien – si ce n'est sur le lieu précis et la hauteur exacte des murs cloisonnant leurs « espaces de liberté » ; à l'intérieur de ceux-ci, que chacun se consacre à ses petits buts particuliers en « respectant » le « droit » du voisin à en faire autant : la citoyenneté n'est que mitoyenneté ; ainsi les individus sont-ils, en vérité, aussi peu accordés que des musiciens jouant chacun dans son coin, formant non pas un orchestre mais une copropriété de solistes. Le thème du troisième terme traverse toute l’œuvre de Saint-Exupéry. Plus cette œuvre avance, plus l'exposition de ce thème s'éloigne de la forme de la fiction romanesque, prend la tournure de méditations mûries à partir d'événements vécus, jusqu'à revêtir, dans les dernières pages de Pilote de guerre, un style presque purement conceptuel, philosophique. Déjà dans Terre des hommes la réflexion s'attache à dégager, de telle ou telle circonstance particulière et anecdotique, une vérité générale : « Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en-dehors de nous, alors seulement nous respirons et l'expérience nous montre qu'aimer, ce n'est point nous regarder l'un l'autre mais regarder ensemble dans la même direction » [ 24]. Cette phrase condense presque à elle seule l'essentiel de la pensée de Saint-Exupéry, avec une concision et une clarté remarquables ; on ne peut guère la lire sans y reconnaître aussitôt le résultat d'une vie de méditation, qui pourrait difficilement être formulé avec plus de justesse et moins de mots. Elle exprime la nécessité, pour l'homme, de s'orienter vers un « en-dehors », un au-delà de lui-même, tout en indiquant dans le même souffle, et en les tenant reliés, les deux bienfaits inestimables qui en résultent : pour chacun pris individuellement, l'élévation au-dessus de son individualité, l'échappement à l'asphyxie en soi-même – la respiration véritable qui, pour l'homme, s'identifie à l'inspiration et à l'aspiration par plus grand que soi ; et pour les hommes considérés dans leurs relations, la fraternité ou l'amitié vraies, qui consistent précisément à aimer l'autre pour son aptitude à aimer autre chose que lui, et par amour pour ce que lui-même aime [ 25]. Cette conjonction des deux aspects (soulèvement au-dessus de soi et union avec autrui) dans leur engendrement à partir d'un même principe (le troisième terme et le souci qu'il inspire) est soulignée, avec un peu plus de précision, dans Pilote de guerre. A propos de la fraternité elle-même : « (…) on est frère en quelque chose et non frère tout court. Le partage n'assure pas la fraternité. Elle se noue dans le seul sacrifice. Elle se noue dans le don commun à plus vaste que soi » [ 26]. Mais à propos de l'égalité aussi bien : « On ne peut être égal qu'en quelque chose. Le soldat et le capitaine sont égaux en la nation. L'égalité n'est plus qu'un mot vide de sens s'il n'est rien en quoi nouer cette égalité » [ 27]. Chaque fois c'est l'immédiateté, l'absence de complément, l'intransitivité pure, que Saint-Exupéry rejette. Parler de fraternité ou d'égalité « tout court », sans considération de ce qui les fonde, a aussi peu de sens que de parler d'« avancer » tout court, sans préciser vers quoi (ainsi qu'il est devenu courant de nos jours). Les hommes ne sauraient être frères ou égaux entre eux, que s'il y a entre eux autre chose qu'eux ; on tente, par cette formulation, de faire saillir deux visages du « entre », non seulement différents mais dans une large mesure opposés : l'un signifiant la présence des seuls termes en jeu, l'autre celle d'un moyen-terme qui les relie. Les individus répartissent « entre eux » provisions, ressources, objets, espace, etc. : chacun en a sa part, emporte avec soi et utilise la partie de quelque chose qui ne peut être à plusieurs qu'en étant divisé, et chacun