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De la prétendue incompatibilité entre conscience et don1

(objections à J. Derrida)


(article paru dans la revue L'enseignement philosophique,
novembre-décembre 2001, 52e année n°2)


Le don a pris rang de concept majeur dans bon nombre de pensées récentes et contemporaines, tant sociologiques que philosophiques (ces dernières étant souvent d’inspiration phénoménologique)2. Aussi donne-t-il lieu à bien des discussions sur sa nature, ses conditions d’authenticité et de réalisation et, par conséquent aussi, sur la nature de ce qui donne et les exigences qui doivent être satisfaites pour que quelque chose ou quelqu’un en général puisse être reconnu comme donnant véritablement3. L’un des problèmes les plus décisifs à cet égard est celui qui concerne le statut de la conscience. Est-elle, au moins du côté de ce qui donne, un obstacle au don ? Est-elle au contraire une condition du don — et dans ce cas, jusqu’à quel point ? Est-elle enfin, énigmatiquement, les deux à la fois ?
Dans son ouvrage Donner le temps (1. La fausse monnaie), J. Derrida s’est prononcé sur ces questions d’une manière qui vaut d’être examinée, au moins à titre de point de départ pour la réflexion. De par les insuffisances même que l’on peut y déceler, sa position constitue en effet une invitation à considérer de près des problèmes de première importance touchant au don, mais par là aussi à l’homme comme tel et à la nature fondamentale des rapports humains4. On commencera, dans les pages qui suivent, par exposer et critiquer la position de J. Derrida, puis l’on proposera une position (ou plus modestement une ébauche de position) tout autre sur le même problème.

 

