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Le nouveau-né à la croisée de tous les dons

(inédit)

Quelques indications rapides en guise d'introduction :

Nous tenterons de montrer que le nouveau-né est au centre – ou mieux, est le centre – de deux grandes formes de dons. L'une est proprement humaine, et se décompose en deux espèces nettement distinctes (ce que j'appelle le don ontique d'une part, et le don non ontique d'autre part). L'autre forme de don n'est point humaine (c'est le don ontologique), pour des raisons et en un sens que nous nous efforcerons de clarifier le moment venu. Il s'agira pour nous d'essayer de voir rapidement en quoi consiste chacune d'elles, ce qui les distingue les unes des autres, mais aussi ce qui les unit en un même sens fondamental. Il s'agira aussi de comprendre pourquoi et comment le nouveau-né, plus qu'aucun autre, constitue le centre en lequel le don fait converger toutes ses formes essentielles.
Car en vérité, ce n'est pas seulement le nouveau-né, mais aussi bien tout homme et toute femme qui se trouve ainsi « à la croisée de tous les dons » : il s'agit là selon nous, en effet, de ce qui caractérise essentiellement tout être humain, comme tel. Pourtant, comme nous essaierons de le souligner, de cette universelle condition le nouveau-né nous offre bien une incarnation toute particulière.
Indiquons enfin qu'au cours du développement de notre propos, se présenteront à nous des occasions d'offrir quelques aperçus sur deux points susceptibles, nous l'espérons, de clarifier et d'enrichir la réflexion. D'une part, nous serons amenés à dire quelques mots de certaines célèbres pensées du don, dont la plupart sont tout à fait contemporaines (J.Derrida, J.Godbout, J.-L.Marion, J.-L.Chrétien – aussi et surtout : C.Bruaire). D'autre part, nous tenterons d'entrevoir dans quelle mesure la question du don est liée à celle, centrale en maternologie, de la souffrance de la mère, et permet peut-être d'éclairer celle-ci.

Ces différents éléments viendront à leur place en un exposé dont le plan général se présente ainsi :

I. Nous envisagerons d'abord le nouveau-né comme digne d'être donataire de nos dons humains.

II. Nous l'envisagerons ensuite comme capable d'être donataire de ces dons, et cela nous conduira à l'envisager comme étant lui-même, en son être, le fruit d'un don autre qu'humain.

III. Nous tenterons enfin de préciser quel genre de don le nouveau-né requiert fondamentalement, et dans quel but : et nous verrons que ce but pourrait bien être, tout simplement, d'aider cet être à devenir donateur à son tour... ce qui dessine un cercle n'ayant rien de « vicieux », tout au contraire.


I. Le nouveau-né est digne de recevoir nos dons


Cette affirmation sonne à ce point comme une évidence que l'on s'étonne, d'abord, de la voir énoncer. N'est-ce pas là un point admis par tout le monde, et qui ne fait point problème ? L'étonnement s'accroîtra encore, ou laissera même place à la réprobation, si l'on va jusqu'à demander : pourquoi en est-il digne ? Pourquoi prendre soin du nouveau-né ? Pourquoi dépenser pour lui l'immense quantité d'efforts et d'investissements (de toutes natures) que sa fragilité, visiblement, requiert ? Devant de telles questions l'on se sent volontiers pris de cours, et l'on reste coi. Or cela n'est pas forcément bon signe. Ce qui est devenu tellement "évident" que l'on ne s'interroge même plus sur ce qui le justifie, cela court le risque d'être contesté, oublié, ou détourné de son sens véritable. Aussi est-il indispensable de revenir toujours à la vision lucide de ce qui fonde, en dernière analyse, nos comportements.
Ainsi donc, pourquoi prendre soin du nouveau-né ? Pourquoi lui accorder de l'importance ? Il peut y avoir bien des raisons de "prendre soin" de quelque chose ou de quelqu'un, qui ne sont pas toutes de la même nature. Il en va de même pour la notion d'« importance » : elle peut recouvrir des formes et des significations fort diverses.

 

Valeur et importance relatives, finies, extrinsèques

Par exemple, l'on peut d'abord considérer que le nouveau-né est « important », et qu'il faut en « prendre soin », parce qu'à travers lui est en jeu la perpétuation de l'espèce humaine. Mais de quelle importance et de quels soins s'agit-il alors ? Ce qui est vraiment essentiel, c'est que continue d'exister une certaine espèce d'êtres vivants. Passons sur le fait que cette nécessité aurait elle-même besoin d'être justifiée (après tout, pourquoi faut-il absolument que l'espèce humaine ne s'éteigne pas ?), et remarquons plutôt que, dans cette optique, l'individu nouveau-né est « important » à titre de moyen de cette perpétuation : c'est elle qui est vue comme véritablement importante, et c'est en fonction d'elle que l'individu se trouve investi d'une importance seconde et relative. Remarquons encore que le « soin » dont on entourera le nouveau-né sera lui-même défini en fonction de ce but, et conditionné par lui : logiquement, il s'agira de favoriser ce qui concourt à l'existence et à la santé de l'espèce, et d'écarter ce qui y fait obstacle.
Il en va de même si, plutôt que la simple perpétuation de l'espèce, c'est la survivance et le bon fonctionnement de la société qui sont mis en avant : le nouveau-né sera important, et on en prendra soin, en vue d'autre chose que lui-même. En exagérant à peine, l'on peut dire qu'on lui accordera une importance et des soins de même nature que ceux qu'accorde un bon artisan à ses outils, ou un soldat à ses armes : il s'agit de veiller au bon état des instruments. Nous connaissons tous l'illustration particulièrement éclairante que A. Huxley, dans Le meilleur des mondes, a donné de cette logique.
Enfin l'on peut penser à l'importance sentimentale ou psychologique que le nouveau-né a aux yeux de ses parents, en particulier de sa mère. C'est particulièrement ce type d'"importance" qui paraît présenter un caractère d'évidence absolue, et rendre superflu tout examen. Pourquoi prendre soin de mon enfant ? : question qu'une mère ne se posera pas sans que l'on y voie aussitôt un signe inquiétant. Pourtant, l'importance "toute naturelle" accordée au nouveau-né par ses géniteurs semble présenter les mêmes limites que dans les deux cas précédents. Comment être sûr, d'abord, que ce n'est pas l'instinct de perpétuation de l'espèce qui, ici aussi, est à l'œuvre, quoique de façon détournée ? Certains penseurs, comme A. Schopenhauer, soutiennent que les sentiments qui paraissent s'élever au-delà du naturel, du biologique, en sont en réalité les instruments. Mais même si ce n'est pas le cas, il reste que l'importance accordée au nouveau-né est alors relative et variable : le nouveau-né est important, et justifie qu'on en prenne soin, parce qu'il est le mien, la "chair de ma chair". Sauf à invoquer une énigmatique et incertaine « empathie », je n'ai pas alors de vraie raison d'accorder importance et soin au nouveau-né d'un autre. Et même à l'égard du mien, importance et soins peuvent fort bien être variables, proportionnés à la plus ou moins grande correspondance entre ce qu'il est, et ce que je voulais ou espérais qu'il soit.

Dans tous ces cas, importance et soins trouvent leur fondement en autre chose que le nouveau-né lui-même. Ils sont donc tout à la fois extrinsèques, conditionnels et relatifs.