retourne ainsi à lui-même, sans avoir eu à croître. Les hommes, eux, se donnent chacun pour sa part à quelque chose qui demeure un et intact tout en appartenant entièrement à tous (ainsi la nation, dans l'exemple ci-dessus), quelque chose qui n'est même jamais aussi entier que lorsqu'il est partagé par tous, quelque chose à quoi ils participent – mieux : dont ils participent ; ainsi ce n'est pas leur avoir, mais leur être qui s'en trouve augmenté. C'est pourquoi le partage est ambigu, et en effet « n'assure pas la fraternité » lorsqu'il signifie répartition plutôt que participation. La nécessité du troisième terme étant ainsi posée, Saint-Exupéry suggère d'en distinguer deux grandes modalités, l'une plus profonde et plus vraie que l'autre. La première consiste à être ensemble contre quelque chose, à avoir un ennemi commun : c'est le cas par excellence dans la guerre, celle d'Espagne dans Terre des hommes [ 28] ou la seconde guerre mondiale dans Pilote de guerre. Il y a là, certes, de quoi hisser les hommes au-dessus d'eux-mêmes, et faire naître entre eux des liens plus profonds que le bon voisinage. C'est bien une fraternité que celle des frères d'armes, et Saint-Exupéry en souligne la grandeur et la beauté relatives, se gardant de n'y voir qu'une solidarité de brutes enivrées de violence, comme sont tentées de le faire certaines belles âmes « pacifistes ». Mais il reste qu'une telle façon d'être ensemble est principalement négative ; l'on est uni avant tout par un « non » adressé à un même objet, même si on le fait au nom d'un « oui » à des principes communs. Il n'y a guerre que quand le non est devenu plus urgent que le oui et conditionne son accomplissement, si bien que la collaboration prend pour sens de défendre ou de détruire. Or ce n'est pas vraiment s'aimer que de haïr la même chose, et de n'avoir en commun qu'un même refus. Ce n'est pas détruire mais construire qui doit être proprement le but, pour que les deux aspects, dépassement de soi et union avec autrui, prennent la plénitude de leur sens [ 29]. La direction dans laquelle il faut regarder ensemble pour s'aimer, doit être celle d'un objet lui-même aimé, voulu, approuvé. C'est pourquoi le troisième terme n'en est vraiment un que lorsqu'il est positif, appelant à être ensemble pour lui.
Cela rend d'autant plus nécessaire l'identification de ce que peut et doit être ce troisième terme, cette clef de voûte qui, point de convergence des désirs et des efforts, doit donner à chaque homme sa place et son poids, et donner à tous de former ensemble une vraie communauté. Ce tiers indispensable, qui veut et justifie que l'on s'y consacre, voire que l'on s'y sacrifie, qu'est-ce donc ? L'homme suspendu C'est sur ce point essentiel que la pensée de Saint-Exupéry, sans doute, reste le moins satisfaisante, et que Saint-Exupéry se montre victime de la modernité après en avoir été le clairvoyant critique. Prenons, pour le montrer, un instant de recul. Comme le montrent la profondeur des bienfaits qui en sont le fruit, tout comme l'ampleur des sacrifices qui en sont le prix, ce n'est pas n'importe quoi qui peut remplir le rôle de troisième terme. Seul Quelque chose (ou, redisons-le, Quelqu'un) de véritablement extraordinaire pourra autant donner et autant exiger – autant exiger pour autant donner. Il va y falloir, on le sent bien, autre chose qu'un simple « centre d'intérêt » commun, qu'une simple « passion » commune, comme peuvent l'être le football, le vol aérien ou la collection de timbres, l'étude des papillons ou l'art de cuisiner, bien incapables de susciter chez les hommes de véritables dépassements de soi ni d'occasionner entre eux de vraies rencontres. Il ne s'agit, qu'on l'entende bien, de mépriser ni ces activités elles-mêmes, ni leur pratique en commun, mais de ne pas se