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Socrate et l’énigme du souci pour autrui1(article paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2004/1)
Mise en évidence de l’énigme dans L’Apologie de SocrateEn s’employant à convaincre ses juges de ne pas le mettre à mort, Socrate n’est pas mû par le désir de sauver sa tête3. Il le souligne — et sa parole, en cette occasion, est aussi consolation adressée à ses amis inquiets — en professant qu’il ignore si la mort est un mal ou un bien4, ou même en montrant que, de quelque nature qu’elle soit finalement (terme absolu de toute vie, ou passage vers une vie d’un autre genre), la mort doit plutôt être tenue pour un bien5. S’il cherche à l’éviter, ce n’est donc point par crainte pour lui-même. Alors pourquoi ? C’est donc bien en un sens tout à fait spécial que l’office de Socrate est « plus qu’humain ». Rien de ce qui est par ailleurs déjà reconnu comme « plus qu’humain » n’y correspond. Mais en quoi la nécessaire et insolite intervention du dieu consiste-t-elle exactement ici ? Non pas dans le fait de doter Socrate d’une aptitude ou d’un talent particulier, comme c’est le cas pour les poètes par exemple16. Jamais Socrate n’affirme tenir du « dieu » un art, une technique ou un savoir-faire, jamais il n’affirme ignorer comment il parvient à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire à manifester aux autres leur ignorance et, en certains cas, les amener à chercher le vrai et le bien. Et c’est ce qui achève de faire du cas de Socrate un cas exceptionnel, car même la forme d’influence divine si particulière que connaissent poètes et politiques n’est point celle qu’il connaît, lui, et qu’il est donc absolument seul à connaître. Ce que Socrate tient du dieu, ce n’est pas la capacité d’éveiller les hommes, ni la connaissance de la bonne méthode pour y parvenir ; ce n’est pas non plus l’abnégation dont il faut être capable pour entreprendre cette tâche, même s’il y a bien là quelque chose qui, déjà, semble excéder les forces humaines17. Ce qui est proprement divin, « plus qu’humain », c’est le désir même d’entreprendre cette tâche, c’est l’élan même vers ce en vue de quoi capacités, méthode et abnégation s’exercent : c’est le fait de se soucier d’éveiller les autres au souci pour le vrai et pour le bien. Le dieu n’a pas doté Socrate de moyens surhumains, il lui a seulement insufflé la décision de mettre tous les moyens qu’il possède déjà au service de ce but. L’impossibilité de transmettre humainement la vocation de Socrate en résulte logiquement. S’il est à craindre que, une fois Socrate mort, nul autre homme ne pourra reprendre le flambeau de sa mission, ce n’est pas parce que Socrate jouit d’un talent rarissime ou maîtrise un art difficile, mais parce que cet homme est animé par un souci qui, humainement, reste inexplicable. Socrate peut bien transmettre à autrui l’art de questionner, mais non point le désir dont cet art n’est que l’instrument : le désir d’acheminer l’autre, d’un même mouvement d’ascension intérieure, vers le vrai, vers le bien, et vers lui-même. Ce désir, Socrate a pu le faire sien après l’avoir reçu du dieu, mais il continue d’avoir sa source dans le dieu et non en lui. L’apparition d’un successeur de Socrate requerra donc une nouvelle intervention particulière du dieu, un nouvel appel personnellement adressé. Encore cette suscitation diffèrera-t-elle de celle d’un nouveau poète ou d’un nouveau chef de cité ; car, s’il est vrai que le poète ne peut lui non plus rendre poète un autre que lui, et s’il faut pour chaque naissance de poète qu’un dieu lance à nouveau son souffle, c’est d’une autre manière et pour une autre raison. C’est, répétons-le, une capacité que les poètes reçoivent des dieux : celle d’atteindre leur but sans pourtant que ce succès résulte d’une science qu’ils possèderaient18. Quant au but lui-même et au désir de l’atteindre, ils n’ont rien que d’humain, et même d’assez commun : combien d’hommes ont souhaité d’être poètes ! Combien encore, d’être à la tête d’une cité !19 La situation de Socrate est fort différente. Loin de se voir donner par le dieu l’aptitude miraculeuse à réaliser un désir tout humain, il se voit fixer par le dieu un but que nul homme ne songerait à viser, et il est laissé pour l’atteindre à ses propres forces. Ainsi donc, dans l’Apologie de Socrate Platon oscille entre deux positions opposées, au sujet de l’origine de la vocation de Socrate, suggérant tantôt que cette vocation est humainement transmissible et que son origine est donc toute humaine, tantôt qu’elle est d’origine toute divine et que sa transmission est donc humainement impossible. L’insistance avec laquelle cette vocation est présentée comme résultant de l’inspiration du dieu, et l’affirmation expresse de la nécessité d’une intervention divine pour qu’un successeur de Socrate puisse apparaître, semblent indiquer que c’est la seconde thèse qui a la