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Exemples de dissertations

 

Pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ?


Remarques générales

Le sujet présuppose qu'il y a une vérité, qu'il est difficile mais possible de la reconnaître, et il demande la ou les raison(s) de cette difficulté pour nous (= pour tous les hommes en général). Il ne faut donc pas se demander s'il y a une vérité absolue ou pas, mais se contenter d'envisager la forme de vérité dont l'existence est incontestable (par ex : si j'ai fait quelque chose et que j'affirme que c'est bien moi qui l'ai fait, je dis la vérité ; si je dis que les ombres n'existent pas par elles-mêmes, mais sont le résultat d'une projection de lumière sur des objets, je dis une vérité). Dans tous les cas, le vrai est ce qui est conforme à la réalité, que celle-ci soit physique ou non.

La notion de reconnaissance peut prendre, dans ce sujet, deux formes : reconnaître au sens de voir, discerner, distinguer du reste ; et reconnaître au sens d'admettre, avouer. Dans le premier cas, il s'agit de s'interroger sur les obstacles qui rendent difficile la connaissance de la vérité, alors même qu'on la cherche et qu'on la désire loyalement ; dans le second, il faut s'interroger sur ce qui nous rend difficile d'admettre le vrai, lors même que nous le connaissons. Ne pas arriver à reconnaître la vérité au premier sens, c'est tomber dans l'erreur, alors que ne pas la reconnaître au second sens, c'est commettre un mensonge (non pas une erreur mais une faute).

Pour l'ordre il n'y a pas de règle absolue : on peut considérer qu'il faut commencer par le domaine de l'honnêteté morale et la question du désir pour la vérité, parce que les problèmes relatifs à la connaissance du vrai ne se poseront que pour un être qui, déjà, a décidé de la chercher. Mais on peut aussi considérer que l'ordre inverse est préférable, puisque, pour s'interroger sur les obstacles à l'admission (aveu) de la vérité, il faut déjà qu'elle soit connue, et donc que les obstacles à sa découverte aient été surmontés. Pour des raisons de facilité de construction, on choisira ici la seconde mise en ordre.


Introduction

Reconnaître la vérité peut vouloir dire aussi bien la voir, la discerner, que l'admettre ou l'avouer. Or la question « pourquoi avons-nous du mal à reconnaître la vérité ? » suggère que, dans les deux cas, nous n'avons aucun mal à ne pas le faire, comme si l'homme (« nous ») avait en lui une sorte de pente naturelle menant à l'erreur et au mensonge, ou du moins, comme si l'homme ne faisant pas d'effort (ne se donnant pas de « mal ») était naturellement enclin à tomber dans ces deux travers. Qu'est-ce donc qui s'interpose d'abord, et dès le départ, entre l'homme et la vérité ? Est-ce le même genre d'obstacle dans les deux cas (discerner le vrai, admettre le vrai), et le même genre d'effort à produire pour le surmonter ? Tout sera différent, semble-t-il, selon que la difficulté vient uniquement ou principalement de nous, ou bien de quelque chose d'extérieur à nous. Et si l'obstacle est en nous plutôt que dans les choses elles-mêmes, encore faut-il se demander en quelle partie de nous il prend sa source dans chacun des deux cas.

La suite n'est pas rédigée comme un devoir, mais va à l'essentiel et emploie parfois le ton du conseil donné à un élève ; donc, à ne pas imiter tel quel !

Ière partie

On se demande pourquoi nous avons du mal à discerner le vrai et à ne pas le confondre avec le faux. On envisage le vrai comme ce qui est conforme à un état de fait réel (physique ou non). Dans ce cas de figure, le vrai ne se dissimule pas à nos yeux, il n'y a pas de volonté de nous tromper, mais un double obstacle, vu avec Hegel en particulier : a) la « surface » des choses, leurs apparences éventuellement trompeuses, et b) nos opinions, idées immédiates qui nous bouchent la vue. Mais le principal obstacle est le second, et il est donc en nous : car la surface des choses se laisse percer et traverser sans résistance si nous faisons ce qu'il faut pour cela. C'est donc surtout nous-même qu'il faut vaincre, c'est sur nous qu'il faut travailler pour atteindre le vrai. Si nous nous laissons aller à nos premières impressions, sans « nous donner de mal », nous passerons donc à côté du vrai. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce que nos yeux sont d'abord bouchés par nos opinions. Cf. Descartes ou Platon (rappel : en choisir un, et l'exposer de façon un peu développée, plutôt que de mentionner les deux et les bâcler tous les deux).

transition : mais cela suppose que la vérité soit, de son côté, inerte, disponible et acceptant d'être découverte ; or est-ce toujours le cas ?

IIème partie

Les choses se compliquent lorsque nous avons affaire à une volonté libre, donc à autrui. Cette fois l'obstacle au discernement du vrai (on garde le même sens de « reconnaître » qu'en Ière partie) n'est pas seulement en nous, mais aussi à l'extérieur de nous : autrui peut me tromper, me présenter comme vrai ce qui, en fait, ne l'est pas. Et cela parce que autrui, en tant qu'être libre, est capable de produire volontairement ses propres apparences, une « surface » qui peut masquer ou déformer le vrai (alors que quand il s'agit de choses ou de concepts, la « surface » n'est pas volontairement produite). Dans ce cas, même si je prends conscience de mes opinions et les mets de côté, même si je vois les choses « telles qu'elles sont », je peux manquer la vérité, car ce que pense vraiment, ce que veut vraiment, ce que ressent vraiment quelqu'un, je ne peux le connaître que s'il me le montre sans déformation. Nous avons du mal à reconnaître la vérité parce qu'elle dépend d'une libre volonté qui n'est pas la nôtre. On peut croire que l'autre nous dit la vérité alors qu'il nous ment, ou croire qu'il veut nous tromper alors qu'il nous veut du bien. Illustration de ce dernier cas : la difficulté du prisonnier platonicien à reconnaître la vérité à propos des intentions du libérateur à son égard.

transition : cela signifie donc qu'il est possible de ne pas désirer la vérité, de la refuser, et que l'accepter n'est pas forcément facile. Pourquoi ? (remarque : en construisant ainsi la succession des parties, on rend manifeste un lien entre les deux aspects du sujet, celui de la connaissance et celui de l'honnêteté morale, car avec autrui et les vérités qui le concernent, la première dépend de la seconde).