méprendre sur leur portée et sur leur sens. On l'a dit : l'homme se distingue de l'individu, aux sens saint-exupériens de ces termes, moins par le genre d'activité qu'il exerce, que par l'esprit dans lequel il le fait. Mais c'est précisément pourquoi de tels « centres d'intérêt », lorsqu'ils sont visés directement pour eux-mêmes et en raison directe des préférences personnelles de chacun, sont caractéristiques de l'individu, simple agrégat de qualités particulières, de goûts et d'envies idiosyncrasiques, qui ne vit et n'agit qu'en fonction d'eux, en bon gérant de son bien-être. Sans doute de tels objets amènent-ils l'individu à ne plus avoir son centre uniquement en lui-même, à aller vers des choses auxquelles il reconnaît une consistance propre, une valeur intrinsèque ; et, lorsqu'il les a en commun avec d'autres individus, à se sentir en sympathie avec ces derniers. Mais ces sorties hors de lui ne sont pas de vrais dépassements, étant dictées par ses appétences personnelles : elles ne l'entraînent que vers ce qui a l'heur de lui plaire et n'est donc point un vrai dehors ; et ces proximités n'ont pas l'étoffe de vraies rencontres, ne mettant en présence et en jeu que les surfaces aléatoires de chacun, les dilections qui – Dieu sait pourquoi – se trouvent être les leurs. Lorsque le troisième terme prend un tel visage, il peut être l'âme inspiratrice de clubs, non de patries ou de fratries. De ceci ressort, par contraste, l'évidence d'un double principe. Premièrement, l'ampleur de l'élévation de chacun et la profondeur de la rencontre avec autrui dépendent directement, non seulement de la présence d'un troisième terme, mais de la nature précise de ce dernier. Et l'on peut, à cet égard, fixer la règle générale suivante : plus le troisième terme est essentiel, c'est-à-dire plus il touche à ce qui fait l'essence même de l'homme et au sens fondamental de son existence – et non pas à leurs aspects particuliers, contingents et variables –, plus il est apte à solliciter et à nourrir ce qu'il y a de plus essentiel en chacun de ceux qui se tournent vers lui ; et par là-même, à faire que ce soit leurs âmes et non leurs surfaces qui se rencontrent en lui. Seul l'essentiel a le droit et le devoir d'appeler à lui, et d'exiger, comme seule réponse admissible, que l'on se donne à lui. Lui seul a le droit et le devoir de demander le sacrifice. Et comme c'est seulement en se donnant ensemble à lui que les hommes se donnent les uns aux autres, lui seul peut les rendre frères. Deuxièmement, et précisément dans la mesure où il doit être de l'ordre de l'essence, le troisième terme semble bien devoir être fondamentalement unique. Car l'essence, par essence, est une. Ce qui fait que l'homme est homme est identique en tout homme. Ce qui, au contraire, diffère de l'un à l'autre, varie aussi bien de l'un à l'autre que chez le même au cours du temps, c'est ce qui ne touche pas à son essence même : ce qu'il peut être ou ne pas être, ce qui peut être ainsi ou autrement, sans qu'il en soit ni plus ni moins homme pour autant. Par suite, si être un homme requiert de se consacrer à, et de se sacrifier pour, Quelque chose qui en soit digne, alors ce Quelque chose doit être indépendant de ce qui différencie les hommes les uns des autres, et ne peut être que le même pour tous. C'est vers une seule et même Chose que tous les hommes, pour être des hommes, doivent se tourner, car c'est à l'humanité même de chacun qu'elle adresse son appel. Or à cette question : à quoi faut-il se donner ?, dont il a lui-même si bien montré qu'elle était la principale, voire la seule, Saint-Exupéry ne propose finalement pas de réponse. Plus exactement, il en propose d'abord trop. De manière plus ou moins explicite, il fait jouer le rôle de troisième terme à bien des choses, de natures