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L'idée de causa sui et le concept hégélien de pensée spéculative
I. L'idée de causa sui La causalité « ordinaire », « normale », consiste dans le fait qu'un terme entraîne nécessairement l'existence d'un autre terme ; elle est, si on peut dire, causa alteri : son effet est autre qu'elle-même. Cet autre terme va à son tour en causer un autre, etc. : c'est l'image de la demi-droite qui convient ici. Se pose alors le classique problème du point de départ : comme celui-ci est précisément un simple « point », un immédiat, il doit lui-même avoir une cause autre que lui, et ainsi « à l'infini ». Soit donc on poursuit cette régression – ce qui donne alors l'image de la droite – et il n'y a jamais de fondement, de terme premier ; soit on arrête cette régression en décidant de prendre un certain terme pour point de départ, mais alors celui-ci est revêtu extérieurement et arbitrairement de la fonction de fondement : il ne l'est pas en soi-même et par nature. La causalité de soi consiste dans le fait que l'effet, tout en étant distinct de sa cause, n'est cependant pas autre chose qu'elle, ou si on veut : il est quelque chose dont l'altérité reste incluse dans l'identité et dans l'unité avec soi de sa source. Plus nettement encore, il faudrait dire : la cause « produit » bien « quelque chose », mais ce résultat n'est rien d'autre qu'elle-même. L'organisme vivant qui engendre ses organes en reste le meilleur exemple parmi les réalités comportant une dimension physique (quoique le langage, lui aussi, puisse être proposé comme illustration, mais déjà plus purement métaphysique) : en produisant, puis en entretenant les différents organes, le « germe » initial ne produit (ou re-produit) pas quelque chose qui est séparé de lui, déposé dans l'existence comme une réalité à part, mais il ne fait que se produire lui-même, se « rejoindre » lui-même : de même que pour tout point de la circonférence d'un cercle, le mouvement par lequel on s'en éloigne est aussitôt en même temps le mouvement par lequel on s'en rapproche. C'est pourquoi l'image d'un vivant est celle du cercle – et même du cercle de cercles, car le même raisonnement peut être reproduit, mutatis mutandis, à l'échelle de chaque organe – , et c'est pourquoi un vivant peut (et doit), en ce sens, être regardé comme une causa sui. On a bien un être qui est source d'une production nécessaire (causa), mais contrairement à ce qui a lieu dans la causalité « ordinaire » ou mécanique, ce mouvement ou cette médiation s'effectuent sur et dans cet être lui-même (sui) : il est ainsi à la fois cause et effet de lui-même1 – mais en un sens seulement relatif et avec une double limite :
Ces différentes formes de l'être ou du réel sont alors à mettre en rapport avec différentes formes de la pensée. On vient de voir que ce qui est peut être plus ou moins autosuffisant, plus ou moins complet en soi-même, et comporter plus ou moins de nécessité interne ; l'idée de causa sui est l'idée d'un être présentant ces caractéristiques de manière totale et absolue, et étant, de ce fait, lui-même absolu.
Repartons de la conception la plus simple de la causalité, exposée supra au début du § III : selon celle-ci, la cause et ce dont elle est cause (l'effet) sont deux choses distinctes ; la causalité est une relation qui prend place entre une chose et une autre. Cette représentation du réel comme étant composé de choses, distinctes et juxtaposées, est issue d'une forme de pensée qui, précisément, s'exerce sur des ob-jets qui 1) sont autres qu'elle-même, et 2) sont autres entre eux. Ici la pensée a elle-même la forme d'une demi-droite partant d'un « sujet » et s'exerçant sur, ou s'appliquant à, un « ob-jet », ou plutôt à une multitude d'ob-jets qui sont aussi extérieurs les uns aux autres, que la pensée l'est par rapport à eux tous. Cette forme de pensée est ce que Hegel appelle l'entendement ; sa caractéristique principale est qu'elle isole, fige, « immédiatise » ses ob-jets, et ne discerne ou n'établit entre eux que des relations qui leur restent extérieures (c'est pourquoi le genre d'ob-jet qui lui correspond le plus parfaitement est le mécanique, et c'est pourquoi, sous son regard, tout tend à être ramené à ce genre-là : c'est le cas a) dans le mécanisme cartésien, concernant les ob-jets sensibles, et b) dans le formalisme logique, concernant les ob-jets intelligibles). Cette forme de pensée est adéquate là où il s'agit de voir et de comprendre des choses, ayant à côté d'elles d'autres choses, avec lesquelles elles entretiennent des liens extérieurs : ie, comme on vient de le dire, le mécanique, mais plus généralement, tout ce qui est matériel et inorganique. Par contre, cette forme de pensée devient inadéquate au réel, elle le défigure et reste incapable de le comprendre, quand il s'agit de réalités qui comprennent une altérité intérieure, comme le vivant (cf. supra), s'agissant du sensible, ou de véritables concepts, s'agissant de l'intelligible.