IIIe partie

C'est le second sens de « reconnaître » qui passe au premier plan. Celui qui ment, cherche à tromper, se donne de fausses apparences, n'a pas de mal à discerner et à connaître la vérité : il la connaît même forcément, lorsqu'il s'agit de vérités à propos de choses dont il est lui-même la source : ce qu'il a fait ou dit, ce qu'il pense, ce qu'il ressent, etc. L'obstacle est donc uniquement en lui, contrairement au cas examiné en Ière partie, et il est d'une autre nature : non dans sa raison (insuffisamment ou mal employée), mais dans sa volonté. Il ne veut pas de la vérité. En ne reconnaissant (admettant) pas la vérité, il me rend difficile de la reconnaître (discerner). Et cette tendance existe en nous tous : admettre la vérité, l'avouer, la manifester, nous est difficile, cela nous demande un effort. Pourquoi ? Parce que bien souvent nos intérêts ou nos désirs s'y opposent. Nous ne sommes pas spontanément amoureux du vrai (= philo-sophes), mais plutôt de nous-même, de notre petit moi (« personnel » ou « empirique », dirait Kant).

Conclusion

Qu'il s'agisse de connaître la vérité ou de l'admettre, nous avons du mal à le faire en raison de la pente naturelle qui est la nôtre tant que nous n'avons pas travaillé et lutté contre nous-même ; mais ce n'est pas la même partie de nous-même qui doit être vaincue dans les deux cas : pour arriver à connaître, c'est l'usage de notre raison qu'il faut réformer, tandis que pour arriver à admettre, c'est l'orientation de notre volonté qu'il faut modifier.


***


Peut-on être l'esclave de soi-même ?


[Remarque d'ordre général : sur un tel sujet, il est indispensable de faire ressortir le caractère apparemment contradictoire et absurde de l'idée proposée ; un travail de réflexion logique et de bon sens sur les données du problème est donc nécessaire, et cela de préférence dès la première approche.]

Est-il possible d'être dans une situation de servitude à l'égard de soi-même ? La question soulève vite de nombreuses difficultés d'ordre logique. Elle contraint à se demander si l'idée même d'un rapport de soi avec soi (et non avec autre chose) est possible : comment pourrait-on se dédoubler ? Elle conduit ensuite et surtout à se demander si, en admettant qu'un tel dédoublement soit possible, il peut prendre la forme de l'esclavage. Car même s'il était possible que je m'obéisse et me commande à moi-même, il ne s'ensuivrait pas aussitôt que je serais alors l'esclave de moi-même : en effet, toute obéissance n'est peut-être pas nécessairement servile. Qu'est-ce donc que le « soi » ou le « soi-même » ? Dans quelle mesure lui est-il possible d'entretenir une relation avec lui-même ? Et à quelles conditions une soumission relève-t-elle de la servitude ?

La notion même d'esclave appelle un complément : on ne peut être l'esclave que de quelqu'un ou de quelque chose, qui est alors maître. L'esclave, traité en simple instrument possédé par un autre, se voit imposer la volonté de ce dernier. Pour être l'esclave de soi-même, il faudrait donc pouvoir occuper les deux places à la fois, celle de l'esclave et celle du maître. Cela signifierait du même coup que l'on ne pourrait pas être l'esclave de soi-même sans être forcément aussi le maître de soi-même : si c'est de moi-même que je suis l'esclave, c'est donc que je suis soumis à moi-même, et que mon maître n'est autre que moi. Deux raisons majeures semblent alors rendre très problématique, voire absurde, l'idée que je puisse être l'esclave de moi-même.
Premièrement, il faudrait que je puisse en quelque sorte me dédoubler, occuper deux places et deux rôles en même temps, et qui plus est deux rôles absolument opposés ! Or comment pourrais-je être à la fois quelque chose et son contraire ? Cela semble nettement contrevenir au principe d'identité, qui stipule que A et non-A ne peuvent être vrais en même temps et sous le même rapport. Le « je » qui est le mien n'est-il pas, par définition, fondamentalement un ? Comment perdrait-il cette unité sans perdre, du même coup, son sens et même sa réalité ? Cela semble impossible ; je ne puis être que l'un (maître) ou l'autre (esclave), mais non pas les deux à la fois, sauf peut-être à envisager quelque « dédoublement de la personnalité », qui nous renverrait alors au domaine de la pathologie (schizophrénie en l'occurrence) : mais même dans ce cas le problème logique demeurerait.
Deuxièmement, même en admettant que ce dédoublement soit possible, une autre difficulté se présente : si je suis forcément le maître de moi-même, au moment même où je suis l'esclave de moi-même, comme on l'a vu, il semble nécessaire d'en conclure que je suis alors un être libre, c'est-à-dire le contraire d'un esclave. Être maître de soi-même, n'est-ce pas en effet la définition même de l'homme libre ? Et si je suis libre, comment serais-je en même temps esclave ? L'idée d'un esclavage à l'égard de soi-même semble donc absolument contradictoire, et paraît se détruire elle-même.
Pourtant, s'il est vrai qu'une chose, une réalité matérielle, ne peut pas se dédoubler pour entrer en rapport avec elle-même, n'est-ce pas aller trop vite que de considérer qu'il en va de même pour l'homme ? Il faut au moins envisager qu'en cet être-là existe une dimension à laquelle le principe d'identité ne pourrait s'appliquer de façon aussi immédiate.

L'homme, semble-t-il, n'est pas un bloc, et le « soi-même » qui est le sien pourrait être assez riche, et divers en lui-même, pour donner sens à l'idée d'une soumission de soi à soi. Qu'est-ce en effet que « je », moi, moi-même ? D'une part un ensemble d'éléments et d'aspects physiques, psychologiques, etc. : ce que Kant désignait comme « sensibilité » ou dimension « empirique » de ma personne ; et d'autre part la conscience même qui me permet de le savoir et de le dire. Alors semble s'avérer la présence en moi de deux dimensions au moins, qui paraissent à bien des égards antagonistes : celle du sujet conscient et pensant, et celle de l'individu empirique animé de pulsions et de passions. Si ces deux dimensions sont bien constitutives de moi-même, et si elles sont presque toujours en conflit, l'idée que l'une soit vaincue par l'autre et soumise à elle cesse de paraître absurde ; elle semble même tout à fait logique. Deux grandes formes « d'auto-asservissement » seraient alors à envisager.
Tout d'abord celle que suggère par exemple [... ici deux possibilités d'illustration : soit Freud soit Nietzsche ; on mentionne ici rapidement les deux, sachant que, dans le devoir, il faut plutôt en retenir une des deux. 1) la pensée de Freud : si nos pensées et nos décisions conscientes, « volontaires », sont en vérité le résultat de la « sublimation » de nos pulsions, selon des processus inconscients que nous ne maîtrisons pas, on peut alors considérer qu'une partie de nous-même est entièrement soumise à une autre, qui la détermine et la manipule à son gré. Ainsi Freud dit-il de façon imagée que l'homme comme sujet conscient « n'est pas maître dans sa propre maison ». 2) la pensée de Nietzsche : si nos pensées et nos décisions conscientes sont nécessairement les effets et les reflets de la quantité et de la qualité de la force vitale, ou « volonté de puissance », qui constitue le fond de notre être, alors la conscience peut et doit être vue comme étant seulement l'instrument de cette dimension non consciente qui en détermine l'emploi et le cours.]. Mais s'il est vrai, à l'inverse, que la conscience est capable de maîtriser toutes les tendances issues du corps, de l'inconscient ou de la volonté de puissance, de sorte qu'elle peut penser et agir tout à fait indépendamment de celles-ci, et même contre elles, alors il semble que le rapport de domination de soi sur soi existe tout autant : il est simplement inversé, et c'est la partie instinctive et pulsionnelle de nous-même qui est, cette fois, réduite à la servitude par notre dimension spirituelle ; ainsi chez Descartes, dans Les passions de l'âme notamment, notre libre-arbitre nous donne le pouvoir de nous abstraire de toutes les forces qui sont en nous malgré nous, voire même de les plier à notre volonté et de les mettre au service de celle-ci ; plus nettement encore peut-être, Platon soutient au début du livre VII de sa République que l'orientation de notre désir est fondamentalement soumise au pouvoir de notre raison, et que, même si notre corps est la prison de notre âme, cette dernière reste libre de s'en affranchir autant qu'il est en elle. Ainsi donc, il serait bel et bien possible d'être l'esclave de soi-même, et cela d'une double façon : soit par l'asservissement de la conscience au corps et/ou à l'inconscient (ou à la volonté de puissance), soit par l'asservissement du corps et/ou de l'inconscient (ou de la volonté de puissance) à la conscience.
Un tel schéma demeure cependant trop rapide, ne serait-ce que parce qu'il sous-entend que conscience et corps (ou inconscient, ou volonté de puissance) sont « nous-même » au même degré. Or est-ce vraiment le cas ? En particulier, est-ce vraiment de soi-même que l'on est esclave lorsque c'est la dimension non-consciente qui décide des pensées et actions ?