faveur de Platon — ou plus exactement peut-être, que c’est en faveur de cette seconde thèse que Platon eût penché, s’il se fût clairement avisé qu’il y avait là un choix à faire20. Mais cela reste à l’état d’hypothèse, et la question de savoir comment la pensée platonicienne permet (et même impose) de rendre compte de l’attitude de Socrate envers autrui, ne peut être regardée comme étant par là suffisamment tranchée. Aussi une double exigence s’impose-t-elle maintenant. Il faut non seulement chercher à vérifier que Platon fait sienne la seconde thèse indiquée ci-dessus, mais il faut encore et surtout, au-delà du simple constat, chercher à saisir dans quelle mesure cette thèse est logiquement impliquée par la doctrine philosophique platonicienne. Pourquoi au juste le souci d’acheminer autrui vers le vrai, vers le bien et ainsi vers lui-même, serait-il considéré par Platon comme ne pouvant trouver sa source en un cœur d’homme, ni être insufflé par un homme à un autre ? Pourquoi, en d’autres termes, la présence en un homme de ce souci devrait-elle demeurer, chez Platon, énigmatique, impliquant une intervention divine qui atteste l’énigme mais ne la résout point ? Il faut, pour se mettre en mesure de l’apercevoir, se tourner vers un autre texte platonicien, où est minutieusement mise en scène la lente ascension de l’homme vers le vrai, vers le bien et vers lui-même, et où se laisse apercevoir mieux qu’ailleurs l’action de celui qui l’y aide. Confirmation de l’existence de l’énigme et manifestation de son ampleur dans La RépubliqueQue l’allégorie par laquelle s’ouvre le livre VII de La République offre, du moins en son début, une représentation imagée, mais précise et fidèle, de l’activité de Socrate décrite dans l’Apologie, c’est ce qui ne fait pas de doute. Les prisonniers, assujettis à la contemplation d’un ballet d’ombres et à l’audition de propos dont ils méconnaissent la véritable source, figurent les dormeurs perdus en de troubles rêves auxquels Socrate identifiait ses juges et leurs affidés. Celui qui vient arracher l’un d’eux, de vive force, à son obscur séjour, pour le conduire manu militari vers le grand jour (nous ne l’appellerons plus désormais que « le libérateur »), joue évidemment le rôle de Socrate lui-même : celui d’un dissipateur d’illusions et d’un aiguillon poussant à la recherche de la vérité21. L’on est donc fondé à scruter ce texte à la lumière de l’interrogation que suscita la lecture du précédent : pourquoi se soucier d’arracher les autres à leur oubli d’eux-mêmes et du vrai ? D’où vient donc au libérateur le désir de faire ce qu’il fait ? Ce désir n’est évidemment pas celui d’un profit personnel. Pas plus que Socrate, le libérateur n’a souci de ses intérêts, tout autant que Socrate il doit même, pour remplir son rôle, faire fi du principal d’entre eux : rester en vie. Car il n’a rien à gagner dans cette entreprise, sinon les plus graves ennuis ; loin d’être reconnu pour ce qu’il est et d’être accueilli à bras ouverts, le libérateur rencontre dès l’abord l’hostilité22. La raison en est simple : son arrivée ne répond à nul appel qui proviendrait de ceux qu’il veut aider. Il ne vient pas combler leur attente, mais faire naître en eux un genre d’attente qu’ils ne connaissent précisément pas. Quant à eux, ils ne sont capables de désirer que ce que leur monde (leur caverne) peut leur offrir, et le seul genre d’aide dont ils puissent ressentir le besoin est celui qui leur permettrait, non pas de troquer leurs désirs actuels contre d’autres, d’une nature toute différente, mais de satisfaire plus complètement ceux qu’ils ressentent présentement. Aussi n’éprouvent-ils le sentiment d’aucune privation — ou, s’ils en éprouvent un, ce ne peut être derechef que le sentiment d’être privé de certains des biens qui existent dans leur horizon actuel, et qui s’offrent à leur manière actuelle de convoiter. Ils n’ont par suite nulle conscience d’être enfermés, et en cela consiste précisément toute l’épaisseur et toute la solidité de leur geôle. La situation est bloquée, et le malentendu inévitable : la posture des prisonniers est telle, qu’elle rend leur libération impossible autrement que par une intervention extérieure, que cette même posture les rend incapables d’accepter. Il faut donc les contraindre à sortir de leur enfermement, et les soumettre, pour ôter les vraies chaînes qu’ils ne sentent pas, à une férule qu’ils ne sentent que trop. Le libérateur s’y emploie-t-il ? Aussitôt il fait à leurs yeux figure d’intrus, qui loin de se rendre acceptable en adoptant leurs mœurs, prétend leur imposer les siennes, et qui, après s’être introduit chez eux sans y être convié, voudrait encore les emmener de force chez lui. Et qu’invoque-t-il à l’appui de ces intolérables prétentions ? De redoutables dangers que recèlerait la caverne, mais dont on ne voit nul signe ; d’hypothétiques félicités qu’offrirait un soi-disant monde extérieur, mais