Valeur et importance absolues, intrinsèques

Or à la question « Pourquoi prendre soin du nouveau-né ? », il est possible et nécessaire d'envisager une réponse d'un autre ordre : autrement dit, d'envisager une "importance" ou une « valeur » du nouveau-né qui soit absolue, inconditionnelle et intrinsèque. Le nouveau-né est alors à concevoir comme valant absolument en et par lui-même, indépendamment de tout le reste, et non pas parce qu'il vient satisfaire le besoin ou le désir de quelque chose ou de quelqu'un. C'est bien ainsi que nous l'entendons, quand nous estimons que tout nouveau-né, quelles que soient ses caractéristiques (physiques ou autres) et l'affection dont il fait l'objet ou non de la part de ses parents, mérite et vaut que l'on fasse tout ce qui peut être fait pour lui. Quant à sa future contribution à l'existence et au bien-être de l'espèce, ou de la société, l'on est bien en peine de l'évaluer, et à vrai dire l'on n'y pense tout simplement pas. Notre dévouement pour lui va de soi – mais cette évidence, loin d'être immédiate et « naturelle », résulte d'une séculaire adhésion à une idée, une conviction qui doit ici devenir tout à fait explicite : nous considérons que nous avons affaire à un être qui est fondamentalement irréductible à ce que nous en voyons, à ce que nous pouvons en savoir, à l'utilité qui pourra être éventuellement la sienne par la suite, et aux relations qui existent entre lui et l'extérieur (le monde, les autres). Le nouveau-né n'est pas un simple « nœud de relations » : si c'était le cas, tout en lui serait relatif (les mots ici sont profondément significatifs), y compris son « importance » ou sa « valeur ». C'est bien pourquoi nous pouvons et devons considérer que sa valeur ne tient pas à ses capacités actuelles ou futures, aux services qu'il peut ou pourra rendre : bref, que sa valeur ne se mesure pas, en aucune façon. Nous rejoignons en cela la célèbre position de Kant, qui consiste à distinguer clairement ce qui a un prix, c'est-à-dire une valeur toujours relative et finie (mesurable et comparable), et ce qui a une dignité, c'est-à-dire une valeur infinie et absolue (et donc incommensurable : littéralement, sans commune mesure avec quoi que ce soit d'autre).
Or cette vision du nouveau-né comme être irréductible, incomparable, insubstituable, n'ayant pas de prix mais une dignité (vision qui se tient donc au-delà de toute considération de degré) entraîne deux conséquences capitales.

A. En quel sens la dignité demande à être reconnue

Si la valeur du nouveau-né est purement intrinsèque, et n'est pas fonction de quoi que ce soit d'extérieur à lui, alors nous devons admettre que ce n'est pas nous qui la lui attribuons, mais qu'il l'a indépendamment de nous. Nous avons à la constater, à la laisser s'imposer à nous, en aucune façon à la produire. Nous devons la reconnaître, mais en un sens qui n'est pas celui que l'on donne de plus en plus souvent à ce terme. Couramment en effet, reconnaître l'autre (comme un égal, un pair, ou tout simplement une personne humaine) signifie : apporter à cet autre quelque chose dont il serait dépourvu si on ne lui apportait pas. Ainsi dit-on qu'un homme a besoin d'être reconnu comme tel par les autres ; cela est vrai, mais on tend à entendre par là que l'homme devrait recevoir de l'extérieur son statut et sa dignité d'être humain – de la même manière, au fond, qu'un homme peut être investi par d'autres de la « dignité » d'officier de la Légion d'Honneur. Or il est aisé de voir qu'il y a là une grave contradiction : si la dignité est valeur absolue intrinsèque, alors il s'agit de ce qui, par définition, existe et demeure indépendamment du regard et des comportements des autres. Que si les autres ne reconnaissent pas ma dignité, celle-ci sera alors méconnue mais non point annulée. Elle demande certes à être vue, mais elle requiert un regard particulier, puisqu'il s'agit alors de voir ce qui ne dépend pas de notre regard, mais au contraire le gouverne. Pour désigner cette attitude, le mot de reconnaissance est le bon : mais à condition de l'entendre en sa signification d'aveu (comme lorsqu'on dit qu'on « reconnaît ses torts », par exemple) : il s'agit d'admettre, de « se rendre à l'évidence » de ce qui est, et donc du même coup d'avouer que l'on est pour rien dans l'existence de ce qui est ainsi, que cela outrepasse ce que nous pouvons produire. On n'en est point l'auteur mais le témoin. Ce terme de « témoin » est justement employé par J.-L. Marion pour désigner l'attitude à avoir devant ce qui constitue un pur « événement » : l'irruption, l'arrivée ou l'arrivage de quelque chose qui, par rapport à l'horizon de notre pouvoir et de notre maîtrise, vient d'ailleurs et ne s'y laisse pas réduire. Notons que chez J.-L. Marion (ou chez J.-L. Chrétien, qui développe avec grand talent une réflexion analogue sur ce point), l'attitude du témoin est reliée avec la question du don, en ce sens que ce qui nous est purement et simplement donné (à voir, à constater), nous ne pouvons qu'en être les témoins : sinon, nous défigurons la chose en question – et nous-mêmes en même temps, semble-t-il. Ainsi en va-t-il de la dignité comme valeur absolue intrinsèque, chez le nouveau-né.

B. Lien fondamental entre dignité de l'autre et attitude du don

Cette dignité que nous ne pouvons pas lui donner, c'est précisément elle et elle seule qui nous appelle à adopter envers le nouveau-né l'attitude du don.
Considérons en effet le sens obvie de la notion de don : il s'agit d'un apport effectué de manière désintéressée, sans attente de contrepartie et donc inconditionnellement. Or cela signifie que le destinataire doit être lui-même, et lui seul (ou du moins lui avant tout), la raison d'être de l'apport ; et donc, que ce dernier est effectué indépendamment de toute considération pour autre chose que le destinataire lui-même – en particulier : indépendamment de ce qui intéresse celui qui donne. Cela permet de comprendre que le désintéressement, contrairement au désintérêt, ne consiste pas à ne s'intéresser à rien, mais à ne s'intéresser à rien d'autre que l'autre. Cela permet aussi et surtout de comprendre que, comme son sens l'indique lui-même, le don ne peut s'adresser qu'à un être digne d'intérêt absolument par lui-même, en lui-même, abstraction faite de tout le reste. Peut et doit être destinataire du don l'être qui justifie que l'on fasse, pour lui, abstraction du reste – de tout le reste.
Si inversement, l'on a affaire à un être dont on considère qu'il vaut de façon seulement relative (en vertu de ses caractéristiques, capacités ou relations), alors les apports qu'on lui adresse ne peuvent être, au sens strict, des dons : car dans ce cas, le but de l'apport n'est jamais l'autre lui-même, mais toujours et nécessairement quelque chose d'autre qui est visé au-delà de lui ou à travers lui. Alors le statut du destinataire est, d'une façon ou d'une autre, celui d'un moyen : je lui apporte ceci ou cela parce que (et donc aussi à condition que), par là, tel ou tel de mes buts pourra être atteint. C'est par exemple ce qui se passe, comme Aristote et Sénèque l'avaient déjà remarqué, dans nos rapports avec les animaux ou avec les plantes : ce n'est pas absolument pour eux-mêmes que nous en prenons soin, ils ne sont pas eux-mêmes le but et la raison d'être de ce que nous leur apportons.
Il y a donc un critère simple à retenir pour reconnaître le don. Quand un apport est effectué, il faut demander : l'aurait-on fait si l'on avait eu égard uniquement au destinataire, indépendamment de quoi que ce soit d'autre ? Chaque fois que l'on doit répondre non, c'est que ce destinataire a été vu non pas comme valant absolument par lui-même, mais comme valant à titre d'élément d'un tout plus vaste – et même pas comme l'élément principal de ce tout. Ce critère permet en particulier d'introduire de la lumière dans certains débats qui en manquent, à propos de la notion de don. Disons-en quelques mots :

Certains auteurs (avant tout J. Derrida) refusent le statut de don à tout apport qui entraîne, pour celui qui le fait, un quelconque bénéfice, y compris sous la forme du contentement ou de la joie de donner : c'est là selon eux une contrepartie qui « annule le don comme don » ; aussi Derrida va-t-il jusqu'à dire qu'aucun acte conscient ne peut être un don. D'autres, comme J. Godbout ou A. Caillé (tous deux "fils spirituels" de M. Mauss) refusent cette intransigeance, clamant qu'à ce compte le don serait surhumain et n'existerait pratiquement jamais comme acte réel, comme relation humaine effective, et affirmant que l'existence d'un bénéfice pour le donateur n'annule pas le don pour autant. Or ces deux positions posent problème. La première, parce qu'elle confond intérêt et intéressement : Derrida croit que tout intérêt quel qu'il soit est incompatible avec le don, alors qu'il y en a un qui est admissible et même indispensable : l'intérêt pour l'autre lui-même (ce qui requiert la conscience). La seconde position (Caillé) pose problème en ce qu'elle ne voit pas de contradiction entre le don et l'attente d'une contrepartie comme motif déterminant, alors qu'il y en a une : si les « dons » sont effectués dans le but de déclencher un "don retour", alors ce ne sont pas de vrais dons et sur ce point Derrida a raison. – La solution me paraît simple : il peut y avoir don même si celui qui donne en retire un bénéfice (joie, avantage quelconque...) pourvu que ce bénéfice n'ait pas le statut de condition ou de but de l'acte, mais seulement celui d'un surcroît (c'est ainsi que le dit fort bien Sénèque, par exemple), d'un « plus », de telle sorte que l'on aurait effectué l'acte même si l'on n'avait pas eu l'espoir du bénéfice. Le rapport mère/nouveau-né en est un bon exemple : bien sûr, quand elle se consacre sans compter à son bébé, la mère espère recevoir en retour (plus tard) une affection et une reconnaissance (comme gratitude) de la part de son enfant ; son attitude est pourtant bien de l'ordre du don, dans la mesure où cet espoir n'est pas posé par elle comme une condition, ni comme le but principal de son comportement : si, par conséquent, le fait de ne pas avoir cet espoir n'entraîne pas comme conséquence la cessation de ses soins.
En somme donc, l'attitude du don n'est possible qu'envers un être qui puisse et doive être vu comme une fin en soi, c'est-à-dire comme ayant une valeur absolue intrinsèque. Et envers un tel être, seule l'attitude du don est adéquate. Précisons rapidement ces deux points décisifs.