Pour montrer cette impuissance et, du même coup, le caractère irrationnel de l'entendement, Hegel prend souvent l'exemple du concept d'infini. Selon l'entendement, l'infini est autre que le fini (il en est même le contraire) ; il y a d'une part l'infini, et d'autre part le fini ; l'un est ce que l'autre n'est pas, et réciproquement ; les deux termes sont, par la pensée, posés comme autres et mutuellement extérieurs. Or cette représentation entraîne une double contradiction. Si, en effet, le fini est distinct de l'infini, si on l'envisage comme étant ce qu'il est en-dehors (ou à côté, ou simplement avant, après, etc.) de l'infini, on l'envisage comme ayant une consistance propre, comme étant ce qu'il est en lui-même indépendamment du reste, et donc comme n'étant justement pas fini : l'auto-suffisance qu'on lui attribue, en le voyant comme un im-médiat, contredit son sens. Corrélativement, si l'infini est posé et maintenu comme étant autre que le fini, comme étant ce qu'il n'est pas, on attribue par là-même à l'infini une limite : il y a un en-dehors, autre que lui (le fini), donc un « endroit » où l'infini s'arrête – si bien qu'il n'est pas infini. Au bilan, on voit que ces deux termes, s'ils sont maintenus dans un rapport d'altérité extérieure réciproque, ne sont pas ce qu'ils sont, et même deviennent identiques, puisque le fini posé comme ayant sens et réalité en-dehors de l'infini perd son caractère de limitation, et, en ce sens, se montre comme étant en fait in-fini ; et que l'infini, posé lui aussi comme autre que le fini, se montre alors limité par autre chose que lui, et donc comme fini. Ce mouvement par lequel les termes, figés et immédiatisés, « passent l'un dans l'autre », entrent en contradiction avec eux-mêmes et cessent d'être ce qu'ils sont pour devenir ce qu'ils ne sont pas, est ce que Hegel appelle le dialectique. Ce que l'entendement avait séparé et fixé, croyant ainsi assurer la consistance propre de chaque terme ainsi que la différence entre eux, perd, au contraire, sa fixité propre et sa différence d'avec l'autre, et au lieu de se trouver affirmé (au sens strict : af-firmé, rendu ferme), se trouve nié, détruit – c'est pourquoi Hegel appelle le dialectique le « négativement rationnel ». En somme : l'entendement croit bien faire, il croit que pour éviter de confondre des termes il faut les isoler l'un de l'autre, les poser comme séparés par une altérité immédiate, alors que c'est précisément en faisant cela qu'il produit le résultat exactement contraire : la dissolution des termes, leur renversement en leur opposé, leur négation par eux-mêmes.
