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Socrate et l’énigme du souci pour autrui1

(article paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2004/1)


Lors de son procès, sachant que certains de ses accusateurs ne veulent rien de moins que sa mort, Socrate exprime en plusieurs occasions son sentiment sur cet éventuel châtiment. Ses propos à cet égard, que l’on trouve épars dans l’ensemble du discours qu’il tient dans L’Apologie de Socrate de Platon, sont essentiellement de deux sortes. D’une part, Socrate se prononce sur la question de savoir si le châtiment en question serait mérité ou non. D’autre part, il évoque les conséquences qu’aurait, selon lui, sa mise à mort, non pour lui-même, mais pour la ville d’Athènes en général, et pour les juges auxquels il est en train de s’adresser en particulier. Or si l’on concentre son attention sur ce second point, et donc sur ce que Socrate dit des suites de sa possible disparition, l’on se trouve confronté à une suite d’interrogations s’enchaînant logiquement : ce que fit Socrate, qui occasionna son procès et qui consista en l’adoption d’une certaine attitude à l’égard d’autrui, un autre homme pourra-t-il le faire après lui ? On ne peut en décider autrement qu’en discernant si, par nature, l’office de Socrate est transmissible d’homme à homme. Et dans la mesure où n’est transmissible d’homme à homme que ce qui est humainement intelligible, l’on se trouve naturellement conduit à s’interroger sur l’intelligibilité de l’attitude de Socrate, dans le cadre même de la doctrine philosophique qui décrit, défend et promeut cette attitude : celle de Platon2. C’est alors que ce qui pouvait sembler le plus clair apparaît, avec une évidence croissante, comme enveloppé de la plus épaisse des obscurités, que s’impose l’existence d’une énigme, dont on ne sache pas qu’elle ait jamais été clairement vue comme telle, et dont on confirme la présence au cœur même de la pensée platonicienne, dans l’un des plus fameux passages de La République. Cette énigme est : pourquoi Socrate a-t-il souci d’autrui ?

Mise en évidence de l’énigme dans L’Apologie de Socrate

En s’employant à convaincre ses juges de ne pas le mettre à mort, Socrate n’est pas mû par le désir de sauver sa tête3. Il le souligne — et sa parole, en cette occasion, est aussi consolation adressée à ses amis inquiets — en professant qu’il ignore si la mort est un mal ou un bien4, ou même en montrant que, de quelque nature qu’elle soit finalement (terme absolu de toute vie, ou passage vers une vie d’un autre genre), la mort doit plutôt être tenue pour un bien5. S’il cherche à l’éviter, ce n’est donc point par crainte pour lui-même. Alors pourquoi ?
D’abord sans doute, pour une raison de principe, qui touche moins au châtiment précis ici en question (la mort) qu’au concept même de châtiment pris dans sa généralité : on ne peut punir qu’un coupable, c’est-à-dire quelqu’un ayant fait quelque chose de répréhensible ; or c’est là précisément ce que conteste Socrate. Non seulement ses actes passés ne lui semblent donner matière à aucun blâme, de sorte que l’en châtier serait commettre une injustice, mais ils lui paraissent même de nature à lui valoir remerciements et récompense — d’où la fameuse demande à être « nourri au prytanée »6. Et cela, parce que l’action de Socrate a consisté, selon lui, à apporter aux autres un bien infiniment précieux. Ce bien, c’est ce dont lui sont redevables tous ceux qui ont accepté de le fréquenter, de l’écouter, de lui répondre et ainsi, de commencer à répondre d’eux-mêmes : la connaissance d’une ignorance jusque là ignorée, masquée par l’illusion du savoir ; et, dans l’élan de cette lucidité neuve, l’entrée en quête du vrai et du bien. Par ces deux derniers termes, n’entendons ici rien de plus, mais rien de moins, que ce par l’obtention de quoi le désir humain comme tel peut seulement trouver sa pleine satisfaction, et, conjointement, ce par le souci de quoi l’existence humaine peut acquérir sens et consistance, et se distinguer du parcours de somnambule à quoi s’apparente la vie de ceux que guide seule l’opinion, et que l’intérêt seul meut. L’image du passage du sommeil à la veille7 souligne que, bien plus qu’un nouveau savoir, Socrate suscite une nouvelle manière générale d’exister ; il n’occasionne pas, chez qui l’écoute et le comprend, l’élargissement ou l’enrichissement d’un horizon intérieur dont la structure et l’orientation demeureraient par ailleurs intactes, mais le complet bouleversement de cet horizon. Il fait moins voir de nouvelles choses, qu’il ne fait voir nouvellement toutes choses : de même, sommeil et veille se distinguent moins par ceci, que des choses différentes y sont perçues, que par cela, qu’ils sont deux manières foncièrement différentes de percevoir les choses — et les autres, et soi-même. Enfin précisément, l’acheminement vers le vrai et le bien, auquel Socrate incite les autres, est indissociablement un acheminement vers soi-même : tant il est vrai que ce qui, en l’homme, est destiné à la rencontre du vrai et du bien, c’est cette partie de lui-même qui est le plus vraiment lui-même — et qu’inversement, c’est se détourner de soi-même et se manquer à soi-même, que de vivre dans l’indifférence pour le vrai et pour le bien.
Mais, outre qu’elle reviendrait à répondre à un bienfait par la plus noire des ingratitudes, la punition de Socrate serait encore fautive en ceci, qu’elle entraînerait pour les autres (bien plus que pour lui-même) une grave perte. Montrer, en effet, que Socrate n’a pas corrompu mais élevé ceux avec qui il a noué commerce, c’est montrer du même coup de quel bien les Athéniens n’eussent point jouit, s’il n’avait pas été là ; c’est montrer encore de quel bien ils ne jouiront plus, lorsqu’il ne sera plus là : point qui fait intervenir, cette fois, la spécificité du châtiment ici encouru, à savoir la mort, puisque de ce châtiment résulterait la disparition définitive de Socrate. Toutefois, pour que soient clairement établies la nature et l’ampleur de la perte que cette disparition occasionnerait, il faut encore statuer sur un point. Tout dépend, en effet, de la mesure selon laquelle l’apport prodigué par Socrate est dissociable de la personne particulière de celui-ci. Si l’on considère que l’office de Socrate ne peut être accompli que par lui, alors la disparition de Socrate apparaît comme un préjudice irréparable ; car dans ce cas, la perte de l’homme coïncidera avec la perte de la chose même. Inversement, si l’on tient que l’office de Socrate peut, en principe, être exercé par d’autres que lui, alors la mort de cet homme se réduit, si l’on ose dire, aux dimensions d’un drame privé, en ce sens bien précis que l’effacement de l’homme n’implique alors pas la cessation de son œuvre. A vrai dire, l’énoncé de cette alternative surprendra peut-être, tant il est souvent tenu pour évident que l’office de Socrate n’a rien qui tienne à la personnalité particulière de celui-ci, ni rien par conséquent qui interdise qu’un autre que lui ne l’exerce. Kierkegaard, en de célèbres et belles analyses, n’a-t-il pas clairement établi que, pour l’homme qui s’éveille au souci de la vérité après avoir écouté Socrate, celui-ci n’a été qu’une « occasion », un kairos, un moment propice8, et cela, parce que Socrate, si magnifique que soit la figure d’homme qu’il a su offrir dans la pratique de sa vocation, n’a précisément offert qu’une figure d’homme, et n’a par conséquent rien fait qui ne puisse en droit être accompli par tout homme ? Mais aussi vraie que soit sans doute, au bout du compte, cette manière de voir, aussi patent est le fait que Socrate lui-même en jugeait tout autrement — ou, plutôt, le fait que sa propre position sur ce point, semblant d’abord osciller étrangement entre les deux branches de l’alternative, épouse en dernière analyse celle de ces branches que Kierkegaard rejette.
Il arrive bien à Socrate de suggérer que son action peut être accomplie par d’autres que lui. C’est ce qui semble clairement ressortir de ce passage où, s’adressant à ses juges après qu’ils ont prononcé sa condamnation, il les avertit qu’ils se leurrent en pensant que sa mort les exemptera définitivement d’affronter les exigences dont il fut porteur : « Vous venez de me condamner dans l’espoir que vous serez quittes de rendre compte de votre vie ; or, c’est tout le contraire qui vous arrivera, je vous l’affirme. Vous verrez croître le nombre de ces enquêteurs, que j’ai retenus jusqu’à présent, sans que vous vous en aperceviez »9. Enquêter sur soi-même, rendre compte de sa vie aux autres et d’abord à soi-même, c’est là précisément ce à quoi Socrate n’a cessé toute sa vie d’engager ses auditeurs, et c’est à les y amener qu’ont visé tous ses efforts10. Les « enquêteurs » dont il annonce la venue, et dont il dit qu’il les a lui-même secrètement « retenus », seront donc bien ses successeurs et ses émules ; ils accompliront après lui la même tâche que lui. La mort de Socrate sera, ainsi, tout à la fois injuste et vaine, et les agents de cette mort commettront, tout ensemble, une faute et une erreur. Mais à cette affirmation de la possibilité, et même de la réalité certaine, d’une prochaine reprise par d’autres de son office, Socrate lui-même apporte ailleurs une nette contradiction. « Un homme comme moi, juges, vous ne le retrouverez pas facilement et, si vous m’en croyez, vous m’épargnerez. Mais peut-être, impatientés comme les gens assoupis qu’on réveille, me donnerez-vous une tape, et, dociles aux excitations d’Anytos, me tuerez-vous sans plus de réflexion ; après quoi vous pourrez passer le reste de votre vie à dormir, à moins que le dieu, prenant souci de vous, ne vous envoie quelqu’un pour me suppléer »11. Cette fois Socrate, qui s’adresse ici à ses juges alors qu’ils n’ont pas encore rendu leur sentence, fait valoir que sa mort doit être évitée, pour la raison qu’il sera fort malaisé de lui trouver un successeur ; et par suite, peut-on ajouter, que les bienfaits dont il fut l’agent risquent bien de disparaître avec lui. Et loin d’affirmer à ceux qui veulent sa perte qu’ils s’illusionnent, en croyant qu’ils auront enfin la paix après sa mort, il paraît leur assurer au contraire qu’ils jouiront de cette paix ( passant « le reste de [leur] vie à dormir ») — sous réserve d’une intervention divine, qu’il présente lui-même comme hypothétique, et dont l’éventuelle réalisation, comme nous le verrons bientôt, n’ôterait d’ailleurs rien au contraste qui règne entre les différents propos de Socrate. Ici, ce dernier ne promet pas la continuation d’un harcèlement qu’il estime d’ailleurs salutaire, mais il annonce plutôt la perpétuation d’un engourdissement qu’il juge déplorable. Il admet ainsi que ses bourreaux, en le tuant, parviendront à leur fin : ils commettront bien une faute, mais nulle erreur. Pour notre propos, la principale leçon est que Socrate affirme, ici, que son action ne peut pas (ou peut très difficilement) être exercée par d’autres que lui, et qu’il suggère ainsi que c’est en vertu de quelque disposition qui lui est tout à fait propre, qu’il a pu exercer son office : d’où le caractère irréparable (ou très difficilement réparable) de sa mort.
La présence d’une oscillation entre deux stratégies défensives radicalement différentes, et même opposées, est donc patente. Socrate se présente tantôt comme l’exécutant remarquable, mais contingent, d’une tâche que d’autres peuvent remplir (prétendant même expressément connaître des hommes qui le feront), tantôt comme le dépositaire unique d’une mission dont l’exécution lui semble devoir prendre fin en même temps que sa vie (toujours sous la réserve de l’intervention divine déjà évoquée). Il proclame tour à tour que sa mort serait inutile, puisqu’elle ne changerait rien, et qu’elle serait désastreuse, parce qu’elle changerait tout. Mais une fois cela remarqué, il convient de s’abstraire des circonstances particulières dans lesquelles s’inscrivent les propos de Socrate (un procès), et des conséquences elles-mêmes particulières qui en résultent à cet égard (un accusé présentant une défense partiellement mal ficelée), pour se concentrer sur le problème proprement philosophique qui, à cette occasion, se révèle.
Ce problème touche, on l’a vu, à la nature de la relation existant entre Socrate et son activité d’« éveilleur » des hommes. A la faveur de l’examen de la défense de Socrate devant le tribunal, ce problème se précise et, jusqu’à un certain point, se dédouble de la façon suivante : qu’est-ce donc qui rend Socrate propre à favoriser l’éveil d’autrui ? Corrélativement, la mission consistant à réaliser cet éveil est-elle elle-même transmissible à autrui par Socrate ? Les deux points, en effet, sont étroitement liés : si Socrate est rendu propre à l’exercice de sa mission par quelque chose qui, en droit, se trouve en tout homme (et non seulement en lui), alors il lui est possible non pas seulement d’éveiller les autres, mais de former d’autres éveilleurs ; dans le cas contraire, il ne le pourra pas. Or en dépit de l’oscillation précédemment exposée, et même si la question est loin d’être par là suffisamment tranchée, il faut remarquer que la position la plus constante de Socrate consiste à affirmer que ce n’est pas de son propre chef, que ce n’est pas même en vertu d’une disposition humaine, qu’il fait ce qu’il fait. Chaque fois qu’il évoque son office, Socrate le met au compte du dieu : « C’est, je vous le répète, le dieu qui m’a prescrit cette tâche par des oracles, par des songes et par tous les moyens dont un dieu quelconque peut user pour assigner à un homme une mission »12. Il faut résister à la tentation de ne voir ici qu’un propos de pure forme : la manière dont Socrate parle du dieu interdit formellement de mettre son invocation sur le même rang que telle interjection courante, prononcée comme machinalement (« par Zeus ! », etc.). Il faut se garder encore d’entendre cette invocation comme une interprétation naïve, par Socrate lui-même, de telle ou telle motion « inconsciente » au sens moderne du mot : ce serait, ici comme souvent, ne rien expliquer et passer à côté de l’essentiel. Cet essentiel tient en ceci : Socrate considère, de façon tout à fait lucide et répétée, que son action ne peut avoir son origine qu’en un principe plus qu’humain ; ou, ce qui est équivalent, que rien de ce qui est proprement humain ne peut suffire à expliquer qu’il fasse ce qu’il fait. Sans doute les Grecs avaient-ils coutume de considérer comme provenant d’inspirations divines des sentiments et des actions n’ayant, selon nous, rien que d’humain : chaque passion n’avait-elle pas chez eux son dieu ou sa déesse ? En prétendant agir sur l’ordre du dieu, Socrate peut d’abord paraître semblable à n’importe quel Grec mettant sa passion amoureuse au compte d’Aphrodite, son ivresse au compte de Dyonisos, ou sa rage guerrière au compte d’Arès. Mais c’est visiblement de tout autre chose qu’il s’agit ici. Ce qui le montre, c’est d’abord le fait que, aux dires de Socrate lui-même, c’est une mission, et une mission durable qu’il a reçue du dieu, non pas quelque impulsion irraisonnée et passagère. C’est ensuite le fait que l’attribution de cette mission n’est point vue par Socrate comme l’autoritaire assignation à un destin, qu’il subirait passivement, mais plutôt comme l’invitation à une sorte de collaboration à laquelle il se rend volontiers, et pour ainsi dire en épousant librement le projet du dieu, au point de le faire pleinement sien : jamais Socrate n’esquisse la moindre parole tendant à reporter sur le dieu la responsabilité de ses actes, alors que cette stratégie défensive n’eût rien eu que de naturel, et même de classique, s’il se fût agi d’une action divine « ordinaire »13 ; et lors même qu’il avoue ne pouvoir désobéir au dieu, son obéissance est présentée comme ayant la nécessité d’une obligation, non celle d’une contrainte14. C’est encore que le comportement suscité ici par le dieu n’est pas un comportement humain courant (aimer, tuer...), ou dont on pourrait du moins indiquer d’autres exemples : ce que fait Socrate à la demande du dieu, nul homme ne l’a jamais fait15. Et c’est, enfin, que le dieu ne donne pas ici, à travers Socrate, une première impulsion que les hommes pourront dorénavant s’imprimer eux-mêmes les uns aux autres — comme c’est le cas, par exemple, pour Prométhée apportant aux hommes le feu et l’art d’en user —, mais il commande à Socrate une conduite que nul homme, après lui, n’adoptera plus que moyennant une nouvelle et particulière intervention du dieu.