Premièrement, une fin en soi est une fin (un but) telle qu'on cherche à l'atteindre pour elle-même, et non pas parce que, grâce à elle, une autre fin encore pourrait être visée ou atteinte. La fin en soi est donc, et elle seule, ce à quoi l'on peut s'intéresser de façon désintéressée! Autrement dit, c'est par définition ce par rapport à quoi tout le reste est moyen (et donc relatif, conditionné), et qui n'est lui-même moyen de rien, mais a sa raison d'être et sa justification en soi-même. Ce qui correspond à ce statut est donc lui-même la source de l'intérêt qu'on lui porte. Or cela suppose qu'on reconnaisse en lui une valeur ou "importance" absolue et intrinsèque : ce dont la valeur est intrinsèque, et non comparative, c'est cela seul qui peut être vu et traité comme une fin en soi. Or tel est bien nécessairement le cas du donataire, puisque le don consiste à agir envers quelqu'un de telle sorte que celui-ci est lui-même la raison unique, ou du moins suffisante, de ce que l'on fait pour lui. – Notons que le destinataire du don est fin en soi aussi en cet autre sens du terme « fin » : il constitue le terme dernier, en lequel notre regard et notre action s'arrêtent définitivement (le don est définitif par essence, contrairement au prêt par exemple).

Deuxièmement, envers un être que l'on reconnaît comme une fin en soi, l'attitude du don s'impose ; non pas en ce sens qu'elle est la seule possible, ou que toute autre attitude est à proscrire absolument, mais en ce sens que l'attitude du don est la seule à correspondre pleinement à ce qu'est le destinataire, la seule à être vraiment "à la hauteur" de la dignité de celui-ci. A l'égard d'un être qui a une dignité, et qui est donc une fin en soi, toute attitude autre que celle du désintéressement absolu et inconditionnel sera forcément « en déficit ». A l'infini de la dignité, du sans-prix, peut seul répondre l'infini de la gratuité.

 

* * *

On voit donc qu'il y a un lien fondamental entre le genre de valeur reconnu à l'autre, et le genre d'attitude qui est possible (voire nécessaire) envers lui : l'attitude du don va de pair avec la reconnaissance de la valeur absolue, et donc intrinsèque (non apportée par nous) de l'autre, et inversement le don cesse d'avoir sens et réalité dès que l'on ne reconnaît à l'autre qu'une valeur extrinsèque et donc finie, relative, momentanée.
Il reste à souligner la spécificité du nouveau-né à cet égard, avant de dire quelques mots de la souffrance de la mère.

 

En quel sens le nouveau-né est exemplaire de l'homme

Ce qui a été dit ci-dessus vaut de tout être humain. Mais quid du nouveau-né, qui nous intéresse plus spécialement ici ? En quoi offre-t-il un type particulier de donataire ? Simplement, mais rigoureusement, parce que s'accuse en lui au maximum le contraste entre l'infinité de la valeur (dignité) et la finité ou la quasi-absence des moyens de la faire respecter. Un être qui, en soi, appelle un respect et des soins inconditionnels, est comme livré, jeté dans un monde où ce respect et ces soins ne sont nullement assurés de façon automatique, et il y est jeté avec des forces et des capacités infiniment insuffisantes pour y pourvoir par lui-même. Un abîme existe dans le nouveau-né entre ce qu'il est et ce qu'il peut. Sur le plan humain, on ne peut rien imaginer qui soit à la fois si précieux et si démuni. Du coup, dans la mesure où le don est motivé par le souci de l'autre en et pour lui-même, on comprend qu'il est d'autant plus impérieux que l'on a affaire à un être incapable de prendre lui-même soin de lui-même.

Remarquons-le : le dénuement du nouveau-né est, en vérité, celui de l'adulte aussi bien ; et jamais il ne cessera. Freud a bien remarqué cela (dans L'avenir d'une illusion), mais dans un esprit et dans un sens fort différents de ceux que nous voulons souligner ici. En effet, il s'agit pour nous de remarquer que le décalage entre infinité de la dignité et finité des capacités ou pouvoirs est constitutif de l'humanité de tout homme, et demeure irréductible. Entre l'infini et le fini la distance est... infinie! – et humainement impossible à combler. En ce sens le nouveau-né nous renvoie à nous-mêmes, il nous met sous les yeux la vérité de notre condition d'homme : celle d'une définitive fragilité. Nous aurons beau, une fois adultes, augmenter notablement nos pouvoirs, jamais nous ne ferons plus que leur ajouter quelques degrés. Simplement, ce décalage infini entre ce que nous valons et ce que nous pouvons est moins visible et plus facile à oublier quand nos capacités sont développées, surtout si elles s'avèrent être grandes, voire spectaculaires. Ces dernières tendent à accaparer le regard, et nous avons tendance à croire que ce sont elles qui font la valeur d'un homme, que c'est à elles que son être se résume, ou que c'est en elles qu'il consiste avant tout ; et c'est du coup à elles que nous mesurons l'importance et les soins que nous accordons à tel ou tel. Le nouveau-né rend plus difficile une telle méprise – disons même : une telle faute ; mais il ne la rend pas impossible, comme le montre l'attitude de ceux qui veulent mesurer sa valeur en fonction de son « potentiel » (physique, intellectuel...), qu'ils pensent pouvoir évaluer. Ce qui montre bien qu'en dernière analyse, il dépend de nous que ce qui demande à être vu soit bien vu comme il doit l'être.

 

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Joie et souffrance occasionnées par le nouveau-né


Tout ceci ne peut être sans lien avec la nature des sentiments éprouvés par ceux qui attendent puis accueillent le nouveau-né – au premier chef : la mère.