dont rien n’authentifie la promesse. Davantage même, le premier contact avec cette extériorité jusque là inaperçue, fort douloureux, confirme qu’elle est à l’image de celui qui en vient : violente et hostile. Comment ne pas voir, dans celui qui se présente comme libérateur, un ennemi, et dans son intrusion, une agression plaçant les occupants de la caverne en état de légitime défense ? Si le libérateur, du point de vue de son intérêt personnel, a tout à perdre dans l’aventure, il semble ne pouvoir être mû que par le pur souci de l’intérêt véritable d’autrui : c’est absolument pour les prisonniers qu’il doit s’efforcer de les mener à la lumière de la vérité (bien que ce ne puisse être que malgré eux), puisque ce n’est pas du tout pour lui. Mais, et tel est le point qui nous importe ici au suprême degré, rien dans l’allégorie platonicienne ne laisse de place au souci pour autrui. Mieux encore, tout s’oppose à sa possibilité. Que l’on considère, en effet, le dispositif allégorique dans son entier, et que l’on cherche où et comment un tel souci pourrait y naître. Il est évidemment exclu que ce soit dans la caverne elle-même. La situation des prisonniers encore entravés se caractérise, précisément, par l’ignorance où ils sont de leur ignorance, et donc par l’absence, en eux, de toute remise en question, de tout recul, et de tout souci pour autre chose que ce qu’offre la caverne. L’immédiateté est l’atmosphère même du lieu en lequel ils sont immergés, et elle imprègne jusqu’en leur tréfonds les hommes, ce à quoi ils se rapportent, et la manière dont ils s’y rapportent. Ils se voient et se traitent eux-mêmes comme des sujets immédiats faisant bloc avec eux-mêmes, de simples conglomérats de caractéristiques que nulle distance intérieure ne surplombe, et que n’effleure pas un instant l’idée qu’ils ont à conquérir une subjectivité et une autonomie véritables. Les seuls objets sur lesquels leurs regards se portent sont des choses — et même des « choses de choses » ou des choses au carré, en quelque sorte, puisqu’il s’agit d’ombres de choses, c’est-à-dire de réalités qui, coupées des processus dont elles résultent, aplaties et collées sur un support à deux dimensions, sont prises comme des immédiatetés. Le regard qu’ils portent sur elles est lui-même tout immédiat : les prisonniers adhèrent à ce qu’ils voient et entendent non sur le mode de l’adhésion, mais sur celui de l’adhérence, et ils y croient sur le mode de la simple croyance, voire de la crédulité (qui n’est pas à confondre avec celui de la foi23). Enfin et corrélativement, la seule vérité dont ils aient l’idée est la plate exactitude, c’est-à-dire la conformité elle encore immédiate entre les discours qu’ils tiennent et les faits qu’ils constatent24. Comment un de ces prisonniers se soucierait-il d’en aider un autre à s’acheminer vers le vrai et vers lui-même, alors qu’il ne doute pas une seconde que l’autre, tout comme lui-même du reste, est déjà ce qu’il doit être, a déjà une juste idée du vrai — ou du moins, qu’il ne peut connaître d’autre manière d’errer que celle qui consiste à manquer d’exactitude, ni d’autre manière de se manquer à soi-même que celle qui consiste à ne pas jouer à fond le jeu de la caverne ? S’il était possible qu’une quelconque sollicitude pour autrui animât l’un d’eux — chose plus qu’improbable, puisqu’une vraie sollicitude (et non un simple calcul intéressé) suppose un genre de regard en complète rupture avec l’esprit du lieu —, elle ne pourrait avoir pour objet que d’apporter à l’autre cela même qu’il aimerait recevoir de lui : la satisfaction toujours plus complète des seuls désirs que la caverne rende possibles (essentiellement, celui d’exceller en matière d’exactitude), la dissipation des seules inquiétudes auquel elle laisse place (avant tout, celle de se montrer défaillant dans ce même registre). Bref : les prisonniers ne pourraient s’aider mutuellement qu’à épouser encore plus étroitement les modalités d’existence propres la caverne, non à s’en départir. Du reste et fort logiquement, le lynchage qu’ils ne manqueraient pas de faire subir, s’ils le pouvaient, au libérateur qui veut les en affranchir, est la seule occasion en laquelle Platon laisse entendre qu’ils se prêteraient assistance les uns aux autres25. Le souci d’éveiller en autrui le souci pour le vrai et pour soi-même ne peut, pas davantage, fleurir sur le chemin « rude et escarpé » qui mène au vrai, où le libérateur pousse le prisonnier qu’il a détaché, ni même sur le sol de la surface où ce dernier, prenant enfin pied, contemple d’abord les reflets puis l’aspect nocturne du monde réel26. On peut l’affirmer malgré l’absence de tout propos explicite de la part de Platon sur ce point, d’une part en examinant le court passage qui décrit cette étape de la libération, d’autre part en comparant ce passage avec celui qui le suit immédiatement, et qui porte sur la vision du soleil lui-même en