C’est donc bien en un sens tout à fait spécial que l’office de Socrate est « plus qu’humain ». Rien de ce qui est par ailleurs déjà reconnu comme « plus qu’humain » n’y correspond. Mais en quoi la nécessaire et insolite intervention du dieu consiste-t-elle exactement ici ? Non pas dans le fait de doter Socrate d’une aptitude ou d’un talent particulier, comme c’est le cas pour les poètes par exemple16. Jamais Socrate n’affirme tenir du « dieu » un art, une technique ou un savoir-faire, jamais il n’affirme ignorer comment il parvient à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire à manifester aux autres leur ignorance et, en certains cas, les amener à chercher le vrai et le bien. Et c’est ce qui achève de faire du cas de Socrate un cas exceptionnel, car même la forme d’influence divine si particulière que connaissent poètes et politiques n’est point celle qu’il connaît, lui, et qu’il est donc absolument seul à connaître. Ce que Socrate tient du dieu, ce n’est pas la capacité d’éveiller les hommes, ni la connaissance de la bonne méthode pour y parvenir ; ce n’est pas non plus l’abnégation dont il faut être capable pour entreprendre cette tâche, même s’il y a bien là quelque chose qui, déjà, semble excéder les forces humaines17. Ce qui est proprement divin, « plus qu’humain », c’est le désir même d’entreprendre cette tâche, c’est l’élan même vers ce en vue de quoi capacités, méthode et abnégation s’exercent : c’est le fait de se soucier d’éveiller les autres au souci pour le vrai et pour le bien. Le dieu n’a pas doté Socrate de moyens surhumains, il lui a seulement insufflé la décision de mettre tous les moyens qu’il possède déjà au service de ce but.

L’impossibilité de transmettre humainement la vocation de Socrate en résulte logiquement. S’il est à craindre que, une fois Socrate mort, nul autre homme ne pourra reprendre le flambeau de sa mission, ce n’est pas parce que Socrate jouit d’un talent rarissime ou maîtrise un art difficile, mais parce que cet homme est animé par un souci qui, humainement, reste inexplicable. Socrate peut bien transmettre à autrui l’art de questionner, mais non point le désir dont cet art n’est que l’instrument : le désir d’acheminer l’autre, d’un même mouvement d’ascension intérieure, vers le vrai, vers le bien, et vers lui-même. Ce désir, Socrate a pu le faire sien après l’avoir reçu du dieu, mais il continue d’avoir sa source dans le dieu et non en lui. L’apparition d’un successeur de Socrate requerra donc une nouvelle intervention particulière du dieu, un nouvel appel personnellement adressé. Encore cette suscitation diffèrera-t-elle de celle d’un nouveau poète ou d’un nouveau chef de cité ; car, s’il est vrai que le poète ne peut lui non plus rendre poète un autre que lui, et s’il faut pour chaque naissance de poète qu’un dieu lance à nouveau son souffle, c’est d’une autre manière et pour une autre raison. C’est, répétons-le, une capacité que les poètes reçoivent des dieux : celle d’atteindre leur but sans pourtant que ce succès résulte d’une science qu’ils possèderaient18. Quant au but lui-même et au désir de l’atteindre, ils n’ont rien que d’humain, et même d’assez commun : combien d’hommes ont souhaité d’être poètes ! Combien encore, d’être à la tête d’une cité !19 La situation de Socrate est fort différente. Loin de se voir donner par le dieu l’aptitude miraculeuse à réaliser un désir tout humain, il se voit fixer par le dieu un but que nul homme ne songerait à viser, et il est laissé pour l’atteindre à ses propres forces.