fort différentes – si différentes, à vrai dire, que l'on peut difficilement éviter d'y voir l'indice d'un flou conceptuel, et finalement d'une pensée demeurant inaboutie. C'est d'abord l'aventure de l'Aéropostale qui offre à Saint-Exupéry la matière d'une méditation sur le sens de l'existence, et donne à l'idée de troisième terme son premier visage : une entreprise commune, qui exige, de ceux qui la servent, l'acceptation de bien des inconforts et l'exposition à bien des dangers, mettant en jeu la vie elle-même ; et qui, de ce fait, rend possibles des liens humains profonds et beaux, quelque chose, déjà, comme une camaraderie du sacrifice, une fraternité de l'au-delà du bien-être – capables d'inspirer à notre auteur de bien belles odes à l'amitié, à Guillaumet ou à Mermoz (comme plus tard, dans Pilote de guerre, à Israël ou à Hochedé). Mais comment ne pas sentir la disproportion immense entre la dimension presque métaphysique, que Saint-Exupéry donne à cette « épopée », et le but concret de celle-ci, son objet direct et réel, à savoir : acheminer à bon port du courrier, c'est-à-dire à peu près exclusivement des nouvelles d'ordre privé, des rapports administratifs ou des factures ? Le contraste est ici vertigineux, entre l'insignifiance du propos qui rassemble les hommes, et la profondeur des sentiments et des pensées auxquels sa participation donne lieu. Saint-Exupéry, du reste, n'est pas dupe ; jamais il ne met en avant le but lui-même, jamais il ne laisse entendre que le transport de « lettres de marchands » [ 30] serait en lui-même quelque chose de noble, susceptible d'engendrer un ordre de chevaliers. Le personnage de Rivière, dans Vol de nuit, tout en sentant profondément la noblesse de son rôle de chef inflexible – poussant la dureté, au besoin, jusqu'à une sorte de légitime injustice [ 31] –, de lieutenant d'un Quelque chose de suprême qui commande et justifie tout, ne cesse de se demander au nom de quoi ? [ 32], avouant ainsi que ce n'est pas le transport du courrier, mais autre chose, et qu'il ne sait pas quoi. Mais tout dans son attitude laisse aussi entendre que ce n'est pas grave, que cette ignorance n'empêche nullement l'accomplissement de sa mission en ce qu'elle a de spirituel. Apparaît ainsi, à mots peu couverts sinon de manière parfaitement explicite, cette idée dont Saint-Exupéry sentira toujours l'insuffisance, mais qu'il ne parviendra jamais à dépasser vraiment : ce à quoi l'on se consacre est au fond secondaire, l'essentiel est de se consacrer à quelque chose. D'où la profusion des exemples de troisième terme, et donc l'affirmation implicite de leur caractère contingent. A propos de la vieille gouvernante de son enfance, Saint-Exupéry dit, dans Terre des hommes, qu'elle servait, au travers de ses tâches domestiques, « je ne sais quoi de plus grand qu'elle, un Dieu ou un navire » [ 33]. Dieu ou un navire : on devine ici, bien qu'il ne soit pas prononcé, un « peu importe » empreint d'une légèreté qui étonne, pour ne pas dire d'une désinvolture qui indispose. Un peu plus loin dans le même ouvrage, notre auteur évoque la « vocation souveraine » de ceux qui « choisissent » le désert ou la ligne (l'Aéropostale) « comme d'autres eussent choisi le monastère » [ 34]. Dans Pilote de guerre, l'énumération des figures possibles se fait plus éclectique encore : ce peut être l'enfant à sauver, le rival à tuer, le malade à guérir...