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Le jardinier et les mécaniciensLogique hégélienne et logique moderne
Voici deux siècles, G.W.F. Hegel a conçu une logique qu’il présentait non seulement comme étant scientifique, comme le montre le titre de l’ouvrage en lequel il l’exposait, mais comme étant la seule science vraiment digne de ce nom1. Or il existe aujourd’hui une discipline appelée « logique », considérée par ses pratiquants comme étant, en son état actuel, bien supérieure à tout ce qui avait pu être fait dans ce domaine par le passé : supériorité qui consisterait dans son caractère plus scientifique, voire dans le fait qu’elle serait scientifique alors que les tentatives antérieures ne l’étaient pas2. C'est ce que nous appellerons ici la « logique moderne », dont G. Boole est couramment considéré comme le fondateur historique, et qui peut être caractérisée comme un calcul effectué sur des symboles à la signification univoque. Le logicien moderne est enclin à considérer que Hegel, en matière de logique, n'a apporté aucun progrès, voire que sa logique n'en est pas une et ne mérite donc que peu ou pas d'attention3. Le philosophe hégélien, de son côté, sera porté à penser que les logiciens modernes évoluent dans un domaine dont Hegel a montré qu’il ne coïncide pas avec la logique, mais constitue un simple aspect particulier (et particulièrement borné) de celle-ci4 . Une opposition aussi frontale aiguise le désir de confronter les deux revendications, tout en faisant douter de la possibilité même de les comparer. Parle-t-on vraiment de la même chose, et y a-t-il ici réelle concurrence ? Oui, s'il est vrai qu'il y va bien, dans chaque cas, d'une certaine conception du langage et de la raison, de la nature et des pouvoirs de la pensée, et plus précisément encore de ce qui fait la logicité de la logique : en un mot du logos. La comparaison, non seulement possible, devient alors nécessaire ; et elle se limitera ici à l'examen de ce qui intéresse directement ce point central. Ainsi certaines thèses relevant de la « philosophie analytique » (comme la conception de la pensée selon le jeune Wittgenstein) pourront-elles intervenir à point nommé, dans la stricte mesure où elles éclairent la conception du logos qui est aussi la matrice de la logique moderne ; de même pour le lien entre logique moderne et mathématiques : la possibilité même de ce lien repose sur une certaine appréhension du logos, sur laquelle la distinction entre mathématiques et métamathématique pourra jeter quelque lumière, et mériter ainsi d'être brièvement examinée.
I. Logique et nécessité Nécessité et unicité du concept de logique
Pour tenter de déterminer si, de Hegel et du logicien moderne, l’un s'abuse en présentant sa pensée comme vraiment logique et vraiment scientifique, et si oui lequel, une seule voie est admissible : la détermination aussi précise que possible de ce qui fait la logicité de la logique5. Tout jugement, en effet, par lequel l’on se prononce sur le caractère plus ou moins logique d’une pensée, d’un système ou d’un ensemble de systèmes, soit en eux-mêmes soit comparativement les uns aux autres, suppose connues les conditions qui doivent être remplies pour que quelque chose en général puisse être tenu pour logique. L’ensemble de ces conditions constitue la définition du logique en lui-même, en son pur concept. Seul un tel concept permet, non seulement de comparer entre eux des systèmes, mais encore de trancher les débats qui, au sein même de la logique moderne, ont lieu à propos des frontières de la logique (en particulier par rapport aux mathématiques), à propos donc de ce qui en relève ou non, et par suite du type de notions et de procédures qui peuvent être admises comme siennes. Et seul ce concept permet enfin de parler de progrès, de régression ou de stagnation, comme le font les historiens de la logique ; parler de progrès sans se référer à un tel concept revient littéralement à parler dans le vide6. Progresser signifie en effet approcher du but, et approcher du but signifie devenir conforme au concept. Dire par exemple que, depuis l’époque d’Aristote, la logique a progressé peut seulement signifier : les exigences qui doivent être remplies pour qu’une pensée soit logique – exigences qui constituent le contenu du concept de logicité – sont mieux connues et mieux satisfaites (ou aussi bien connues mais mieux satisfaites) aujourd’hui qu’à l’époque d’Aristote. Et l'on ne peut, pour nier l'existence d'un tel concept, invoquer le fait qu’on ne le trouve dans aucun système de logique moderne : car il précède l’élaboration du (ou des) système(s) logique(s) et n’en provient pas, il conditionne toute détermination de ce qui doit ou ne doit pas être pris en compte dans le (ou les) système(s) en question7. En somme, loin de constituer une présupposition suspecte, l’admission de ce concept permet seule d’éviter toute présupposition et de légitimer toute suspicion. Car suspecter, ici, ne peut rien signifier d’autre que se demander si ce qui est avancé est bien logique ou non : interrogation qui implique, pour être sensée ou même seulement possible, l’admission d’un concept du logique comme tel8. Ce concept, il faut en outre y insister, est et ne peut être qu’un. Toutes « les » logiques – classique ou moderne, moderne ou hégélienne, formelle, modale, « réflexive », etc. – ne méritent d’être considérées comme des logiques que pour autant qu’elles participent, à un degré ou à un autre, de la logicité même. Très insuffisant reste le simple constat, fait par exemple par J. Largeault, que la diversité des logiques (modernes en l’occurrence) « est compensée par la communauté des méthodes et des concepts, par les comparaisons qui relient les logiques, enfin par les dualités (syntaxe/sémantique, langage/ontologie) qui traversent toute la discipline »9. Il n’est pas question, en effet, de compensation, mais de compatibilité entre logicité et pluralité de systèmes. Ou bien ces « points communs » se retrouvent fortuitement dans les divers systèmes, et alors l’unité qui repose sur eux est elle-même fortuite (et ne compense rien) ; ou bien ils constituent le caractère logique de chacun des systèmes, et alors ils forment le contenu du concept même de logicité. Dans ce dernier cas ils ne compensent pas la diversité, mais la nient en tant que diversité de logiques : il n’y en a alors, fondamentalement, qu’une. – Derechef la notion de progrès ne peut avoir de sens qu’à cette condition : faute d’une même et unique référence à laquelle on les comparerait toutes, il est évidemment impossible de hiérarchiser les différentes pensées ou doctrines se présentant comme des logiques. Lors donc que, par exemple, le logicien moderne dit que la pensée de Hegel constitue ou entraîne une « déviation de la logique »10, ou bien il s’appuie pour dire cela sur la connaissance de ce qui est logique et de ce qui ne l’est pas : alors son jugement est, sinon vrai, du moins susceptible d’être vrai, car il existe alors quelque chose par rapport à quoi il peut y avoir déviation ; ou bien il ne s’appuie pas sur une telle connaissance, et alors son jugement est dépourvu de contenu intelligible. L’affirmation devenue courante de l’irréductible pluralité des logiques modernes et, par suite, de l’impossibilité de ramener cette diversité à l’unité11, ne saurait donc être, telle quelle, prise au sérieux. On a beau déclarer que, les systèmes étant divers de par leurs éléments et le genre de relations qu’ils établissent entre ces derniers, seule subsiste l’exigence de cohérence interne, il reste que cette cohérence est précisément ce qui définit alors le logique comme tel, et qu’il y a une et une seule définition de ce qui est cohérent et de ce qui ne l’est pas (si on le nie, l’on retombe dans les difficultés qui viennent d’être indiquées). Et si, tout en admettant l’unicité du sens de la notion de cohérence, l’on tient que cette cohérence une ne peut se réaliser qu’en des systèmes divers et irréductibles entre eux, l’on doit indiquer à cela une raison en vertu de laquelle l’on tiendra qu’il est logique qu’il n’y ait pas une seule logique mais plusieurs. Bref : ou bien il y a une raison logique à la diversité des logiques, et alors il y a bien une logicité que cette diversité ne supprime pas, mais dont elle tient au contraire sa source, et que, de ce fait, elle manifeste et confirme ; ou bien cette diversité reste sans raison logique, et alors elle est au pire illogique (c’est-à-dire contraire à la logicité de la logique), et au mieux alogique (c’est-à-dire comme un fait qui, s’il n’est pas incompatible avec la logicité de la logique, n’a cependant pas sa raison d’être en celle-ci) : mais dans ces deux derniers cas, la pluralité sera non logique. D’une façon comme d’une autre, il y a donc de toute nécessité une logicité, et une seule.