Ainsi donc, dans l’Apologie de Socrate Platon oscille entre deux positions opposées, au sujet de l’origine de la vocation de Socrate, suggérant tantôt que cette vocation est humainement transmissible et que son origine est donc toute humaine, tantôt qu’elle est d’origine toute divine et que sa transmission est donc humainement impossible. L’insistance avec laquelle cette vocation est présentée comme résultant de l’inspiration du dieu, et l’affirmation expresse de la nécessité d’une intervention divine pour qu’un successeur de Socrate puisse apparaître, semblent indiquer que c’est la seconde thèse qui a la faveur de Platon — ou plus exactement peut-être, que c’est en faveur de cette seconde thèse que Platon eût penché, s’il se fût clairement avisé qu’il y avait là un choix à faire20. Mais cela reste à l’état d’hypothèse, et la question de savoir comment la pensée platonicienne permet (et même impose) de rendre compte de l’attitude de Socrate envers autrui, ne peut être regardée comme étant par là suffisamment tranchée. Aussi une double exigence s’impose-t-elle maintenant. Il faut non seulement chercher à vérifier que Platon fait sienne la seconde thèse indiquée ci-dessus, mais il faut encore et surtout, au-delà du simple constat, chercher à saisir dans quelle mesure cette thèse est logiquement impliquée par la doctrine philosophique platonicienne. Pourquoi au juste le souci d’acheminer autrui vers le vrai, vers le bien et ainsi vers lui-même, serait-il considéré par Platon comme ne pouvant trouver sa source en un cœur d’homme, ni être insufflé par un homme à un autre ? Pourquoi, en d’autres termes, la présence en un homme de ce souci devrait-elle demeurer, chez Platon, énigmatique, impliquant une intervention divine qui atteste l’énigme mais ne la résout point ? Il faut, pour se mettre en mesure de l’apercevoir, se tourner vers un autre texte platonicien, où est minutieusement mise en scène la lente ascension de l’homme vers le vrai, vers le bien et vers lui-même, et où se laisse apercevoir mieux qu’ailleurs l’action de celui qui l’y aide.

Confirmation de l’existence de l’énigme et manifestation de son ampleur dans La République

Que l’allégorie par laquelle s’ouvre le livre VII de La République offre, du moins en son début, une représentation imagée, mais précise et fidèle, de l’activité de Socrate décrite dans l’Apologie, c’est ce qui ne fait pas de doute. Les prisonniers, assujettis à la contemplation d’un ballet d’ombres et à l’audition de propos dont ils méconnaissent la véritable source, figurent les dormeurs perdus en de troubles rêves auxquels Socrate identifiait ses juges et leurs affidés. Celui qui vient arracher l’un d’eux, de vive force, à son obscur séjour, pour le conduire manu militari vers le grand jour (nous ne l’appellerons plus désormais que « le libérateur »), joue évidemment le rôle de Socrate lui-même : celui d’un dissipateur d’illusions et d’un aiguillon poussant à la recherche de la vérité21. L’on est donc fondé à scruter ce texte à la lumière de l’interrogation que suscita la lecture du précédent : pourquoi se soucier d’arracher les autres à leur oubli d’eux-mêmes et du vrai ? D’où vient donc au libérateur le désir de faire ce qu’il fait ?

Ce désir n’est évidemment pas celui d’un profit personnel. Pas plus que Socrate, le libérateur n’a souci de ses intérêts, tout autant que Socrate il doit même, pour remplir son rôle, faire fi du principal d’entre eux : rester en vie. Car il n’a rien à gagner dans cette entreprise, sinon les plus graves ennuis ; loin d’être reconnu pour ce qu’il est et d’être accueilli à bras ouverts, le libérateur rencontre dès l’abord l’hostilité22. La raison en est simple : son arrivée ne répond à nul appel qui proviendrait de ceux qu’il veut aider. Il ne vient pas combler leur attente, mais faire naître en eux un genre d’attente qu’ils ne connaissent précisément pas. Quant à eux, ils ne sont capables de désirer que ce que leur monde (leur caverne) peut leur offrir, et le seul genre d’aide dont ils puissent ressentir le besoin est celui qui leur permettrait, non pas de troquer leurs désirs actuels contre d’autres, d’une nature toute différente, mais de satisfaire plus complètement ceux qu’ils ressentent présentement. Aussi n’éprouvent-ils le sentiment d’aucune privation — ou, s’ils en éprouvent un, ce ne peut être derechef que le sentiment d’être privé de certains des biens qui existent dans leur horizon actuel, et qui s’offrent à leur manière actuelle de convoiter. Ils n’ont par suite nulle conscience d’être enfermés, et en cela consiste précisément toute l’épaisseur et toute la solidité de leur geôle. La situation est bloquée, et le malentendu inévitable : la posture des prisonniers est telle, qu’elle rend leur libération impossible autrement que par une intervention extérieure, que cette même posture les rend incapables d’accepter. Il faut donc les contraindre à sortir de leur enfermement, et les soumettre, pour ôter les vraies chaînes qu’ils ne sentent pas, à une férule qu’ils ne sentent que trop. Le libérateur s’y emploie-t-il ? Aussitôt il fait à leurs yeux figure d’intrus, qui loin de se rendre acceptable en adoptant leurs mœurs, prétend leur imposer les siennes, et qui, après s’être introduit chez eux sans y être convié, voudrait encore les emmener de force chez lui. Et qu’invoque-t-il à l’appui de ces intolérables prétentions ? De redoutables dangers que recèlerait la caverne, mais dont on ne voit nul signe ; d’hypothétiques félicités qu’offrirait un soi-disant monde extérieur, mais dont rien n’authentifie la promesse. Davantage même, le premier contact avec cette extériorité jusque là inaperçue, fort douloureux, confirme qu’elle est à l’image de celui qui en vient : violente et hostile. Comment ne pas voir, dans celui qui se présente comme libérateur, un ennemi, et dans son intrusion, une agression plaçant les occupants de la caverne en état de légitime défense ?

Si le libérateur, du point de vue de son intérêt personnel, a tout à perdre dans l’aventure, il semble ne pouvoir être mû que par le pur souci de l’intérêt véritable d’autrui : c’est absolument pour les prisonniers qu’il doit s’efforcer de les mener à la lumière de la vérité (bien que ce ne puisse être que malgré eux), puisque ce n’est pas du tout pour lui. Mais, et tel est le point qui nous importe ici au suprême degré, rien dans l’allégorie platonicienne ne laisse de place au souci pour autrui. Mieux encore, tout s’oppose à sa possibilité. Que l’on considère, en effet, le dispositif allégorique dans son entier, et que l’on cherche où et comment un tel souci pourrait y naître.

Il est évidemment exclu que ce soit dans la caverne elle-même. La situation des prisonniers encore entravés se caractérise, précisément, par l’ignorance où ils sont de leur ignorance, et donc par l’absence, en eux, de toute remise en question, de tout recul, et de tout souci pour autre chose que ce qu’offre la caverne. L’immédiateté est l’atmosphère même du lieu en lequel ils sont immergés, et elle imprègne jusqu’en leur tréfonds les hommes, ce à quoi ils se rapportent, et la manière dont ils s’y rapportent. Ils se voient et se traitent eux-mêmes comme des sujets immédiats faisant bloc avec eux-mêmes, de simples conglomérats de caractéristiques que nulle distance intérieure ne surplombe, et que n’effleure pas un instant l’idée qu’ils ont à conquérir une subjectivité et une autonomie véritables. Les seuls objets sur lesquels leurs regards se portent sont des choses — et même des « choses de choses » ou des choses au carré, en quelque sorte, puisqu’il s’agit d’ombres de choses, c’est-à-dire de réalités qui, coupées des processus dont elles résultent, aplaties et collées sur un support à deux dimensions, sont prises comme des immédiatetés. Le regard qu’ils portent sur elles est lui-même tout immédiat : les prisonniers adhèrent à ce qu’ils voient et entendent non sur le mode de l’adhésion, mais sur celui de l’adhérence, et ils y croient sur le mode de la simple croyance, voire de la crédulité (qui n’est pas à confondre avec celui de la foi23). Enfin et corrélativement, la seule vérité dont ils aient l’idée est la plate exactitude, c’est-à-dire la conformité elle encore immédiate entre les discours qu’ils tiennent et les faits qu’ils constatent24. Comment un de ces prisonniers se soucierait-il d’en aider un autre à s’acheminer vers le vrai et vers lui-même, alors qu’il ne doute pas une seconde que l’autre, tout comme lui-même du reste, est déjà ce qu’il doit être, a déjà une juste idée du vrai — ou du moins, qu’il ne peut connaître d’autre manière d’errer que celle qui consiste à manquer d’exactitude, ni d’autre manière de se manquer à soi-même que celle qui consiste à ne pas jouer à fond le jeu de la caverne ? S’il était possible qu’une quelconque sollicitude pour autrui animât l’un d’eux — chose plus qu’improbable, puisqu’une vraie sollicitude (et non un simple calcul intéressé) suppose un genre de regard en complète rupture avec l’esprit du lieu —, elle ne pourrait avoir pour objet que d’apporter à l’autre cela même qu’il aimerait recevoir de lui : la satisfaction toujours plus complète des seuls désirs que la caverne rende possibles (essentiellement, celui d’exceller en matière d’exactitude), la dissipation des seules inquiétudes auquel elle laisse place (avant tout, celle de se montrer défaillant dans ce même registre). Bref : les prisonniers ne pourraient s’aider mutuellement qu’à épouser encore plus étroitement les modalités d’existence propres la caverne, non à s’en départir. Du reste et fort logiquement, le lynchage qu’ils ne manqueraient pas de faire subir, s’ils le pouvaient, au libérateur qui veut les en affranchir, est la seule occasion en laquelle Platon laisse entendre qu’ils se prêteraient assistance les uns aux autres25.