La thèse de l’incompatibilité de la conscience et du don, et sa critique

Selon J. Derrida, il est impossible de donner consciemment. La raison principale en est la suivante : le simple fait d’être conscient de donner conduirait celui qui donne à être content de lui-même, à se féliciter lui-même de son geste, et par là à s’octroyer immédiatement lui-même une sorte de remboursement, ce qui ferait aussitôt du geste en question autre chose qu’un don. Ainsi cet auteur dit-il que la seule perception ou reconnaissance, autrement dit la seule conscience « du don comme don, comme tel, (...) annule le don comme don » 5, et cela parce que « la simple conscience du don se renvoie aussitôt l’image gratifiante de la bonté ou de la générosité, de l’être-donnant qui, se sachant tel, se reconnaît circulairement, spéculairement, dans une sorte d’auto-reconnaissance, d’approbation de soi-même et de gratitude narcissique »6. La visée consciente serait une visée incapable de s’arrêter en l’autre, incapable de ne pas faire retour vers son propre sujet — de ne pas « renvoyer » circulairement à celui-ci : elle serait de nature foncièrement « économique », et partant, tout acte ayant en elle sa source et son guide serait nécessairement accompagné de contrepartie. Ce remboursement ou cette contrepartie consisteraient alors plus précisément en une idée de soi-même procurant de la satisfaction. Et recevant du plaisir, de la satisfaction lorsqu’il donne, l’être conscient transformerait ipso facto, par là, le don en un vulgaire échange. C’est pourquoi J. Derrida affirme la nécessité, pour qu’il y ait véritablement don, d’un « oubli » radical (bien plus radical que le simple « refoulement » freudien, qui, selon lui, se contente de déplacer, en le conservant, ce qu’il refoule), d’une in-conscience elle aussi radicale qui, différant par là de celle de Freud, soit bien plus qu’un simple « envers » de la conscience7.
Une telle manière de voir conduit logiquement à refuser le caractère de véritables dons à tous les apports qui sont effectués en vue d’une contrepartie, et donc en particulier à tous les comportements décrits par M. Mauss, à propos des sociétés « archaïques », sous le nom de dons8 : d’où l’hostilité à cette thèse des sociologues se réclamant de Mauss. Mais, comme il est aisé de le discerner, les propos de J. Derrida ont une portée bien plus générale, et doivent conduire à refuser le caractère de dons à tous les actes accomplis volontairement et consciemment, ce qui concerne cette fois les actes (ou du moins un grand nombre d’entre eux) de tous les hommes, en tous temps et en tous lieux : nul des gestes d’offrande ayant été accomplis dans l’histoire des hommes, qu’ils eussent été adressés aux divinités ou à d’autres hommes, de manière publique ou de manière privée, par des gens illustres ou par d’obscurs quidams, nul de ces gestes, donc, ne saurait être tenu pour un don, dès lors que la conscience aurait présidé à son accomplissement, ou même simplement accompagné celui-ci.
Cette position résulte visiblement d’un réel et louable souci de radicalité. Il s’agit de penser le don en toute rigueur, en son contenu conceptuel le plus profond et le plus propre, sans s’arrêter au caractère étonnant ou décevant que le résultat obtenu revêtira aux yeux de l’opinion, sans reculer non plus devant les démentis que ce résultat peut finalement infliger aux autorités les plus admises : et sous ce rapport, il n’y a rien à objecter, puisqu’aussi bien cette exigence est constitutive de tout vrai travail de pensée. Que la position de J. Derrida ne soit pourtant pas sans prêter le flanc à une critique reposant sur de véritables raisons de fond, c’est ce qui apparaît assez vite à l’examen attentif.
Etre conscient de donner, nous dit-on, cela procure (à celui-là même qui donne) une satisfaction, sous forme d’approbation et d’admiration de soi-même. Admettons-le, bien qu’il n’y ait là tout d’abord rien de plus qu’un banal lieu commun, invoqué par J. Derrida comme une évidence bien connue, sur laquelle il serait superflu de s’étendre davantage. Mais cela autorise-t-il à déterminer immédiatement la satisfaction en question comme une contrepartie, et par conséquent comme ce qui annulerait le don comme tel ? Non certes, comme on le voit si l’on prend la peine de considérer en elle-même la notion de contrepartie.
En soi, la notion de contrepartie se définit par rapport à un seul et unique tout, dont elle désigne l’une des « parties ». Mais pour qu’une « partie » puisse être considérée comme la contrepartie d’une autre, cela ne suffit pas ; il faut en outre qu’il y ait entre elles un rapport d’un certain genre, à savoir que l’une compense l’autre. En matière d’échange entre sujets conscients (puisque c’est de cela qu’il est question), l’on peut dire plus précisément que la contrepartie est ce qui est reçu en compensation de ce que l’on a cédé, et cela de façon telle, que la réception de cette compensation est ce qui conditionne l’accomplissement de la cession : je ne cède volontairement quelque chose qu’à condition de recevoir autre chose, et en vue de recevoir autre chose. Alors ce qui est cédé et ce qui est reçu se compensent, et le second est la contrepartie du premier. Mais il n’est pas possible de qualifier de contrepartie quelque chose qui, tout en étant reçu après que quelque chose d’autre eût été cédé, ne jouerait cependant aucun rôle de compensation, parce qu’il ne serait nullement le but et la raison d’être de la cession. C’est là ce qui peut s’illustrer très simplement. Imaginons d’abord qu’un individu cède de l’argent ou rende un service à quelqu’un, sans recevoir en retour aucun avantage « concret », mais pour retirer de ce geste une haute idée de lui-même. Dans ce cas, le fait de céder quelque chose est simplement un moyen d’obtenir quelque chose d’autre, cette obtention étant alors le but de l’opération considérée dans son ensemble : ce qui est reçu est bien la contrepartie de ce qui a été cédé. C’est le cas de figure qui correspond à ce qu’avance J. Derrida — mais que celui-ci présente pour sa part comme le seul cas possible. Mais imaginons maintenant qu’un homme, sachant qu’un autre est dans un pressant besoin d’argent, soit disposé à lui venir en aide en lui cédant une somme ; mais que, pour apporter cette aide sans froisser le bénéficiaire (qu’il sait être fier et susceptible), il recouvre sa générosité de discrétion en achetant à celui-ci quelque chose qu’il aurait à vendre — quelque chose dont lui-même, l’acheteur, n’a d’ailleurs nul besoin et qui va même l’encombrer9. Dans ce cas, quelque chose a bien été reçu après que quelque chose d’autre eût été cédé, mais le rapport logique entre les deux est inverse du précédent : ce n’est pas pour recevoir quelque chose que notre homme a cédé de l’argent, mais c’est pour pouvoir céder de l’argent (là est son but) qu’il a reçu quelque chose (c’est là le moyen qu’il s’est trouvé amené à employer). Aussi ce qui a été reçu n’est-il ici en aucune façon la contrepartie de ce qui a été cédé. Tirons de ceci la conclusion générale suivante : premièrement, il peut y avoir contrepartie même si rien d’objectivement repérable n’est reçu (premier exemple) ; c’est pourquoi il est légitime de soupçonner tout transfert sans réciproque apparente de ne pas être un don, mais un échange caché. Mais deuxièmement, il peut ne pas y avoir contrepartie même si quelque chose d’objectivement repérable est reçu (deuxième exemple) ; c’est pourquoi il est aussi juste de soupçonner tout transfert s’accompagnant d’une réciproque manifeste de ne pas être un échange, mais un don secret.
Il ne suffit donc pas de constater, comme le fait J. Derrida, que celui qui donne reçoit du plaisir ou de la satisfaction, pour en conclure qu’il y a là une contrepartie annulant le don, mais toute la question est de savoir si c’est pour obtenir du plaisir que le don (qui alors n’en serait plus un) a été effectué. La satisfaction de soi du donateur peut et doit être déterminée comme contrepartie seulement si elle a le statut de fin, si elle est ce en vue de quoi le don a lieu, et si, corrélativement, le don (le fait de céder quelque chose) a le statut de moyen utilisé pour atteindre cette fin. Or ne se peut-il que la satisfaction de soi s’ensuive du don, sans être pour autant le but de ce dernier ? Ne se peut-il qu’elle arrive ici au donateur comme par surcroît, accompagnant le don, peut-être même de manière nécessaire, mais en étant conditionnée par celui-ci, loin d’en être elle-même la condition ? Ces questions méritent au moins d’être posées. On s’étonnera d’autant plus qu’elles ne le soient pas, que de grands et célèbres textes de la tradition philosophique les ont indiquées, parfois même expressément soulevées et examinées.