tout son éclat. Avant d’avoir accédé à cette vision, quels sont en effet les progrès réalisés par le prisonnier libéré, par rapport à sa situation initiale? Ils consistent pour l’essentiel en ceci, que cet homme a désormais vu des choses qu’il n’avait jamais vues auparavant, dont il ne soupçonnait pas qu’elles existassent ni même qu’elles fussent simplement possibles — car la caverne n’induit pas seulement une certaine représentation de ce qui est effectivement, mais aussi une représentation de ce qui peut être, ou non. Si toutefois le progrès de cet homme ne consistait qu’en cela, il pourrait être tenu pour nul, en ce sens que seules auraient changé les choses vues, mais non le regard porté sur elles. Dans ce cas en effet, tout comme dans le cas où le gain ne consisterait qu’en un certain affinement ou surcroît d’acuité de ce regard, ce dernier resterait pétri des présupposés et des modalités d’exercice qui déterminaient son usage dans la caverne, l’éventuelle amélioration consistant alors tout entière dans la mise en œuvre plus performante d’un regard resté intact en sa nature. L’on pourrait dire sans excès que, dans la mesure où c’est précisément dans la nature des regards qui s’y déploient que consiste la nature de la caverne elle-même, cette dernière n’aurait pas été quittée, et aurait même tout au rebours, en faisant tomber en son champ des choses qui jusqu’alors ne s’y tenaient point, rendu son empire plus vaste, et plus invincible son envoûtement. En tout état de cause, le prisonnier parvenu à ce stade ne serait pas plus capable de se soucier d’autrui (au sens du souci socratique), qu’il ne l’était avant d’être hissé hors du séjour souterrain. Ce n’est en vérité qu’à la vue du soleil lui-même, c’est-à-dire au terme ultime du parcours, que l’affranchi peut comprendre tout à la fois où il est parvenu, et où sont demeurés ses anciens compagnons de captivité. Cette compréhension globale, en effet, ne peut être que rétrospective, puisque ce qui est logiquement premier — le principe d’unité et, aussi bien, la condition de possibilité de cette compréhension — est précisément ce qui, chronologiquement, ne peut être vu qu’en dernier. Ce n’est donc qu’à la vue du soleil que l’affranchi distingue, non plus seulement de nouvelles choses, mais les rapports qui sont entre celles-ci et les anciennes, la hiérarchie de dépendances que ces rapports composent, et le rapport global que toutes choses ont avec un même et unique principe : « Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas »28 ; à quoi il faut ajouter, quoique Platon n’en dise rien ici, le discernement de la présence et de l’activité, en lui-même, de la faculté de discerner tout cela. C’est maintenant, et maintenant seulement, que l’affranchi est vraiment sorti de la caverne, en ce sens qu’il a pleinement rompu avec la manière de voir qui y règne. Deux signes conjoints l’attestent nettement. C’est, tout d’abord, le fait que l’affranchi se réjouit enfin de sa situation29 — et n’a donc plus besoin d’être contraint, le désir de voir le bien étant désormais pleinement sien ; cette réjouissance et cette autonomie, d’ailleurs corrélatives l’une de l’autre, montrent que cet homme est conscient d’être maintenant vraiment lui-même, et d’exercer une activité pleinement conforme aux plus hautes exigences de son être. C’est, ensuite, le fait qu’il retourne sa pensée vers ses anciens compagnons, et cela pour les plaindre30, mesurant maintenant en toute son ampleur la pauvreté de leurs pensées, de leurs réjouissances — et somme toute de leur existence ; cette claire vision de l’essence de la caverne requiert nécessairement, et suit logiquement la complète sortie hors de celle-ci. La révolution intérieure est bien effective, et elle touche explicitement à l’orientation du souci de l’homme : ce dont il ne se souciait aucunement est maintenant l’essentiel à ses yeux, et ce dont il se souciait au plus haut point lui semble maintenant infiniment vain31. Remarquons-le : la réjouissance pour le changement accompli, et l’orientation de l’attention vers la situation initiale ne sont mentionnées, par Platon, qu’après la vision du soleil tel qu’il est en lui-même, et comme une suite de cette vision ; cela confirme qu’elles étaient absentes jusque là, et, par conséquent, qu’aucun souci d’amener autrui au souci du bien et de soi-même ne pouvait encore germer dans le cœur du prisonnier libéré. Il est nécessaire de s’attarder quelque peu sur ces propos de Platon, pour en saisir la signification précise et pour en discerner le rententissement sur la question qui nous occupe. Il faut d’abord prendre acte de ce fait : la contrainte n’est pas requise seulement au début du cheminement vers le bien, pour faire sortir de sa caverne un homme qui, de lui-même, n’en éprouve nulle envie, elle l’est également au terme de ce cheminement, pour faire se tourner vers les autres un homme qui, de lui-même, n’y est aucunement