Le souci d’éveiller en autrui le souci pour le vrai et pour soi-même ne peut, pas davantage, fleurir sur le chemin « rude et escarpé » qui mène au vrai, où le libérateur pousse le prisonnier qu’il a détaché, ni même sur le sol de la surface où ce dernier, prenant enfin pied, contemple d’abord les reflets puis l’aspect nocturne du monde réel26. On peut l’affirmer malgré l’absence de tout propos explicite de la part de Platon sur ce point, d’une part en examinant le court passage qui décrit cette étape de la libération, d’autre part en comparant ce passage avec celui qui le suit immédiatement, et qui porte sur la vision du soleil lui-même en tout son éclat. Avant d’avoir accédé à cette vision, quels sont en effet les progrès réalisés par le prisonnier libéré, par rapport à sa situation initiale? Ils consistent pour l’essentiel en ceci, que cet homme a désormais vu des choses qu’il n’avait jamais vues auparavant, dont il ne soupçonnait pas qu’elles existassent ni même qu’elles fussent simplement possibles — car la caverne n’induit pas seulement une certaine représentation de ce qui est effectivement, mais aussi une représentation de ce qui peut être, ou non. Si toutefois le progrès de cet homme ne consistait qu’en cela, il pourrait être tenu pour nul, en ce sens que seules auraient changé les choses vues, mais non le regard porté sur elles. Dans ce cas en effet, tout comme dans le cas où le gain ne consisterait qu’en un certain affinement ou surcroît d’acuité de ce regard, ce dernier resterait pétri des présupposés et des modalités d’exercice qui déterminaient son usage dans la caverne, l’éventuelle amélioration consistant alors tout entière dans la mise en œuvre plus performante d’un regard resté intact en sa nature. L’on pourrait dire sans excès que, dans la mesure où c’est précisément dans la nature des regards qui s’y déploient que consiste la nature de la caverne elle-même, cette dernière n’aurait pas été quittée, et aurait même tout au rebours, en faisant tomber en son champ des choses qui jusqu’alors ne s’y tenaient point, rendu son empire plus vaste, et plus invincible son envoûtement. En tout état de cause, le prisonnier parvenu à ce stade ne serait pas plus capable de se soucier d’autrui (au sens du souci socratique), qu’il ne l’était avant d’être hissé hors du séjour souterrain.
Il est vrai que l’évolution du prisonnier ne se limite sans doute pas à ce qui vient d’être évoqué. Un fait — un seul —, dans le texte platonicien, oblige à en admettre l’éventualité : l’affranchi, au sortir de son antre, voit d’abord dans l’eau les reflets d’êtres (hommes, animaux) qu’il verra ensuite « eux-mêmes »27. Pour la première fois, il lui est possible d’établir une comparaison entre des êtres et leurs « simulacres », de voir ombres et reflets comme tels, et donc de distinguer entre divers degrés de réalité. Le progrès est à la fois effectif et mince. Il est effectif, dans la mesure où le réel prend ici, aux yeux de l’affranchi, une dimension nouvelle, une épaisseur et une profondeur jusque là insoupçonnées : certaines choses sont de fond en comble de pâles copies de certaines autres ; il est donc entre elles un lien logique de causalité, et non un simple rapport chronologique (succession) comme c’était le cas des ombres se profilant sur la paroi de la caverne ; une fissure apparaît ainsi dans la minérale opacité de l’opinion, de l’inintelligence des causes. Mais le progrès reste mince, dans la mesure où cette découverte se limite, quant à l’étendue de son application, aux reflets et aux êtres reflétés qui l’occasionnèrent ; le rapport de causalité, ou d’engendrement, n’est pas encore vu dans toute l’ampleur qui est en vérité la sienne, celle d’une loi universelle. Surtout, ce progrès n’est pas de nature à modifier l’attitude de l’affranchi à l’égard d’autrui. Cet homme, en effet, ne connaît encore aucune pause en sa course, de sorte que sa préoccupation reste tout entière orientée vers lui-même et son cheminement personnel ; on ne peut guère tendre à autrui la main dont on a soi-même besoin pour assurer à chaque instant ses propres prises. De surcroît, au stade où nous en sommes, le cheminement de l’affranchi continue de s’effectuer malgré celui-ci plutôt que grâce à lui ; sa course reste contrainte, il la subit plus qu’il ne la mène. Ce qui le montre — la suite du texte platonicien le manifestera par contraste —, c’est l’absence chez lui du sentiment que sa situation actuelle est préférable à l’ancienne. Certes rien n’atteste qu’inversement, il juge encore son ancien sort préférable à l’actuel ; mais il est au mieux, à cet égard, dans un sentiment d’indécision et d’hébétude, qui peut rendre plus faible sa résistance à la traction de son guide, mais non point le déterminer à endosser le rôle de guide lui-même. Comment se soucierait-il d’attirer autrui sur un chemin où lui-même ne se meut qu’avec réticence, ou pour le moins sans rien qui ressemble à de l’entrain, dans une ignorance encore quasi complète de sa destination ? Comment se soucierait-il de communiquer aux autres un souci pour le vrai que lui-même n’a pas encore vraiment fait sien ? Comment, conjointement et enfin, voudrait-il les soustraire à un séjour dont le caractère aliénant ne lui apparaît pas encore clairement ?

Ce n’est en vérité qu’à la vue du soleil lui-même, c’est-à-dire au terme ultime du parcours, que l’affranchi peut comprendre tout à la fois où il est parvenu, et où sont demeurés ses anciens compagnons de captivité. Cette compréhension globale, en effet, ne peut être que rétrospective, puisque ce qui est logiquement premier — le principe d’unité et, aussi bien, la condition de possibilité de cette compréhension — est précisément ce qui, chronologiquement, ne peut être vu qu’en dernier. Ce n’est donc qu’à la vue du soleil que l’affranchi distingue, non plus seulement de nouvelles choses, mais les rapports qui sont entre celles-ci et les anciennes, la hiérarchie de dépendances que ces rapports composent, et le rapport global que toutes choses ont avec un même et unique principe : « Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas »28 ; à quoi il faut ajouter, quoique Platon n’en dise rien ici, le discernement de la présence et de l’activité, en lui-même, de la faculté de discerner tout cela. C’est maintenant, et maintenant seulement, que l’affranchi est vraiment sorti de la caverne, en ce sens qu’il a pleinement rompu avec la manière de voir qui y règne. Deux signes conjoints l’attestent nettement. C’est, tout d’abord, le fait que l’affranchi se réjouit enfin de sa situation29 — et n’a donc plus besoin d’être contraint, le désir de voir le bien étant désormais pleinement sien ; cette réjouissance et cette autonomie, d’ailleurs corrélatives l’une de l’autre, montrent que cet homme est conscient d’être maintenant vraiment lui-même, et d’exercer une activité pleinement conforme aux plus hautes exigences de son être. C’est, ensuite, le fait qu’il retourne sa pensée vers ses anciens compagnons, et cela pour les plaindre30, mesurant maintenant en toute son ampleur la pauvreté de leurs pensées, de leurs réjouissances — et somme toute de leur existence ; cette claire vision de l’essence de la caverne requiert nécessairement, et suit logiquement la complète sortie hors de celle-ci. La révolution intérieure est bien effective, et elle touche explicitement à l’orientation du souci de l’homme : ce dont il ne se souciait aucunement est maintenant l’essentiel à ses yeux, et ce dont il se souciait au plus haut point lui semble maintenant infiniment vain31. Remarquons-le : la réjouissance pour le changement accompli, et l’orientation de l’attention vers la situation initiale ne sont mentionnées, par Platon, qu’après la vision du soleil tel qu’il est en lui-même, et comme une suite de cette vision ; cela confirme qu’elles étaient absentes jusque là, et, par conséquent, qu’aucun souci d’amener autrui au souci du bien et de soi-même ne pouvait encore germer dans le cœur du prisonnier libéré.
Mais puisque cette réjouissance et cette attention sont maintenant présentes, la situation est, précisément, on ne peut plus mûre pour que naisse en cet homme le souci d’amener les autres à se soucier, eux aussi, du vrai, et d’eux-mêmes en tant qu’êtres destinés à la contemplation du vrai. Aucune des conditions de cette naissance ne paraît manquer : épreuve intérieure de ce souci en soi-même, discernement apitoyé de son absence en autrui, sûre connaissance de ce que nul véritable accomplissement de soi n’est possible hors de lui. Le souci pour autrui, pourtant, ne naîtra pas. En aucune façon, à aucun degré Platon ne laisse entrevoir, chez l’homme libéré, la moindre velléité de porter secours à ses anciens compagnons de captivité. Certes, Platon l’imagine aussitôt retournant dans la caverne, sans d’ailleurs préciser si ce retour serait effectué de plein gré. Mais c’est pour montrer combien, devenu malhabile dans l’art que pratiquent les prisonniers, il ferait pâle figure aux yeux de ces derniers ; il ne s’agit, avec ce retour supposé, que de rendre sensible l’abîme qui sépare désormais les prisonniers et l’affranchi, de faire saillir l’existence de deux mondes ayant chacun leur orientation, leur manière de voir et leurs critères de jugement32. Jamais il n’est question de donner à la rencontre de ces mondes le sens d’une tentative de libération, effectuée par l’affranchi de son propre chef. Plusieurs passages légérement postérieurs du texte platonicien le confirment d’ailleurs, de la manière la plus nette qui soit : l’homme libéré, s’il lui est laissé le loisir d’agir à sa guise, ne consentira pas à « s’adonner aux affaires des hommes » mais son âme « n’[éprouvera] toujours d’attirance que pour ce qui est en-haut »33 ; il ne s’occupera pas « de [son] plein gré » de faire régner la justice dans la cité (c’est-à-dire de promouvoir auprès d’autrui le souci et le respect du bien), convaincu qu’il sera de s’être établi de son vivant « dans les îles des Bienheureux »34 ; il demeurera « dans ce lieu » (à savoir le grand jour où resplendit le soleil) et ne consentira pas « à redescendre auprès de ces prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les leurs »35. La conséquence est claire, et Platon la tire explicitement : l’homme parvenu à la contemplation du bien ne retournera dans le souterrain séjour que sous la motion d’une juste et ferme contrainte : « (...) nous [lui] tiendrons un discours juste en [le] contraignant, en plus du reste, à se soucier des autres et à les garder »36.