Ainsi Aristote détermine-t-il le plaisir comme ce qui « parachève » l’action, « à la manière d’un ornement qui s’ajouterait de surcroît, comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse »10. De cette façon, le plaisir n’apparaît nullement comme le but par rapport auquel l’action serait seulement un moyen, mais comme ce qui vient en plus et gratuitement11 ; si bien que nous ne laisserions pas d’accomplir l’action, quand nous saurions qu’aucun plaisir n’en résulterait pour nous12. Loin que le plaisir doive faire suspecter le désintéressement de celui qui agit, c’est plutôt l’absence de plaisir qui attesterait son désintérêt pour ce dont il s’agit, et qui, par là, ôterait à son action le caractère de vertu ou de générosité qu’elle prétend revêtir13. Ainsi Aristote dit-il encore : « (...) on n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait jamais être appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes (...) »14. Qu’il ne faille pas confondre précipitamment désintéressement et désintérêt, qu’il y ait bien de la différence entre se réjouir d’une bonne action et bien agir seulement pour en tirer une réjouissance, c’est ce qu’une réflexion tant soit peu attentive discerne aisément, même sans l’aide d’Aristote. Il suffit pour cela de remarquer que nous pouvons prendre de l’intérêt à ce qui ne concerne pourtant aucunement notre intérêt, et par exemple éprouver de la satisfaction ou du plaisir en tant que simple spectateur d’un don, sans avoir nous-mêmes aucune part à celui-ci, ni comme prestataire ni comme bénéficiaire. Voir un don, constater (ou simplement croire constater, car, ici, que le constat soit illusoire ne change rien à l’affaire) que le don existe, cela peut assurément être source de satisfaction ; l’on se réjouit alors de ce que quelque chose de noble et de beau existe, et existe en vertu d’un agir humain. Mais cette satisfaction que nous éprouvons alors, de quoi donc est-elle le « remboursement » ou la contrepartie ? Comment pourra-t-on interprêter de manière satisfaisante un tel plaisir comme « gratitude narcissique » ?
De manière encore plus précise qu’Aristote, Kant s’emploie à distinguer soigneusement ce qu’il appelle le « plaisir pathologique » d’une part, et le « plaisir moral » d’autre part15, leur différence consistant justement en ceci que, dans le premier cas, la recherche du plaisir est ce qui détermine et conditionne l’action, au titre de « principe moteur » (c’est là l’eudémonisme), tandis que dans le second, c’est bien plutôt, inversement, l’action (morale) qui détermine et conditionne le plaisir, celui-ci résultant en quelque sorte du fait qu’il n’a précisément pas été visé comme but16. Les tenants d’une attitude immédiatement soupçonneuse à l’égard de la conscience ne se demandent nullement si la satisfaction éprouvée par le donateur conscient ne serait pas justement de ce genre — ce qui ferait qu’elle ne pourrait absolument pas être déterminée comme contrepartie, ni, par suite, comme ce qui annule le don. En somme, ils adoptent sans examen et comme allant de soi, à propos du don, le point de vue que Kant appelle « eudémoniste », et qui consiste à tenir le raisonnement suivant : le don procure une satisfaction, c’est donc que la satisfaction est le vrai but du don17. Ils ne prennent pas garde à cette idée décisive, pourtant nettement suggérée par Kant, que le plaisir (« moral ») est tel qu’il ne peut survenir que s’il n’est justement pas visé comme but : on ne l’obtient que si on ne le cherche pas ; et inversement, le simple fait de le viser conduirait à son « annulation ». Ce qui, en effet, fait ici plaisir, c’est la conscience d’avoir fait une chose uniquement parce qu’on la considérait bonne en elle-même, indépendamment du plaisir ou du déplaisir qui pourrait en résulter pour soi. C’est la conscience d’une capacité à viser comme but autre chose que le plaisir qui, ici, fait plaisir. Si donc l’on agissait en faisant de ce plaisir-là le but de son action (selon le raisonnement : « je vais agir sans tenir compte de mon plaisir, pour retirer de cela même un plaisir plus grand encore »), l’on rendrait précisément par là son obtention impossible. Toute stratégie ne peut, ici, que fonctionner absolument à contre-emploi, même et surtout la stratégie apparemment subtile qui consisterait à décider de n’en avoir pas ; car il ne s’agit pas de trouver quel est le bon moyen d’obtenir le plaisir, mais de comprendre que le concept même de moyen est ici inadéquat, et que traiter le renoncement à tout moyen comme étant lui-même encore un moyen, d’une espèce seulement un peu particulière, est un contresens18.
Dans le plaisir éprouvé à donner, c’est donc en vérité la conscience d’une capacité à faire fi de la satisfaction qui est source de satisfaction ; nous nous réjouissons de trouver en nous le pouvoir d’agir indépendamment de ce qui nous réjouit. Voilà quelque chose d’apparemment contradictoire, qui doit au moins inviter à la réflexion et à l’examen ; peut-être sommes-nous là victimes d’un grossier sophisme, peut-être sommes-nous au contraire en présence de l’essentiel. Si la conscience d’une capacité à viser autre chose que le plaisir fait elle-même plaisir, cela signifie-t-il que la conscience est décidément incapable de viser autre chose que sa satisfaction, incapable de ne pas se viser circulairement elle-même, et par suite, qu’elle est foncièrement impropre au don ? Ou bien cela montre-t-il que c’est essentiellement en visant autre chose que sa satisfaction (narcissique) que la conscience peut être satisfaite, et donc que la non clôture sur soi, loin de lui être opposée, constitue son essence la plus profonde, et enfin, que non seulement la conscience est propre au don, mais que c’est même en donnant et seulement ainsi qu’elle accède à son propre — qu’elle se conforme à ce qu’elle a elle-même de plus propre ?
Dans le premier cas, la satisfaction seconde (celle que l’on ressent en prenant conscience d’une capacité à faire fi de sa satisfaction) apparaîtrait comme ce qui rabat la conscience sur elle-même, comme ce qui l’enferme en quelque sorte en elle-même, manifestant qu’elle ne peut que tout ramener à elle-même : tout, y compris ce qui prétend au suprême degré en sortir, à savoir la visée de l’autre comme autre et pour lui-même (désintéressement). Au moment même où la conscience accèderait à l’altérité, à autre chose qu’elle-même, elle « annulerait » cet accès en en éprouvant de la satisfaction, rechutant ainsi irrémédiablement en elle-même. Cela reviendrait en somme à nier la différence entre les deux plaisirs (le « pathologique » et le « moral », pour parler comme Kant), à affirmer que la notion de plaisir est essentiellement univoque : tout plaisir, quel qu’il soit et de quoiqu’il provienne, serait du plaisir19, et aurait au bout du compte le statut de fin en vue de quoi l’être conscient fait tout ce qu’il fait.
Mais dans le deuxième cas, la satisfaction seconde attesterait au contraire que la conscience n’accède à elle-même qu’en s’ouvrant (ou en croyant s’ouvrir) sur autre chose qu’elle-même. Loin de refermer le cercle de la conscience sur lui-même en jouant le rôle d’un ultime et rédhibitoire « remboursement », cette satisfaction marquerait que, d’une façon qui apparaît certes énigmatique, c’est en cessant justement d’être circulaire que la conscience est le plus véritablement elle-même. Cette dernière hypothèse mérite au moins d’être examinée avec soin.
Admettons en effet que le plaisir ou la satisfaction soient visés comme but par le donateur conscient, et que celui-ci utilise le don comme un moyen pour l’obtenir, détruisant par là le don comme don — admettons-le, bien que nous ayions démontré, avec l’aide d’Aristote et de Kant, que cela n’est nullement nécessaire. Il faut encore expliquer pourquoi le don (ou l’illusion du don) est source de plaisir et engendre une « gratitude narcissique »20. Pourquoi diable est-on satisfait de soi-même lorsque l’on donne, ou que l’on croit donner ? D’après les propos de J. Derrida, ce serait en raison d’une fierté un peu puérile, celle d’avoir « bien agi », de s’être conformé à un précepte que l’on voit autour de soi universellement salué comme « généreux », et de se voir soi-même comme « quelqu’un de bien ». Mais alors, les raisons de la satisfaction demeurent circonstancielles et contingentes : elles ne tiennent pas à la conscience en elle-même, en tant que telle, mais plutôt à ma complexion psychologique particulière, à mon éducation, etc. ; seule la conscience déterminée de telle ou telle façon, et non la conscience dans son essence, serait mise en cause. Pour que la satisfaction éprouvée soit vraiment significative, pour qu’elle justifie une disqualification radicale de la conscience comme visée prétendant être à l’oeuvre dans le don, il faut qu’elle soit déterminée comme étant inhérente à la conscience comme conscience : il faut considérer, en d’autres termes, que la conscience doit nécessairement et constitutivement éprouver de la satisfaction à donner (ou à croire donner). Mais voilà qui fait problème ; car alors, il est inévitable de reconnaître que le don (ou l’illusion du don) satisfait une exigence fondamentale et constitutive de la conscience, faute de quoi le plaisir que celle-ci en retire demeurerait soit inexplicable, soit explicable seulement par des raisons contingentes et donc non significatives. Loin de montrer que don et conscience sont incompatibles, le plaisir éprouvé à donner (ou à croire donner) attesterait alors qu’ils sont inséparables dans le concept, au moins de cette façon : par nature, la conscience aspirerait au don ; par nature, la conscience verrait dans l’oubli de soi et dans l’intérêt pour l’autre (l’unité de ces deux mouvements constituant le désintéressement) un comportement auquel elle est destinée, et par l’adoption duquel elle s’accomplirait de manière insigne.
En somme, de deux choses l’une : ou bien le plaisir de donner n’a pas sa source dans l’essence même de la conscience, et alors ce n’est pas cette dernière qui doit être mise en cause ; ou bien il a en elle sa source, et alors il faut voir en lui le signe d’une naturelle appétence de la conscience pour le don. Or cette appétence serait, à son tour, malaisément intelligible, si la conscience était radicalement impropre au don. Il reste donc à envisager sérieusement cette possibilité : si le don satisfait la conscience, n’est-ce pas que la conscience satisfait au moins jusqu’à un certain point aux exigences du don ?