Il semble difficile, à la réflexion, de considérer le corps ou l'inconscient comme étant un « soi » au sens strict. Ne s'agit-il pas plutôt de ce qui est en nous sans être vraiment nous ? C'est ce que paraît confirmer l'idée, avancée par Pascal en ses Pensées, que toutes nos caractéristiques physiques, mais aussi psychologiques ou intellectuelles, peuvent varier, voire disparaître pour certaines, sans que nous cessions pour autant d'être nous-même. Ce que nous sommes vraiment, ce qui est vraiment nous, serait à chercher uniquement en notre dimension spirituelle : ce que Je suis, au sens strict, c'est seulement ma dimension consciente en tant qu'elle est capable de se déterminer elle-même, de décider par elle-même de ce qu'elle pense, veut et fait. C'est seulement lorsque cette dimension commande, que je puis vraiment dire que je pense, ou que je fais ceci ou cela ; si à l'inverse, pensée et action sont déterminées par le corps ou l'inconscient, alors ce n'est précisément pas moi qui pense ou agis, mais plutôt quelque chose qui pense ou agit à travers moi. Du reste Freud lui-même ne réservait-il pas le terme « moi » à la désignation de la conscience, utilisant celui de « ça » pour désigner l'inconscient et signifiant par là que ce dernier n'est pas moi au sens plein du terme ? La conséquence semble claire : si ma conscience est soumise à ma dimension non-consciente, alors il y a bien esclavage, mais pas à l'égard de moi-même ; le Je est bien esclave mais c'est autre chose que lui qui est le maître.
Inversement, il paraît logique de considérer que, lorsque la conscience domine la dimension non-consciente, le Je est alors maître mais non point esclave : car alors, ce qui est soumis et réduit en servitude, c'est justement autre chose que moi au sens strict ; il y a bien esclavage, mais pas de moi-même. Davantage même : il y a lieu de se demander si, en vérité, la notion d'esclavage est encore appropriée dans ce cas. Certes, il y a bien domination de la conscience sur le corps, par exemple ; et l'on peut dire que celui-ci est l'instrument de celle-là. Mais peut-on vraiment dire pour autant que le corps est alors esclave de la conscience ? Un instrument est-il l'esclave de celui qui l'utilise ? Il semble bien que non. On ne peut parler d'esclavage que dans le cas où un être doué de conscience, et donc capable de liberté, est traité comme un instrument : seul un être qui pourrait et devrait être libre peut être qualifié d'esclave. Or ce n'est pas le cas du corps : par définition non-conscient et non-libre, il n'est pas plus un esclave, lorsqu'on l'utilise, que ne l'est un marteau, par exemple, ou n'importe quel outil.
Il semble donc qu'il ne soit pas possible d'être l'esclave de soi-même : soit il y a bien esclavage du soi, mais alors ce n'est pas à l'égard de lui-même, mais de ce qui est en lui sans être vraiment lui ; soit il y a bien une domination du soi, mais à l'égard d'autre chose que lui-même (le corps, l'inconscient, la volonté de puissance...), et cette domination ne peut pas être considérée comme relevant de l'esclavage. Pour que ce soit le cas, il faudrait que la relation de domination et de servitude prenne place à l'intérieur même de ce qui, en soi, est vraiment soi : la conscience.

Or cette possibilité prend un sens si l'on considère de plus près l'absolue liberté qu'un Sartre, par exemple, reconnaît à la conscience [NB : ici encore plusieurs autres auteurs peuvent servir de support : Descartes, Kant, Hegel...]. En effet dans une telle perspective, lorsque nous sommes dominés par nos penchants, dans la mesure où il est en notre pouvoir de ne pas l'être, ce ne sont jamais nos penchants eux-mêmes qui nous dominent, mais c'est « quelque chose » d'interne à notre esprit qui s'impose à notre esprit. Celui-ci se dépossède lui-même de son pouvoir de maître, et lui seul peut le faire : c'est la figure du « salaud » ou de l'homme de la « mauvaise foi ». La puissance de domination que possèdent nos penchants n'est alors que le résultat de cette auto-dépossession : cette puissance qu'ils exercent sur l'esprit leur vient, en dernière analyse, de celui-ci, qui est alors à la fois le véritable patient et le véritable agent, les penchants eux-mêmes ne jouant qu'un rôle d'intermédiaire entre l'esprit et lui-même. Mais comment identifier et désigner ce « quelque chose », intérieur à la conscience même, qui est l'agent de cet abandon ? Son sens général paraît clair : il s'agit d'une aspiration à ne plus vouloir, à ne plus être sujet. Mais faut-il y voir un désir, comme semble l'indiquer sa surdité aux exigences de la raison ? Ou une volonté, comme paraît l'impliquer l'idée que seule la volonté peut se démettre d'elle-même et que, par conséquent, une telle démission ne peut être que volontaire ? Volonté qui serait alors retournée contre elle-même, devenue sa propre ennemie, s'empêchant elle-même, par son propre pouvoir, d'exercer son pouvoir...
Au-delà des difficultés soulevées par son identification précise, ce qui semble clair, c'est que son action est bien celle d'un dominus qui veut s'imposer de force, plier à ses exigences et utiliser à son profit les ressources de l'esprit, alors qu'il est lui-même l'une d'entre elles. Le rapport, ici, est bien de soi à soi, c'est bien le même qui est à la fois dominus et seruus, maître et esclave. Et le cas de figure où nous parviendrions à juguler cette « volonté de ne pas vouloir », cette non-volonté qui en est encore une, et qui ne peut cesser d'être elle-même qu'en continuant de l'être, ce cas de figure ne ferait qu'inverser les termes du rapport sans modifier la nature de celui-ci : puisque cette mauvaise volonté est par définition insensible au discours de la raison, on ne saurait la dominer à la manière d'un magister qui parvient à convaincre, mais seulement à la manière d'un dominus qui arrive à contraindre.