enclin. Cette seconde contrainte ressemble à la première (et à toute contrainte en général), en ce qu’elle est rendue nécessaire par une absence de désir chez celui à qui elle est imposée ; mais elle s’en distingue par ceci, qu’elle s’exerce sur un homme qui est désormais pleinement apte à faire ce que l’on veut lui faire faire. Car le prisonnier libéré parvenu à la contemplation du bien, nous l’avons souligné, est maintenant pourvu de tout ce qu’il faut posséder soi-même pour être capable d’amener autrui à se soucier du bien et de soi-même ; en particulier, il mesure avec une parfaite justesse et la nature de ce souci, et l’éloignement dans lequel se tient, par rapport à ce souci, le prisonnier encore enchaîné. Nul plus que lui n’est à même de secourir les hommes encore entravés dans la caverne ; mais nul moins que lui n’est disposé à le faire. Le mot n’est pas trop fort, il est même très exactement celui qui s’impose. Car tel est le point sur lequel il faut mettre l’accent, pour achever de manifester le caractère énigmatique du souci pour autrui dans le discours platonicien : l’allégorie du livre VII de La République est précisément allégorie de l’accession à l’intelligible39. L’extériorité, par rapport au dispositif allégorique, du libérateur et du souci qui l’anime, n’aurait rien de définitivement et d’absolument déroutant, s’il était possible qu’existât quelque chose d’extérieur à ce dispositif, en matière d’intelligibilité ; si donc, en d’autres termes, il était possible qu’un comportement fût intelligible tout en puisant son motif à l’extérieur de ce dispositif. Mais c’est ce qui est impossible, attendu que l’intelligibilité elle-même et comme telle relève de fond en comble de ce dispositif, constituant même précisément son contenu. Par définition, rien de ce qui est intelligible ne peut être à l’extérieur du dispositif, et tout ce qui reste extérieur au dispositif est nécessairement inintelligible. Et tel est le cas du souci pour autrui. L’on apercevra l’aporie dans toute sa clarté si l’on se replace, pour l’exposer, à l’intérieur de l’allégorie. Qu’on y songe en effet : l’homme qui atteint, voit et connaît le monde intelligible (figuré par la contrée extérieure à la caverne), et qui, au sein de ce monde, connaît et voit ce qu’il y a de suprêmement intelligible, ce dont tout le reste reçoit son intelligibilité même (le bien figuré par le soleil)40, cet homme à qui absolument rien de ce qui est intelligible n’échappe donc plus, et dont, par conséquent, toute la conduite n’est plus reglée que par le souci de l’intelligible — cet homme, lisons-nous, doit être contraint à se tourner vers autrui. D’où il suit nécessairement que ce n’est rien d’intelligible qui exerce cette contrainte, ou plus exactement, que ce n’est au nom de rien d’intelligible que cette contrainte est exercée ; et même, que cette contrainte va à l’encontre de ce que la connaissance du suprême intelligible prescrit, en fait de conduite : car si on laissait la conduite de l’affranchi n’être déterminée que par l’intelligible, cette conduite consisterait à demeurer là où il est, en se désintéressant absolument du sort d’autrui. A cela, l’on est naturellement tenté d’objecter que le libérateur exerce sa contrainte au nom du bien de tous, et qu’il s’agit bien là d’un motif intelligible ; l’on fera même observer que Socrate évoque explicitement la possibilité de convaincre l’affranchi, par le raisonnement, qu’il est juste de lui demander de mettre ses lumières au service du bien de tous41, et que cela confirme le caractère intelligible, rationnel, de la conduite que le libérateur prescrit à l’affranchi. Mais il reste, précisément, que la conduite de ce dernier doit lui être prescrite, et qu’elle doit l’être par autre chose que l’intelligible lui-même. Si donc il y a une intelligibilité de la requête du libérateur, et de l’acceptation de cette requête par l’affranchi, il faut que cette intelligibilité ait son fondement ailleurs qu’en l’intelligible lui-même comme tel : ce qui la rend, pour le moins, fort énigmatique. Du reste l’idée même qu’il y ait à apporter, à l’homme parvenu à l’intelligence de l’intelligible, des explications, l’idée même qu’il y ait à lui tenir des raisonnements devant lui faire apercevoir quelque chose qui, sans cela, lui demeurerait inaperçu — cette idée n’est-elle pas en elle-même étrange au plus haut point ? Ne faut-il pas, de toute nécessité, soit que ce besoin d’explication manifeste que l’affranchi n’a pas encore atteint la pleine connaissance de l’intelligible, soit que, l’affranchi ayant effectivement atteint cette connaissance, il n’ait plus rien à recevoir en fait d’éclaircissement, d’explication et d’indication ? D’où diable pourrait bien venir la lumière dont l’affranchi manquerait encore, et qui, par hypothèse, ne pourrait en aucun cas avoir pour source cela même qui est présenté comme l’unique source de toute lumière (le