 

La convenance entre la conscience et les réquisits du don

Les conditions du don

Pour qu’un acte puisse être reconnu comme un don, il doit être conscient : voilà qui, à un esprit non prévenu, paraît s’imposer comme une vérité aussi simple qu’incontestable ; et cela, pour trois raisons principales qui correspondent chacune à une condition essentielle du don.
Premièrement, la conscience paraît bien être requise pour une raison qui a trait à la simple possibilité pratique du don, et qui concerne ce dont le donateur doit nécessairement être capable pour apporter quoi que ce soit à qui que ce soit : seule la conscience semble apte à discerner et à comprendre de quoi l’autre a besoin, et à en déduire ce qui doit être donné et comment cela doit l’être. Et cela, dès que le besoin de l’autre excède si peu que ce soit l’ordre du besoin naturel tout à fait immédiat ; quant à ce qui relève de cet ordre (nutrition, abri, protection immédiate de l’intégrité physique...), on peut admettre qu’une visée in-consciente21 puisse y pourvoir. C’est en effet ce qui a lieu chez l’animal, sous les espèces d’une motion instinctive qui « sait discerner » de quoi l’« autre » a besoin et comment le lui « donner ». Immédiatement et sans nulle réflexion consciente, la lionne « sait » de quelle nourriture le lionceau a besoin, elle « sait » également que tel prédateur constitue pour le lionceau un danger qu’il lui faut écarter, etc. Mais l’être humain ne s’en tient assurément pas à des réclamations de ce genre, et la conscience apparaît indispensable à la prise en vue des besoins spécifiquement humains, nul instinct ne pouvant les faire connaître ni indiquer comment les satisfaire. Simple et prosaïque, ce point n’en est pas moins essentiel, et ne peut sans négligence être traité comme une contingence indigne d’attention — ainsi que paraît le faire J. Derrida, qui ne s’en inquiète pas.
Deuxièmement, selon un point de vue qui touche maintenant à l’essence même du don, et concerne les caractères que doit nécessairement présenter un apport pour être un don, la visée à l’oeuvre dans le don semble devoir être consciente, pour la raison que cette visée doit être libre. En effet un apport n’est un don, semble-t-il, que s’il est effectué volontairement et délibérément, et non pas sous l’effet d’une nécessité ou d’une injonction que l’agent suivrait aveuglément, sans comprendre ce qu’il fait ni pourquoi il le fait. Or c’est la conscience qui ménage la possibilité d’agir ou non, et d’agir de telle façon ou de telle autre, soit que cet agir ait pleinement, dans le sujet considéré, sa source première, soit qu’il résulte de l’obéissance à une injonction extérieure, mais cette obéissance étant alors elle-même libre, car délibérée et positivement voulue par le sujet. Et c’est à son tour le caractère libre de l’agir qui donne signification au « mérite » et à la « générosité » communément reconnus comme caractéristiques du don : car l’on n’appelle pas généreux celui qui n’est pas libre de faire ce qu’il fait, et qui agit malgré lui22. Inversement, l’in-conscience paraît bien rendre impossible tout choix véritable ; elle ne peut induire qu’une soumission à des impulsions soit extérieures, soit intérieures, qui peuvent s’opposer entre elles mais seulement sur le mode d’un rapport de forces, occasionnant un « conflit intérieur » dont l’issue sera tout le contraire d’une libre décision.
Troisièmement enfin, il semble qu’un donateur doive nécessairement être conscient, pour cette raison que le don suppose que l’autre (le donataire) soit visé comme une fin en soi, et que la visée d’une fin en soi requiert nécessairement la conscience : deux points décisifs, qui appellent précisions et développements.

I. Pourquoi, tout d’abord, donner doit-il nécessairement signifier : viser l’autre comme une fin en soi ? Il n’y a don, avons-nous dit, que si l’apport est effectué de manière désintéressée, c’est-à-dire par intérêt pour l’autre et pour lui seul. Cela signifie que l’autre, ou plus précisément le bien (réel ou supposé)23 de l’autre, doit être sinon la raison absolument unique, du moins la raison première et suffisante du comportement adopté envers lui. L’autre n’est bénéficiaire d’un don que s’il est vu et abordé comme le principe de détermination de ce qui lui est apporté, de la manière dont on le lui apporte, et du fait même qu’on le lui apporte. Si, au contraire, l’autre est visé comme un moyen, si donc l’apport qu’on lui adresse vise à la réalisation d’un dessein où l’autre lui-même n’entre qu’à titre de paramètre, alors il n’y a pas don envers celui-ci : car c’est en vue d’un certain intérêt distinct du bien de l’autre, et sous condition de la satisfaction de cet intérêt, que l’on se tourne vers l’autre ; il y a dès lors et nécessairement attente d’une contrepartie, laquelle ne proviendra pas forcément de l’autre en question lui-même, mais n’en sera pas moins une contrepartie au sens plein du terme (car, on l’a vu, ce qui fait qu’il y a contrepartie, ce n’est pas le fait que quelque chose est reçu, ni le fait que quelque chose est reçu d’untel, mais c’est le genre de rapport que celui qui agit établit, dans son intention, entre ce qu’il apporte et ce qu’il reçoit ou recevra). Ainsi par exemple, agir selon une conception primaire et mercantile du salut, et aider les nécessiteux dans le but de gagner sa « place au Paradis », ce n’est pas donner, mais acheter ; sans doute est-ce alors à quelqu’un d’autre que les nécessiteux que l’on achète (ici, à « Dieu » ou à ce que l’on tient pour tel), et il est vrai que ces derniers ont, pour leur part, reçu quelque chose sans avoir à apporter eux-mêmes une contrepartie ; mais ce n’est pas pour eux-mêmes que l’on s’est ainsi comporté envers eux, et ils n’eussent rien reçu si l’on n’avait eu égard qu’à eux seuls ; aussi ne peuvent-ils être appelés donataires que d’une façon tout extérieure, et pour ainsi dire par accident. C’est bien pourquoi les bénéficiaires de tels gestes, lorsqu’ils soupçonnent leur « bienfaiteur » d’avoir agi dans ce genre d’intention, n’éprouvent à l’égard de celui-ci aucune gratitude, et cela légitimement, sachant bien qu’ils ont été traités comme une chose pourvue d’utilité, plutôt que comme une personne pourvue de dignité. Ils considéreront à juste titre que c’est bien plutôt leur soi-disant bienfaiteur qui leur doit de la reconnaissance, celui-ci ayant reçu (ou cru recevoir) grâce à eux quelque chose de plus précieux que ce qu’ils en ont eux-mêmes reçu. Pour la même raison, ce n’est pas donner que de céder une chose à quelqu’un uniquement, ou avant tout parce que l’on en est embarrassé. Dans ces deux cas, il n’y aurait vraiment don que si les avantages reçus ou escomptés, tout en étant bien réels, accompagnaient le geste effectué sans en être la condition, si bien que l’on eût effectué ce geste même si ces avantages eussent manqués, ou si l’on avait cru qu’ils pussent manquer ; car encore une fois, ce n’est pas le simple fait de la présence d’un avantage qui annule le don, mais c’est le fait que cet avantage ait été voulu pour lui-même, et donc à titre de condition de l’apport.
Il faut donc, pour qu’il y ait don, que l’autre soit lui-même le motif premier et pleinement suffisant de l’apport qu’on lui adresse, et que tout avantage qui pourrait en résulter pour soi-même soit regardé comme un surcroît éventuel et secondaire. Or une seule notion convient pour désigner simplement et adéquatement ce statut de l’autre : celle de fin en soi. Est fin en soi, en effet, ce qui est désirable pour soi-même, ce qui, par suite, demande à être visé comme un but tel qu’aucun autre but n’est encore visé à travers lui ou au-delà de lui : un but qui est donc aussi, conformément à la seconde acception du mot « fin », un terme ou un point d’arrêt, et non une étape ou un moment. Seul donc ce qui est fin en soi appelle et exige d’être visé d’une manière qui exclut radicalement toute recherche de contrepartie, soit d’une manière inconditionnelle et désintéressée. Non pas toutefois en ce sens que cette visée devrait être dépourvue de conditions et d’intérêt — elle serait alors non pas inconditionnelle mais arbitraire, non pas désintéressée mais inintéressante — mais en ce sens que toutes ses conditions, qui existent bel et bien, sont fixées par son objet et par rien d’autre (en particulier, pas par le sujet de cette visée), et que tout l’intérêt qui l’anime, réel au plus haut point, réside aussi en cet objet et en rien d’autre (et non, en particulier, dans le sujet de cette visée). Ce qui est fin en soi, en effet, c’est ce qui impose des conditions mais n’est soumis à aucune, ce qui suscite un intérêt tel que nul autre intérêt ne le peut supplanter, ni même relativiser : conditions et intérêt ne sont pas abolis, mais tout au contraire élevés à l’infini, par et pour lui. En somme, viser autre chose que soi-même comme une fin en soi, c’est adopter une attitude qui a un sens, aussi bien comme orientation que comme signification, tout en étant exempte d’intéressement : unique et parfaite façon d’échapper à la désespérante alternative entre un comportement gratuit, mais insensé, et un comportement sensé, mais cupide.
Encore faut-il pour cela ne pas s’en tenir à la façon dont Kant l’envisage dans sa philosophie morale. Autant en effet l’être fin en soi y est bien déterminé comme ne devant absolument pas être visé et traité de certaines façons, à savoir toutes celles qui feraient de lui seulement un moyen
24, autant l’être fin en soi n’y est pourtant pas présenté comme devant absolument être visé et traité d’une certaine façon, à savoir celle qui verrait en lui uniquement une fin. Aussi, le fait que l’autre est une fin en soi n’y apparaît-il que comme ce qui doit limiter mon comportement à son égard, et non comme ce qui doit le motiver, fournissant ainsi pour ce comportement le principe d’une régulation négative mais non celui d’une constitution positive. Or le don est l’attitude qui voit en l’être-fin de l’autre, non pas un paramètre à prendre en compte dans le cadre d’une préoccupation restant orientée vers tout autre chose, mais ce qui en fixe les conditions et en constitue l’unique intérêt: nous devons donc lui reconnaître pour véritable statut non celui de simple garde-fou, mais bien, plus nettement que ne le fait Kant, celui de principe, de source et de centre25.