L'esclavage envers soi-même, au sens tout à fait rigoureux de l'expression, ne semble donc possible qu'à cette double condition : que le soi ait la consistance infiniment fluide de l'esprit, pour être capable de se priver lui-même de sa liberté ; et qu'il puisse éprouver cette fluidité infinie comme une infinie pesanteur, pour pouvoir souhaiter s'en défaire.

 

***

 

L'éducation est-elle un obstacle à la liberté ?


Si l'éducation paraît si souvent empêcher la liberté, c'est sans doute parce que cette dernière est envisagée comme pouvoir de satisfaire tous ses désirs. Mais si, en vérité, la liberté est bien autre chose que ce qu'en suggère cette vision commune, la réponse à la question « l'éducation est-elle un obstacle à la liberté ? » devient problématique. Et cela d'autant plus que la notion d'éducation, elle aussi, pourrait bien être plus complexe qu'elle n'en a l'air. Imposition d'interdits et d'obligations, apport de savoir-faire, stimulation de l'interrogation sur soi-même comme sur toutes choses, elle semble être tout cela à la fois ; selon l'accentuation choisie, qu'en sera-t-il de son rapport avec la liberté ? Et finalement, quelle conception de l'homme se trouve-t-elle mise en jeu par cette interrogation ?


La conception la plus apparemment évidente de la liberté coïncide avec celle qu'en proposait déjà Calliclès, personnage du Gorgias de Platon : être libre, c'est pouvoir donner satisfaction à toutes ses passions « à mesure qu'elles éclosent ». Si on l'adopte, tout semble clair. En effet l'éducation, de son côté, implique nécessairement des interdictions, qui vont s'opposer à la satisfaction de certaines de nos envies ; c'est, par exemple, principalement sous cette forme qu'elle apparaît chez Freud : faisant barrage à celles de nos pulsions qui s'avèrent incompatibles avec les exigences de la vie en société, les règles de l'éducation s'intériorisent peu à peu en nous, sous la forme d'un « gardien » qui refoule certains de nos désirs avant même qu'ils ne soient devenus conscients. L'éducation implique également des contraintes, qui vont nous amener à faire des choses que, de nous-mêmes, nous ne désirons pas. La conclusion s'impose : l'éducation est bien un obstacle à la liberté.
Pourtant, même en conservant cette première vision de la liberté, la réponse ne peut être aussi simple. Regardée de plus près, la liberté ainsi conçue comporte en effet deux éléments : pour être libre, il faut d'une part que ce soit notre désir qui soit satisfait, et d'autre part que nous ayons la capacité ou les moyens de le satisfaire. Or l'éducation n'est pas seulement imposition d'obligations et d'interdits, elle est aussi apport de savoir-faire, exercice et développement de nos facultés : même si c'est sous forme de contraintes, et donc en quelque sorte malgré nous, il n'en reste pas moins que notre puissance de réflexion et d'action s'en trouve accrue. Et ce développement est bien l'une des conditions essentielles de la liberté.
En somme, l'éducation paraît avoir un impact ambigu et même contradictoire sur la liberté : d'un côté, elle développe nos moyens, notre pouvoir d'agir et de penser ; mais d'un autre côté, elle fixe à notre place les buts au service desquels nous devons utiliser ces moyens (elle nous impose de faire certaines choses et de s'abstenir de certaines autres). Mais de ces deux aspects, l'un n'est-il pas plus essentiel que l'autre ? La liberté ne réside-t-elle pas davantage dans le choix des buts que dans la possession des moyens ? Par définition, ce sont les moyens qui sont au service des buts : c'est la détermination de ces derniers qui semble bien constituer le cœur même de la liberté. Dans la mesure, donc, où c'est justement cela que l'éducation empêche, il faut dire qu'elle est non pas uniquement, mais principalement, un obstacle à la liberté.
Mais la liberté est-elle bien ce qu'en dit Calliclès ? L'homme libre est-il vraiment celui qui a les moyens de donner satisfaction à tous ses désirs ?

 

Si nos envies, nos désirs, font partie de ce qui est en nous malgré nous, s'ils sont pour ainsi dire des éléments étrangers à notre « je » véritable, alors, les suivre et les satisfaire systématiquement ne signifie pas être libre, tout au contraire. La véritable liberté consisterait parfois, peut-être même le plus souvent, à être capable d'agir indépendamment d'eux, voire contre eux : ainsi l'ego dont parle Descartes dans le Discours de la méthode, le siège de ce libre-arbitre qu'il évoque dans Les passions de l'âme, est-il précisément capable de s'abstraire des désirs ou passions, et il n'est pleinement lui-même que dans la mesure où il le fait. L'homme libre serait celui qui, après avoir discerné de son mieux ce qui lui semble bon, bien ou juste, oriente sa volonté vers ce but, que ses désirs, intérêts, appétits aillent dans le même sens ou non. A l'inverse, se soumettre aveuglément à ses désirs serait une forme particulièrement grave d'asservissement, puisque cela reviendrait à laisser autre chose que soi-même décider de ce que l'on fait. Concernant l'impact de l'éducation sur la liberté, cela change tout : en s'opposant à nos désirs, l'éducation ne fait pas pour autant obstacle à notre liberté, puisqu'elle s'oppose à ce qui s'y oppose ! Du moins, cela oblige-t-il à considérer la question de plus près.
En effet, si l'éducation ne conduit qu'à remplacer nos désirs, comme principes déterminants de nos actes, par les désirs de nos parents, ou par les impératifs purement pratiques de la vie en société (comme c'est le cas chez Freud, semble-t-il), ou encore par les opinions et intérêts d'un parti (pensons à l'exemple des jeunesses hitlériennes), ne continue-t-elle pas de faire obstacle à notre liberté ? Certes, en nous forçant à renoncer à nos envies, on peut considérer qu'elle favorise de toute façon notre accession à la liberté, puisqu'elle nous détache de l'un des adversaires les plus redoutables de celle-ci. Mais si c'est pour remplacer cet adversaire par d'autres, à peine moins néfastes, le gain de liberté semble quasiment nul : disons, tout au plus, que l'asservissement aura diminué de quelques degrés. Fondamentalement, le libre-arbitre cartésien sera toujours empêché de s'exercer, notre « je » véritable (ego) sera toujours déterminé par des forces extérieures à lui ; et pour l'essentiel, l'éducation restera bien un obstacle à la liberté...
Une question encore inaperçue semble toutefois réclamer notre examen, précisément à la lumière des réflexions qui viennent d'être menées : peut-on vraiment continuer d'appeler « éducation » une pratique qui consisterait à implanter, en l'autre, un ensemble quelconque de règles et de valeurs ?