La nécessité comme contenu du concept de logiqueOr les caractères que l’on a coutume d’attribuer au logique, soit explicitement soit de manière immédiate et irréfléchie, tels que « rigoureux », « exact », « cohérent », etc., se ramènent en fait à un seul, qui du reste donne à ces caractères un sens et une clarté dont ils seraient sans cela dépourvus : c’est le caractère de la nécessité. La logique se définit simplement comme la pensée qui établit ou, plus justement, discerne ce que toute pensée pense nécessairement. Est nécessaire, de façon d’abord tout à fait générale et comme on le sait, ce qui ne peut pas ne pas être – étant admis que « être » n’a pas d’emblée ici un sens ontologique. Les calculs qu’effectue le logicien débouchent sur un résultat qui, compte tenu des caractères fondamentaux du cadre conceptuel à l’intérieur duquel il travaille, est celui-ci et non un autre, et qui ne peut absolument pas être autre. Si même il arrivait qu’un calcul conduisît à plusieurs résultats également justes, ou à aucun résultat, cela devrait encore être l’effet d’une certaine raison, de sorte qu’il s’agît bien là de l’issue nécessaire du calcul. Ces remarques élémentaires suffisent à dissiper l’essentiel des obscurités et des faux problèmes relatifs à la fameuse catégorie de la modalité. On appelle « modalités » les déterminations du nécessaire, du réel et du possible (avec leurs négations respectives). Depuis Kant, il est convenu de considérer que la modalité est, d’une part, une détermination qui peut s’appliquer seulement à un élément particulier, considéré immédiatement et isolément (telle proposition, tel événement), et d’autre part, une détermination surajoutée et subjective, qui reste extérieure et indifférente à la nature même de la chose, ne fournissant d’indication qu’à propos de la façon dont celle-ci se présente pour notre faculté de connaître12. Les courants de la logique moderne qui en restent à une telle compréhension de la modalité, et qui font consister la logicité exclusivement dans les relations entre des symboles (la « forme »), tiennent que la modalité en général, et la nécessité en particulier, sont à rejeter hors du champ de la logique. Dans une telle perspective, en effet, la seule caractéristique d’un élément (p, q, etc.) qui mérite d’être prise en compte est celle qui retentit sur sa relation avec les autres, à savoir sa « valeur de vérité ». Tout ce qu’il y a à savoir d’une proposition, c’est si elle est « vraie » ou « fausse », vérité et fausseté étant prises comme des caractères immédiats et sans rapport avec le contenu déterminé des propositions en question. Ainsi, qu’un élément soit déterminé comme nécessaire ou comme possible, cela ne change rien aux calculs dans lesquels il intervient – puisque sa « définition » ou son « concept » restent censément intacts : ces déterminations ne jouent donc aucun rôle logique13. Mais il est immédiatement visible que cette éviction de la notion de nécessité est alors motivée par le souci de garder aussi intactes que possible la « rigueur » et l’« exactitude » de la logique, c’est-à-dire sa nécessité. C’est pour que règne la nécessité (de la forme) que l’on exclut la considération de la nécessité (du contenu). Cette dernière est tenue pour une nécessité qui, pouvant aussi bien être que ne pas être, n’en est pas une : une même chose est considérée comme pouvant être nécessaire, ou bien réelle, ou bien possible, sans que cela ne change rien à ce qu’elle est, si bien qu'il est contingent qu’elle soit nécessaire ou non. Mais alors, loin d’être repoussée hors du champ de la logique, la nécessité joue implicitement le rôle d’instance décisive permettant de discerner ce qui doit entrer ou non dans ce champ. Et il ne peut en aller autrement : la logicité de la logique consiste de fond en comble dans le caractère nécessaire des résultats obtenus, et une quelconque décision en matière de logique n’est admissible qu’à condition d’être faite en fonction de cette exigence14. Ainsi la nécessité est-elle présente au cœur des systèmes qui verbalement l’excluent, et elle est même en vérité ce qui motive cette exclusion. Il est toutefois des logiciens qui, comprenant l’impossibilité de laisser la « modalité » – et avant tout, la nécessité – à l’extérieur de leur système, tentent de l’intégrer de façon consciente et explicite en celui-ci. Mais la nécessité est alors aperçue seulement comme ce à quoi il faudrait faire une place dans le système, et non comme l’âme de celui-ci, ce en quoi se concentre l’essence même de la logicité. Aussi se trouve-t-on d’emblée dans cette situation fausse, consistant en ce que le concept de nécessité doit se conformer à une conception de la logique déjà élaborée indépendamment de lui – et dont on voit mal, du coup, en quoi sa logicité pourrait bien consister. L’inévitable conséquence de ce traitement de l’idée de nécessité est que celle-ci, au lieu d’être respectée, se trouve défigurée. Aussi Blanché n’a-t-il guère de mal à montrer qu’au terme de ce genre de tentative, ce qui se trouve intégré dans le système n’est pas la nécessité, mais seulement quelque chose qui lui ressemble superficiellement. C’est le cas par exemple chez B. Russell, lorsque celui-ci tente de définir la nécessité en termes purement extensifs et quantitatifs, comme le caractère de ce qui est « toujours vrai », un énoncé « nécessaire » étant alors un énoncé « vrai pour tout p »15 . La méprise consiste en ce qu’une simple universalité de fait (empirique) est confondue avec l’universalité de droit (véritable, rationnelle). Rien, pourtant, n’est plus clair que cette différence, ni plus classique16 ; aussi s’étonne-t-on de la voir ici si complètement méconnue, et d'avoir à en rappeler brièvement le contenu. D’une part, il est bien souvent impossible de procéder au constat de la façon dont il en va dans « tous les cas », le nombre des cas possibles étant indéfini : ainsi, en géométrie, des triangles dont on affirme qu'en tous la somme des trois angles est égale à deux droits. Mais d’autre part et surtout, quand bien même cette mesure exhaustive serait possible et effectivement réalisée, l’on n’aurait encore aucunement établi par là le caractère de nécessité de l’affirmation en question : il y faut – et il y suffit – l'indication de la raison en vertu de laquelle il est impossible qu'il en aille autrement. Dans le cas du triangle, la proposition « la somme des trois angles d’un triangle est égale à 180° » n’est nécessaire que pour autant qu’elle est déduite de la constitution même du triangle, comme tel, de sorte qu'il n'est pas possible d'être triangle sans la vérifier. Démonstration qui, loin de requérir l'examen de tous les triangles, s'établit par l'étude d'un seul. A s’en tenir à ces remarques, les différents courants de la logique moderne ne semblent se distinguer que par l’illusion à laquelle ils adhèrent, celle de se mouvoir à l’extérieur de la nécessité ou celle de l’inclure en eux. Mais soit faussement absente, soit faussement présente, la nécessité, et avec elle la logicité de la logique, est méconnue dans les deux cas. Cette double défaillance est-elle accidentelle, ou tient-elle à l’essence même de la logique moderne ? Qu’en est-il à cet égard de la logique hégélienne ? Seule une détermination plus précise du contenu du concept de nécessité peut permettre d'en décider.