II. Le statut de ce qui est visé dans le don étant ainsi précisé, il faut s’enquérir de la nature précise de la visée correspondante et de ce qui est apte à exercer une telle visée : est-ce la conscience, ou autre chose ? Pour voir une fin en soi comme telle, et se comporter ensuite en conséquence, faut-il renoncer à la conscience ? Faut-il au contraire la porter à son plus haut degré d’exercice et d’accomplissement ?
Pour obtenir sur ces points des éléments de réponse, il est nécessaire d’abord de considérer brièvement le genre de lien qui existe entre autrui et son caractère de fin en soi (ou sa dignité26) ; à partir de là seulement pourra commencer de s’élucider la nature de la visée d’autrui comme fin en soi. Or il est une notion qui permet, précisément, de manifester le caractère problématique de ce double point : c’est celle de reconnaissance. Autrui n’est pour moi une fin en soi, et n’est donc pour moi vraiment autrui, que si je le reconnais comme tel, dit-on couramment et à juste titre. Mais l’expression est lourde d’une terrible ambiguïté. En bien des cas, et comme le montrent les conséquences que l’on ne manque pas d’en tirer explicitement ou non, l’on entend par « reconnaître autrui » : attribuer, conférer à autrui le caractère de fin en soi. La dignité est alors déterminée comme résultant du processus ou de l’acte de « reconnaissance », et par suite, comme ce dont autrui resterait dépourvu si n’intervenait pas ce processus ou cet acte. Il en irait en somme de la dignité comme des dignités (socio-hiérarchiques) ; elle aussi serait à recevoir, et pourrait ne pas l’être : et l’on serait fait homme comme l’on est fait maréchal ou académicien. L’inévitable issue d’une telle logique est alors que tous les êtres en qui on ne pourra pas, ou ne voudra pas reconnaître des êtres humains — des fins en soi — n’en seront pas, du fait même de ce défaut de reconnaissance : ils pourront sans scrupule être traités comme des moyens, c’est-à-dire à la limite comme des choses envers lesquelles nulle obligation morale n’est de mise.
Il est pourtant aisé de voir qu’il y a non seulement une intolérable prétention, mais encore une insupportable contradiction à prétendre qu’autrui tient son caractère de fin en soi d’un jugement extérieur, dont on pourrait soi-même être l’auteur. Intolérable prétention, car c’est se poser soi-même comme ce dont ne dépendent pas seulement le déploiement et l’orientation des manières d’être de l’autre (comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’instruction et d’éducation, en particulier), mais encore l’être même de celui-ci. Insupportable contradiction, car c’est placer l’autre en position de devoir recevoir de l’extérieur ce qui, pourtant, a précisément pour sens de désigner ce qu’il est absolument en lui-même, indépendamment de toutes les conditions extérieures, au premier rang desquelles figurent justement les jugements et regards sur lui portés. C’est alors le contenu de la visée (autrui) qui contredit immédiatement et complètement son sens (l’attribution de la dignité). Ou, si l’on veut, le sens que j’attribue alors à ma visée détruit immédiatement le contenu que je crois être le sien ; en visant l’autre ainsi, et précisément parce que je le vise ainsi, je fais de lui autre chose qu’autrui et le réduis au rang de simple chose, d’objet disponible — ou, ce qui revient au même, je vois en lui un objet auquel il me revient d’attribuer le caractère de l’indisponibilité : un objet dont l’éventuelle indisponibilité a sa source en moi, et non en lui-même. Prétendre apporter à autrui le caractère de fin en soi revient immédiatement à lui dénier ce caractère. Aussi, telle apparaît sur ce point la vérité dont il est impossible de sérieusement disconvenir : viser l’autre comme fin en soi, c’est le viser comme étant ce qu’il est sans cette visée même, avant elle et hors d’elle. La fameuse reconnaissance d’autrui comme tel, en tant précisément qu’elle est bien reconnaissance d’autrui, et non d’autre chose — cette reconnaissance ne peut avoir en vérité qu’un seul sens : elle n’est pas un apport mais un aveu, l’aveu qu’il ne manque à autrui absolument rien pour être pleinement fin en soi, pas même cet aveu27.
Du coup apparaît avec netteté la nature propre de la visée d’autrui comme fin en soi. Consistant à regarder l’autre comme étant foncièrement irréductible à tout ce que mon regard peut en saisir, et comme étant ce qu’il est — à savoir une fin en soi — indépendamment de tout regard mien, cette visée doit se voir elle-même comme ne déterminant nullement son objet, mais comme étant elle-même entièrement déterminée par lui. Elle doit, pour viser effectivement ce qu’elle vise, s’appréhender elle-même comme venant en réponse à une sorte d’évidence ou d’exigence émanant de ce qu’elle vise : le sujet de cette visée doit appréhender la finalité en soi comme ce qu’il ne peut absolument pas conférer, donner lui-même à celui en qui elle se trouve, mais au contraire comme ce qui lui est donné à constater et à rencontrer. D’avance, que je le veuille ou non, et que je le voie ou non, l’autre est une fin en soi — et il ne le sera jamais, s’il ne l’est pas antérieurement à tout regard dont il peut faire l’objet : c’est cela précisément qu’il s’agit pour moi de voir. C’est donc seulement selon une essentielle réceptivité qu’est possible une telle visée — laquelle mérite pour cette raison d’être appelée plus justement une vision28.
Mais alors, il faut aller jusqu’à admettre que cette visée implique ce que l’on peut appeler un retournement, intérieur à elle-même, qui retire à celui qui vise le statut de source de cette visée et attribue ce même statut à ce qui est visé29. Viser l’autre comme une fin en soi, c’est en effet le regarder non comme ce qui tombe sous le faisceau d’un regard qui l’embrasse et le capte, et par lequel il serait extérieurement éclairé, mais comme ce qui brille d’une lumière propre dont on se trouve soi-même frappé. Encore cette lumière ne peut-elle être celle qui sourdrait d’un regard de l’autre qui serait lui-même embrassant et captateur : car alors, la situation ne serait qu’inversée, et c’est moi-même qui me trouverais visé autrement que comme une fin en soi. A vrai dire, je puis être amené à tolérer d’être vu ainsi, en ce sens bien précis que, si l’autre me vise tout autrement que comme une fin en soi, je ne dois pas y voir un motif pour le viser moi aussi de la même façon, et me comporter en conséquence à son égard. Mais le retournement dont nous parlons n’a évidemment pas pour but de se placer soi-même sous un regard de même nature que celui auquel on veut renoncer. C’est bien par l’éclat auréolant la dignité de l’autre qu’il s’agit de se laisser atteindre, non par le faisceau du regard réifiant qui est éventuellement le sien.
Ainsi donc, autrui ne peut être destinataire d’un don que s’il est abordé et vu comme une fin en soi. Voir autrui comme une fin en soi implique une révolution ou un retournement du regard, une rupture avec la manière de viser consistant à introduire ce que l’on vise dans un horizon intentionnel à la structure prédéfinie, dont il recevra son sens et son statut. Telle est l’exigence : ne pas défigurer l’autre en l’inscrivant dans un horizon mien qui demeurerait intact, mais garder l’autre intact en le laissant transfigurer l’horizon mien. Mais cela équivaut-il à une pure et simple rupture avec la conscience ? Telle est la difficile question à laquelle il faut, pour finir, consacrer un rapide examen. A la lumière des analyses qui viennent d’être menées, cette question se formule pour nous plus précisément de la manière suivante : en quelle mesure le retournement requiert-il ou exclut-il la conscience? Si l’on admet que la visée proprement dite, non encore retournée en vision, est consciente, visée de la conscience, la question se précise encore ainsi : s’agit-il, avec le retournement, de passer de la conscience à tout autre chose? Ou de passer d’un mode de conscience à un autre? Ou encore, de passer de la conscience à « quelque chose » qui, par rapport à elle, soit à la fois autre et même — cet « à la fois » restant de prime abord énigmatique?