Faire entrer en quelqu'un, par la répétition, la menace de punition ou la promesse de récompense, des opinions et des types de conduite, c'est créer en lui des réflexes et des habitudes ; or tel quel, un tel processus ne semble pas différer du dressage que l'on impose à certains animaux. Dans les deux cas, on s'adresse uniquement, ou du moins prioritairement, à la sensibilité de l'autre, non à son intelligence ; on n'attend pas de l'autre qu'il comprenne et accepte ce qu'on lui impose, mais seulement qu'il le fasse. Et s'il en va ainsi, c'est parce que, dans les deux cas, l'autre est vu et traité comme l'élément d'un projet ou d'un désir extérieur à lui, autrement dit : comme un moyen.
Cette similitude est révélatrice et autorise à affirmer qu'une éducation véritable, s'adressant à l'être humain en tant que tel, ne peut pas être conçue de cette façon, puisque celle-ci nie l'humanité même de l'autre. Cette humanité, pour être pleinement affirmée, ne requiert-elle pas que l'éduqué soit vu et traité comme une fin en soi et comme un sujet ? Autrement dit, comme un être promis à devenir la libre source de ses actes et pensées, et du même coup à en être pleinement responsable ? C'est bien ainsi que Sartre, par exemple, définit l'homme : un être irréductible à la somme de ses caractéristiques, capable de décider souverainement de l'emploi qu'il fait de ces dernières, et cela quelles que soient les influences et forces extérieures qui chercheraient à en décider pour lui. Mais précisément (et peut-être Sartre, dans L'existentialisme est un humanisme, insiste-t-il trop peu sur ce point), cet état de sujet libre n'est pas immédiatement donné, il s'agit de le devenir, puis de le rester. Nous sommes d'emblée pleins d'opinions, d'habitudes et de soumission à des instances extérieures ; le but de l'éducation ne sera donc pas de les créer ou d'en ajouter de nouvelles, mais tout au contraire, d'apprendre à s'en dégager ; non pas de développer simplement nos facultés ni de nous fixer des buts, mais de nous rendre aptes à en fixer nous-même.
Son sens serait alors celui d'une lente prise de distance, à l'intérieur même de soi, par rapport à ses désirs et qualités de tous ordres : sous cet angle, son action sera donc essentiellement négative à l'égard de tout ce qui est immédiatement là en nous : c'est ce que souligne fortement G. Bataille en définissant l'éducation, dans l’Érotisme, comme « négation du donné naturel à l'intérieur de nous ». Mais un autre aspect, positif cette fois, est tout aussi essentiel : il s'agit de stimuler et d'encourager l'affirmation de soi comme sujet ; et cela, dans la mesure où la liberté ne consiste pas seulement à ne pas être déterminé par l'extérieur, mais aussi et surtout à se déterminer soi-même. Alors, à condition d'être menée dans cet esprit, l'éducation n'est pas un obstacle à la liberté, mais sa condition.

Tout dépend donc de la profondeur du sens que l'on parvient à donner à ces deux notions : l'éducation, la liberté. Et il semble finalement que la réponse de l'opinion courante, à savoir que l'éducation est effectivement un obstacle à la liberté, repose sur une vision largement fausse de celles-ci. Si, en fait, la liberté est bien autre chose que l'assouvissement des désirs, et si l'éducation est bien autre chose qu'un dressage amélioré, alors c'est l'absence d'éducation qui doit être vue comme un obstacle à la liberté.

 

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Agression et progression

 

Comme l'indique leur commun radical, agression et progression consistent tous deux en un certain mouvement, une avancée, une rupture avec un état de repos, que ce dernier soit physique ou d'un autre genre. Plus précisément, la progression se définit non comme un mouvement quelconque, mais comme une avancée vers un but ou un terme, l'éloignement par rapport à ce dernier permettant inversement de définir la régression ; et que ce point terminal ait la forme d'une représentation consciente et précisément déterminée (skopos) ou qu'il constitue le terme d'une finalité immanente et naturelle (telos), la progression semble impliquer nécessairement l'usage de moyens qui permettent de l'atteindre, ou de s'en approcher ; à tout le moins cette avancée aura-t-elle des effets, soit sur ce qui progresse, soit sur autre chose que lui, soit sur les deux. Quel genre de rapport avec l'altérité et avec soi-même est-il donc induit ou requis par l'emploi de moyens en vue de l'avancée vers un terme ? Cet usage et ces effets auront-ils nécessairement la forme d'une détérioration, voire d'une destruction de ce qui est ainsi employé? Comment avancer sans, du même coup, agresser, faire violence, éventuellement aussi et surtout à soi-même ? Et comment entrer soi-même en mouvement autrement que par une impulsion imprimée de l'extérieur, éventuellement violente ? Tout semble dépendre du genre de but vers lequel il s'agit de s'acheminer, ou d'acheminer l'autre, dans la mesure où la nature des moyens et les modalités de leur usage en découleront nécessairement ; et même si agression et progression doivent s'avérer indissociables, leur association semble pouvoir prendre des visages et des significations fort différents.