soleil, le bien) ? Tout tient décidément en ce point, dont rien ne peut atténuer l’évidence et la fermeté : chez Platon, dans le livre VII de La République, on ne trouve, dans l’intelligence même de l’intelligible comme tel, aucun motif de se soucier d’autrui. Le souci pour autrui ne fait pas partie de ce que l’on a, lorsqu’on a acquis l’intelligence de l’intelligible. Or ce qu’une exploration complète du domaine de l’intelligible ne permet de rencontrer nulle part, cela est, strictement, inintelligible. Ainsi le mystère reste entier. Qu’est-ce donc qui pousse le libérateur à se soucier du bien des prisonniers, sachant que ce ne peut être ni l’inintelligence du bien, ni son intelligence soit partielle (cheminement vers le bien) soit complète (contemplation finale), et que l’on ne voit pas qu’il y ait, par rapport au bien, aucune autre position possible ? La République manifeste, en pleine clarté, ce que l’Apologie de Socrate laissait entrevoir : il est incompréhensible qu’un homme se soucie d’amener les hommes à se soucier du bien, et d’eux-mêmes. Et le surcroît de clarté dans la manifestation de l’énigme, d’un texte à l’autre, consiste en ceci, que le caractère incompréhensible du souci pour autrui se déduit rigoureusement d’un discours portant sur l’intelligible lui-même, et sur ce qu’est l’attitude de l’homme selon qu’elle est éclairée ou non par sa lumière, animée ou non par son souci. Non seulement confirmée, l’aporie s’en trouve infiniment durcie : ce qui empêche le souci pour autrui d’être intelligible, c’est que le souci pour l’intelligible, par nature, détourne d’autrui. Que Socrate ait connu le souci pour autrui, ayant même fait de celui-ci le cœur de son existence, cela reste donc à l’état de simple fait, incontestable mais absolument déroutant42. Toutefois l’on peut, en manière de conclusion, s’efforcer de comprendre pourquoi le discours platonicien ne peut faire autrement que de nous laisser en cette singulière obscurité. L’homme parvenu à la contemplation du bien n’est pas incité, par le bien même qu’il contemple, à se soucier d’amener les autres à s’approcher du bien, que ce soit par la tentative d’en susciter en eux l’attrait au prix d’une révolution intérieure, ou par l’effort d’en provoquer en eux un respect plus extérieur, « par la persuasion ou la contrainte ». De lui-même et spontanément — selon une spontanéité qui est la sienne en tant qu’il est désormais contemplateur du bien —il n’envisage ni d’élever les autres jusqu’à la lumière, ni de faire descendre celle-ci jusqu’à eux. Or s’il en va ainsi, c’est manifestement pour des raisons qui touchent à la manière de concevoir la nature de l’âme, d’une part, et à la manière de concevoir la nature du bien, d’autre part. Ainsi se dégage clairement la condition fondamentale de la coïncidence entre souci pour le bien et souci pour autrui : il faut que le bien soit animé lui-même d’un souci, et précisément du souci du bien des hommes ; il faut qu’il soit conscient d’être lui-même leur bien, et soucieux d’être, à ce titre, atteint par eux. Il faut par suite qu’il ne laisse pas croire que l’on peut l’atteindre, lui, sans se soucier d’aider les autres à l’atteindre aussi, mais qu’il fasse savoir que c’est précisément en se souciant d’amener les autres à l’atteindre, qu’on l’atteint soi-même effectivement. Mais qu’est-ce à dire, sinon que le bien doit être un être sachant ce qu’il est et capable d’intérêt pour ce qui n’est pas lui, un être doué de subjectivité, qui ne soit donc pas quelque chose mais quelqu’un ? Si, inversement, chez Platon le souci du bien et le souci pour autrui sont inconciliables, et si le souci pour autrui demeure inintelligible, c’est parce que le bien, qui est l’intelligible même, n’est pas quelqu’un mais seulement quelque chose, qui ne pense ni ne veut ni n’aime rien. Et peu importe à cet égard qu’il doive être reconnu, en dernière analyse, comme consistant chez Platon en une Idée, ou en autre chose ; sa détermination essentielle est, ici et pour nous, négative, et consiste en ce que, en tout état de cause, le bien platonicien ne peut absolument pas être un sujet. C’est pourquoi les conclusions de l’ensemble des analyses qui précèdent ne tiennent finalement à rien qui soit particulier à tel ou tel dialogue platonicien, bien qu’elles soient issues de l’étude conjointe de deux dialogues en particulier. L’attitude de Socrate envers autrui, décrite par Platon, est, chez Platon, inintelligible, et il est logique qu’elle le soit, puisqu’elle est rendue positivement impossible par deux traits majeurs de la doctrine platonicienne elle-même : l’âme éprouve un désir et un souci infinis, mais n’en suscite pas ; le bien suscite un intérêt et un désir infinis, mais n’en éprouve aucun. Si l’exécution de Socrate bouleversa Platon, c’est sans doute parce qu’elle fut à ses yeux l’injuste mise à mort d’un maître incomparable ; mais peut-être est-ce aussi, plus profondément, parce qu’il ne pouvait faire autrement que d’y voir la destruction d’un miracle. 