Le contenu du concept de nécessitéPremièrement, la nécessité existe évidemment sous les espèces de liens entre des éléments, et en ce sens elle réside dans la forme. Qu'il s'agisse de faits, de propositions, de prédicats, il y a nécessité pour autant que ces éléments sont liés les uns aux autres d'une manière et dans un ordre qui ne peuvent ni être autres, ni ne pas être. Mais à elle seule cette nécessité de la forme ne peut être que la forme de la nécessité, non sa pleine présence. On le comprend en s'avisant que, si l'on en reste là, les liens restent extérieurs et indifférents au contenu auquel ils « s'appliquent », de sorte qu'il n'y a aucune nécessité pour les éléments eux-mêmes d'avoir cette forme plutôt qu'une autre. Tout comme dans une mécanique – mais au classique exemple de l'horloge peut être substitué sans inconvénient notre moderne ordinateur –, où les pièces reçoivent de l'extérieur un agencement qu'elles n'appellent pas d'elles-mêmes, dans un système logique moderne les éléments sont ce qu'ils sont indépendamment des liens établis entre eux ; pour chacun, être en relation directe avec tel autre, et de telle manière déterminée, cela est un simple fait imposé extérieurement et donc contingent par rapport à ce que lui-même est. C'est pourquoi, deuxièmement, la pleine présence de la nécessité exige non seulement qu'il y ait des liens entre les éléments, mais en outre et pour ainsi dire qu'il y ait des liens entre les liens et ce qu'ils lient. Ainsi en va-t-il dans un être vivant, où les éléments (organes, etc.) ne sont nullement étrangers aux relations qui existent entre eux, mais ne peuvent eux-mêmes exister sans ces relations, et où réciproquement, les relations n'ont aucune existence propre en-dehors de ce qu'elles lient. Dans un tel tout organique, éléments et relations ne sont plus deux choses radicalement distinctes dont l'une viendrait « s'appliquer » à l'autre, mais les secondes ne sont qu'un prolongement de l'être intérieur des premiers. Or une telle concrétion suppose évidemment que les éléments soient d'une nature telle qu'ils engendrent eux-mêmes les liens qui s'établissent entre eux, qu'ils aient une intériorité, un contenu substantiel, et donc qu'ils soient bien autre chose que des « p » ou des « q ». Ces derniers, abstractions vides, simples points d'applications des relations, sont les figures absolument désincarnées du « ce qui est lié » comme tel, pur et vide17. En n'admettant comme contenu que de tels signes, l'on espère que l'infinie minceur du lié assurera l'infinie nécessité des liens. Mais comme l'analogie avec le vivant aide à le comprendre, la force des liens ne réside pas, en vérité, dans leur aptitude à courber sous leur joug des éléments suffisamment affaiblis pour s'y prêter, ou même façonnés tout exprès pour y être dociles, mais, à l'inverse, dans leur entière soumission à la puissance interne de ceux-ci : soumission qui va jusqu'à l'acceptation d'être seulement la forme que ce contenu lui-même se donne. Alors, et alors seulement, le lien provenant de l'intérieur même de ce qu'il lie, les deux sont effectivement liés18. Ainsi la nécessité n'existe-t-elle pleinement que sur le mode du déploiement, non de l'application19 : elle ne peut être que processus de différenciation d'une unité fondamentale à partir d'elle-même, dont relations et éléments sont des aspects ou des moments qui, de ce fait, ne peuvent ni ne pas être, ni être autres, ni être les uns sans les autres. La nécessité n'est à vrai dire rien d'autre que cette identité avec soi toujours maintenue au travers de la différenciation de soi. Une chose ne découle nécessairement d'une autre que si celle-là, par rapport à celle-ci, n'est pas vraiment autre, mais est seulement une manifestation de l'essence même de cette dernière. Une troisième conséquence remarquable en résulte. Fruits d'un même et unique mouvement de différenciation interne, les liens ne peuvent être simplement juxtaposés les uns aux autres, mais doivent être eux-mêmes liés entre eux : s'ils restaient à l'état de simple liste sur le mode du « il y a tel lien (par exemple l'implication) et aussi tel autre (par exemple la conjonction) », ils seraient purement contingents. En quoi il s'avère que, séparée abstraitement du contenu, la forme en vient immanquablement à se séparer d'elle-même, à se fractionner en éléments formels disjoints – en liens qui ne sont pas eux-mêmes liés20. Seule, à l'inverse, une co-appartenance originaire du contenu et de la forme donne sens et réalité à la notion de nécessité, en produisant et en justifiant tous les aspects en lesquels elle se déploie : éléments, liens entre les éléments, liens entre les éléments et leurs liens, liens entre les liens eux-mêmes. Or c'est là ce qui reste inaccessible à toute « logique » qui sépare a priori forme et contenu et se trouve ainsi en triple déficit de nécessité, non pas accidentellement mais d'une manière elle-même nécessaire21. C'est ce qui s'accomplit au contraire chez Hegel où la logique est élaborée « non pas en tant que pensée formelle mais en tant qu'elle est la totalité en développement de ses déterminations et lois propres, qu'elle se donne à elle-même »22. L'usage du réfléchi marque à lui seul la spécificité de la pensée ici à l’œuvre : l'engendrement de soi et l'absolue continuité avec soi d'une pensée qui laisse se disposer et s'articuler les constituants qu'elle sécrète – c'est-à-dire qu'elle engendre comme ce que toute pensée pense nécessairement. En elle « les termes liés l'un à l'autre ne sont pas, en réalité, étrangers l'un à l'autre, mais ne sont que des moments d'un unique tout, dont chacun, dans sa relation à l'autre, est auprès de lui-même et se joint à lui-même »23. Ainsi chaque terme n'est-il lié à un autre que pour autant qu'il