La conscience et le retournement de la visée

Dans le retournement, la visée consciente ne rebondit pas sur l’autre pour revenir sur le soi-même dont elle émane, ainsi qu’il arrive dans le réfléchissement-remboursement évoqué, on l’a vu, par J. Derrida30. En ce dernier s’opère seulement un retour à soi, une re-coïncidence avec soi, à la faveur d’une mise en suspens de l’autre, d’une utilisation de l’autre comme simple point d’appui extérieur ou comme surface réfléchissante. Mais dans le retournement dont nous parlons, la visée consciente se suspend plutôt elle-même pour que l’autre apparaisse comme tel : elle renonce, en effet, à lui imposer son éclairage, pour se laisser elle-même atteindre par sa lumière propre. Or, une telle mise en suspens ne saurait être pure abolition, « oubli » absolu, basculement dans la nuit de l’in-conscience : il ne peut s’agir de passer de la conscience à tout autre chose. Ce qui le montre, c’est que le retournement ne peut avoir lieu que comme libre aveu, de la part de la visée consciente, de son insuffisance et de son inadéquation à cela même qu’elle vise lorsque c’est d’autrui comme tel qu’il s’agit. Seule la conscience peut se reconnaître impropre et consentir à son suspens, ménageant par son retrait une place pour l’intervention d’une visée autre, mais non pas d’une altérité absolue qui se substituerait à elle absolument de l’extérieur, sans qu’elle-même le sache ni le veuille.
Si toutefois il doit revenir à la conscience de décider elle-même, et souverainement, de laisser place à une visée autre qu’elle-même, une crainte peut se faire jour : la conscience ne va-t-elle pas régir cette visée autre, lui imposer ses exigences et ses modes d’être, et ce d’une manière d’autant plus impérieuse qu’elle sera subreptice? Si le retournement de la conscience n’est possible qu’avec l’assentiment et même la collaboration de celle-ci, ce retournement n’est-il pas voué à demeurer un simple simulacre? Il n’en est rien : car comme toutes les souverainetés, celle de la conscience peut être pleinement et complètement abdiquée, mais comme pour toutes les souverainetés, son abdication n’est possible que comme libre renoncement. Seule la souveraineté peut renoncer à la souveraineté, et s’abolir comme telle. Et loin qu’il faille en concevoir le soupçon que son abdication reste seulement apparente, il faut y discerner la seule garantie de ce qu’elle est bien réelle. Ce sont les souverains détrônés contre leur gré, ou avec un consentement de façade imposé par les circonstances, qui continuent d’intriguer dans la coulisse. Et tel serait bien le cas de la conscience, pour le coup, si elle était purement et simplement déposée, remplacée par « autre chose » sans qu’elle en puisse mais : victime d’une éviction de pur fait et non de droit, elle serait peut-être réduite à l’impuissance mais non conduite à résipiscence. L’articulation entre la simple conscience et ce qui, dans le rapport à autrui exigé par le don, apparaît comme « vision » ou « réponse », est donc d’une complexité et d’une subtilité que ne respecte pas, et dont ne peut rendre compte l’oubli  absolu invoqué par J. Derrida dans Donner le temps, oubli qui mettrait ici la conscience purement et simplement « hors-jeu ». Lui-même semble en convenir, du reste, lorsqu’il dit que « le débordement du cercle (i.e. ici de la conscience) par le don, s’il y en a, ne va pas à une simple extériorité ineffable, transcendante et sans rapport »31.
Mais la nécessité du consentement et de la collaboration de la conscience à son propre retournement ne montre pas seulement que la rupture, ici, ne saurait être simple délaissement ni brutale éviction. Elle montre encore et surtout que la conscience ne peut pas être identifiée à une visée objectivante, qui émanerait d’un horizon intentionnel imposant à tout ce qu’il vise de n’apparaître que dans son éclairage. Ce consentement suppose, en effet, une prise de conscience — fût-elle diffuse et informulée — du caractère inapproprié de la visée issue de l’horizon intentionnel. Cette prise de conscience suppose elle-même une distanciation, une différenciation par rapport à la structure d’horizon intentionnel, moyennant laquelle cette dernière puisse être vue comme telle ; car dans le retournement, et pour que le retournement ait l’ampleur et la radicalité qui doivent être les siennes, cette structure intentionnelle doit être aperçue non seulement dans l’un ou même plusieurs de ses aspects mais bien dans son essence même, puis jugée et abandonnée. Le retournement n’a pas lieu dans cet horizon, il est bouleversement de celui-ci. Or se voir soi-même comme tel, c’est ce dont tout horizon intentionnel est par nature et constitutivement incapable. L’idée même d’un regard qui, tout en provenant du même sujet, l’envisagerait radicalement de l’extérieur, ne peut tout simplement pas exister pour lui, et il est de l’essence de l’horizon de croire que tout regard ne peut se déployer qu’en lui et à partir de lui. Si donc la conscience coïncidait purement et simplement avec un tel horizon, le retournement serait impossible, et avec lui la prise en vue adéquate de l’autre comme autre, c’est-à-dire comme fin en soi. Aussi faut-il admettre que la conscience qui renonce (et l’on a vu qu’elle seule pouvait y renoncer) à son statut d’horizon intentionnel est encore autre chose que lui, et qu’en y renonçant la conscience ne renonce pas purement et simplement à elle-même, mais à ce qui constitue l’un de ses modes possibles d’être.
Corrélativement l’on est conduit à reconnaître que, dans et par son retournement, la conscience s’exhausse jusqu’à un autre de ses modes possibles d’être, plutôt qu’elle ne s’efface au profit d’une visée d’une tout autre nature. Ne s’engloutissant pas en quelque chose de tout autre qu’elle-même, mais s’apercevant plutôt comme se débordant elle-même, la conscience donatrice, littéralement, « ne se reconnaît plus » : ainsi dit-on de quelqu’un qu’on ne le reconnaît plus en voyant en lui des changements qui paraissent avoir affecté jusqu’à son être, alors que, exactement dans le même temps, on le reconnaît pourtant comme étant bien le même. Aussi sans doute, par là précisément, la conscience fait-elle enfin connaissance avec elle-même, ou si l’on veut, avec un « autre chose qu’elle-même » en quoi elle reconnaît sa vérité, non son autre absolu. Non étrangère à cette nouvelle modalité du regard qui, de l’intérieur d’elle-même, la déborde, la conscience la connaît, s’y reconnaît et en jouit : satisfaction de donner qui signe ici l’identité du suspens de soi et de l’accession à soi, et qui demeurerait tout simplement inintelligible si la conscience n’avait pas la certitude d’être au plus haut point elle-même. Satis-faction qui, en d’autres termes et conformément à l’étymologie du mot, doit nécessairement signifier que ce qui déborde la conscience est aussi ce qui la comble32.