1. Cet article reprend, en les remaniant, quelques passages de mon ouvrage Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000. 2. C’est uniquement, en effet, sur Socrate tel qu’il est dépeint par Platon, que porte la présente étude. 3. Apologie de Socrate, 30d, trad. E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 : « (...) ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour l’amour de moi que je me défends à présent, il s’en faut de beaucoup ». 4. Id, 29a-b. 5. Id., 40b-41d. 6. Id., 37a. 7. Id., 30e. 8. Riens philosophiques, trad.K. Ferlov et J. Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, p.51 ; p.53. 9. Apologie de Socrate, 39 c-d, trad. citée. 10. Socrate a vécu en « (s)’examinant (lui)-même et les autres » (id.,28e) ; il n’a cessé et ne cessera jamais d’ « exhorter » les Athéniens et de leur « faire la leçon » (29d) ; il dit aux Athéniens, comme il a « l’habitude » de le faire : « si quelqu’un d’entre vous (...) prétend qu’il en prend soin [ie de son âme], je ne le lâcherai pas et ne m’en irai pas immédiatement, mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le passerai au crible (...) » (29e) ; il se décrit comme « le taon qui, de tout le jour, ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous (...) » (30e). 11. Id., 31a. Un peu plus haut : « Si en effet, vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre homme qui, comme moi, ait été littéralement, si ridicule que le mot puisse paraître, attaché à la ville par le dieu, comme un taon à un cheval grand et généreux, mais que sa grandeur même alourdit et qui a besoin d’être aiguillonné » (30e). 12. Id., 33c. Le dieu en question semble être Apollon, auteur de l’oracle qui désigna Socrate comme le plus sage des hommes (21a). C’est en effet pour tenter de comprendre le sens de cet oracle que Socrate entreprend d’ « examiner » les autres et de leur faire apercevoir leur ignorance (21c). Impossible, en tout état de cause, de confondre ce dieu avec le fameux démon : loin de donner à Socrate des missions, et donc de le pousser à l’action, celui-ci se borne toujours, comme il est bien connu, à le retenir et dissuader d’agir (31d ; 40a). 13. Les exemples ne manquent pas en effet, dans la littérature grecque, qui montrent tel personnage plaidant son innocence en imputant son action à l’irrésistible influence d’une divinité. Que l’on songe, chez Euripide, à Oreste imputant son matricide à l’influence d’Apollon — ce même Apollon, justement, par lequel Socrate se dit incité à faire ce qu’il fait : « Tu sais ce qu’est Phoibos. Installé sur son siège au mileu 14. Apologie de Socrate, 38a. 15. Voir à cet égard les propos d’Alcibiade dans le Banquet : contrairement à tous les autres grands hommes, Socrate n’a absolument aucun pair ; il est unique en son genre et ne peut être comparé à aucun homme (221c-d). 16. Apologie de Socrate, 22 b-c. Selon le Ménon, c’est aussi le cas des politiques (Thémistocle, Aristide, Périclès) : cf. 93c-94c. 17. Apologie de Socrate, 31 b. 18. Il en va exactement de même des politiques : cf. Ménon, 99c. 19. Cf. par exemple le Banquet, 209c-d. 20. Il n’y a pas, dans l’Apologie de Socrate, le moindre indice permettant de supposer que cela ait été le cas (contrairement à ce qui a lieu dans le Ménon, par exemple, où l’hésitation entre les diverses origines possibles de la vertu, et l’interrogation sur les conséquences qui en découleraient quant à la transmissibilité de celle-ci, sont clairement discernées et explicitement formulées). 21. Le libérateur de La République cessera d’être tout à fait identifiable à Socrate quand, ayant mené à bien la libération proprement dite, il devra pousser celui qu’il a libéré à retourner dans la caverne ; mais — comme nous le soulignerons le moment venu — ce sera pour endosser un rôle très similaire à celui que joue, dans l’Apologie, le dieu. Aussi la légitimité du parallèle ici effectué entre les deux œuvres n’en est-elle pas altérée, au contraire. 22. La République, 517a. 23. La pistis (croyance) dont il s’agit ici est en effet un mode de la doxa (opinion), et elle est à ce titre dépourvue du recul, de l’interrogation et de la lucide confiance qui sont au contraire constitutifs de la pistis comme foi en Dieu. Voir sur ce point l’excellente mise au point de D. Folscheid, L’esprit de l’athéisme et son destin, Paris, Editions Universitaires, 1991, pp.93-95. 24. Id.,516c-d. 25. Id., 517a. 26. Id., 516a-b. 27. Id., 516a. 28. Id., 516b-516c, trad.G. Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002. 