contient en lui l'exigence d'un tel lien et ne fait donc, en se liant à cet autre, que devenir et se maintenir lui-même. Inversement, la rupture de ces liens n'a point pour résultat le simple isolement des éléments, comme s'ils continuaient d'exister en étant désormais « non liés », mais une telle rupture provoque leur altération et même leur disparition. Rien ne le montre plus clairement que l'admirable étude effectuée par Hegel de la notion de jugement. « Le jugement est habituellement considéré comme une liaison de concepts », mais d'une manière qui, dans la logique moderne, pèche doublement : d'une part, en ce que la liaison est considérée comme étant établie de l'extérieur (c'est nous qui attribuons tel prédicat à tel sujet), et reste donc contingente par rapport aux termes entre lesquels elle prend place ; d'autre part, en ce que ces termes, appelés « concepts », sont vus comme des points isolés et inertes (« existant pour eux-mêmes aussi sans la liaison »)24. Or loin d'être une telle opération artificielle, le jugement est à appréhender comme « acte de déterminer le concept » qui provient du concept lui-même, sujet et prédicats n'étant que ses moments constitutifs se déployant et se liant entre eux25 . Que leurs liens leur soient consubstantiels, c'est ce que manifeste la copule : le sens évident – mais ordinairement inaperçu ou incompris – de celle-ci est de nier non seulement l'indifférence mutuelle des termes, mais leur altérité même, en affirmant que l'un est l'autre26. Quand ce lien est brisé, non seulement le prédicat cesse d'être, comme c'est le cas d'un organe séparé (ab-strait) de son organisme27, mais le sujet lui-même, qui avait déposé en lui quelque chose de sa substance, n'est plus ce qu'il est – et lorsque c'est l'un de ses organes vitaux qui lui est ainsi arraché, il n'est plus du tout. Dissolution du jugement, pourrait-on dire, qui confirme par contraste la teneur ontologique de la copule : ce qui le fait mourir révèle de quoi il vivait. le germe d'une plante contient déjà en vérité le particulier constitué par la racine, les branches, les feuilles, etc., mais ce particulier n'est encore présent qu'en soi et n'est posé qu'en tant que le germe s'ouvre, ce qui est à considérer comme le jugement de la plante28. Le logicien hégélien, vrai jardinier du concept, ne fabrique et n'assemble pas plus ses jugements que l'horticulteur ne le fait de ses fleurs et de leurs éléments. Il ne fait pas son objet, il l'aide à se faire, le cœur et le moteur du mouvement n'étant nulle part ailleurs qu'en celui-ci ; et s'il en est l'assistant, c'est au titre de celui qui contemple au moins autant qu'au titre de celui qui prête main forte : De même que, dans le cas du vivant en général, tout est, de manière idéelle, déjà contenu dans le germe, et est produit par celui-ci même, non par une puissance étrangère, de même aussi toutes les formes particulières de l'esprit vivant doivent [nécessairement] se développer à partir de son concept comme de leur germe. Notre pensée mue par le concept demeure, alors, totalement immanente à l'ob-jet pareillement mû par le concept ; nous ne faisons en quelque sorte qu'assister en spectateur au développement propre de l'ob-jet29. Une telle assistance, un tel cultus aussi vigilant que discret ne sont en aucun cas à prendre comme des images poétiques et approximatives de la marche à suivre, mais constituent la seule méthode scientifique. Si, dans les sciences empiriques, le matériau est accueilli de l'extérieur (…) puis ordonné suivant une règle universelle déjà fixée, et introduit dans une connexion extérieure, par contre la pensée spéculative doit montrer chacun de ses ob-jets et le développement de ceux-ci en leur nécessité absolue. Ce qui se produit en tant que chaque concept particulier est dérivé du concept universel se produisant et s'effectuant lui-même, ou de l'Idée logique30. Le terme « spéculatif » employé ici par Hegel est lourd d'un sens qu'il faut expliciter, afin que la nature du logique soit mise en pleine lumière et qu'achèvent de se justifier les résultats de la comparaison ici menée entre logique hégélienne et logique moderne.
II. La logique comme ontologie spéculativeEst appelée spéculative, chez Hegel, la pensée dont l'image adéquate est celle d'un cercle, en ce sens qu'elle forme un tout organique (ou concret) s'engendrant lui-même, en lequel chaque élément est lié de l'intérieur avec tous les autres. Le mouvement suivant lequel les termes et les liens nient eux-mêmes leur isolement et leur altérité réciproques, est appelé pour sa part dialectique ; c'est lui qui est source de la seule nécessité digne de ce nom, la nécessité immanente31, et il est inclus dans le spéculatif comme son âme : l'activité par et sur soi-même (le dialectique) s'accomplit comme repos en soi-même (le spéculatif) – repos non point immobile et mort, mais tout palpitant de la vitalité en lui conservée. Par opposition à cette pensée qui s'engendre elle-même, Hegel appelle entendement la pensée qui ne sait que trouver (et non produire) les éléments et leurs liens, les tenir séparés – littéralement abstraits – et les réunir ensuite de manière extérieure sur le mode de l'application 32. Or si le logique consiste dans le nécessaire et si le nécessaire n'est effectivement présent que comme déploiement d'une unité en un tout vivant, seul digne d'être appelé système33, il faut dire que le logique est spéculatif par nature et reconnaître dans la logique moderne une pensée d'entendement, dont le produit ne peut être rien de véritablement logique. Encore faut-il faire ressortir clairement les deux exigences fondamentales auxquelles le spéculatif seul peut satisfaire : que la pensée soit douée de réflexivité, et que le contenu soit doué de la puissance d'engendrer.