Comment, alors, saisir ces termes adéquatement ? Comment poser sur eux un regard qui ne les défigure ni ne les détruise ? En comprenant que la véritable altérité entre eux est médiate, et que chacun n'est ce qu'il est que dans et par sa relation avec l'autre – relation non pas extérieure et étrangère à leur être, mais engendrée de l'intérieur. Reprenons l'exemple du couple fini / infini. Pour que l'infini soit vraiment ce qu'il est, c'est-à-dire infini, il faut que le fini soit, non pas quelque chose d'extérieur à lui, d'autre que lui, mais un aspect ou un « moment » de lui-même, engendré par lui-même, et – à tous les sens du terme –, compris en lui-même. C'est encore une fois l'organisme vivant qui en donne la meilleure image (cf. supra). En effet, dans un tel être, on voit que ce qui est fini, c'est-à-dire ce qui a tels contours précis et bien dé-finis, telle fonction précise et pas une autre, autrement dit les éléments et organes, tout cela est inclus dans un tout, une unité globale, qui les engendre et les maintient, et qui, du coup, ne fait que se différencier et se rejoindre elle-même à travers eux et grâce à eux. Cette unité ou identité, qui comprend en elle-même la multiplicité et la différence, est pour sa part « infinie » en ce sens que rien d'autre qu'elle ne la limite ou ne la relativise. Elle n'a pas son « contraire » en-dehors d'elle-même, mais en elle, comme moments d'elle-même. En se différenciant elle-même de l'intérieur en une multiplicité d'aspects et d'éléments, elle ne se perd pas, ne se disperse pas, n'est pas purement et simplement niée, mais au contraire elle s'accomplit, se réalise, s'effectue (au sens hégélien de l'effectivité, très proche de l'actualisation – energeia – aristotélicienne). Plus exactement encore : en se différenciant ainsi de l'intérieur et par elle-même, l'unité est bien niée, en ce sens qu'elle n'est plus une unité immédiate ; mais c’est « seulement » en tant qu’immédiate qu’elle est niée. Comme cette négation est effectuée par elle-même, et comme elle consiste à se donner à soi-même une différenciation interne issue de soi-même, cette négation n'est pas une négation pure et simple : par elle, l'unité ne disparaît pas, mais au contraire s'accomplit, cesse d'être immédiate et ponctuelle pour se remplir de contenu et devenir ainsi concrète (tel est le sens hégélien du « concret », dans lequel il faut entendre la double idée de sé-crétion et de con-crétion). Autrement dit, cette négation (disparition de l'unité seulement immédiate ou « abstraite ») est elle-même niée, puisque ce qui advient par elle, c'est l'unité-avec-soi concrète ; le fini, engendré et compris par elle et en elle, constitue bien, en un sens, une négation de son infinité, mais il est lui-même nié comme autre qu'elle ; ce fini n'est pas autre chose qu'elle, mais elle-même en tant que déterminée, différenciée en elle-même. C'est la fameuse « négation de la négation », qui n'est autre que la non moins fameuse « Aufgebung », négation qui ne détruit pas mais conserve ce qu'elle nie, tout en lui déniant toute prétention à l'autosuffisance. Finalement, les deux termes qui avaient été 1) figés et immédiatisés par l'entendement, puis 2) dissous, niés et confondus par le dialectique, ces deux termes sont enfin vraiment ce qu'ils sont, et chacun est avec l'autre dans son vrai rapport : l'infini n'est vraiment infini qu'en engendrant et en contenant en lui-même le fini (et non en le laissant à l'extérieur de lui) ; le fini n'est vraiment fini que s'il a dans l'infini sa source et son « lieu » (et non quelque chose d'extérieur à lui). – Ce mouvement par lequel l'unité-avec-soi se réalise et se conserve elle-même, en engendrant et en réalisant son propre contenu différencié en aspects finis, tel est le spéculatif, ou encore le « positivement rationnel ». « Spéculatif », parce que c'est un mouvement consistant à faire retour à soi à la suite d'une négation de soi – réflexivité, mouvement circulaire (speculum = miroir, ce qui réfléchit, renvoie à soi) ; « positivement rationnel », parce que le négatif (dialectique) étant lui-même nié, c'est le positif qui est par là af-firmé (mais le positif concret, rempli, intérieurement différencié et médiatisé, et non pas le « positif » immédiat, abstrait, qui était celui de l'entendement – et qui est aussi celui du « positivisme », courant de pensée où règne sans partage l'entendement, et qui, de ce fait, ne peut qu'aplatir toute chose et ne rien comprendre, ou presque, à tout ce qui est vivant et spirituel). Gildas Richard 1. Sur cette figure « non-linéaire » de la causalité, en lien avec le vivant comme être en qui on la trouve à l’œuvre, deux références majeures sont Kant (Critique de la faculté de juger, Téléologie) et Hegel (Science de la logique, Philosophie de la nature, et passim). Mais de très nettes préfigurations s'en trouvent déjà chez Aristote (puissance et acte, les 4 formes de la causalité, etc.), quelques autres comme Leibniz, ou Bergson. A contrario, l'exemple par excellence de la pensée incapable de concevoir cette causalité est Descartes (pour qui il ne peut y avoir cause que d'autre chose, jamais de soi-même, d'où sa réduction de tout organisme à une machine). 2. Je laisse ici de côté une troisième limite : le fait que le vivant ne se conserve qu'en assimilant des éléments extérieurs à lui (respiration, nutrition), ou sous réserve de conditions extérieures à lui (température, etc.) ; il n'est pas lui-même la source de ses conditions d'existence. Cela ne lui retire cependant pas complètement son statut de causa sui : car ces aspects extérieurs sont, par lui, intériorisés, transformés en sa propre substance. |
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