Cette attente et cet accueil sont le plus souvent source de joie – ou d'un sentiment global en lequel c'est la joie qui domine. Or la joie, parce qu'elle semble ici bien « naturelle » et qu'elle paraît se justifier immédiatement par elle-même, n'appelle que très rarement interrogation et tentative de compréhension. C'est seulement la souffrance qui paraît requérir examen et discernement. Mais en vérité, il y a tout lieu de penser que les deux peuvent et doivent s'éclairer l'un par l'autre, étant liés tous deux à la nature de l'événement qui les peut occasionner : la venue au jour du nouveau-né.
Considérons d'abord le sentiment de joie. Ici encore la simplicité est apparente : il peut exister des "joies" de natures fort diverses. La joie éprouvée à accueillir un être considéré comme ayant une valeur absolue intrinsèque, ne peut être la même que celle qu'on éprouve à voir comblée telle ou telle attente d'ordre matériel, professionnel (une promotion par exemple), ou même psychologique (le « désir d'être mère ») ; car c'est la source de la joie qui donne à la joie sa tonalité et sa profondeur propres. L'avènement d'un être d'une valeur infinie est source d'une joie que, conformément aux réflexions menées ci-dessus, l'on peut qualifier de désintéressée. C'est la pure joie de voir être un être irréductible à ce qui peut en être vu, incomparable à toutes les richesses, à toutes les beautés (réelles ou supposées) du monde. Non pas joie de voir ce qui comble un intérêt ou un désir, mais joie de voir advenir ce devant quoi tout désir et tout intérêt doivent s'incliner.... Eh bien! De même qu'il peut (et doit) être source d'une joie infiniment plus profonde que tout contentement psychologique ou « sentimental », l'enfant qui naît ou qui va naître peut être l'occasion d'une souffrance qui, elle aussi, doit avoir un tout autre sens que les soucis, déceptions et tourments psychologiques, si grands soient-ils. La souffrance que peut occasionner le nouveau-né est à appréhender comme se situant à la même profondeur, comme étant de même nature (de même tonalité, texture) que la joie qu'il peut engendrer. Et cela, précisément, dans la mesure où c'est bien comme un être d'une valeur infinie et incomparable que le nouveau-né est vu. Seule cette reconnaissance (qu'elle soit pleinement lucide ou qu'elle demeure à l'état d'intuition confuse, implicite) peut donner à la souffrance de la mère son ampleur et sa signification propres. Si, en effet, le nouveau-né n'est pas vu ainsi, alors il pourra être source de tourments, tracas, peurs... mais de quel genre ? Du genre de soucis et de peurs que l'on peut avoir à propos de ce qui est relatif, commensurable : soucis matériels (logement, voiture, besoins en tous genres) ou psychologiques (changement profond de l'organisation de la vie, inévitables privations ; aussi, peur de « ne pas être à la hauteur », qui, telle quelle, peut être du même ordre que celle qu'on éprouve au moment de passer un examen, ou d'exercer de nouvelles responsabilités professionnelles...). Mais si le nouveau-né est vu comme un être incommensurable à tout cela, l'inquiétude et la défaillance qui peuvent intervenir à son sujet seront d'une tout autre nature ; et ce serait une grave méprise que de comprendre alors l'inquiétude maternelle sur le mode des simples soucis psychologiques, ou de soucis qui n'en différeraient que par le degré.
On peut ici penser à l'angoisse que Heidegger, après Kierkegaard, distingue des simples « soucis », et dont il montre qu'elle est ébranlement de tout l'être, non de tel ou tel de ses aspects. Il est significatif pour nous, ici, que Heidegger ait défini l'angoisse comme motivée non par tel ou tel étant (une réalité déterminée, identifiable, mesurable) vu comme menaçant, mais par ce qui est précisément irréductible à tout étant, et qui est donc « non étant », « autre que tout étant ». Simplement, alors que Heidegger voyait dans le néant la figure principale, sinon unique, du non étant, nous avancerons ici que l'autre, autrui, est lui aussi (et lui surtout) « autre que tout étant » ; et donc, que ce n'est pas seulement le néant qui peut susciter l'angoisse, mais aussi et plus encore cet au-delà de tout étant qu'est le nouveau-né lui-même.
Ajoutons pour finir que la souffrance de la mère, quand elle a cette tonalité, cette radicalité, ce caractère « métaphysique », a paradoxalement quelque chose de rassurant! Elle est un signe que ce qui arrive est considéré à sa juste mesure. La crainte de "ne pas être à la hauteur" prend alors une signification nouvelle et profonde, et devient justement le signe que l'on est bien à la hauteur – en ce sens qu'on se rend bien compte de la portée de l'événement : sans quoi l'on ne serait point en proie à cette souffrance-là. Inversement, l'absence d'inquiétude chez la mère peut être très inquiétante, si elle signifie (ce qui n'est pas forcément le cas, bien sûr) que la naissance du nouveau-né est vue par elle comme un événement banal, ou du moins comme un événement qui, au lieu de constituer une percée inouïe dans le tissu de l'ordre des choses, vient simplement s'inscrire en celui-ci. Si, en d'autres termes, l'absence de souffrance signifie que le nouveau-né est simplement vu comme un étant (fût-ce comme un étant extraordinaire, aux « capacités » étonnantes et à l'importance sentimentale unique) au lieu d'être vu comme ce qui est irréductible à tout étant – et est nouveau en un sens que n'approche aucune des « nouveautés » que le monde (moderne) ne nous prodigue que trop.

 

II. Le nouveau-né comme donataire du don ontologique (non humain)


Le nouveau-né n'est pas seulement digne de recevoir nos dons : il en est capable. En nous tournant maintenant vers ce second point, nous allons être amené à mettre l'accent sur l'aspect ontologique de l'irréductibilité du nouveau-né à l'ordre de l'étant. Que faut-il entendre par là ? Ce qui est ontologique, c'est ce qui concerne l'être. Ce terme d'être est, depuis toujours et à juste titre, l'objet de multiples questions et discours philosophiques fort complexes. Nous avons ici à nous garder d'une double erreur : celle qui consisterait à croire que ce domaine nous dépasse, et doit être réservé à une élite de métaphysiciens ; celle qui consisterait à décréter d'avance que de tels problèmes sont purement verbaux, ne correspondent à rien de réel ou de « concret ». En vérité les problèmes qui touchent à l'être sont les plus cruciaux de tous, et il est tout simplement impossible de faire l'impasse sur eux.
Ainsi, pour ce qui nous concerne ici : nous avons dit que le nouveau-né a une valeur absolue intrinsèque, une dignité (il n'a « pas de prix »). Nous sentons intuitivement qu'en disant cela, nous nous prononçons déjà sur ce qui fait l'être même du nouveau-né, sur le genre de réalité que cet être constitue. S'il a une dignité, ce ne peut être parce que nous en décidons ainsi (nous l'avons vu), mais cela doit tenir à ce que cet être, en lui-même, est. Plus précisément encore : nous devinons que seul peut avoir une dignité un être en qui il y a, réellement, effectivement, ontologiquement – et non seulement verbalement, sous la forme d'une "façon de parler" – autre chose que ce qui est commensurable, relatif, conditionné. S'il n'existe rien de plus, dans le nouveau-né, que sa dimension physiologique, alors la dignité que nous lui reconnaissons est sans ancrage dans la réalité de cet être : c'est seulement une idée, sans consistance ontologique – c'est-à-dire n'exprimant aucune réalité. Mais si nous adoptons envers le nouveau-né l'attitude du don, ce n'est certainement pas en vertu d'une simple idée, mais bien en réponse à l'exigence qui sourd d'un être irréductible à l'étant. C'est ce qu'exprime avec force et concision Claude Bruaire lorsqu'il dit :

« On ne peut biaiser, l'alternative est claire, nette. Ou bien un être humain est autre chose et plus que le corps où il vit, et alors tout n'est pas possible, des normes élémentaires de respect du droit et de l'être humain sont inévitables et indispensables. Ou bien non, et tout est permis, sans aucune réserve sinon économique. Il n'y a pas de troisième terme » (Une éthique pour la médecine, Paris, Fayard, 1978).

C'est cette intuition qu'oblige à préciser, et que va confirmer, la prise en compte de la présence, chez le nouveau-né, d'une capacité à recevoir. Car il est alors parfaitement clair que nous sommes sur le terrain de l'ontologie, c'est-à-dire de l'existence réelle, de l'être effectif : cette capacité de recevoir existe bel et bien, elle se manifeste, elle se constate : le nouveau-né reçoit effectivement ce que nous lui donnons. Et lorsqu'il s'agit d'apports ou de soins d'ordre non physique, la capacité de les recevoir est elle-même, nécessairement, du même ordre, et n'est donc possible que pour un être en qui il y a une dimension irréductible au physique, que Claude Bruaire appelle tout simplement l'esprit. Comme nous devrons admettre que ce n'est pas nous qui lui apportons cette dimension, il nous faudra nous mettre en quête d'une origine non humaine de celle-ci.