Contenu et vitalité interne La logique moderne se veut indifférente à toute ontologie. Elle réduit l'être comme verbe au rôle de lien vide, indifférent aux éléments entre lesquels il prend place (c'est ainsi qu'elle envisage la copule dans le jugement) ; elle réduit l'être comme substantif à la pure immédiateté du « ce qui est » en général, ou plutôt de ce qui se résume au pur et simple fait d'être, adéquatement désigné par le plus mince des signes34. Mais en vérité, loin d'être ainsi ontologiquement neutre, la logique moderne adopte et promeut sans le savoir une certaine ontologie. Lorsqu'il prétend que son discours a une consistance indépendante de tout contenu, le logicien moderne ressemble au physicien pour qui la loi de la pesanteur s'applique à « tout ». Ce qui chute peut être une pierre, un chat ou un enfant : le calcul de la vitesse et de la direction de la chute n'en est pas affecté, celui-ci s'effectuant en fonction de paramètres communs à tous les corps (masse, densité, surface, etc.). Mais à y bien regarder, cela ne signifie pas que la loi de la pesanteur s'applique aussi bien au caillou qu'au chat ou à l'enfant, mais plutôt que pour elle tout est caillou. Car l'être qui est tel que l'on connaît tout ce qu'il y a à en connaître lorsque l'on connaît sa masse, sa surface, sa densité, etc., c'est le caillou et lui seul. Tout ce qui tombe, en tant qu'il tombe, n'est plus que la somme de telles caractéristiques, et tout ce par quoi il en diffère (comme c'est évidemment le cas de l'enfant par exemple) est négligé. Autant cette abstraction méthodologique est ici légitime, autant il est patent qu'elle revient à élire un certain type d'être comme étant le seul dont on va s'occuper : celui de la chose, c'est-à-dire de l'être dépourvu d'intériorité, simple support de caractéristiques et de liens extérieurement reçus, point d'application de forces extérieurement exercées. Or en portant sur un contenu constitué d'éléments indifférents à leurs liens, la logique moderne adopte semblablement et de facto une ontologie de la chose : « chose » dépouillée par elle de toute matérialité sensible, mais précisément par là d'autant plus purement chose, réduite pas même à son concept mais à son symbole. Tout ce qui est chose peut être désigné par un « p », et tout ce qui est désigné par un « p » est, en tant que tel, une chose – et non pas tout être ni aucun être. Assurément et il faut le souligner, le règne de l'extériorité réciproque (du support et des qualités, des qualités entre elles, des relations et de ce qu'elles relient, etc.) est logique dans le cas de la chose, puisque cette extériorité est constitutive de l'être dont il s'agit ; sa nature même implique qu'il n'y ait pas de lien nécessaire entre ce qu'elle est et ce avec quoi elle se trouve liée, tout comme il est logique qu'il n'y ait pas de lien entre le degré de développement intellectuel d'un enfant et la manière dont il chute dans le vide. Mais cette absence de lien étant ici une suite nécessaire de la nature de l'être en question, elle est à considérer comme un cas particulier qui vérifie le principe universel selon lequel il y a nécessairement un lien entre les liens et ce qu'ils lient – loin de le ruiner35. Or la logique moderne fait de ce cas particulier le principe lui-même, érigeant en règle universelle que les liens sont ce qu'ils sont indépendamment de ce qu'ils lient, et que réciproquement les éléments sont ce qu'ils sont indépendamment de leurs liens. Dans le même mouvement, elle érige la chose en modèle de l'être, ramenant tout ce qui est à un support, en soi vide, de qualités et de relations qui lui restent extérieures. Deux conséquences essentielles pour notre propos en découlent. D'une part, il y a bien en vérité un genre d'être pour lequel il y a adéquation entre ce que peut en dire la logique moderne et ce que cet être est : à savoir la choséité. Loin de s'affranchir de l'ontologie ou de l'englober, la logique moderne s'enferme sans le savoir dans un certain secteur de celle-ci, en le prenant pour le tout. Elle est, ici encore, incluse à son insu dans ce qu'elle croit exclure ou inclure en elle. D'autre part et corrélativement, ce type d'être qu'elle élève au rang d'universel, et ce secteur de l'ontologie dans lequel elle se tient enfermée, sont nécessairement bornés et insuffisants, en ce sens qu'ils sont le résultat d'une abstraction ou soustraction effectuée à partir de l'être complet, dont on exclut tout ce qui excède les possibilités d'une chose, en particulier tout ce par quoi un être est vivant36. La chose est le vivant moins la vitalité. A l'inverse, le vivant contient en lui la choséité comme dépassée et englobée dans une totalité qui la déborde ; il peut donc être traité comme une chose, car en un sens il en est une : mais c'est alors comme un non-vivant qu'il est traité, c'est-à-dire d'une manière qui laisse échapper l'essentiel de son être. Le physicien étudiant la chute d'un enfant appréhende l'enfant comme une chose qui tombe – avec raison, car un enfant devient une chose sitôt qu'il tombe. De même, la choséité abstraite, objet de la logique moderne, est obtenue en faisant fi de ce qui fait qu'une pensée est vraiment pensée, c'est-à-dire produite et saisie comme un tout organique – mais à tort cette fois, car cette réduction induit une déperdition de nécessité et donc de logicité, ce qui va contre l'intention. Ainsi se dessine en creux le visage du véritable contenu de la logique selon Hegel : non pas ce qui est objet d'opérations extérieures (application, soumission, subsomption, etc.), mais ce qui est sujet de son propre développement. Un tel contenu, lui aussi, correspond bien à un certain genre de l'être, mais d'une manière qui diffère doublement de ce qui a lieu dans la logique moderne. Premièrement, le caractère ontologique du contenu est ici pleinement conscient et assumé. L'on comprend et l'on explique que toute pensée, qu'elle le sache ou non, porte nécessairement sur l'être, et que lorsqu'elle croit rester neutre à cet égard (comme le fait la logique moderne), elle ne fait que porter sur un certain genre de l'être tout en se le masquant à elle-même. Deuxièmement, ce contenu se présente comme n'étant plus l'être abstrait et appauvri, mais l'être véritable et complet. Ce qui se produit soi-même à partir de soi est, bien plus réellement et plus profondément que ce qui résulte d'une production par autre chose37. En ce sens, il y a pour ainsi dire plus d'être en un vivant qu'en une chose, car en celui-là le fait d'être et ce qui est ne sont plus indifférents et extérieurs l'un à l'autre, comme ils le sont en celle-ci : un organe étant engendré de fond en comble par l'organisme lui-même, on ne peut pas dissocier en lui ce qu'il est, sa définition, et le fait qu'il est, son existence brute. Il existe parce qu'il est ce qu'il est, c'est parce qu'il est ceci et non cela qu'il en vient à exister. Ce contenu qui se produit soi-même à partir de soi, dont l'image adéquate est celle du vivant, est le concept au sens hégélien – qui diffère fort de ce que la logique moderne entend sous ce nom. Chez Hegel en effet, ce n'est pas n'importe quelle représentation qui peut être appelée « concept », mais seulement celle qui consiste en une unité engendrant et contenant en soi ses moments différenciés38. Ainsi par exemple, la nécessité, comme identité avec soi se maintenant au travers de la différenciation de soi, et différenciation de soi qui est réalisation de l'identité avec soi est bien un concept ; ce terme fait tout autre chose qu'indiquer un fait empirique voué à être platement constaté : il désigne la constitution intime d'un être ou d'un processus, sa façon fondamentale et issue de lui-même d'être en rapport avec lui-même et avec le reste. Hegel considérait comme « barbare » le fait d'appeler concept quelque chose comme « cent thalers »39 – et de mettre ainsi un tel nom-de-chose sur le même plan que des pensées comme « quantité », « qualité », « causalité », etc. Adressée à Kant, cette remarque cinglante concernait par anticipation les logiciens modernes, pour qui n'importe quelle idée générale, comme par exemple « rouge », est un concept40. Est concept ce qui demande à être conçu, c'est-à-dire compris et non seulement nommé, décrit ou constaté. Encore faut-il pour appeler un tel regard de l'esprit que le contenu comporte en lui-même une richesse d'articulations internes par lui engendrées ; il est immédiatement évident qu'un contenu aussi plat et immédiat que « rouge » ne comporte rien de tel : n'offrant rien à concevoir, mais une conjonction de faits physiques à constater et à nommer, il n'est pas un concept. En somme, alors que la logique moderne est une construction reposant inconsciemment sur une ontologie de la chose, la logique hégélienne se donne comme le développement conscient d'une ontologie du concept. La chose étant le concept mutilé et immédiatisé, elle est, à tous les sens du terme, comprise dans la logique spéculative comme l'un de ses moments : celui dans lequel l'être, la nécessité et la pensée ne sont encore que les ombres d'eux-mêmes41. – Or l'activité sur soi-même du contenu est immédiatement corrélative d'un retour sur soi-même de la pensée qui l'appréhende, d'une réflexivité dont on ne peut, pour finir, que constater la présence dans la logique hégélienne et l'absence dans la logique moderne.