[35] Le courrier, le désert, Dieu, un navire, tel être humain, etc. ; entrer dans l'Aéropostale, en Faculté de médecine ou à la Trappe : tout cela semble pouvoir faire l'affaire, en guise de tierce instance qui élève et relie. Ce qui est ainsi posé comme l'essentiel, c'est le genre de sentiment et d'attitude qu'engendre en l'homme le fait de tendre vers ces « objets » ou ces « buts », et non pas ce qu'ils sont en eux-mêmes. Ils ne sont donc pas, en eux-mêmes et en vertu de leur essence propre, les sources d'un appel auquel l'homme aurait à répondre, mais plutôt les supports, l'on peut même dire les prétextes du mouvement d'offrande de soi, auquel l'homme aspire. En cela peuvent se discerner d'une part un renoncement, d'autre part une contradiction, qui témoignent tous deux d'une adhésion plus ou moins consciente à l'un des traits majeurs de cette époque moderne que Saint-Exupéry, d'une manière pourtant indubitablement sincère, déteste « de toutes ses forces ». Le renoncement concerne l'idée même de vérité. Les choses, aux yeux de Saint-Exupéry, n'ont pas de signification ni de consistance en soi, mais seulement pour l'homme, et même par lui. C'est l'homme qui donne sens à la maison et aux objets qu'elle renferme : ils sont « rendus nécessaires par l'habitude » [ 36], c'est-à-dire par l'assiduité avec laquelle l'homme les fréquente, et le besoin qu'il a de leur permanence. « C'est, dit le narrateur au Petit Prince, le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante » [ 37] – et non elle, considérée en et pour elle-même ; ce n'est pas parce que la rose est importante qu'il faut lui consacrer du temps, mais c'est parce qu'on lui a consacré du temps qu'elle est, de l'extérieur, rendue importante. Et si le chapelet comportant treize grains – plutôt que douze ou quatorze – est le meilleur, celui qui doit seul faire référence et être admis, c'est, dit le Grand Prince, parce qu' « [il] pèse le poids de toutes les têtes qu'en son nom j'ai déjà tranchées » [ 38]. On pourrait sans doute allonger la liste de ces exemples, qui tous montrent en l'homme celui qui donne aux choses leur sens et leur valeur, et non celui qui a à reconnaître et à respecter la valeur et le sens que les choses, en elles-mêmes et par elles-mêmes, ont. – Ce subjectivisme et ce relativisme, bien qu'on puisse en faire remonter les premiers promoteurs aux anciens Grecs (c'est l'une des interprétations possibles du fameux « L'homme est la mesure de toutes choses » de Protagoras [ 39]), sont bel et bien modernes. Non seulement ils comptent parmi les traits majeurs de l'époque que Saint-Exupéry déteste, mais ils sont précisément les causes directes de presque tout ce que cette époque comporte de détestable à ses yeux. Ce renoncement à la vérité, à l'objectivité de la valeur et du sens, explique pourquoi le troisième terme, la Chose à laquelle il faut se consacrer pour être un homme, peut prendre une si grande multitude de visages, dont la nature précise est finalement secondaire. Renoncement confirmé, complété et éclairé par cet aspect déjà entrevu de la pensée de Saint-Exupéry, selon lequel l'intelligence serait incapable d'accéder au cœur même des choses, et ne serait constitutivement vouée qu'à les décomposer et les « gérer ». Saint-Exupéry ne croit pas au pouvoir de la raison de discerner l'essence des choses. Mais, contrairement à ce qu'une première impression pourrait laisser penser, l'on ne peut même pas dire que les yeux de l'esprit ou du « cœur », eux, en seraient capables selon lui : car la mission qu'il leur assigne n'est point, au bout du compte, de discerner ce qui est essentiel, mais de le créer. La contradiction qui en découle, et dans laquelle Saint-Exupéry reste pris, consiste en ce que le but se trouve en vérité rabaissé au rang de moyen, le moyen lui-même élevé au rang de but, et cela de telle façon que le tout prend la forme d'un cercle qui a le sens d'une impasse. C'est le personnage de Rivière, dans Vol de nuit, qui le dit le plus clairement : « Le but peut-être ne justifie rien, mais l'action délivre de la mort » [ 40] – entendons : de la mort spirituelle, de l'avachissement en simple « individu ». D'un côté, les hommes doivent