I. Une double raison semble d'abord militer en faveur de l'existence d'un lien nécessaire entre progression et agression, qui tient à la nature particulière d'un premier genre de buts, et par suite à l'emploi d'un premier genre de moyens.
Premièrement, l'usage même d'un moyen paraît impliquer que l'on fasse mouvement vers ce dernier pour s'en emparer, l'enrôler, l'user, voire le consommer. Ce qui est abordé et traité comme un moyen est nécessairement arraché à son repos en soi-même, mis en relation de subordination avec autre chose que soi, et en ce sens, agressé.
Deuxièmement, dans la mesure où le but est tel qu'il ne peut être possédé ou accompli que par un seul ou quelques uns, tout en étant visé ou désiré par plusieurs ou par tous, la progression vers lui a le sens d'une concurrence qui paraît impliquer lutte, conflit, et violence : de fait et nécessairement, mon avancée vers le but s'opposera à celle d'un ou plusieurs autres, et réciproquement.
Comme on le voit, c'est bien le fait de se situer dans un certain ordre de buts qui impose ce double lien entre agression et progression : et cet ordre semble être par excellence celui de la nature. Entendu comme règne du besoin et de la choséité, de l'être singulier inscrit dans l'espace et dans le temps, celui-ci donne nécessairement à la progression la forme d'une affirmation de soi qui implique la négation de l'autre. Comme il est particulièrement visible dans le domaine du vivant, l'existence naturelle consiste en effet en une avancée, sans cesse reprise, vers la conservation et l'expansion de soi comme individu et plus essentiellement encore comme espèce. Nul vivant qui ne vise à persévérer dans son être, et qui ne consomme pour cela d'autres vivants, transformant violemment ceux-ci en sa propre substance et niant, par là, l'identique aspiration qui les anime pour leur part. But (survie) et moyens (instinct) sont ici imposés, et indissociables : se résumant à un ensemble de forces dont l'orientation est déjà décidée, et dont le but est tel que le succès de tel être est incompatible avec celui de tel autre, l'être vivant est voué à n'avancer qu'en assimilant et en détruisant. Mais en va-t-il autrement pour l'homme ? Qu'en est-il de sa capacité à rompre avec la logique de la nature qui vient d'être esquissée ? [C'est l'interrogation devant laquelle nous place Sade lorsqu'il affirme, dans Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, la stricte identité d'essence de l'homme et des autres vivants, et qu'il en déduit tout ensemble la nécessité pour l'homme d'agresser son semblable pour accomplir les tendances naturelles présentes en lui, et l'hypocrisie de toute protestation morale là-contre.] et/ou [C'est l'interrogation devant laquelle nous place René Girard, en concevant, dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, le désir humain comme étant essentiellement mimétique : si une même chose ne peut être désirée par un homme sans être par là-même désirée par un ou plusieurs autre(s), alors qu'elle ne peut appartenir qu'à un seul, toute avancée vers elle prendra nécessairement la forme d'une rivalité violente]. C'est devant elle aussi, et plus radicalement encore, que nous place Nietzsche, en présentant l'homme, dans sa Généalogie de la morale, comme animé par une force vitale ou volonté de puissance, qui n'est point à entendre comme une réserve de moyens ou un principe d'animation dont il aurait à décider librement de l'orientation et de l'emploi, mais comme ce qui constitue la substance même de son être, ce qui le définit et, à tous les sens du terme, le dirige. Invinciblement poussé à exprimer et à répandre à l'extérieur cette essence sienne, qui constitue toute son intériorité, et à permettre ainsi à cette vitalité de jouir du sentiment d'elle-même, l'« homme fort » ou l'« aristocrate » nietzschéen le pourra certes en édifiant et en construisant (œuvres d'art, empires politiques...) ; mais cette réalisation affirmative de soi aura pour nécessaire corollaire la négation violente de l'altérité, l'écrasement et la destruction : plus vive encore que la faim de bâtir semble être en lui la « soif d'ennemis », de résistance surmontée et de victoires (op.cit., Première dissertation, §§10 et 13).

Un lien nécessaire semble donc exister entre progression et agression, lorsque le soi est conçu comme puissance, c'est-à-dire à la fois comme force et comme potentialité (conformément à la signification aristotélicienne du terme dunamis), tension nécessaire vers une fin qui, par nature, fait obstacle à la poursuite par l'autre de cette même fin. Est-ce à dire que ce lien sera nécessairement brisé, si l'intériorité de l'homme se conçoit sur un tout autre mode ? L'affirmation et la reconnaissance de la dimension de l'esprit comme irréductible à l'être naturel et à sa logique propre, ouvre-t-elle la possibilité d'une progression non agressive ?

 

II. La conscience, comme faculté de se distancier radicalement de l'altérité, comme présence à lui-même d'un soi dégagé de toute détermination préalables, paraît modifier le sens de la notion de progression. Du côté des fins apparaît le pouvoir de les déterminer librement, et d'en viser qui outrepassent les exigences vitales ; du côté des moyens apparaissent à la fois la nécessité de les élaborer et le loisir de les employer ou non, en fonction de critères eux-mêmes non vitaux. Mais la rupture avec la nécessité de l'agression n'en est pas garantie pour autant, et cela pour une double raison.
Tout d'abord, parce que la réalité de l'autonomie de la conscience ne va pas de soi. La conscience, comme faculté de se détourner du naturel, pourrait n'être elle-même qu'un moyen détourné de mieux progresser dans l'ordre du naturel. La figure nietzschéenne du « faible », être foncièrement réactif, s'en veut l'illustration. L'agression qu'il subit l'engage à accomplir une progression tout autre que celle de l'homme fort : non l'expansion vigoureuse et violente d'une puissance qui, précisément, lui fait défaut, mais l'abandon du terrain de la force pour gagner celui de l'esprit, par le développement de la pensée consciente et du langage. La puissance est alors présentée, par lui, comme n'étant plus le fond ni la fin de l'être, mais moyen à disposition d'un « substrat neutre » ou libre arbitre qui a désormais à rendre compte de son emploi : ainsi naît la morale comme volonté de dépassement de la nature. Mais cet abaissement de la force ne profitant qu'à celui qui en est dépourvu, et l'affirmation du libre arbitre donnant à celui-ci le pouvoir de maîtriser l'autre en instillant en lui la mauvaise conscience, il s'avère que l'intérêt vital reste bien le fondement de ce qui prétend le dépasser, que c'est toujours le même but qui reste visé sous les apparences du contraire : l'affirmation de soi par la négation de l'autre. Le renoncement à l'agressivité n'est que la plus subtile des formes de l'agression, le refus du rapport de force n'est qu'un nouveau moyen de l'exercer encore, et le vrai progrès du faible aura consisté à devenir capable d'agresser plus et mieux, pour atteindre lui aussi le seul et unique but possible : vivre.
C'est une tout autre « négation de la négation » et un tout autre progrès que Hegel escomptait du heurt des volontés, en sa fameuse description de la lutte pour la reconnaissance (« maîtrise et servitude », La phénoménologie de l'esprit). L'agression de l'autre n'y vise pas la supériorité dans l'ordre de la nature, mais la supériorité sur cet ordre même, et cela avant tout à l'intérieur de soi : car la lutte avec autrui apparaît ici comme la manifestation extérieure et le moyen d'une victoire sur soi-même comme simple vivant, qui est le vrai but. Le « maître » ne domine son vis-à-vis que dans la mesure où il domine en lui-même cette dimension de la choséité, de la naturalité ayant pour loi la persévérance dans l'être à tout prix, par laquelle l'autre, de son côté, se laisse dominer : accepter de mourir, c'est tuer en soi le pouvoir de la choséité ; vouloir absolument conserver sa vie, c'est donner à la choséité les pleins pouvoirs. La progression consiste bien ici à nier l'empire de la nature, non à trouver un nouveau moyen de s'y conformer. Mais c'est bien encore l'agression qui, seule, la rend possible : comme si la logique de la nature continuait à s'imposer là même où il s'agit de s'en extraire. La conscience de soi, enjeu du combat, a beau être d'une tout autre nature que la possession d'un territoire ou d'une proie, elle doit cependant comme ceux-ci être à l'un ou à l'autre, et il faut que l'un renonce à son statut d'être spirituel pour que l'autre progresse dans l'affirmation du sien.