Penser et parler

C'est nous, à savoir les parents et, au-delà, le mode humain ambiant, qui apprenons à l'enfant à parler, et dans le même mouvement à penser, dans la mesure où ces deux « activités » sont indissociables. Constat élémentaire, mais dont l'évidence et la simplicité sont trompeuses ici encore. Car on entend parfois par là que nous apporterions à l'enfant, de l'extérieur, une faculté dont il serait en lui-même dépourvu ; et l'on oublie que tout apport humain suppose, chez le donataire, une capacité de réception déjà là.
Sans doute est-il possible à l'homme, en un certain sens, d'apporter à autrui non pas quelque chose, mais une capacité de recevoir : c'est ce que j'illustre avec l'exemple de l'apprentissage de la lecture. Dans ce cas en effet, ce n'est pas une chose déterminée, un étant, que nous apportons, mais plutôt la possibilité de recevoir certaines choses (idées, informations, etc.). C'est une nouvelle capacité de recevoir que l'enfant reçoit. Mais il est visible que cela n'est vrai qu'en un sens relatif, et que si nous poursuivons dans cette direction, nous sommes rapidement embarqués dans une « régression à l'infini » : car cette capacité de recevoir, que nous lui avons apportée, comment l'enfant l'aurait-il reçue, s'il n'avait déjà en lui la capacité de la recevoir elle-même ? Nous rencontrons nécessairement en lui une capacité de recevoir absolument première, que nous ne pouvons nullement produire, mais seulement reconnaître (au sens déjà indiqué), admettre, présupposer. Jamais nous ne pourrions apprendre à un enfant à lire, parler, etc., si cette capacité fondamentalement première n'était déjà en lui : c'est elle qui, à fois, appelle nos dons et les rend possibles. On ne peut apprendre à penser qu'à un être qui pense déjà, car apprendre ici signifie lui-même penser (voir sur ce point mon article Don humain et don divin, références en Annexe). C'est ce que Platon avait admirablement compris et exprimé lorsqu'il disait qu'on « ne peut mettre la vue dans des yeux aveugles » ; nous pouvons donner à voir bien des choses à autrui, non la vue elle-même.
Nos apports ont donc pour sens de développer, de faire passer en acte ce qui est déjà là, en l'autre, en puissance ; et du reste (tout parent et tout enseignant le sait par expérience), ce développement et ce passage à l'acte ne se peuvent effectuer que de l'intérieur. Il en va ici, mutatis mutandis, comme de la vie organique : son principe de croissance ne peut être qu'intérieur, et l'être vivant ne peut être soigné (au sens général de "prendre soin") que sur le mode de la stimulation (extérieure) d'une spontanéité (intérieure) ; pour paraphraser Platon : on ne peut mettre la vie dans un corps mort! – Mais si, avec la parole et la pensée, c'est bien à une dimension non physique que nous avons affaire, alors la reconnaissance de notre impuissance à en produire nous-mêmes la condition de possibilité nous conduit, dans le même temps, à reconnaître la présence en l'enfant, dès le départ et pour ainsi dire malgré nous, de cette condition.

L'être libre

Ce qui vient d'être dit se retrouve, plus clairement encore, à propos de la liberté.
Au sens simple et strict, être libre signifie : être soi-même le principe de sa pensée et de son action. Être principe, conformément à l'étymologie du mot, signifie : être le point de départ, la cause première. L'homme est libre, par conséquent, dans la mesure où il peut être source de pensée et d'action, dans la mesure donc où sa pensée et son action ont en lui leur sujet. Certains courants philosophiques ont émis bien des critiques à propos de cette idée, que l'homme est ou peut être un sujet libre au sens plein du terme ; on a mis en avant, de multiples façons, des influences et des conditionnements (physiques, psychologiques, sociaux...) pour montrer que la liberté est illusoire, et donc, que nos pensées et actions sont toujours finalement les effets de causes extérieures à nous, autres que nous. On ne peut ici entrer dans une discussion (nécessairement fort longue et complexe) à ce propos. Nous admettrons que l'homme peut bel et bien être libre, en faisant simplement remarquer que c'est là la condition sine qua non de la reconnaissance de la responsabilité de l'homme (on ne peut le tenir pour responsable de ce qu'il dit et fait, si l'on ne présuppose qu'il en est la source première, et donc qu'il est libre), et aussi que cette responsabilité est indissociable de la dignité. Les deux termes au fond disent la même chose : l'irréductibilité à tout processus, à tout ensemble de faits ou de forces, à tout ce qui est un simple effet explicable, mesurable et (en droit) prévisible. Du reste et logiquement, les philosophies qui nient la liberté de l'homme nient également, quand elles sont conséquentes avec elles-mêmes, sa dignité...
Nous pouvons certes (et nous devons : on y reviendra dans la troisième et dernière partie) acheminer le nouveau-né, l'enfant, autrui en général, vers l'accomplissement effectif de sa liberté ; car l'on n'est point libre immédiatement, sans le vouloir et sans discerner ce que cela signifie, ce qui requiert une aide extérieure. Mais ici encore aider n'est pas créer. Il ne peut s'agir que de favoriser le déploiement de ce qui est déjà là en l'autre, et non d'apporter extérieurement la liberté à un être dont elle serait d'abord absolument absente (ce qui signifierait littéralement : la faire surgir à partir de rien). Impossible pour nous d'aider à devenir libre un être qui ne l'est pas déjà – entendons : un être en qui le principe de la liberté, c'est-à-dire une dimension absolument irréductible à toute choséité, ne serait pas présente d'avance.
Outre qu'il est présupposé par nos apports, ce principe ne peut être conçu qu'en un sens ontologique : derechef, non comme une idée, mais comme une réalité. Car de lui naissent effectivement des paroles, des pensées et des actes. Je ne suis source de pensée et d'actes libres que si ce « je » est, existe effectivement – et n'est pas un simple mot, une manière commode et vague de désigner un ensemble de processus et d'éléments. L'un des apports majeurs de Claude Bruaire est précisément d'avoir montré qu'il ne faut pas craindre, en disant de l'esprit qu'il est et qu'il constitue une réalité substantielle, de le rabaisser au rang d'un simple étant, d'une chose. Cette crainte, héritée en grande partie de Heidegger, va de pair avec l'idée (héritée du même auteur) que ce qui est, le substantiel, c'est l'étant seulement. Bruaire nous aide puissamment à dépasser cette perspective, en montrant que l'être et l'esprit (titre de son dernier grand livre, Paris, PUF, 1983) non seulement ne s'excluent pas, mais s'impliquent rigoureusement – à condition de reprendre en profondeur la notion d'être. Il s'agit là de réflexions d'ontologie fondamentale en lesquelles nous ne pouvons entrer ici (on creusera ce point difficile, si on le souhaite, avec le livre de Bruaire qui vient d'être mentionné, et avec mon ouvrage Nature et formes du don, Paris, L'Harmattan, 2000, IIIe partie). Mais il nous suffit de nous appuyer ici sur ce raisonnement simple : aussi réels sont les fruits (pensées, actes libres), aussi réelle est la source (le je pensant et libre).

La nature n'est pas origine de l'être libre

Si l'entourage du petit être humain ne peut introduire en lui la liberté de l'extérieur, il est capital de reconnaître maintenant que cette dimension de l'être-libre ne peut pas davantage résulter d'une évolution physique, y compris génétique ou neuronale, et fût-ce sur le mode d'une abstention de détermination, se déroulant pendant la gestation. A tout le moins ce point demande à être examiné avec grande attention.
Il faut ici saluer et admirer le remarquable travail de réflexion, mené récemment et toujours en cours (particulièrement par le professeur Delassus, dans Le génie du fœtus), qui montre la présence dans le fœtus de l'indéterminé. En marge de la détermination par les gènes, et pour ainsi dire à l'abri de celle-ci, existe une zone de l'être qui n'est pas assignée à une tâche particulière, prédéfinie, « utile » au sens où elle serait requise par et pour le fonctionnement organique ; retenons pour la désigner l'expression de « Territoires Corticaux Libres ». En cela se laisse entrevoir un au-delà de l'étant, un vide ou un jeu dans le tissu de la réalité ontique (ie la réalité qui est de l'ordre de l'étant), une brèche dans la continuité et dans la compacité de l'organique. En cela s'annonce ainsi une disponibilité pour autre chose, une ouverture vers ce qui, par rapport à la nature (ses besoins et ses lois), apparaît comme gratuit, en surcroît. Et cela en vertu d'un processus lui-même naturel : comme si la nature, ici, esquissait un pas au-delà d'elle-même – « pas » qui consiste plutôt, pour elle, en un retrait, une mise en suspens et comme une neutralisation de soi, un renoncement à tout emplir.
Mais justement... cette discrétion de la nature coïncide-t-elle vraiment avec la présence de l'esprit ? Ou n'en est-elle que la marque négative (« en creux »), l'ombre portée ? Peut-on vraiment parler ici de liberté ? En toute rigueur, non, s'il est vrai que la liberté, tout en impliquant l'indétermination, ne peut s'y réduire, mais consiste essentiellement dans la puissance de se déterminer par soi-même. Une chose est de ne pas être déterminé, une autre est de se déterminer soi-même. Absence de détermination par l'extérieur et présence de la détermination par l'intérieur ne se recouvrent pas : et le premier aspect, à vrai dire, se doit concevoir comme le versant seulement négatif du second, et comme résultant lui-même de celui-ci. Faute de la puissance positive de l'autodétermination, la simple indétermination reste disponibilité inemployée, ou devient disponibilité pour une détermination ultérieure par l'extérieur – simple malléabilité, perméabilité à la réception de déterminations, mais non puissance d'en décider à partir de soi. En un mot, c'est de contingence plutôt que de liberté qu'il s'agit.
S'il en va bien ainsi, la nature dans le fœtus se conforme à la dimension de la liberté, mais ne l'engendre point. Aussi pensons-nous que le soi irréductible, en puissance de se déterminer, trouve en la relative virginité corticale son terrain d'accueil, non son origine. La nature, en et par son mouvement intérieur propre, ne peut faire plus – mais n'est-ce point déjà merveille ? – que de se rendre disponible pour son autre, se faire (ou se laisser faire) prévenante hôtesse, séjour approprié. Mais ce n'est point d'elle-même que peut venir ce qu'elle abrite : l'être en puissance de détermination par soi-même, l'être libre.