Il est nécessaire de s’attarder quelque peu sur ces propos de Platon, pour en saisir la signification précise et pour en discerner le rententissement sur la question qui nous occupe. Il faut d’abord prendre acte de ce fait : la contrainte n’est pas requise seulement au début du cheminement vers le bien, pour faire sortir de sa caverne un homme qui, de lui-même, n’en éprouve nulle envie, elle l’est également au terme de ce cheminement, pour faire se tourner vers les autres un homme qui, de lui-même, n’y est aucunement enclin. Cette seconde contrainte ressemble à la première (et à toute contrainte en général), en ce qu’elle est rendue nécessaire par une absence de désir chez celui à qui elle est imposée ; mais elle s’en distingue par ceci, qu’elle s’exerce sur un homme qui est désormais pleinement apte à faire ce que l’on veut lui faire faire. Car le prisonnier libéré parvenu à la contemplation du bien, nous l’avons souligné, est maintenant pourvu de tout ce qu’il faut posséder soi-même pour être capable d’amener autrui à se soucier du bien et de soi-même ; en particulier, il mesure avec une parfaite justesse et la nature de ce souci, et l’éloignement dans lequel se tient, par rapport à ce souci, le prisonnier encore enchaîné. Nul plus que lui n’est à même de secourir les hommes encore entravés dans la caverne ; mais nul moins que lui n’est disposé à le faire.
Présence de la capacité à aider autrui et absence du désir de le faire : tels sont donc les traits essentiels caractérisant la situation de l’affranchi. Pour notre propos, la leçon est capitale, et elle s’énonce simplement ainsi : une chose est d’être libéré, une autre est d’être libérateur. La libération ne conduit pas au désir de libérer ; le désir de libérer n’est pas le prolongement de l’affranchissement lui-même. L’homme parvenu à la contemplation du bien, quoique pour des raisons différentes, n’est pas moins indisponible pour autrui que ne l’est le prisonnier qui ignore absolument le bien, et qui ignore son ignorance même. Bien plus, la libération ne se contente pas de ne pas faire naître, en celui qui en bénéficie, le désir de libérer les autres, elle empêche positivement la naissance de ce désir. Car c’est le fait même de contempler le bien qui détourne l’affranchi platonicien du souci pour autrui. Son refus de retourner dans la caverne ne tient pas à un trait de caractère qui lui serait particulier — comme si l’on était tombé avec lui, par infortune, sur un individu spécialement rétif —, mais il résulte de la nature même de la situation qui est désormais la sienne, et il doit être, à ce titre, considéré comme devant se rencontrer nécessairement et universellement chez tout homme qui connaîtrait la même situation ; il n’est pour s’en convaincre que de relire les derniers passages du texte platonicien que nous avons cités. Le refus — et nous aurons à y revenir — tient précisément à ceci : l’affranchi est désormais devant un objet (le bien) qui, par nature, exerce sur l’âme humaine comme telle un attrait infiniment supérieur à tout autre, supérieur en particulier à celui que peut exercer autrui, et même incompatible avec celui-ci. Ainsi ce qui fait de l’affranchi un homme pleinement éclairé quant à la situation d’autrui est justement ce qui le rend insoucieux d’y porter remède. Il en va de lui comme de celui qui, parvenu en matière de médecine au sommet de la connaissance, serait détourné précisément par cette connaissance elle-même de soigner les malades.
Il faut donc, pour que cet homme aille vers les autres, que l’on continue de s’affairer autour de lui, non pour le doter d’un surcroît de capacités et de lucidité — surcroît au demeurant impossible, puisqu’il a atteint, par hypothèse, le sommet ultime en la matière —, mais pour l’inciter à orienter d’une façon bien précise sa clairvoyance, et à faire de ses aptitudes un certain emploi. Il faut que quelqu’un, se souciant du sort des prisonniers, se soucie encore de l’absence de ce souci chez l’affranchi, et s’efforce de pallier cette absence. C’est évidemment le libérateur qui, poursuivant une tâche que l’on aurait pu croire achevée, exercera cet office. Comme on le voit, le rôle qu’il lui reste à jouer à l’égard de l’affranchi est moins semblable à celui que Socrate jouait à l’égard d’autrui dans l’Apologie, qu’à celui que jouait, dans ce même texte, le dieu par rapport à Socrate lui-même : celui d’instigateur d’un élan, et d’un élan qui doit faire, de celui qu’il meut, l’agent du bien d’autrui. Le libérateur de La République doit pousser l’affranchi vers les prisonniers par égard pour le bien de ceux-ci37, comme le dieu de l’Apologie devait envoyer Socrate (ou son éventuel successeur) vers ses concitoyens par souci du bien de ces derniers38. Comme on le voit également, le problème que nous venons de rencontrer dans La République est le même que celui qui avait arrêté notre attention dans l’Apologie, à savoir : comment transmettre à autrui le souci pour autrui ? Comment donner naissance non pas seulement à des hommes libérés, mais à des libérateurs ? Or pas plus que, dans l’Apologie, Socrate ne pouvait engendrer lui-même de nouveaux éveilleurs, le libérateur, dans La République, ne peut susciter de nouveaux libérateurs, c’est-à-dire des hommes étant intérieurement animés par le souci de libérer les autres. Il fallait, dans le premier de ces textes, s’en remettre à une nouvelle intervention du dieu pour que le bien de tous continuât d’être assuré ; dans le second le libérateur doit continuer de contrarier le désir du libéré, pour que celui-ci prenne soin du bien de tous. Dans un cas comme dans l’autre ce point essentiel demeure : d’homme à homme, le souci pour autrui ne se transmet pas.
Plus précisément encore, il appert donc que, tout comme le souci pour autrui restait, dans l’Apologie, humainement incompréhensible, sa source ne pouvant être située qu’en une instance qui fût extérieure au monde proprement humain (le dieu), de même, dans La République, ce souci est absolument absent de tous les lieux que l’allégorie présente, et doit être insufflé par une instance qui, du début à la fin, reste extérieure au monde en lequel elle intervient (le libérateur). Car il faut le remarquer, et s’étonner de ce que ce fait passe ordinairement inaperçu : le libérateur, qui contraint d’abord le prisonnier à sortir de la caverne, qui contraint ensuite cet homme, désormais pleinement éclairé, à se tourner vers les prisonniers, occupe une position de retrait et d’extériorité par rapport au dispositif allégorique pris dans son entier. Il n’a son séjour propre nulle part en celui-ci — il ne peut ni ne doit l’y avoir, pour pouvoir faire ce qu’il fait : ni dans la caverne elle-même, car il serait alors un prisonnier comme les autres ; ni face au soleil, car il serait alors frappé du désintérêt pour autrui qui, selon ses propres dires, ne peut manquer d’affecter quiconque accède à cette contemplation ; ni même en aucun point du parcours qui mène de l’une à l’autre, car, bien loin de pouvoir se soucier d’aider autrui, il aurait lui-même besoin d’être secouru à chaque pas. Où donc se tient-il ? Arrachant le prisonnier à ses ombres puis l’affranchi à sa lumière, tirant celui-ci et poussant celui-là, insufflant à chacun un mouvement précisément orienté dont il serait sans lui dépourvu, le libérateur est tout à la fois l’âme de l’allégorie — en ce sens strict que toute l’animation du dispositif trouve en lui son unique source —, et ce dont rien, dans l’allégorie, ne peut être l’hôte, ni rendre compte. Si le monde qu’expose l’allégorie est le monde des hommes, présenté dans ce qu’il a de plus bas (caverne) et dans ce qu’il a de plus élevé (surface ensoleillée), alors le libérateur a quelque chose de plus qu’humain ; et ce qu’il a de plus qu’humain est toujours la même chose : le souci d’amener autrui au souci pour le bien. En tout état de cause, dans l’optique de quelque regard qui puisse se déployer à l’intérieur du monde présenté dans l’allégorie (y compris le plus parfait), le souci pour autrui dont fait preuve le libérateur reste absolument inintelligible.