Réflexivité de la pensée logique
Si la pensée n'est logique que dans la mesure où elle consiste à assister à l'auto-développement du concept, alors elle ne peut être logique que s'il n'y a pas de différence de nature entre elle-même et son objet. Elle ne doit penser rien d'autre qu'elle-même en le pensant, et l'on ne doit rien trouver dans la pensée pensante qui ne soit aussi dans la pensée pensée. En effet, l'objet examiné étant ici le sujet de sa propre constitution et la source de tout ce que l'on pense de lui, il faut dire que le pensé n'est pensé que comme étant lui-même pensant : le penser comme étant seulement pensé (passivement), ce serait ne pas le penser (ou penser autre chose que lui), puisque ce serait ignorer l'active spontanéité qui caractérise son essence. Réciproquement, envisager la pensée comme seulement pensante, comme une activité s'exerçant sur un objet, ce serait l'empêcher de voir que l'activité vient en vérité de l'objet lui-même. Cette identité du pensant et du pensé – qui constitue le caractère « absolu » de l'Idée logique hégélienne – signifie qu'il ne peut y avoir de discours sur la logique qui diffère en nature du discours de la logique. Il en découle qu'une logique incapable de parler d'elle-même ne peut pas être logique. Or il semble clair que tel est justement le cas de la logique moderne. Heidegger faisait remarquer que la physique (mais aussi bien les mathématiques et l'ensemble des « sciences » au sens moderne du mot) utilise nécessairement des concepts qu'il lui est constitutivement impossible de définir – temps, espace, etc. –, et, plus radicalement encore, que la physique est par nature incapable de se définir elle-même. Les questions « qu'est-ce que le temps ? » et « qu'est-ce que la physique ? » ne peuvent recevoir aucune réponse à l'intérieur de la physique elle-même – à vrai dire elles ne peuvent seulement pas y être posées. Heidegger en déduisait que « la science ne pense pas », sous-entendant ainsi que, pour être vraiment elle-même, la pensée doit pouvoir s'interroger sur elle-même et sur chacun des éléments (concepts) en lesquels elle se constitue. En somme, fidèle disciple de Hegel sur ce point, il faisait de la réflexivité la pierre de touche de l'essence même de la pensée. Or les infirmités de la pensée « scientifique » pointées par Heidegger se retrouvent, et fondamentalement pour les mêmes raisons, dans la logique moderne. Celle-ci ne peut pas davantage définir le concept de nécessité ou celui de logicité, que la physique ne pouvait le faire des concepts de temps ou de physique : elle est, elle aussi, une pensée qui s'échappe à elle-même, qui ne sait rien d'elle-même et ne peut rien en dire. – C'est ce que révèle et dissimule tout à la fois la notion de « métamathématique », qui désigne le discours tenu sur les mathématiques par distinction du « discours » des mathématiques elles-mêmes42. Cette notion suggère une différence tout en laissant dans le flou la nature exacte de celle-ci : suffisante pour que les mathématiques deviennent objet de discours, cette distance est cependant trop faible pour que ce discours puisse porter sur un autre objet que celui-là. La « métamathématique » est ainsi « au-delà » (méta) des mathématiques en un sens ambigu, son extériorité par rapport à son objet ne l'empêchant pas d'être rivée à celui-ci. Du fait de cette semi-extériorité, on ne sait d'abord pas si la « métamathématique » ne serait pas une sorte de discours des mathématiques sur elles-mêmes, ces dernières étant alors revêtues d'une aptitude à la réflexivité, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un discours d'une autre nature que les mathématiques. Or, qu'il s'agisse en fait d'une différence de nature, c'est ce qui semble incontestable. Le discours « métamathématique », en tant que tel, n'est composé d'aucun symbole (ou signe) mathématique mais de mots, et relève donc de l'ordre du concept ; pas davantage il n'est astreint aux règles du calcul, mais seulement aux exigences de la nécessité conceptuelle. Il diffère ainsi du discours mathématique dans l'exacte proportion où le concept diffère du symbole (ou du signe), c'est-à-dire en nature et non par le degré : son contenu est absolument intraduisible dans les signes et selon les opérations des mathématiques elles-mêmes. Plus encore, il faut dire que le signe n'a de sens et de réalité que par le concept. Pour effectuer calculs et opérations sur les « p » et « q » de la logique moderne, il faut savoir (ou plutôt décider) que ces lettres sont ici arrachées à leur statut de lettres et ne valent que comme signes immédiats : or ce savoir ou cette décision relèvent du discours conceptuel, celui-ci choisissant de se mettre en retrait pour laisser place à un discours d'un autre genre. La « métamathématique » est ainsi le discours non-mathématique qui non seulement porte sur le discours mathématique, mais qui littéralement le porte en lui insufflant l'intelligibilité et l'existence43. Mais, dépourvue de vraie réflexivité lors même qu'elle en offre l'apparence, la logique moderne suppose pourtant sa présence en amont d'elle-même. Il en va d'elle comme de la nécessité étudiée plus haut : la logique moderne ne peut ni la saisir pleinement ni s'en extirper tout à fait, astreinte qu'elle est à vivre de ce qui l'excède et à avoir, pour ainsi dire, son âme dans son dos. – C'est ce qu'illustre la fameuse distinction entre « dire » et « montrer » proposée par Wittgenstein, qui repose sur la conviction de l'incapacité de la pensée à se prendre elle-même pour objet. Comparée à l'activité de peindre ou de représenter, c'est-à-dire à une production d'images ou de descriptions, la pensée est vue comme engendrant un résultat autre que l'activité elle-même, celle-ci ne pouvant aller que droit devant soi et déposer hors de soi ses propres produits. Assurément, le représenter n'est pas lui-même représentable, l'image ne peut représenter sa forme de représentation44, le peintre ne peut déposer sur la toile l'activité-de-peindre elle-même ni l'être-peint comme tel : de tels modes de pensée et d'action sont effectivement incapables de s'exercer sur eux-mêmes et ne peuvent qu'être mis en œuvre, simplement effectués ou « montrés ». Mais ce qui est douteux, c'est que le penser soit, en vérité, comparable à une telle activité et qu'il soit affecté des mêmes limites que celle-ci : et c'est, en un sens, le discours même de Wittgenstein qui le prouve. Qu'il suffise en effet de soulever la question : la distinction entre « dire » et « montrer » est-elle elle-même dite, ou montrée ? Si cette différence est dite, c'est que le « dire » est capable de se prendre lui-même pour objet ; si elle est montrée, c'est alors