Don ontologique et création

L'intériorité spirituelle du nouveau-né ne vient pas de nous, ni de la nature ; pas davantage elle ne se suscite elle-même. Cette triple exclusion avive la question de son origine, en ne la cernant pour l'instant que de façon négative (nous voyons mieux ce qu'elle n'est pas, ne peut pas être). Il est à noter que, de façon surprenante, nombre de penseurs s'en tiennent là, comme si cela montrait que la question de l'origine n'a pas lieu d'être posée ; Sartre, par exemple, décrit abondamment la dimension non ontique de l'homme, le "néant" (au sens de non étant) indéterminé qui constitue le cœur de son être, il explique ce que son origine ne peut pas être... mais ne souffle mot de ce qu'elle peut et doit être! Or la question ne peut être esquivée : comment la présence en l'homme d'une intériorité spirituelle irréductible est-elle possible ? Comment concevoir son apparition ?
Si l'on tient compte des réflexions qui précèdent, la question prend même un tour plus aigu encore. En effet, le sujet spirituel se caractérise par son statut de source, de libre origine de pensées et d'actes ; contrairement à ce qui est de l'ordre de l'étant, il n'est point un effet, un produit. Nous voilà donc contraints de chercher l'origine de ce qui est soi-même origine, la source d'une source!
Tel est le défi que s'emploie à relever Claude Bruaire, dans les derniers chapitres de Pour la métaphysique (Paris, Fayard, 1980) et dans L'être et l'esprit (op.cit.). Et sa tentative débouche sur l'élaboration de la notion de don ontologique, qui se recommande à notre attention par sa rigueur et sa profondeur.
L’esprit humain doit être originé, mais comme un être qui sera lui-même origine de ce qu’il fera de son être (ie comme un être libre), donc de manière telle que soit exclue toute mainmise de son origine sur lui. Il faut donc concevoir une manière d'originer qui absolve le "résultat" (ce que j'appelle l'originé) de toute continuité, de tout lien par rapport à son origine : sans quoi l'originé sera un produit ou un effet, non un être de liberté. Davantage, l'esprit en puissance de liberté ne peut être originé que pour lui-même, en vue de lui-même, autrement dit comme une fin en soi, et donc seulement en vertu d’un libre et souverain désintéressement : un être libre ne peut, par définition, advenir en vue d'un but qui lui serait extérieur (il serait alors un moyen). Aucune des façons classiques de faire être ne peut ici convenir : ni l’engendrement, ni la fabrication, ni la causalité. En revanche convient parfaitement la notion de don, mais comprise en un sens ontologique qu’on ne lui reconnaît habituellement pas, alors qu’il en constitue l’essence. Car donner pleinement, en parfaite réalisation de toutes les exigences de la notion, c’est donner un être à lui-même purement et simplement ; et donner un être à lui-même, c’est faire advenir un esprit, un être libre. C'est cela, le don ontologique. En effet, être donné à soi-même, c'est recevoir non telle ou telle chose, ni telle aptitude (pas même celle de recevoir, qui suppose encore une réceptivité déjà là) mais son être, purement et simplement. C’est le maximum du don vers quoi tous les autres dons ne peuvent que tendre, et qu’ils ne peuvent que présupposer ; car il n'est rien d'autre que le donataire lui-même : dans le don ontologique, ce qui est reçu n'est pas autre chose que ce qui reçoit. C’est en outre celui qui requiert du donateur le maximum de désintéressement, de renoncement et de risque : rien de ce qui regarde la nécessité de son propre être n’y intervient, puisque c'est entièrement pour lui-même que l'originé est originé. Et tout est possible de la part de l’être ainsi originé, puisque celui-ci est, par définition, libre : tout, y compris l'ingratitude, le refus, la haine... Ainsi, étant donné à lui-même l’esprit fini a bien une origine autre, il n’est point son propre auteur ; mais étant donné à lui-même, il ne laisse pas d’être pleinement esprit, sujet et source d’actes libres. Sa finité, en cela incomparable à celle des autres êtres, ne consiste pas dans son incapacité à être radicalement une source, mais dans son incapacité à être lui-même la source de son être-source. Tout homme est ou peut être l’origine irréductible de sa pensée et de son action, mais de cela même aucun n’est lui-même l’origine. 

Le don ontologique permet ainsi, et lui seul, d'articuler provenance et liberté, de comprendre comment peut venir à exister un être qui soit pleinement cause de ce qu'il fera de son être, tout en n'étant nullement cause de lui-même. Mais deux points s'imposent alors à la réflexion. 1) Comme le donataire, ici, n'est à aucun degré l'effet ou le prolongement d'autre chose que lui-même (sinon il ne serait pas donné à lui-même), il faut dire qu'il n’est rien « avant » le don, pas même un « projet » ou une « possibilité » (et Bruaire s'oppose à Leibniz sur ce point). 2) Le donateur (l'origine), en raison même de ce qu'il donne et de la façon dont il le donne, ne peut être envisagé autrement que comme étant lui-même un esprit, mais un esprit absolu, capable de s'abstraire complètement de ce qui concerne son être, pour faire advenir un être autre que lui, indépendant de lui, et voulu précisément comme tel.
Il est alors patent, et Bruaire le souligne explicitement, que le concept de don ontologique a même contenu et même sens que la notion religieuse de création ex nihilo (L’être et l’esprit, op.cit., pp.129 et suiv.). Mais faut-il en conclure aussitôt qu'avec son concept du don ontologique, Bruaire ne fait que parer d’un habillage conceptuel un article de foi irrationnel ? Ou faut-il admettre qu'il a su manifester au contraire la profonde rationalité de la notion de création ? C'est à chacun d'en juger avec loyauté, et « sur pièce », c'est-à-dire en reprenant pas à pas l'enchaînement des raisons proposées par l'auteur, sans rien préjuger ni dans un sens, ni dans l'autre.
En vue de faciliter cette tâche, je me permets de recommander particulièrement la lecture de mon article Don humain et don divin , dans lequel j'aborde précisément ces questions avec le souci de les clarifier et de les rendre accessibles. – En tout état de cause, deux remarques conjointes peuvent être proposées pour conclure.

Premièrement, il ne faut pas perdre de vue le lien logique qui existe entre l'être de l'homme d'une part, et la nature de son origine d'autre part. Pour être saisie sans être d'emblée déformée, la thèse de Bruaire (que je fais pleinement mienne) doit être appréhendée sous cet angle : s'il y a en l'homme une dimension irréductible à l'ordre de l'étant (et donc une dimension de liberté), alors cette dimension ne peut être originée autrement que sur le mode du don ontologique (qui consiste à donner un être à lui-même). Le recours à l'idée de don ontologique ne se présente pas comme un pis-aller, adopté « faute de mieux », mais bien comme ce qui est logiquement, rationnellement appelé par la juste prise en compte de l'être de l'homme. Dès lors, on pourra certes nier que l'homme soit le fruit d'une telle origine et d'une telle manière d'originer (par exemple au motif que cela conduit à adopter certains aspects de la religion chrétienne, bien qu'en vérité un tel motif soit tel quel insuffisant) ; mais alors, comment continuer de soutenir que l'homme, et d'abord le nouveau-né, est un être capable de liberté, ayant une dignité absolument irréductible à tout prix ? Et comment éviter d'en tirer la conséquence qu'envers cet être, l'attitude du don n'est ni possible ni souhaitable ? On ne le pourra – du moins est-ce là un risque à considérer – qu'en s'abstenant délibérément de se poser la question de l'origine (et peut-être, par la même occasion, celle de la fin) de l'homme, et en affirmant la liberté et la dignité sur le mode d'une pure pétition de principe, à prendre ou à laisser. Là encore, il est à remarquer que chez les grands penseurs athées, ou rejetant l'idée de création, liberté et dignité de l'homme se trouvent niées ou privées de leur sens radical et plénier (on le voit chez Sade, par exemple, qui a le mérite d'être cohérent jusqu'au bout). Inversement, on peut voir chez un auteur comme E. Lévinas comment la pensée qui reconnaît l'irréductibilité de l'être de l'homme se trouve naturellement conduite à prendre au sérieux l'idée de création (mais de façon nettement moins approfondie que chez Bruaire, selon moi).