Le mot n’est pas trop fort, il est même très exactement celui qui s’impose. Car tel est le point sur lequel il faut mettre l’accent, pour achever de manifester le caractère énigmatique du souci pour autrui dans le discours platonicien : l’allégorie du livre VII de La République est précisément allégorie de l’accession à l’intelligible39. L’extériorité, par rapport au dispositif allégorique, du libérateur et du souci qui l’anime, n’aurait rien de définitivement et d’absolument déroutant, s’il était possible qu’existât quelque chose d’extérieur à ce dispositif, en matière d’intelligibilité ; si donc, en d’autres termes, il était possible qu’un comportement fût intelligible tout en puisant son motif à l’extérieur de ce dispositif. Mais c’est ce qui est impossible, attendu que l’intelligibilité elle-même et comme telle relève de fond en comble de ce dispositif, constituant même précisément son contenu. Par définition, rien de ce qui est intelligible ne peut être à l’extérieur du dispositif, et tout ce qui reste extérieur au dispositif est nécessairement inintelligible. Et tel est le cas du souci pour autrui. L’on apercevra l’aporie dans toute sa clarté si l’on se replace, pour l’exposer, à l’intérieur de l’allégorie. Qu’on y songe en effet : l’homme qui atteint, voit et connaît le monde intelligible (figuré par la contrée extérieure à la caverne), et qui, au sein de ce monde, connaît et voit ce qu’il y a de suprêmement intelligible, ce dont tout le reste reçoit son intelligibilité même (le bien figuré par le soleil)40, cet homme à qui absolument rien de ce qui est intelligible n’échappe donc plus, et dont, par conséquent, toute la conduite n’est plus reglée que par le souci de l’intelligible — cet homme, lisons-nous, doit être contraint à se tourner vers autrui. D’où il suit nécessairement que ce n’est rien d’intelligible qui exerce cette contrainte, ou plus exactement, que ce n’est au nom de rien d’intelligible que cette contrainte est exercée ; et même, que cette contrainte va à l’encontre de ce que la connaissance du suprême intelligible prescrit, en fait de conduite : car si on laissait la conduite de l’affranchi n’être déterminée que par l’intelligible, cette conduite consisterait à demeurer là où il est, en se désintéressant absolument du sort d’autrui. A cela, l’on est naturellement tenté d’objecter que le libérateur exerce sa contrainte au nom du bien de tous, et qu’il s’agit bien là d’un motif intelligible ; l’on fera même observer que Socrate évoque explicitement la possibilité de convaincre l’affranchi, par le raisonnement, qu’il est juste de lui demander de mettre ses lumières au service du bien de tous41, et que cela confirme le caractère intelligible, rationnel, de la conduite que le libérateur prescrit à l’affranchi. Mais il reste, précisément, que la conduite de ce dernier doit lui être prescrite, et qu’elle doit l’être par autre chose que l’intelligible lui-même. Si donc il y a une intelligibilité de la requête du libérateur, et de l’acceptation de cette requête par l’affranchi, il faut que cette intelligibilité ait son fondement ailleurs qu’en l’intelligible lui-même comme tel : ce qui la rend, pour le moins, fort énigmatique. Du reste l’idée même qu’il y ait à apporter, à l’homme parvenu à l’intelligence de l’intelligible, des explications, l’idée même qu’il y ait à lui tenir des raisonnements devant lui faire apercevoir quelque chose qui, sans cela, lui demeurerait inaperçu — cette idée n’est-elle pas en elle-même étrange  au plus haut point ? Ne faut-il pas, de toute nécessité, soit que ce besoin d’explication manifeste que l’affranchi n’a pas encore atteint la pleine connaissance de l’intelligible, soit que, l’affranchi ayant effectivement atteint cette connaissance, il n’ait plus rien à recevoir en fait d’éclaircissement, d’explication et d’indication ? D’où diable pourrait bien venir la lumière dont l’affranchi manquerait encore, et qui, par hypothèse, ne pourrait en aucun cas avoir pour source cela même qui est présenté comme l’unique source de toute lumière (le soleil, le bien) ?

Tout tient décidément en ce point, dont rien ne peut atténuer l’évidence et la fermeté : chez Platon, dans le livre VII de La République, on ne trouve, dans l’intelligence même de l’intelligible comme tel, aucun motif de se soucier d’autrui. Le souci pour autrui ne fait pas partie de ce que l’on a, lorsqu’on a acquis l’intelligence de l’intelligible. Or ce qu’une exploration complète du domaine de l’intelligible ne permet de rencontrer nulle part, cela est, strictement, inintelligible. Ainsi le mystère reste entier. Qu’est-ce donc qui pousse le libérateur à se soucier du bien des prisonniers, sachant que ce ne peut être ni l’inintelligence du bien, ni son intelligence soit partielle (cheminement vers le bien) soit complète (contemplation finale), et que l’on ne voit pas qu’il y ait, par rapport au bien, aucune autre position possible ?

La République manifeste, en pleine clarté, ce que l’Apologie de Socrate laissait entrevoir : il est incompréhensible qu’un homme se soucie d’amener les hommes à se soucier du bien, et d’eux-mêmes. Et le surcroît de clarté dans la manifestation de l’énigme, d’un texte à l’autre, consiste en ceci, que le caractère incompréhensible du souci pour autrui se déduit rigoureusement d’un discours portant sur l’intelligible lui-même, et sur ce qu’est l’attitude de l’homme selon qu’elle est éclairée ou non par sa lumière, animée ou non par son souci. Non seulement confirmée, l’aporie s’en trouve infiniment durcie : ce qui empêche le souci pour autrui d’être intelligible, c’est que le souci pour l’intelligible, par nature, détourne d’autrui. Que Socrate ait connu le souci pour autrui, ayant même fait de celui-ci le cœur de son existence, cela reste donc à l’état de simple fait, incontestable mais absolument déroutant42. Toutefois l’on peut, en manière de conclusion, s’efforcer de comprendre pourquoi le discours platonicien ne peut faire autrement que de nous laisser en cette singulière obscurité.