29. Id., 516c. 30. Ibid. 31. Id., 516d. 32. Id., 516e-517a. 33. Id., 517c. 34. Id., 519c. 35. Id., 519d. 36. Id., 520a. Un point, ici, peut surprendre. Tandis que, dans le Ménon, la capacité à gouverner est présentée comme plus qu’humaine (elle consiste en la possession d’opinion droites inspirées par le dieu, cf.99c), elle ne l’est plus dans La République (elle consiste en une science que l’âme humaine, comme telle, est apte à atteindre) ; quant au désir de gouverner, il n’en est rien dit dans le premier cas (Ménon), ce qui incite à n’y voir rien que d’humain, et il est très explicitement présenté, dans le second cas (La République), comme étant absent de l’âme humaine contemplant le bien, en tant qu’elle le contemple. Le premier aspect, celui de l’aptitude, ne touche guère à notre propos, et la tension entre les deux textes est d’ailleurs plus apparente que réelle, puisqu’en la toute fin du Ménon, la possibilité d’une transmission d’homme à homme de l’aptitude à gouverner est évoquée (100a). Plus importante et plus délicate est la question du désir de gouverner. Oui ou non, ce désir peut-il naître en un homme de façon tout humaine ? Pour y voir clair, il faut s’interroger sur le bien en vue duquel il s’agit de gouverner. S’il s’agit de défendre la cité lors d’une guerre (sécurité), ou d’assurer sa suprématie sur d’autres (puissance), ou encore d’en assurer la cohésion interne (ordre), le désir de gouverner peut venir de l’homme lui-même, mais le bien qui en est l’objet n’est pas, alors, le vrai bien, idée ou principe absolument universel, mais plutôt un ensemble d’intérêts particuliers : tel semble bien être le cas, dans le Ménon. Au contraire, s’il s’agit du bien véritable, en et pour soi, comme c’est le cas dans La République, le désir d’en promouvoir le souci et d’en assurer le respect dans la cité demeure humainement incompréhensible, ainsi que l’on est en train de le voir. 37. Id., 519e-520a. 38. Apologie de Socrate, 31a. Sans doute, le bien d’autrui ne prend-il pas exactement la même forme dans les deux cas. Dans l’Apologie, il s’agit pour Socrate de conduire autrui à une élévation intérieure, à une intime conversion au bien ; dans La République, il s’agit pour l’affranchi, sous la motion du libérateur, non pas de susciter chez les prisonniers cette conversion que le libérateur suscita d’abord en lui (nulle part il n’est question d’envoyer l’affranchi vers les prisonniers pour les faire sortir à leur tour de la caverne), mais de faire régner le bien dans la caverne, plutôt sous une forme autoritaire et extérieure (« par la persuasion et la contrainte », 519c). Mais il reste que ce sont bien là deux manières de faire le bien d’autrui, l’une étant seulement plus parfaite que l’autre. 39. La République, 517d. 40. Le soleil, situé dans le domaine du visible, est lui-même visible ; il est logique que, parallèlement, le bien soit lui-même intelligible. Cela est conforme au sens de l’analogie entre visible et intelligible, et du reste rien, dans le texte platonicien, n’indique que le bien serait au-delà de l’intelligible (il est situé par Platon au-delà de l’essence — cf.VI, 509b —, ce qui est différent). Au contraire, certains passages suggèrent nettement que le bien est intelligible (il est dans le lieu intelligible : VI, 508c), et même plus précisément connaissable (cf.VI, 508e : « Comme [la forme du bien] est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance », trad.cit.). 41. Id., 520d. L’ensemble du raisonnement est : nous t’avons formé tout exprès en vue du bien de la cité, et non pas seulement du tien propre ; tu as donc une dette à honorer, en contrepartie de ce que tu as reçu (520b-520d). — Il est à remarquer que le terme « nous » désigne ici le libérateur, et que c’est par égard pour celui-ci que l’affranchi se résoudra à retourner dans la caverne, non par souci pour les prisonniers eux-mêmes. 42. Il en va de même à propos de ces hommes dont Socrate dit lui-même, dans La République, qu’ils sont « soucieux du bien de la cité » (412c). 43. Banquet, 209c ; 210c. 44. Ou du beau, dans le Banquet ; une fois celui-ci atteint, il n’est plus du tout question d’autrui, ce qui montre que le rôle de ce dernier était tout relatif, et l’intérêt qu’on lui témoignait tout conditionnel. Cf. 211b-212a. 45. L’affranchi platonicien, dans le cours de sa vie, s’occupera de garder les autres et de regarder le bien ; mais ce sera alternativement, moyennant des détournements successifs, toute orientation vers l’un des deux objets impliquant de tourner le dos à l’autre (id., 520d). 46. Faut-il dire que le bien platonicien ne se soucie que de lui-même, ou qu’il ne se soucie absolument de rien ? La seconde proposition semble s’imposer, dans la mesure où la première implique une réflexivité, un rapport de soi à soi que rien ne suggère chez Platon (alors qu’elle est nettement affirmée, par exemple, chez Aristote à propos de Dieu, ce dernier étant animé d’un intérêt infini — et exclusif — pour lui-même : cf. Métaphysique, L, 7 et 9). Mais pour notre propos, peu importe à vrai dire : ce qui est essentiel, c’est que, dans un cas comme dans l’autre, est exclu l’intérêt pour autre chose que soi. |
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