Deuxièmement, si le don ontologique (ou la création bien comprise) effraie malgré tout en raison de son caractère sur-naturel ou « miraculeux », il y a lieu de se demander si toute autre conception de l'origine, à laquelle on se rallierait pour éviter celle-ci, n'est pas infiniment plus miraculeuse encore! Car tout bien considéré, qu'un être libre (au sens plein du terme) soit engendré par la natureseule et surgisse de processus purement physiques, n'est-ce pas cela qui serait absolument sidérant et proprement incompréhensible – l'origine n'étant alors absolument pas à la hauteur de ce qu'il s'agit d'originer ? A tout le moins existe ici encore un risque, dont il nous faut être conscient : celui qui consisterait à se jeter, pour éviter une irrationalité apparente, en une autre, celle-là bien réelle.

Brève remarque complémentaire sur la souffrance de la mère

Si l'on adopte la position de Bruaire, peut-être comprend-on du même coup plus clairement pourquoi la reconnaissance, par la mère, de son statut exact, peut être difficile. Quel est en effet ce statut ? Au sens strict, celui de procréatrice, c'est-à-dire de collaboratrice d'une œuvre qui, tout en se faisant en elle, n'est pas la sienne. L'origine du nouveau-né comme être d'esprit n'est pas la mère (ni le père, ni la combinaison des deux), alors même que, « de toute évidence », c'est d'elle que naît le nouveau-né. Comment s'y retrouver, y voir clair ? La mère peut et doit reconnaître que, sans elle, le nouvel être vivant ne serait pas ; mais elle peut et doit reconnaître qu'elle n'est nullement l'origine de ce qui, en lui, est irréductible à la simple vie. C'est donc une exigence bouleversante et perturbante qui apparaît ainsi : celle d'accepter librement le rôle et le statut d'un moyen – libre acceptation qui signe non pas la chute dans la servitude, mais l'entrée dans l'attitude du service. Se faire instrument sans cesser d'être soi-même fin en soi, voir que ce qu'il y a de plus grand en celui qu'on engendre n'est point engendré par soi : voilà qui oblige à se resituer complètement par rapport à soi-même, à cesser d'esquiver l'interrogation sur soi-même, à se réveiller d'un long sommeil. Comme si donner naissance à un petit d'homme impliquait, pour ainsi dire, de naître soi-même enfin...

 

III. Quels dons le nouveau-né appelle-t-il ?

Ce qui précède ne peut manquer d'entraîner des conséquences relatives aux contenus et aux modalités de nos dons. En précisant pourquoi le nouveau-né était digne et capable de nos dons, nous avons du même coup jeté les bases d'une compréhension de ce que nous devons lui donner ; car c'est précisément un trait absolument essentiel du don, que son contenu soit défini à la lumière de son destinataire : le propre du don est de se laisser définir de fond en comble par ce à quoi il s'adresse.
Je m'appuierai ici sur la distinction que je propose d'établir entre les deux formes essentielles du don humain : le don ontique et le don non ontique.

Le don ontique

Le don ontique (comme son nom ne l'indique pas de façon immédiatement évidente!) consiste à donner ce qui est de l'ordre de l'étant, c'est-à-dire : quelque chose de déterminé. Sa forme la plus simple et la plus immédiate consiste en l'apport de quelque chose de physique, de matériel : et le nouveau-né appelle à cet égard tout particulièrement nos soins, étant dans l'incapacité de pourvoir lui-même à ses besoins physiques. Nutrition, abri, soins médicaux, etc. doivent lui être apportés : et ils doivent l'être comme des dons, dans la mesure où c'est à lui comme fin en soi qu'ils sont apportés ; par-delà toute considération d'utilité et d'intérêt, leur but doit être purement et simplement que cet être vive et se développe. C'est là un point qui se comprend aisément.
Comme le nouveau-né ne se résume pas à sa dimension organique, on comprend aussi qu'il requiert des apports d'une autre nature : apports intellectuels, affectifs, etc., qui ne s'adressent plus à son corps (même s'ils passent par celui-ci) mais à son esprit. Il s'agit de pourvoir au développement de ce dernier, précisément et simplement en s'adressant à lui, en le sollicitant, en l'amenant à s'exercer à tous les sens du terme. Pour désigner ce genre d'apports, j'utilise la notion d'instruction ; conformément à son étymologie latine (équiper, fournir des instruments, outils, etc.), elle indique en effet qu'il s'agit d'apporter à l'autre des moyens, sous différentes formes : moyens du développement, de l'actualisation de sa dimension spirituelle. Cette "fourniture" doit elle aussi être apportée, celui qui en a besoin ne pouvant d'abord se la procurer par lui-même. Et elle doit l'être dès la naissance, immédiatement. Non pas du tout en ce sens qu'il faudrait bombarder le pauvre nouveau-né d'informations et d'exercices, comme on le voit faire en certaines « écoles » (américaines ou japonaises en particulier), en vue de produire de véritables petits "singes savants" par l'utilisation maximale de leur « potentiel cérébral » : mais en ce sens qu'il faut s'adresser d'emblée au nouveau-né comme à un être d'esprit. En particulier : non pas en lui « bourrant le crâne » du plus grand nombre possible de mots ou d'images (ce qui est littéralement du dressage), mais en lui parlant – et en lui parlant correctement plutôt qu'en lui renvoyant complaisamment son propre charabia, comme on le fait trop souvent.
Mais il ne s'agit bien, en tout ceci, que de moyens (physiques ou autres). Telle est l'étroite limite du don ontique. Ces apports ne peuvent être en eux-mêmes que profondément insuffisants, s'ils ne sont accompagnés d'une aide d'une autre nature : celle qui tente de conduire autrui à se comprendre lui-même comme ne se réduisant pas à la somme de ses moyens, à voir ceux-ci comme étant siens sans être lui, et donc, à voir sa propre valeur comme ne résidant pas en eux. En un mot : il faut aider l'autre à prendre ses distances par rapport à cela même qu'on lui apporte.
Sur le plan physique, cela signifie en particulier que les soins médicaux sont apportés à l'organisme d'un être qui ne se réduit pas à son organisme. C'est parce qu'il abrite infiniment plus que lui-même que le corps est précieux, et qu'il doit être préservé, soigné. Comme le souligne volontiers Claude Bruaire, c'est ce qui fait la vraie différence entre un médecin et un vétérinaire! Il s'agit donc – et sans doute est-ce souvent bien difficile – d'aider l'autre à ne pas se confondre avec son corps, dans le temps même où c'est son corps qui fait l'objet des soins qu'on lui prodigue. Peut-être doutera-t-on que cela soit pertinent à propos du nouveau-né, celui-ci n'ayant pas la réflexion consciente permettant d'opérer de telles distinctions... Mais ce serait oublier que l'esprit sent, devine, entrevoit avant que de concevoir ; ne doutons pas que le nouveau-né qui serait traité comme n'étant rien de plus que son corps, le ressentirait... et admettons qu'en tout état de cause, aucune date précise ne pouvant être fixée à l'éveil de l'intuition de l'esprit, la seule attitude raisonnable est celle qui consiste à le traiter comme un esprit absolument dès le départ.
Sur le plan spirituel, s'impose donc l'exigence de favoriser en l'autre l'ouverture d'une distance intérieure, entre le sujet et l'ensemble de ses aptitudes (quelles qu'elles soient) : or cela ne consiste plus à apporter quelque chose. C'est d'une autre forme de don, plus profonde, qu'il est ici question.