s'élever et se lier pour et au nom d'un but, qui doit être à leurs yeux l'essentiel, faute de quoi efforts et sacrifice seraient injustifiés et n'auraient aucun sens ; mais d'un autre côté, rien n'a la valeur ni le sens d'un but que par les efforts et les sacrifices que les hommes y consacrent. Efforts et sacrifices n'ont ainsi pas d'autre but qu'eux-mêmes, alors que viser autre chose qu'eux-mêmes comme but est la condition même de leur possibilité. On aboutit donc à cette situation quelque peu absurde où l'homme, pour ainsi dire, lance quelque chose au-dessus de lui, puis attend de cette chose qu'elle exerce sur lui une attraction capable de le hisser jusqu'à elle. Ce qui dépasse l'homme est engendré par lui – et de ce fait, en vérité, ne le dépasse pas. C'est de l'homme que les choses tiennent leur pouvoir de l'attirer à elles et de le sauver de lui-même – pouvoir dont, de ce fait, elles restent en vérité dépourvues. Plus encore qu'à un Don Quichotte consacrant ses efforts à des objets sur la nature desquels il s'est mépris, l'homme saint-exupérien s'apparente ainsi à un Münchhausen qui croit pouvoir sortir de son bourbier intérieur en se tirant lui-même par les cheveux. Autant dire, enfin, qu'en rejetant l'idée de vérité en soi, de transcendance réelle et objective qui serait bel et bien inhérente à Quelque chose ou à Quelqu'un, Saint-Exupéry prive finalement l'homme d'interlocuteur, et le laisse seul. La façon dont il tente de l'arracher à sa solitude n'aboutit qu'à l'y reconduire : car au-dessus de l'homme il n'y a rien, si ce n'est ce que l'homme lui-même décide d'y placer, c'est-à-dire en fait lui-même. Quelques pages de Pilote de guerre, il est vrai, jettent sur ce point un doute momentané. Lorsqu'il décrit ce que l'époque moderne nous a fait perdre, puis esquisse ce qui pourrait en être une « restauration », Saint-Exupéry évoque nommément Dieu et la « religion » ; serait-ce donc cela, le troisième terme tant invoqué et tant célébré, cet autre de l'homme qui seul peut sauver l'homme ? Non pas ; dans le cours d'une même page [ 41] l'on voit Dieu disparaître – sans que son éviction n'ait besoin d'être expliquée ni même signalée, car le mot n'était pas à prendre au sérieux, ce n'était là qu'une façon de parler ; et apparaître le vrai nom de l'instance tierce et censément transcendante : l'Homme. L'Homme, c'est-à-dire l'homme simplement assorti d'une majuscule. Procédé quelque peu maladroit, révélateur d'une pensée en peine de se formuler clairement et de se donner un vrai contenu. La majuscule marque à la fois la tentative de dire l'essence, et son échec ; elle n'installe qu'une différence de degré, tout en lui donnant le parfum d'une différence de nature [ 42] ; le mot qui en est affublé, et avec lui la chose qu'il désigne, sont comme soulevés au-dessus d'eux-mêmes, mais laissés flottants et comme promis à la rechute. La majuscule est l'exact symbole d'une transcendance qui n'en est pas une, qui ne peut occasionner, pour qui s'y consacre, qu'une élévation et une libération non pas nulles, ni négligeables, mais inaccomplies [ 43]. Tout ne devrait donc se jouer, selon Saint-Exupéry, qu'entre l'homme et lui-même ; or c'est précisément de ce cercle qu'il ne cesse de nous appeler à sortir. Situation bancale, contradictoire et sans réelle issue, qui n'ôte rien à la beauté et à la profondeur des méditations de notre auteur, mais les colore, pour ainsi dire rétrospectivement, d'une secrète amertume, peut-être même d'un inavoué désespoir. Et à ces sentiments doit s'ajouter celui d'une cruelle ironie, puisque tout son effort de contestation de la modernité culmine en la formulation d'une sentence qui est, très exactement, la devise de cette dernière : « Notre unité, au-dessus de nous, se fonde en l'Homme » [ 44]. Il serait injuste d'en conclure que Saint-Exupéry fut, au bout du compte, le complice d'une modernité qu'il n'aurait pas vraiment détestée. Mais il est sans doute nécessaire d'en déduire que, l'ayant bel et bien détestée, mais ne l'ayant combattue qu'en conservant le plus essentiel de ses dogmes, il en est resté la victime. Gildas Richard 1. « Je hais mon époque de toutes mes forces », écrivait-il encore la veille de sa mort (Lettre à X... du 30 juillet 1944). 