Aperçu sur la cause de l’énigme

L’homme parvenu à la contemplation du bien n’est pas incité, par le bien même qu’il contemple, à se soucier d’amener les autres à s’approcher du bien, que ce soit par la tentative d’en susciter en eux l’attrait au prix d’une révolution intérieure, ou par l’effort d’en provoquer en eux un respect plus extérieur, « par la persuasion ou la contrainte ». De lui-même et spontanément — selon une spontanéité qui est la sienne en tant qu’il est désormais contemplateur du bien —il n’envisage ni d’élever les autres jusqu’à la lumière, ni de faire descendre celle-ci jusqu’à eux. Or s’il en va ainsi, c’est manifestement pour des raisons qui touchent à la manière de concevoir la nature de l’âme, d’une part, et à la manière de concevoir la nature du bien, d’autre part.
Quant à l’âme tout d’abord, l’attitude de l’affranchi platonicien nous livre à son sujet une double et importante indication — qui concerne bien son essence, dans la mesure où, il faut le souligner derechef, l’affranchi n’agit point ici en fonction de sa personnalité particulière et contingente, mais conformément à l’être universel et nécessaire de l’âme humaine comme telle : le désir et le souci qui l’animent ne sont pas, ultimement, orientés vers autrui, c’est-à-dire vers les autres âmes, mais vers le seul bien. D’elle-même et par nature, l’âme ne s’intéresse pas à l’autre âme, du moins en ce sens qu’elle n’y voit rien qui serait, en soi-même, digne d’un intérêt inconditionnel, et dont le sort devrait la préoccupper indépendamment de toute autre considération. L’autre âme n’est pas, d’elle-même et par nature, source d’appel et d’obligation pour l’âme. Les belles pages du Banquet, en lesquelles sont mentionnés l’amour de l’âme pour les autres âmes et le désir qu’elle éprouve de les instruire43, n’y font rien : il s’agit au mieux d’une étape transitoire sur le chemin qui mène l’âme vers sa félicité propre. Les belles âmes sont, entre bien d’autres, de ces objets sur lesquels le désir doit un moment se porter, pour accomplir son ascension ; mais une fois rempli leur office d’indispensables relais vers le beau absolu, elles ne doivent plus retenir l’intérêt : de supports elles se mueraient en obstacles, si elles n’en venaient à être finalement délaissées. Ce qui le confirme, c’est qu’il ne manque plus rien à la félicité de celui qui est parvenu à la contemplation du bien44. Si cet homme ne peut que se désintéresser de tout le reste, c’est que cette contemplation, au sens strict, le satisfait, c’est-à-dire le comble absolument, ne lui laissant rien à désirer — ne le laissant pas, en particulier, souffrir de ce que cette contemplation s’effectue hors de toute communion avec d’autres. La communion avec autrui n’est véritable et désirable que si elle s’effectue dans le bien ; mais la communion avec le bien n’a nul besoin, pour être désirable et véritable, de s’effectuer en union avec autrui. Le contemplateur platonicien du bien est, en tant que tel, seul ; et il s’en trouve fort bien parce que tout son désir atteint, ici, à une exacte et parfaite réplétion. Cette réplétion n’est parfaite que dans la mesure où elle est celle du désir de l’âme humaine comme telle, et non celle des penchants d’un individu déterminé, ainsi qu’on l’a dit ; et le fait qu’elle soit parfaite montre que le bien suprême d’autrui ne figure pas au nombre des aspirations essentielles de l’âme humaine.
Mais cela montre en outre que le bien lui-même est tel, qu’il comble absolument l’âme humaine, et qu’il la comble précisément en ne laissant aucune place pour le souci de quoi que ce soit d’autre que lui-même. Telle est la seconde raison de l’indisponibilité pour autrui de l’affranchi platonicien, qui touche cette fois à la nature même du bien. Et c’est celle-ci qu’il faut finalement examiner, à la lumière de cette interrogation : qu’est-ce donc que le bien platonicien, pour que la rencontre avec lui marque nécessairement la fin du désir de toute autre rencontre ? Pourquoi ne peut-il devenir objet de souci qu’en détournant le souci de tout autre objet, et pourquoi ne permet-il au souci de se tourner vers autre chose que lui qu’en se détournant de lui, comme le soleil ne permet pas que l’on voie les étoiles en sa présence45 ?
Le bien platonicien est de nature telle, qu’il retient auprès de lui celui qui l’a pleinement et vraiment rencontré. Il capte pour lui-même tout désir et tout souci. Il n’est pas seulement le suprême, mais l’unique désirable. Il est, en un mot, absolument et parfaitement suffisant. Encore faut-il saisir le sens précis de cette suffisance, et comprendre ainsi, autant qu’il est possible, pourquoi il est logique que le souci pour autrui reste, chez Platon, inintelligible. Le bien platonicien, en effet, est suffisant en ce sens bien précis que, de lui-même, il ne renvoie vers rien d’autre que lui-même, ne désigne absolument rien d’autre que lui-même comme étant digne de souci et d’intérêt. A vrai dire, ce bien n’est animé d’aucun désir, d’aucun intérêt, d’aucun souci d’aucune sorte — et c’est précisément cette absence de tout renvoi, de toute orientation vers quoi que ce soit d’autre que lui-même, qui le rend fascinant. On ne tend vers lui comme vers le terme de toute tension, que parce qu’il est ce en quoi aucune tension n’existe plus ; et il ne comble absolument que parce que nulle insatisfaction ne trouve plus place en lui46. Aussi ce bien est-il suffisant, d’abord et essentiellement en ce sens qu’il se suffit absolument ; qu’en outre, il suffise à satisfaire l’homme qui le rencontre, c’est là une conséquence et une suite de cette auto-suffisance : c’est précisément parce qu’il se suffit, qu’il suffit à l’homme. Mais alors, en se souciant de lui, l’on se soucie de ce qui ne se soucie de rien — en particulier, pas des hommes : ni de celui-là même qui est parvenu à le rencontrer, ni de ceux qui ne se soucient pas de le chercher. Car le bien platonicien est indifférent au fait que l’on se soucie de lui, indifférent aussi au fait qu’on lui reste indifférent. Il est pour l’homme un but, mais un but qui, de son côté et pour sa part, n’a cure d’être atteint ou non ; s’il est atteint, ce sera un bien (une « bonne chose ») pour celui qui y sera parvenu, mais non pour lui-même. Bref : c’est un bien, pour l’âme humaine comme telle, que d’atteindre le bien, mais ce n’est pas un bien, pour le bien lui-même, que l’âme humaine l’atteigne. Il en découle cette conséquence essentielle que l’on ne trouve, en lui, aucun souci pour autre chose que lui, que l’on devrait soi-même faire sien pour se soucier adéquatement de lui ; il n’est en lui nulle inquiétude pour autrui qu’il faudrait soi-même épouser, pour l’épouser lui-même pleinement. Tout au rebours, c’est à condition de se désintéresser de tout ce qui n’est pas lui, que l’on s’intéressera à lui.
L’on saisira d’autant mieux le sens et l’importance de ce point, que l’on s’efforcera pour finir de dégager les conditions qui permettraient — et exigeraient même — qu’il en aille tout autrement. Si en effet le bien n’était pas indifférent au fait d’être rencontré ou non par l’âme humaine, s’il était donc lui-même conscient de ce que le bien des hommes consiste à le rencontrer, lui, et s’il était soucieux de voir les hommes parvenir à leur bien, que lui-même constitue, qu’en résulterait-il ? Rencontrer le bien signifierait indissolublement : rencontrer le souci pour le bien des hommes. Faire sienne la connaissance du bien impliquerait de faire sien le souci du bien des hommes, qui animerait le bien lui-même. Inversement, un désintérêt persistant pour le bien d’autrui serait l’infaillible signe que ce n’est pas encore le bien, en sa plénitude et en sa vérité, qui aurait été rencontré — au contraire de ce qui arrive chez Platon, où le désintérêt pour autrui doit être regardé comme un signe, une confirmation de ce que le bien est effectivement et pleinement connu. Alors, le souci pour autrui serait une modalité insigne, voire la modalité absolument première et privilégiée, du souci pour le bien. Se soucier d’autrui signifierait en effet : se soucier de ce dont le bien lui-même a souci, se tourner vers ce vers quoi le bien, lui-même, se tourne. Et par suite, se soucier d’autrui ne consisterait plus à se détourner du souci pour le bien, mais à prolonger ce premier souci, et même à l’accomplir ; il n’y aurait plus à choisir, à faire subir à l’orientation de l’attention des détournements successifs — tantôt vers autrui, tantôt vers le bien, comme c’est le lot de l’affranchi platonicien —, mais une sollicitude unique et simple engloberait les deux objets, et il serait impossible d’en embrasser un sans étreindre l’autre. Le souci pour autrui s’ensuivrait naturellement, nécessairement du souci pour le bien, et s’identifierait même à lui, si le bien lui-même avait souci d’autrui.
Dans les termes appropriés au discours platonicien, cela signifie que devenir un libérateur serait la suite logique et nécessaire de l’accession à la liberté ; car ce en quoi l’on trouverait sa liberté serait précisément ce qui enjoindrait d’amener les autres à chercher et trouver la leur. L’incitation à se tourner vers autrui pour le libérer n’aurait pas à être donnée à l’affranchi par quelque mystérieuse instance, s’apparentant littéralement à un deus ex machina (à savoir, le libérateur en tant qu’il pousse l’affranchi vers la caverne), mais proviendrait du bien lui-même : la rencontre avec ce dernier marquerait l’accession à une pleine autonomie, puisque l’on ne serait plus déterminé à agir, désormais, que par des exigences ayant immédiatement leur source dans le bien même, et qui seraient immédiatement vues et acceptées comme telles. Enfin, ce qui serait inintelligible, ce ne serait pas que l’affranchi se soucie spontanément des autres, mais qu’il ne le fasse pas.

Ainsi se dégage clairement la condition fondamentale de la coïncidence entre souci pour le bien et souci pour autrui : il faut que le bien soit animé lui-même d’un souci, et précisément du souci du bien des hommes ; il faut qu’il soit conscient d’être lui-même leur bien, et soucieux d’être, à ce titre, atteint par eux. Il faut par suite qu’il ne laisse pas croire que l’on peut l’atteindre, lui, sans se soucier d’aider les autres à l’atteindre aussi, mais qu’il fasse savoir que c’est précisément en se souciant d’amener les autres à l’atteindre, qu’on l’atteint soi-même effectivement. Mais qu’est-ce à dire, sinon que le bien doit être un être sachant ce qu’il est et capable d’intérêt pour ce qui n’est pas lui, un être doué de subjectivité, qui ne soit donc pas quelque chose mais quelqu’un ? Si, inversement, chez Platon le souci du bien et le souci pour autrui sont inconciliables, et si le souci pour autrui demeure inintelligible, c’est parce que le bien, qui est l’intelligible même, n’est pas quelqu’un mais seulement quelque chose, qui ne pense ni ne veut ni n’aime rien. Et peu importe à cet égard qu’il doive être reconnu, en dernière analyse, comme consistant chez Platon en une Idée, ou en autre chose ; sa détermination essentielle est, ici et pour nous, négative, et consiste en ce que, en tout état de cause, le bien platonicien ne peut absolument pas être un sujet. C’est pourquoi les conclusions de l’ensemble des analyses qui précèdent ne tiennent finalement à rien qui soit particulier à tel ou tel dialogue platonicien, bien qu’elles soient issues de l’étude conjointe de deux dialogues en particulier.

L’attitude de Socrate envers autrui, décrite par Platon, est, chez Platon, inintelligible, et il est logique qu’elle le soit, puisqu’elle est rendue positivement impossible par deux traits majeurs de la doctrine platonicienne elle-même : l’âme éprouve un désir et un souci infinis, mais n’en suscite pas ; le bien suscite un intérêt et un désir infinis, mais n’en éprouve aucun. Si l’exécution de Socrate bouleversa Platon, c’est sans doute parce qu’elle fut à ses yeux l’injuste mise à mort d’un maître incomparable ; mais peut-être est-ce aussi, plus profondément, parce qu’il ne pouvait faire autrement que d’y voir la destruction d’un miracle.

1. Cet article reprend, en les remaniant, quelques passages de mon ouvrage Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000.

2. C’est uniquement, en effet, sur Socrate tel qu’il est dépeint par Platon, que porte la présente étude.

3. Apologie de Socrate, 30d, trad. E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 : « (...) ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour l’amour de moi que je me défends à présent, il s’en faut de beaucoup ».