Cette persistance de la nécessité de l'agression indique-t-elle que la rupture avec la nature n'est qu'apparente, comme une lecture nietzschéenne inviterait à le penser ? Ou indique-t-elle que cette rupture, tout en étant bien réelle, demeure inadéquate à son propre objectif – si bien qu'il y aurait ici à progresser encore dans la compréhension et dans la pratique mêmes de ce que, pour l'esprit, progresser veut dire ?


III. Pour tenter d'en décider, il faut d'abord clarifier les raisons de la nécessité de l'agression dans le dispositif hégélien. Pourquoi donc mon élévation au-dessus de la choséité requerrait-elle l'enfermement de l'autre en celle-ci ? Qu'est-ce qui fait obstacle à une progression conjointe des esprits vers leur fin, dès lors que, comme c'est le cas dans le dispositif hégélien, ils en ont tous le désir et que l'immatérialité de la fin visée semble en assurer la possibilité ? La réponse semble résider dans ce double point : la négation de la choséité ici effectuée est seulement immédiate, et elle ne donne accès qu'à un soi spirituel (« conscience de soi ») lui-même immédiat. Le « maître », en effet, ne s'est libéré de la choséité qu'en la rejetant purement et simplement, et il s'est posé au-dessus d'elle comme un esprit qui se contente de trôner en ce surplomb, ne faisant désormais rien d'autre que d'être ce qu'il est et ne progressant plus. La modalité du progrès, ici, semble en contredire le sens : l'esprit ne s'est hissé au-dessus de la choséité que pour se poser lui-même comme une substance reposant statiquement en elle-même, autrement dit comme esprit dans la forme même de la choséité. Un tel but se présente alors logiquement comme un trophée à disputer : comme toute chose il ne peut être possédé par l'un que s'il est enlevé à un autre.
Or par là l'esprit se contredit au moins autant qu'il ne s'affirme. La vraie progression consistera pour lui dans l'accomplissement d'une vie de l'esprit dont la réalisation progressive en l'autre ne fait nullement obstacle à son déploiement en lui-même. Davantage : peut-être est-ce en reconnaissant et en favorisant l'être-esprit de l'autre, plutôt qu'en le niant, que le mien progressera lui-même vers sa fin. Telle est, du moins en partie, la proposition que semble faire Platon dans la célèbre allégorie qui ouvre le livre VII de sa République. Enfermé dans la choséité en ce sens qu'il n'a affaire qu'à des images de choses coupées de leur origine, isolées et immédiatisées, avec lesquelles il entretient un rapport lui-même immédiat (évidence sensible, simple constat de leur succession de fait), le prisonnier voit d'abord comme un agresseur celui qui vient l'en extraire, et comme une régression cette extraction qui lui est imposée. L'agression est bien réelle, dans la mesure où l'un s'avance vers l'autre pour l'arracher à son repos, à sa quiète coïncidence avec lui-même – et cela en le faisant souffrir. Mais loin de viser son statut d'être d'esprit, c'est en vérité à la choséité du prisonnier, donc à son emprisonnement même, que cette agression s'en prend : le « libérateur » platonicien agresse ce qui, en l'autre, empêche la progression de l'autre vers le but véritable de l'esprit. L'inversion par rapport à la lutte hégélienne semble complète : ici l'imposition d'une servitude n'est plus que l'apparence déformée de l'acceptation d'un service, le « libérateur » se faisant volontairement le moyen de l'élévation de l'autre, loin de contraindre l'autre à devenir le moyen de la sienne, et acceptant pour cela d’apparaître pour le contraire de ce qu'il est : un ennemi. Cette progression de l'autre est-elle corrélative d'une régression pour lui-même ? Chez Platon le « libérateur » tend bien à ressentir comme une régression, pour lui-même, le fait de quitter le séjour intelligible où se tient la fin dernière de l'âme, pour venir chercher celui qui s'en détourne. Mais d'une part, il reste que l'idée du Bien est par nature susceptible d'être « possédée », partagée par tous, sans que personne doive pour cela en être privé. Et l'on peut considérer, d'autre part, que le « libérateur » a tort de voir une régression dans son abandon momentané du soleil, plutôt que le parachèvement de sa propre rupture avec toute choséité. En faisant de la progression de l'autre sa fin à lui, en se faisant agressif à la manière d'une torpille qui anesthésie la fausse affirmation de soi (Ménon) et d'un taon qui stimule la véritable (Apologie de Socrate), Socrate fait-il autre chose que progresser lui-même dans l'accomplissement de la « mission » divine qui donne forme et sens à sa vie (id.) ?
[complément possible et même souhaitable, car il approfondit et radicalise la vision platonicienne : E. Lévinas, dans Totalité et infini et Autrement qu'être ou au-delà de l'essence : autrui, comme visage (= vu comme irréductible à tout ce que l'on peut en voir), m'« ordonne » d'avoir souci de lui avant d'avoir souci de moi, et de pousser ce souci de lui jusqu'au don total de moi. Il fait ainsi radicalement obstacle à ma tendance à déployer mon être et à persévérer en lui, à m'« épanouir », et cela par le simple fait qu'il est (indépendamment, donc, de ce qu'il dit ou fait). Par là il agresse ma tendance à la progression, à l'avancée vers la satisfaction de mes besoins ou désirs – et cela, non pas au sens où je devrais limiter cette progression, pour laisser une place à la réalisation de la sienne, mais y renoncer complètement. Autrement dit, avec Lévinas la vraie progression (= avancée vers le vrai et le bien) consiste justement à ne pas se défendre contre l'agression que le visage de l'autre exerce contre ma volonté de progresser (= avancée vers ma satisfaction)].

 

Ainsi agression et progression semblent-elles bien liées par nature l'une à l'autre, mais selon un lien lui-même susceptible de progresser. A la nécessité d'écarter l'autre pour s'emparer d'un butin (sensible ou intelligible) qui ne peut appartenir qu'à un seul, se substitue finalement la nécessité de s'approcher de l'autre pour le détourner par force du règne de la force en lui, et l'amener ainsi à jouir avec soi d'un butin que l'on a soi-même auparavant reçu. L'agression demeure de mise, pour pallier à l'agression que chacun de nous s'inflige à lui-même, en se détournant de ce vers quoi il a à progresser.