2. Pilote de guerre, Paris, Gallimard, Le livre de poche, 1942 (noté désormais PG), p.216 ; p.219. 3. Id., p.219. 4. Terre des hommes, Paris, Gallimard, Folio, (noté désormais TDH), 1939, p.150. PG, p.234. 5. PG, p.85 ; cf. aussi La morale de la pente, in Écrits de guerre 1939-1944, Paris, Gallimard Folio, 1982 (noté désormais MDP), pp.464-466, et passim. 6. MDP, pp.466-470. PG, p.50 ; pp.51-52. 7. On peut penser ici à Bergson, dont Saint-Exupéry fut le contemporain, qui opposait dans un esprit assez voisin, de façon plus systématiquement développée, mais au prix des mêmes limites, la « raison » et l'« intuition ». Nous ignorons si Saint-Exupéry avait lu Bergson, mais ce genre d'idées était de toute façon dans l'air du temps, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, en réaction contre un XIXe siècle étroitement raisonneur. 8. PG, p.185; aussi p.188. 9. Id., pp.217-218. 10. Id, p.43. 11. Vol de nuit, Paris, Gallimard, Le livre de poche, 1931 (noté désormais VDN), pp.58-64. 12. En cela, l'« individu » détesté par Saint-Exupéry ressemble au « faible » honni par Nietzsche ; cf. Généalogie de la morale, trad. H.Albert, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964, Ière dissertation, §11, p.54. Difficile de dire, là aussi, s'il faut y voir une influence directe ou une rencontre. 13. Cette fois, c'est avec Chesterton que Saint-Exupéry semble s'accorder : cf. les fameuses « vertus chrétiennes » ayant « viré à la folie » (vérité, pitié, humilité), dans Orthodoxie, trad.L.d'Azay, Paris, Climats, 2010, pp.50-52. 14. PG, p.235. 15. Id., p.237. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. PG., p.221. 20Le Petit Prince, Paris, Gallimard, Folio Junior (noté désormais PP), pp.34-36; pp.38sq. 21. TDH, pp.90sq. (les Touaregs et Bonnafous). 22. PG, p.238. 23. Juvénal, Satires, VIII, 84. 24. TDH, pp.169-170. 25. Ici encore, sciemment ou non, Saint-Exupéry rejoint un illustre penseur, au moins jusqu'à un certain point : sa conception de la fraternité n'est pas sans rappeler la façon dont Aristote concevait l'amitié, c'est-à-dire comme un amour de l'autre médiatisé par un commun amour du Bien (cf. Éthique à Nicomaque, livre VIII). 26. PG, p.237. 27. Id., p..225. 28. TDH, pp.169-170. 29. D'où les images récurrentes de la cathédrale à édifier ou du navire à bâtir puis à piloter – encore que, dans ce dernier cas, la question du but ne soit que repoussée (naviguer...pour aller où ? voguer vers quoi?). 30. TDH, p.170. 31. VDN, pp.46-50. 32. Id., p.128. 33. TDH, p.65. 34. Id., pp.159-160. 35. PG, pp.168sq. 36. PG, p.114. 37. PP, p.92. 38. Citadelle, Paris, Gallimard, Folio, 1948, p.34. 39. Saint-Exupéry n'est-il pas bien près de reprendre cette formule à son compte, lorsqu'il dit : « La vérité pour l'homme, c'est ce qui fait de lui un homme » ? (TDH, p.171). 40. VDN., p.158. 41. PG, p.226. 42. Rappelons qu'en latin, maiusculus signifie littéralement : « un peu plus grand »... 43. Saint-Exupéry, pensons-nous, s'adresse en vérité à lui-même sans paraître s'en aviser, lorsqu'il reproche à l'« humanisme » de n'avoir à proposer que le mot « homme » simplement « embelli par une majuscule » (PG, p.233). 44. Id., p.220. Feuerbach, chantre de l'humanisme absolu et instigateur du basculement dans le modernisme athée, n'a pas dit mieux. |
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