4. Id, 29a-b.

5. Id., 40b-41d.

6. Id., 37a.

7. Id., 30e.

8. Riens philosophiques, trad.K. Ferlov et J. Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, p.51 ; p.53.

9. Apologie de Socrate, 39 c-d, trad. citée.

10. Socrate a vécu en « (s)’examinant (lui)-même et les autres » (id.,28e) ; il n’a cessé et ne cessera jamais d’ « exhorter » les Athéniens et de leur « faire la leçon » (29d) ; il dit aux Athéniens, comme il a « l’habitude » de le faire : « si quelqu’un d’entre vous (...) prétend qu’il en prend soin [ie de son âme], je ne le lâcherai pas et ne m’en irai pas immédiatement, mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le passerai au crible (...) » (29e) ; il se décrit comme « le taon qui, de tout le jour, ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous (...) » (30e).

11. Id., 31a. Un peu plus haut : « Si en effet, vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre homme qui, comme moi, ait été littéralement, si ridicule que le mot puisse paraître, attaché à la ville par le dieu, comme un taon à un cheval grand et généreux, mais que sa grandeur même alourdit et qui a besoin d’être aiguillonné » (30e).

12. Id., 33c. Le dieu en question semble être Apollon, auteur de l’oracle qui désigna Socrate comme le plus sage des hommes (21a). C’est en effet pour tenter de comprendre le sens de cet oracle que Socrate entreprend d’ « examiner » les autres et de leur faire apercevoir leur ignorance (21c). Impossible, en tout état de cause, de confondre ce dieu avec le fameux démon : loin de donner à Socrate des missions, et donc de le pousser à l’action, celui-ci se borne toujours, comme il est bien connu, à le retenir et dissuader d’agir (31d ; 40a).

13. Les exemples ne manquent pas en effet, dans la littérature grecque, qui montrent tel personnage plaidant son innocence en imputant son action à l’irrésistible influence d’une divinité. Que l’on songe, chez Euripide, à Oreste imputant son matricide à l’influence d’Apollon — ce même Apollon, justement, par lequel Socrate se dit incité à faire ce qu’il fait :

« Tu sais ce qu’est Phoibos. Installé sur son siège au mileu
de la terre,
il dispense aux mortels ses arrêts véridiques,
et tous nous les suivons, quoi qu’ils ordonnent.
Eh bien, c’est pour lui obéir que j’ai tué ma mère.
Taxez-le donc d’impiété et mettez-le à mort.
Le coupable, c’est lui. Ce n’est pas moi ! (...) »
(Oreste, in Tragédies complètes (t.II), trad. M. Delcourt-Curvers, Paris, Gallimard, coll. « Folio », v.591-596, p.1147).

14. Apologie de Socrate, 38a.

15. Voir à cet égard les propos d’Alcibiade dans le Banquet : contrairement à tous les autres grands hommes, Socrate n’a absolument aucun pair ; il est unique en son genre et ne peut être comparé à aucun homme (221c-d).

16. Apologie de Socrate, 22 b-c. Selon le Ménon, c’est aussi le cas des politiques (Thémistocle, Aristide, Périclès) : cf. 93c-94c.

17. Apologie de Socrate, 31 b.

18. Il en va exactement de même des politiques : cf. Ménon, 99c.

19. Cf. par exemple le Banquet, 209c-d.

20. Il n’y a pas, dans l’Apologie de Socrate, le moindre indice permettant de supposer que cela ait été le cas (contrairement à ce qui a lieu dans le Ménon, par exemple, où l’hésitation entre les diverses origines possibles de la vertu, et l’interrogation sur les conséquences qui en découleraient quant à la transmissibilité de celle-ci, sont clairement discernées et explicitement formulées).

21. Le libérateur de La République cessera d’être tout à fait identifiable à Socrate quand, ayant mené à bien la libération proprement dite, il devra pousser celui qu’il a libéré à retourner dans la caverne ; mais — comme nous le soulignerons le moment venu — ce sera pour endosser un rôle très similaire à celui que joue, dans l’Apologie, le dieu. Aussi la légitimité du parallèle ici effectué entre les deux œuvres n’en est-elle pas altérée, au contraire.

22. La République, 517a.

23. La pistis (croyance) dont il s’agit ici est en effet un mode de la doxa (opinion), et elle est à ce titre dépourvue du recul, de l’interrogation et de la lucide confiance qui sont au contraire constitutifs de la pistis comme foi en Dieu. Voir sur ce point l’excellente mise au point de D. Folscheid, L’esprit de l’athéisme et son destin, Paris, Editions Universitaires, 1991, pp.93-95.

24. Id.,516c-d.

25. Id., 517a.

26. Id., 516a-b.

27. Id., 516a.

28. Id., 516b-516c, trad.G. Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002.

29. Id., 516c.

30. Ibid.

31. Id., 516d.

32. Id., 516e-517a.

33. Id., 517c.

34. Id., 519c.

35. Id., 519d.

36. Id., 520a. Un point, ici, peut surprendre. Tandis que, dans le Ménon, la capacité à gouverner est présentée comme plus qu’humaine (elle consiste en la possession d’opinion droites inspirées par le dieu, cf.99c), elle ne l’est plus dans La République (elle consiste en une science que l’âme humaine, comme telle, est apte à atteindre) ; quant au désir de gouverner, il n’en est rien dit dans le premier cas (Ménon), ce qui incite à n’y voir rien que d’humain, et il est très explicitement présenté, dans le second cas (La République), comme étant absent de l’âme humaine contemplant le bien, en tant qu’elle le contemple. Le premier aspect, celui de l’aptitude, ne touche guère à notre propos, et la tension entre les deux textes est d’ailleurs plus apparente que réelle, puisqu’en la toute fin du Ménon, la possibilité d’une transmission d’homme à homme de l’aptitude à gouverner est évoquée (100a). Plus importante et plus délicate est la question du désir de gouverner. Oui ou non, ce désir peut-il naître en un homme de façon tout humaine ? Pour y voir clair, il faut s’interroger sur le bien en vue duquel il s’agit de gouverner. S’il s’agit de défendre la cité lors d’une guerre (sécurité), ou d’assurer sa suprématie sur d’autres (puissance), ou encore d’en assurer la cohésion interne (ordre), le désir de gouverner peut venir de l’homme lui-même, mais le bien qui en est l’objet n’est pas, alors, le vrai bien, idée ou principe absolument universel, mais plutôt un ensemble d’intérêts particuliers : tel semble bien être le cas, dans le Ménon. Au contraire, s’il s’agit du bien véritable, en et pour soi, comme c’est le cas dans La République, le désir d’en promouvoir le souci et d’en assurer le respect dans la cité demeure humainement incompréhensible, ainsi que l’on est en train de le voir.

37. Id., 519e-520a.

38. Apologie de Socrate, 31a. Sans doute, le bien d’autrui ne prend-il pas exactement la même forme dans les deux cas. Dans l’Apologie, il s’agit pour Socrate de conduire autrui à une élévation intérieure, à une intime conversion au bien ; dans La République, il s’agit pour l’affranchi, sous la motion du libérateur, non pas de susciter chez les prisonniers cette conversion que le libérateur suscita d’abord en lui (nulle part il n’est question d’envoyer l’affranchi vers les prisonniers pour les faire sortir à leur tour de la caverne), mais de faire régner le bien dans la caverne, plutôt sous une forme autoritaire et extérieure (« par la persuasion et la contrainte », 519c). Mais il reste que ce sont bien là deux manières de faire le bien d’autrui, l’une étant seulement plus parfaite que l’autre.

39. La République, 517d.

40. Le soleil, situé dans le domaine du visible, est lui-même visible ; il est logique que, parallèlement, le bien soit lui-même intelligible. Cela est conforme au sens de l’analogie entre visible et intelligible, et du reste rien, dans le texte platonicien, n’indique que le bien serait au-delà de l’intelligible (il est situé par Platon au-delà de l’essence — cf.VI, 509b —, ce qui est différent). Au contraire, certains passages suggèrent nettement que le bien est intelligible (il est dans le lieu intelligible : VI, 508c), et même plus précisément connaissable (cf.VI, 508e : « Comme [la forme du bien] est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance », trad.cit.).

41. Id., 520d. L’ensemble du raisonnement est : nous t’avons formé tout exprès en vue du bien de la cité, et non pas seulement du tien propre ; tu as donc une dette à honorer, en contrepartie de ce que tu as reçu (520b-520d). — Il est à remarquer que le terme « nous » désigne ici le libérateur, et que c’est par égard pour celui-ci que l’affranchi se résoudra à retourner dans la caverne, non par souci pour les prisonniers eux-mêmes.

42. Il en va de même à propos de ces hommes dont Socrate dit lui-même, dans La République, qu’ils sont « soucieux du bien de la cité » (412c).

43. Banquet, 209c ; 210c.

44. Ou du beau, dans le Banquet ; une fois celui-ci atteint, il n’est plus du tout question d’autrui, ce qui montre que le rôle de ce dernier était tout relatif, et l’intérêt qu’on lui témoignait tout conditionnel. Cf. 211b-212a.

45. L’affranchi platonicien, dans le cours de sa vie, s’occupera de garder les autres et de regarder le bien ; mais ce sera alternativement, moyennant des détournements successifs, toute orientation vers l’un des deux objets impliquant de tourner le dos à l’autre (id., 520d).

46. Faut-il dire que le bien platonicien ne se soucie que de lui-même, ou qu’il ne se soucie absolument de rien ? La seconde proposition semble s’imposer, dans la mesure où la première implique une réflexivité, un rapport de soi à soi que rien ne suggère chez Platon (alors qu’elle est nettement affirmée, par exemple, chez Aristote à propos de Dieu, ce dernier étant animé d’un intérêt infini — et exclusif — pour lui-même : cf. Métaphysique, L, 7 et 9). Mais pour notre propos, peu importe à vrai dire : ce qui est essentiel, c’est que, dans un cas comme dans l’autre, est exclu l’intérêt pour autre chose que soi.

 

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