Comme toutefois ce qui comble la conscience est aussi ce qui la déborde, puisque c’est moyennant l’aveu de son inadéquation qu’elle parvient à une telle satisfaction, il faut finalement demeurer dans une certaine équivocité tant terminologique que conceptuelle pour ne pas faire violence à la vérité. D’un côté, l’on hésitera à appeler encore « conscience » la visée qui, capable de voir la dignité de l’autre, est requise par le don ; et l’on préférera réserver ce terme à la désignation d’une visée non encore retournée en vision, incapable d’accéder à la vue de cette dignité et, par suite, incompatible avec les exigences du don. D’un autre côté, l’on répugnera pourtant à délaisser complètement le terme de conscience pour désigner la visée capable d’accéder à la vue de la dignité de l’autre, puisque cette visée n’est pas tout autre chose que la conscience, ne pouvant s’accomplir qu’à partir de celle-ci.

 

1. Cet article reprend, légèrement remanié, un passage de mon ouvrage Nature et formes du don, Paris, L'Harmattan, 2000.

2. Que l’on pense, entre autres, à A. Caillé, J. Godbout ou V. Descombes pour la sociologie (le « père fondateur » en la matière étant évidemment M. Mauss) ; à M. Heidegger, E. Lévinas, J. Derrida, M. Henry ou J.-L. Marion, pour la philosophie d’inspiration phénoménologique ; enfin, et peut-être surtout, à C. Bruaire (L’être et l’esprit, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1983), pour la philosophie tout court.

3. On s’abstient à dessein d’employer ici le terme « donateur » : il suggère en effet une personnification de l’instance donatrice, alors que c’est précisément une question que de savoir si ce qui donne peut (ou doit), en tant que tel, être une personne, un sujet.

4. Les propos de J. Derrida ont trouvé un écho chez J.-L. Marion. Voir Etant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1997, pp.108-113, où l’on voit que ces propos font l’objet, sinon d’une franche approbation, du moins d’une critique qui reste fort mesurée.

5. Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p.26 ; c’est Derrida qui souligne.

6. Id., p.38.

7. Id., pp.29-30.

8. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, publié in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995.

9. . Sénèque relate une circonstance (Arcésilas aidant secrètement un ami) dont le sens est identique à celui de l’exemple que nous venons d’imaginer, en son remarquable traité De beneficiis (Des bienfaits), trad. F. Préchac, Paris, Les belles lettres, coll. des Universités de France, 1972, t.I, II, X, 1, p.32.

10. Ethique de Nicomaque, trad. J. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, X, 4, pp.268-269 (i.e. 1174 b, in fine). Nous recourons ici à la traduction de J. Voilquin plutôt qu’à celle de J. Tricot, cette dernière étant, sur ce passage, plutôt étrange (Tricot lit en effet : « comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu’aux hommes dans la force de l’âge vient s’ajouter la fleur de la jeunesse » — ce qui, semble-t-il, ne veut pas dire grand-chose ! cf. Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », p.496).

11. Même idée chez Sénèque : « Si quelque profit, d’aventure, s’offre à toi, tu le compteras pour un surcroît (Si quid commodi forte obvenerit, inter accessiones numerabis) », De beneficiis, op.cit., t.1, IV, I, 3, p.99.

12. Parlant des « avantages », c’est-à-dire des biens, que nous considérons comme bons en eux-mêmes, Aristote dit : « Et il y a aussi bien des avantages que nous mettrions tout notre empressement à obtenir, même s’ils ne nous apportaient aucun plaisir, comme voir, se souvenir, savoir, posséder les vertus. Qu’en fait des plaisirs accompagnent nécessairement ces avantages ne fait pour nous aucune différence, puisque nous les choisirions quand bien même ils ne seraient pour nous la source d’aucun plaisir » (Ethique à Nicomaque, trad. Tricot, op.cit., X, 2, 1174 a 6-7, p.489). Remarquons bien que le caractère nécessaire de la survenue du plaisir ne change, selon Aristote, rien à l’affaire.

13. Nous distinguons le désintérêt et le désintéressement de la manière suivante : le désintérêt consiste à ne pas s’intéresser (il est absence de tout intérêt), tandis que le désintéressement consiste à s’intéresser à autre chose que soi (il est présence d’un intérêt d’un certain genre, à savoir pour l’autre ; ce qui, en lui, est absent, ce n’est pas l’intérêt mais, pour ainsi dire, l’intéressement).

14. Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op.cit., I, 9, 1099 a 15-20, p.67. Cf. également IX, 7, de 1167 b 28 jusqu’à la fin. Cf. encore Sénèque, De beneficiis, op.cit., t.1, IV, XV, 2, p.113 : « (...) il n’est personne qui n’aime le bien qu’il a fait, personne qui, par suite de ses dispositions morales n’éprouve une satisfaction particulière à voir celui qu’il a comblé (...). Or cela n’arriverait pas si la bienfaisance n’avait en elle-même aucun charme »).

15. Métaphysique des moeurs, trad. A. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, t.II, Doctrine de la vertu, Préface, p.215.

16. Id., p.214.

17. Sénèque, déjà, décrivait et critiquait ce point de vue, qu’il attribuait aux Epicuriens : « On brouille tout en réalité et l’on montre un aveuglement manifeste lorsqu’on fait passer ainsi avant le premier de tous les biens celui qui [ie le plaisir] vient après tous les autres (Ista vero confusio est et manifesta caecitas primis postrema praeferre) », et il en discernait bien l’enjeu fondamental, précisant qu’en cette affaire « c’est le principe tout entier et son autorité qui sont en cause (de re tota et de potestate eius ambigitur) », De beneficiis, op.cit., t.1, IV, II, 2-3, p.99. — Voir un exemple de protestation contre la soi-disant évidence du bien-fondé du principe eudémoniste chez A. Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1984, pp.11-12.