le montrer qui est investi de cette capacité ; si enfin cette distinction ne peut être ni dite, ni montrée, mais relève d'un troisième genre, à propos de ce dernier se posera derechef la question de savoir par qui ou par quoi sa différence avec les deux autres est vue et formulée – et ainsi à l'infini45. Dans tous les cas il y aura nécessairement, au principe, une capacité du penser à statuer sur lui-même, sans quoi ces distinctions et leur compréhension seraient impossibles. Reste que, dans l'optique qui vient d'être évoquée, cette réflexivité reste inaperçue. La pensée hégélienne, pour sa part, veut éviter le double écueil de n'en présenter que l'apparence ou de ne la laisser qu'apparemment absente : elle la reconnaît explicitement comme constitutive du penser et la prend en charge. Son propos est de la laisser s'exercer, et de laisser ainsi le penser se constituer en toute lucidité et fidélité à sa propre essence, comme activité dont le résultat, indistinct d'elle-même, soit de fond en comble nécessaire et par là logique. A quel degré elle y parvient, c'est ce qui, par définition, ne peut être établi de l'extérieur : il n'y a pas d'autre vérification de la réflexivité d'une pensée que le parcours effectif de celle-ci – pas davantage qu'on ne peut éprouver la vitalité autrement que de l'intérieur. Et c'est sous réserve d'une vérification de ce genre que l'on risquera, pour finir, cette affirmation de portée générale : à l'opposé de ce qui caractérise la logique moderne, il n'y a pas chez Hegel de différence de nature entre ce qu'est la logique et ce qui en est dit. Aucune des notions par lui employées pour parler de la logique, aucune affirmation sur la logique qui ne soit engendrée par la logique et présente en elle, au moins en droit46. Son discours « métalogique », comme celui de ses préfaces ou introductions où il parle de la logique, entretient avec son objet un rapport tout autre que celui trouvé entre la « métamathématique » et le sien : car ce discours « métalogique » hégélien n'est différent de son objet qu'en apparence et provisoirement, se donnant non comme une explicitation qui lui resterait radicalement extérieure, mais comme une anticipation et une première apparition de ce contenu lui-même, dans une forme non pleinement logique mais sue et voulue comme telle47. Et à la fin ce qui semblait venir avant la logique et se tenir hors d'elle se montre comme le visage encore inapproprié qu'elle-même se donne, pour se rendre accessible à qui n'a pas encore pénétré en elle. En somme, la notion même de « métalogique » se révèle chez Hegel dépourvue de sens, sauf à y entendre le discours de la logique sur elle-même, le « méta » indiquant un écart compris (à tous les sens du terme ici encore) dans et par le logique lui-même.
La question reste ouverte de savoir jusqu'à quel point Hegel a satisfait aux exigences réelles de la logicité, mais il semble acquis que lui seul a su voir et prendre en charge ces exigences en toute leur profondeur. On ne pourra sérieusement contester la réussite de sa tentative qu'en remplissant mieux qu'elle les conditions qu'elle a elle-même posées : on ne la dépassera qu'en passant par elle. Or la logique moderne passe à côté d'elle, avec ce qu'il convient d'appeler ici également une belle « assurance somnambulique », sans soupçonner que c'est de son propre cœur qu'elle se détourne ainsi. – Le jeune Wittgenstein disait que le logicien moderne est au logicien classique ce que l'astronome est à l'astrologue, ou le chimiste à l'alchimiste : image pour image, il faudrait plutôt dire que le logicien hégélien est au logicien moderne ce que le jardinier est au mécanicien, et admettre que seules les mains du premier sont aptes à saisir, sans l'écraser, le trésor de l'esprit vivant, logique et scientifique.
1.Non pas que les autres moments de son Encyclopédie (Philosophie de la nature et Philosophie de l’esprit) eussent été, aux yeux de Hegel, moins scientifiques que la Science de la logique ; mais c’est en cette dernière qu’il a voulu étudier et manifester la scientificité même en et pour soi (le premier moment de l’Encyclopédie est le seul à être désigné comme science en son intitulé propre, mais l’Encyclopédie est bien celle des sciences philosophiques). Cf. la Science de la logique de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1986 (notée désormais SLE), . 2.Le jeune Wittgenstein disait que la différence entre la logique moderne et la logique classique est comparable à la différence entre astronomie et astrologie, ou entre chimie et alchimie (cf. R. Monk, Wittgenstein, Le devoir de génie, trad. A. Gerschenfeld, Paris, O. Jacob, 1993, p.84). 3.Ainsi R. Blanché et J. Dubucs disent-ils à propos de Hegel : « Les historiens de la logique, lorsqu’ils ne préfèrent pas la passer complètement sous silence, jugent sévèrement cette déviation de la logique ». (La logique et son histoire, Paris, A. Colin, 1996, p. 248). Dans son « Que sais-je? » sur La logique (Paris, PUF, 19982), J. Largeault ne mentionne pas une fois Hegel. Etc. 4.Voir par exemple B. Bourgeois, Présentation de SLE, pp. 84-85 en particulier. 5.Et de ce qui fait la scientificité de la science. Par commodité, nous n’examinerons directement et pour elle-même que la logicité de la logique, la question de la scientificité de la science étant pour ainsi dire éclairée implicitement dans le même mouvement. 6.C’est le cas dans les histoires de la logique dont l’auteur expose des périodisations conçues en termes d’avancées, de reculs, de stagnation, sans prendre la peine d’indiquer le critère à partir duquel ces jugements sont effectués. Le critère est alors implicite, et consiste dans l'état le plus récent de la discipline appelée « logique » : ce qui est pure pétition de principe. Cf. par exemple R. Blanché et J. Dubucs, op.cit., pp.7-10. 7.En dernière instance, la capacité à inclure en soi ce concept comme son moteur et son âme (plutôt que d'être bâti d'après lui et en ayant celui-ci à l'extérieur de soi) devra cependant être reconnue comme une pierre de touche de la véritable logicité d'un système, comme le montrera la suite de cette étude. 8. On ne peut que s'étonner de voir, dans un ouvrage comme celui de R. Blanché (op.cit.), l'utilisation répétée de formules comme « authentiquement logique » (p.68), « raisonnable » (pp.71-72), « logique normale » (p.72), etc., sans que ces adverbes et adjectifs ne fassent l'objet de la moindre explication ni même de la moindre interrogation. 9 .Op.cit., p.7. 10 .Cf. Blanché et Dubucs, op.cit., p.248. 11.J. Largeault parle de cette unification comme de quelque chose d’ « implausible » (sic), op.cit., p.12. Voir aussi p.117 : « Touchant la logique, la thèse de l’unicité semble condamnée ». 