Le don non ontique

Ce don vise à aider l'autre à ne pas se voir lui-même comme un simple étant, fût-ce un étant remarquable. Il n'apporte pas quelque chose mais rien – l'espace intérieur, le recul. Et c'est pourquoi il est "non ontique". Qu'est-ce à dire ?

C'est contre une tendance ou une pesanteur naturelle qu'il s'agit de lutter, à la place de l'autre et pour lui : la tendance à faire bloc avec soi-même, à se considérer comme consistant de fond en comble dans la somme de ses caractéristiques, et donc à vivre selon la pente, les orientations que ces caractéristiques indiquent et tentent d'imposer : intérêts, goûts subjectifs, habitudes. « Je suis ce que je suis, et je vis en conséquence » : telle est la méconnaissance et la défiguration de la vérité de son être par lui-même qu'il s'agit d'aider l'autre à éviter. Car il est de la nature de l'esprit de pouvoir s'oublier lui-même, se nier lui-même, se laisser tomber lui-même au rang de l'étant (qui lui, précisément, « est ce qu'il est », et se réduit à la somme de ses caractéristiques). La liberté peut renoncer à elle-même – et sans doute même est-ce l'usage le plus fréquent qu'elle fait d'elle-même (Remarque : cela confirme et aide à comprendre que la liberté ne peut résider dans la simple indétermination, car cette dernière ne peut précisément pas, d'elle-même, se trahir elle-même).
L'autre sera un personnage plutôt qu'une personne, si n'existe pas en lui le pouvoir de se comporter, de penser et d'agir indépendamment de ses intérêts, goûts, habitudes – et même souvent contre eux. Ce « décollage » par rapport à ses propres données immédiates prend nécessairement la forme d'une déchirure intérieure, d'une lutte contre soi-même, d'un refus d'« être (seulement) ce que l'on est ». Et cette lutte n'est point spontanément entreprise : le petit être humain a d'abord besoin qu'on la mène pour lui. Et la mener pour lui, cela signifie inévitablement la mener contre lui. Nous le lui devons, quitte à endosser à ses yeux le rôle rébarbatif d'un agresseur, d'un destructeur de son placide repos en lui-même – de son adhérence à lui-même. Nous ne pouvons nous contenter de le pourvoir en moyens, nous devons l'élever au rang d'être capable de se soucier des fins. Nous devons l'aider à entrer en possession de lui-même comme d'un être qui ne se résume pas à ce qu'il possède. Nous devons le rendre capable d'inquiétude quant à l'emploi de ses moyens, et donc quant au sens de son existence. Alors seulement, nous l'élèverons sur le mode d'une élévation et non d'un simple élevage.
Plutôt que d'instruction (apport de moyens), c'est d'éducation qu'il s'agit alors (apport d'une distance à l'égard de tout apport). On comprend que son contenu est essentiellement négatif, en ce sens qu'il ne consiste pas en quelque chose, mais en un retrait, une non-coïncidence, une autonomie par rapport à l'ordre du quelque chose, précisément. Et l'on comprend également que cet apport ne peut être qu'un don. D'abord, parce que son but n'est rien d'autre que l'autre lui-même, ce qui est la définition même du désintéressement : il s'agit de faire en sorte que l'autre devienne un esprit conscient de lui-même et existant comme tel, purement et simplement. Cela, littéralement, ne « sert à rien », n'a pas d'utilité, et donc pas de prix. Ensuite, parce que cet apport-là ne consiste pas à combler une attente de l'autre, ou à satisfaire un de ses désirs, mais à modifier sa manière même de désirer et d'attendre. Il ne s'agit pas de lui fournir ce qu'il réclame, mais de l'amener à réclamer autre chose et autrement. Or précisément parce qu'il ne peut être ni désiré ni réclamé par celui qui doit le recevoir, cet apport exclut par définition toute attente de contrepartie : je ne puis attendre aucune rétribution de la part de celui à qui j'apporte ce dont il ne veut pas. C'est le sens de cette formule, à l'aide de laquelle je tente de résumer l'essentiel sur ce point : ce qui exige au suprême degré d'être donné, c'est ce qui ne peut même pas être demandé (à voir de plus près avec mon article Don humain et don divin, et le début de la deuxième partie de mon livre Nature et formes du don).
Il n'est guère original de le rappeler (mais qu'importe l'originalité ?) : Socrate, par son attitude envers les autres, nous offre une image particulièrement achevée de ce qu'est ce don. Sa "maïeutique" n'a pas d'autre sens, en effet, que de conduire autrui à renaître à lui-même comme libre sujet, en le détournant de tout ce qui le détourne de lui-même. Rien d'étonnant à ce qu'il se soit lui-même présenté comme un accoucheur des âmes, et rien ne peut mieux convenir à notre propos que de nous attarder un instant, pour finir, sur le sens de cette image.
Être accoucheur, c'est aider à venir au jour ce qui est déjà là – c'est être un actif témoin, au sens de ce terme que nous avons déjà précisé ; c'est aider à sortir de... mais de quoi, lorsqu'il s'agit de l'esprit ? De l'enlisement en soi-même, de la confusion entre soi et ses aptitudes, ses moyens, sa dimension ontique ; et par là, de l'indisponibilité pour le vrai et pour les autres. Comme les célèbres prisonniers de la caverne (Platon, République VII), nous ne tendons que trop à nous désintéresser de notre âme, à ne pas lui procurer ce qui peut la nourrir et l'élever, à faire taire ses appels et à la recouvrir, au contraire, sous un monceau de préoccupations et de désirs qui l'étouffent, et font de nous des dormeurs, des aveugles et des sourds. Accoucher une âme signifie alors essentiellement : faire pour elle de la place, écarter tout ce qui la masque et l'écrase, et ménager ainsi l'atmosphère en laquelle elle puisse prendre sa première véritable respiration. Ainsi, en effet, nous paraît s'établir la beauté et la justesse de l'image platonicienne : l'accouchement d'un corps, c'est la brusque irruption de celui-ci dans un espace physique extérieur, en lequel il commence de respirer ; l'accouchement d'une âme, c'est le lent creusement d'un espace intérieur non physique, en lequel l'âme trouve la condition de sa respiration propre.

* * *

Le don non ontique nous apparaît ainsi comme le plus grand don que l'homme puisse faire à l'homme ; car il a pour sens et pour but d'aider l'autre à devenir un homme, simplement. Devenir un homme signifie : savoir faire de sa propre dimension ontique (l'ensemble de ses caractéristiques et moyens) l'instrument d'une pensée, d'une parole et d'une action qui soient animées par le souci de ce qui est irréductible à tout prix. Qu'est-ce à dire, sinon qu'être un homme consiste à être capable de gratuité et de désintéressement ? Et cela en un double sens : d'une part, être capable de voir autrui comme l'être qui appelle de notre part l'attitude du don, et être capable d'adopter effectivement cette attitude ; d'autre part, se savoir soi-même comme un être donné à lui-même, et donc se reconnaître (s'avouer) appelé à une reconnaissance (une gratitude) envers une origine qui est celle de tout homme, et qui n'est point humaine.
A quoi donc vise le don non ontique, sinon à rendre l'autre capable de donner ? Car c'est précisément en donnant que l'on se révèle et se réalise comme un être d'esprit. Pour donner, et donc pour voir et traiter autrui comme un être irréductible à sa dimension ontique, il faut être soi-même irréductible à la sienne. Et être irréductible à sa dimension ontique, c'est être capable de gratuité. C'est une seule et même chose qui rend digne d'être donataire et capable d'être donateur : l'incommensurabilité avec l'ordre de l'étant, du déterminé, du mesurable, du relatif. Seul peut être donateur un être digne d'être donataire. Et seul est digne d'être donataire un être capable de don.


Ainsi tout homme n'est-il homme que dans la mesure où il est « à la croisée de tous les dons » : le don qu'il est, les dons qu'il reçoit, les dons qu'il est appelé à prodiguer. Le nouveau-né s'offre à nos regards comme n'étant que cela – car rien (ou presque rien) d'autre, de plus et de trop n'est encore visible en lui : en ce sens il se tient en cette croisée par excellence. Il s'y tient même avec une telle évidence, qu'on ne peut le voir sans se sentir appelé à l'y rejoindre. Car pour lui comme pour nous, le sens du cheminement consiste non pas à quitter cet état premier, mais à entrer toujours plus profondément en lui, en résistant à tout ce qui, en nous, veut s'en éloigner.

Gildas Richard

 

 

 

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