18. Cf. Kant, Métaphysique des moeurs, op.cit.., p.215. Une illustration indirecte et inattendue de ce principe, d’après lequel il est des choses que l’on ne peut atteindre qu’en ne les visant pas, est proposée par J. Godbout, à propos de l’art de faire des affaires : l’américain D. Carnegie érigeant l’oubli de l’intérêt en technique commerciale « juteuse ». L’idée est ici que c’est en ne visant pas le profit comme but, et en étant sincèrement désintéressé, que l’on obtient le plus de profit — celui-ci venant alors « par surcroît » (cf. L’esprit du don, Paris, La découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992, pp.115-16). La sophistique est poussée à son comble : c’est alors le fait de ne pas viser le profit comme but qui devient le meilleur moyen de faire du profit ! La contradiction est alors manifeste — mais, contrairement au « plaisir moral », le profit ne disparaît pas si l’on devient conscient de cette contradiction. La stratégie de Carnegie ne peut donc absolument pas être transposée du registre économique (où l’acquis, d’ordre matériel, demeure ce qu’il est indépendamment du moyen utilisé pour l’obtenir) à celui du don (où l’acquis, d’ordre spirituel, est consubstantiel au moyen utilisé pour l’obtenir).

19. Contre cette confusion, dont il faisait reproche à Speusippe, Aristote s’est employé à établir qu’il y a des plaisirs spécifiquement différents, se distinguant du triple point de vue de leur nature propre, de leur source, et de ce qui en l’homme les éprouve (corps, ou âme ; et dans l’âme, telle partie ou telle autre). Cf. Ethique à Nicomaque, trad. Tricot, op.cit., II, 2, pp.94-95 ; IV, 2, pp.172, 174-75 ; X, 1, p.478 ; X, 2 pp.488-89 ; et tout le chapitre 5 du livre X. A noter que la différence entre les plaisirs peut aller jusqu’à la contrariété : X, 5, pp.500-01.

20. J. Derrida, il est vrai, énonce lui-même la nécessité de cette élucidation. Ainsi dit-il : « Même si le don n’était jamais qu’un simulacre, il faut encore rendre compte de la possibilité de ce simulacre et du désir qui pousse à ce simulacre » (Donner le temps, 1. La fausse monnaie, op.cit., p.47. C’est Derrida qui souligne). Mais chose étrange, cette déclaration demeure à l’état de simple velléité, n’étant suivie d’aucune analyse effective de la possiblité et du désir en question

21. Nous écrirons « in-conscient », « in-consciemment » et « in-conscience » afin de garder à ces mots leur sens universel, par-delà la surdétermination dont ils font l’objet depuis Freud.

22. Cf. p. ex. Sénèque, De beneficiis, op. cit., t.1, III, XIX, 1, p.77 : « un bienfait est un service rendu par quelqu’un qui eût été libre, tout aussi bien, de ne pas le rendre » ; voir également t.2, VI, XXI-XXIII, pp.52-54, où est discutée la question (qui semble aujourd’hui saugrenue) de savoir si les astres sont libres ou non de nous dispenser leurs bienfaits, et où Sénèque affirme qu’ « ils [le soleil, la lune et tous les corps célestes] nous assistent de propos délibéré (ex destinato juvant) », et qu’ils ont de ce fait plein droit au titre de bienfaiteurs. Voir aussi Saint Augustin, Confessions, trad. J. Trabucco, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, XIII, XXVII, pp.342-43, où il est distingué entre le « don » et le « fruit », le premier désignant seulement la chose donnée, et le second « la volonté bonne et droite du donateur ». Saint Augustin ne reconnaît à l’animal que la capacité d’apporter le premier, non celle de manifester le second, et cela faute de conscience ; il illustre son propos par une allusion aux corbeaux apportant à manger à Elie (1 Rois, XVII, 6-16), qui agissent « sans savoir ce qui leur en fait une obligation, ni en vue de quoi ils doivent agir », si bien qu’ « ils ne donnent pas ».

23. L’on peut en effet se tromper sur le bien de l’autre, et ainsi lui faire du tort en croyant le servir ; mais c’est là un autre problème, qui n’affecte pas notre actuel propos.

24. Voir la troisième formulation de l’impératif catégorique, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1985, p.150.

25. Dans l’exposé des devoirs, Kant semble il est vrai envisager l’être-fin d’autrui comme l’origine de certaines obligations positives; toutefois, celles-ci demeurent marginales, ne prenant place que dans le cadre limité des « devoirs méritoires envers autrui » (Fondements de la métaphysique des mœurs, op.cit., p.153; voir dans cette même page la note 135 de V. Delbos). C’est ici l’impératif catégorique qui doit faire foi, et celui-ci demeure très clairement négatif et limitatif.

26. Nous donnons toujours au terme de dignité ce sens précis (et dans une large mesure, kantien) : avoir une dignité (et non une valeur relative), c’est être une fin en soi (et non une fin relative).

27. Ainsi conçu, autrui correspond à ce que J.-L. Marion thématise sous le terme d’icône (L’idole et la distance, Paris, Le livre de poche, coll. « biblio essais », 1991, pp.23-24; surtout Dieu sans l’être, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, en part. pp.28-32), et à ce que E. Lévinas appelle visage (Totalité et infini, op.cit., p.43: première définition du visage, comme « manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi »; p.211; p.215 sq., où le visage est dit échapper radicalement à mon pouvoir ; p.227 où Lévinas évoque le « débordement de l’intention qui vise par l’être visé », etc.

28. Ce terme, lui aussi, sera dorénavant utilisé sans plus de précision: il désignera toujours ce qu’il désigne ici précisément, à savoir la visée retournée. — Notons que le sens que nous donnons à ce mot est tout différent de celui que lui attribue E. Lévinas: pour cet auteur, vision signifie appréhension compréhensive, objectivante et « totalisante » — voire totalitaire —, appropriation, c’est-à-dire au fond réduction de l’Autre au Même (cf. Totalité et infini, op.cit., p.8; p.203 sq.; p.211). C’est tout le contraire qu’est la vision dont nous parlons, puisqu’elle est appréhension de l’autre comme autre.

29. Par commodité, nous utiliserons désormais le terme de retournement pour désigner le processus qui est ici rapidement décrit ; accompagné ou non de guillemets, il aura toujours le sens précis qui est ici le sien. Quant à l’idée, on en trouve logiquement trace chez J.-L. Marion (Dieu sans l'être, op.cit., spécialement p.31, où est mentionnée l’« inversion » de l’origine du regard), et un écho plus net encore chez E. Lévinas (Totalité et infini, op.cit., p.ex. p.63, où est évoquée une « révélation » qui, « par rapport à la connaissance objectivante, constitue une véritable inversion » (c’est Lévinas qui souligne).

30. Donner le temps, op.cit., p.38.

31. Id., p.47. Comment cette extériorité peut-elle ne pas être « ineffable, transcendante et sans rapport » si le don implique un « oubli absolu » (id.p.30; nous soulignons)? C’est ce qui reste fort obscur.

32. C’est pourquoi la satisfaction dont il s’agit ici peut être considérée comme coïncidant avec l’être en acte: cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, op.cit., IX, 7, 1168 a 10-20, pp.454-55. 

 

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