12.Cf. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard 1980, pp.254-55 (A 219 / B266) : « Les catégories de la modalité comportent ceci de particulier qu’elles n’augmentent nullement, comme détermination de l’objet, le concept auquel elles sont jointes comme prédicats, mais qu’elles expriment seulement le rapport à la faculté de connaître ». Frege, par exemple, entérine résolument ce point de vue. 13.Blanché, op.cit., p.29 ; p.31 14.R. Blanché a bien vu la profonde absurdité des pensées prétendant exclure la nécessité de la logique. Ainsi dit-il contre Frege : comment rejeter de la logique la considération de la nécessité « alors que c’est précisément leur nécessité qui caractérise les vérités logiques, et que ce qui fait la validité logique d’un raisonnement, c’est précisément la nécessité de l'entailment, du lien qui rattache la conclusion aux prémisses » ? (Raison et discours, op.cit., p.108). « En logique, il n’y a pas d’accident, tout est nécessaire. Quand manque, entre deux idées, ce lien nécessaire, affirmatif ou négatif, nous disons précisément qu’il n’y a pas entre elles de rapport logique, comme entre 2 + 2 = 4 et Londres est en Angleterre » (id., p.222). 15.Raison et discours, op.cit., pp.173-174. 16.Entre bien d’autres (parmi lesquels Kant), Hegel lui-même la rappelle à de nombreuses reprises : cf.p.ex. SLE, §20, pp.287-288 ; Addition au §24, p.475 ; §33, p.296 ; §39, p.300 ; §71, Remarque, p.335 ; Add. au §175 p.599. 17.Cf. E.Nagel et J.R.Newman, La démonstration de Gödel, in Le théorème de Gödel (et al.), Paris, Le Seuil, « Points sciences », 1989, pp.36-37. 18.Ainsi Blanché réclame-t-il qu'il y ait entre les propositions « une certaine connexion de significations », un lien de « congruence » ou de « pertinence » (c'est-à-dire que leurs contenus eux-mêmes justifient leurs liens) ; mais ce type-là de lien est aussitôt vu par lui comme tombant « hors des prises de toute syntaxe logique » (op.cit., p.200) – alors que selon le même auteur c'est précisément en lui que réside la logicité (p.222). 19.Ou de la « soumission » à une loi comme le veut Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus, 6.3). 20.Ainsi par exemple X. Verley énumère-t-il, à propos de la « logique des propositions », une liste de cinq « fonctions de vérité », sans souci de les déduire ni de les justifier (Logique symbolique, Paris, Ellipses, coll. Philo, 1999, pp.14-15). 21.C'est ici l'essence même de toute logique moderne qui est concernée. La logique « réflexive » que Blanché veut opposer à la logique « formelle » (Raison et discours, op.cit., p.94 et passim) est en vérité elle-même formelle, n'adoptant pour contenu que des éléments par essence extérieurs à leurs liens : or c'est en cela que le véritable formalisme consiste. 22.SLE, op.cit., §19 p.283. Cf. également §14 p.180. 23.Id., Add. au §158, p.589 (c'est Hegel qui souligne). 24.SLE, op. cit., Add. au §166, p.594. 25.Id., §165 p.412. 26.Id., §§166 et 167, pp.413-414. 27.Le célèbre exemple de la main coupée, emprunté à Aristote, est plusieurs fois repris par Hegel : p.ex. Esthétique, trad. C. Bénard/B.Timmermans et P.Zaccaria, Paris, Livre de poche, tome I, 1997, p.189 ; SLE, op.cit., Add. au §216, p.616. 28.Id., Add. au §166 p.595. Ainsi par exemple, dire « l'or est un métal », c'est laisser un élément singulier manifester l'universel qui constitue son essence (id., Add. au §177 p.600), et c'est, dans le même mouvement, laisser cet universel dévoiler l'une des formes particulières qu'il peut prendre. 29.La philosophie de l'esprit, in Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, Add. au §379, p.382. 30.Ibid. (nous soulignons). On voit ici que pensée formelle et science empirique sont en vérité les deux faces d'une même conception (fausse) de la pensée. La logique moderne est fondamentalement un empirisme abstrait. 31.SLE, op.cit., §81 p.344. 32. SLE, op.cit., p.173. Sur les définitions du spéculatif (ou « positivement rationnel »), du dialectique (ou « négativement rationnel ») et de l'entendement, voir §§80, 81 et 82, pp.343-344. 33. Id., p.180. Cf. également les premières pages de la Présentation de B. Bourgeois. 34. A savoir une simple lettre. Cf. E.Nagel et J.R.Newman, op.cit., pp.36-37. 35. Cf. Hegel, SLE, op.cit., Additions aux §§ 125, 126 et 128, pp.561-563 ; §182, pp.422-423 (à propos du syllogisme) ; et passim. - Si l'on osait, on le dirait ainsi : il y a bien ici un lien entre l'être et l'absence de lien entre l'être et ses liens. 36.Ainsi la rose, prise par Wittgenstein comme exemple de support de la couleur, est-elle traitée comme une chose : on peut la remplacer par un caillou sans que le raisonnement en soit affecté. (op.cit., 6.111). 37.Il ne faut donc pas prendre le terme « être » en un sens univoque. Dans sa terminologie technique Hegel utilise le terme « être » pour désigner l'une des formes de celui-ci, et emploiera d'autres termes (existence, effectivité) pour désigner des modes de rapport avec soi-même qui ne se résument précisément pas au simple fait d'être. 38. P.ex. id., Add. au §160, pp.590-591 ; Add. au §163, p.592. 39. Id., §51, pp.314-315. 40. Id., §119, Remarque, pp.378-379. Il n'est pas peu révélateur que, chez les logiciens modernes, l'insignifiante couleur est presque systématiquement proposée comme exemple de « concept ». 41. Voir derechef SLE, op.cit., Additions aux §§ 125, 126 et 128, pp.561-563. - Il y a tout ce qu'il faut dans la logique hégélienne pour (re)constituer la logique moderne dans ses fondements : il suffit d'en ôter tout ce qui est spéculatif, c'est-à-dire le cœur même de la logicité ; la réciproque étant évidemment fausse. Cf. SLE, §82 p.345 ; Présentation de B.Bourgeois, pp.84-85. 42. Voir sur ce point E.Nagel et J.R.Newman, op.cit., pp.37sq. 43. Ce qui ne signifie pourtant pas que le discours métamathématique est de nature philosophique. Seul est philosophique le discours prenant pour objet la métamathématique elle-même, pour la définir, la comparer à son objet et statuer sur le genre de rapport qu'elle entretient avec lui, comme on s'essaie à le faire ici : ce dont elle est elle-même incapable. 44. Tractatus logico-philosophicus, 2.172. 45. Le Tractatus ne soulève pas la question de savoir par quel mode du penser la distinction entre « dire » et « montrer » est effectuée. Mutisme plus profond, plus problématique et plus révélateur à la fois, que celui dont lui-même parle (7.). 46. L'étude du concept hégélien de nécessité, proposée plus haut, a tenté d'en offrir illustration et confirmation sur un point particulièrement décisif. 47. Cf. SLE, op.cit., Add. au §83, pp.518-19. |
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