 

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I Rappels généraux

Introduction

L'« accroche » n'est pas absolument indispensable, et elle doit être courte.

Pas d'auteurs philosophiques ni de doctrines.

L'« annonce de plan » (qui du coup est mal nommée) doit indiquer des problèmes, et non pas des thèses : non pas « on va voir que » ou « on va montrer que », mais « on va s'interroger sur ».


Conclusion

Elle doit être courte et NE PAS ETRE UN RESUME. Il ne s'agit pas de rappeler ce qu'on a vu, mais de dire QUEL RESULTAT découle de tout ce qu'on a vu.

Elle ne doit pas non plus faire mention d'auteur ni de doctrine.


Corps du devoir

Entre le début et la fin, il doit y avoir une progression, un approfondissement dans l'appréhension des notions en jeu, et donc de la question.

Chaque partie doit s'achever par une PROPOSITION DE REPONSE CLAIRE ET EXPLICITE à la question posée (sujet).


II. Sur le sujet Faut-il respecter la nature ?


Ce que je propose ici est une entrée progressive dans la complexité du sujet, qui permet de voir comment les grandes composantes d'un plan se dessinent peu à peu. Ce qui attire plus directement l'attention sur cet aspect est écrit en bleu.

La forme la plus évidente et la plus simple de la question est : Est-il nécessaire de ne pas détériorer la nature comme ensemble de la réalité physique ? Et si oui, au nom de quoi ?
La réponse la plus évidente et la plus simple à cette question est : oui, il le faut, parce que l'homme a besoin de la nature (ainsi définie) pour rester vivant.

Si on regarde cela de plus près, on voit que :

« Respecter » signifie ici : ne pas nuire, ne pas détruire, ne pas endommager, laisser intact. On remarque que la définition du respect est alors essentiellement négative : respecter consisterait à s'abstenir de faire certaines choses. [même si, au début, on prend la notion de respect en ce sens, on se doute déjà que, par la suite, cette définition devra être interrogée et sans doute modifiée ; car suffit-il de ne pas faire certaines choses pour que l'on puisse vraiment parler de respect?]

L'idée qu'il faut respecter implique qu'il est possible de ne pas le faire, autrement dit que le respect est une attitude possible, et non pas nécessaire au sens où il serait impossible qu'elle ne soit pas. On doit donc préciser de quel genre de nécessité il s'agit ici : même si le respect de la nature est absolument indispensable, il ne va pas être réalisé forcément, automatiquement, naturellement. En ce sens il apparaît déjà que le respect de la nature est envisagé ici comme n'étant pas une attitude elle-même naturelle (sinon ce ne serait pas une attitude qu'il faut adopter).

La raison qui justifie cette attitude envers la nature n'est pas la nature elle-même, mais la survie de l'homme ; la nature est donc considérée comme une condition ou un moyen, utile ou indispensable pour autre chose qu'elle.

 

[ébauche d'une première partie :]

On suppose donc qu'il y a d'une part la nature, et d'autre part l'homme ; et donc, par la même occasion, que la nature n'est pas tout. On s'aperçoit même que la question (le sujet) ne peut exister qu'à cette condition : si la nature était tout, s'il n'y avait rien d'extérieur à elle ou rien d'autre qu'elle, la question de savoir s'il faut ou pas la respecter ne pourrait tout simplement pas être posée. Plus précisément encore : la question « Faut-il respecter la nature ? » ne peut se poser qu'à un être qui n'appartient pas lui-même totalement à la nature, pour une double raison : a) il faut que la nature puisse être, par rapport à lui, un ob-jet, quelque chose qui est devant lui, à distance de lui, sur lequel il exerce une certaine action ; et b) l'attitude qu'il va adopter envers la nature n'est pas elle-même déterminée par la nature (sinon, encore une fois, la question ne se poserait pas).
[on voit donc qu'il est trop rapide et très insuffisant de dire quelque chose du genre : « l'homme doit respecter la nature parce qu'il lui appartient, parce qu'il est lui-même produit par la nature ». En disant cela, on passe complètement à côté d'un problème, voire d'une éventuelle contradiction : si l'homme doit respecter la nature, si le respect de la nature est une attitude qu'il doit adopter mais qu'il peut ne pas adopter, c'est justement parce qu'il ne lui appartient pas de fond en comble, qu'il y a en lui quelque chose d'autre qu'elle – et donc, quelque chose qui ne paraît pas pouvoir provenir d'elle. Dans la construction d'un plan, ce sera à prendre en compte – par exemple, dans ce que je propose plus bas, comme transition indiquant le caractère problématique d'une position comme celle de Nietzsche].

On pose la survie de l'homme comme un but nécessaire, qui justifie le respect de la nature. Mais ce but, par quoi est-il lui-même justifié ? Pourquoi faut-il que l'homme survive ? Deux grandes possibilités :

 

[ébauche d'une seconde partie:]

Parce que c'est une aspiration inscrite en lui comme en toute espèce vivante ? Dans ce cas, il s'agirait d'un but fixé par la nature ; d'où une nouvelle difficulté ! Car alors, l'homme adopterait une attitude non déterminée par la nature, pour atteindre un but déterminé par la nature. L'idée serait : il faut respecter la nature (ne pas la détériorer), sinon l'exigence de la nature (= la survie) ne sera pas respectée. Autrement dit : il faut respecter la nature, parce qu'il faut respecter la nature. En ce sens la nature ne serait pas seulement pour l'homme un moyen, comme on le croyait au début, mais aussi une fin en soi. Dans le même mouvement, la notion de respect prendrait un nouveau sens : il ne s'agirait plus seulement de ne pas nuire à la nature, mais de lui obéir, d'adopter le but fondamental qu'elle prescrit, et donc de la reconnaître comme constituant le bien suprême. [Ce cas de figure semble donc complexe et confus ; d'un côté, l'homme serait suffisamment à distance de la nature pour qu'il lui soit possible de faire autre chose que ce qu'elle prescrit, et d'un autre côté, il serait quand même inclus en elle puisqu'il devrait régler son existence sur ce qu'elle prescrit. Au bout du compte il n'y aurait donc pas de vraie différence entre la nature et la nature de l'homme. – Il y a là de quoi faire une partie, qui peut être illustrée par la pensée de Nietzsche, car chez cet auteur, on a justement ces deux aspects à la fois : d'un côté, tout être suit nécessairement la nature (= veut survivre, affirmer son être, persévérer en lui), mais d'un autre côté, il y a certains êtres qui, pour faire cela, vont à l'encontre de la vitalité elle-même et lui nuisent (les « faibles »)]. Cela conduirait à répondre « oui » à la question posée, à tous les sens du « respect » (ne pas nuire, obéir, approuver, reconnaître comme bon). Mais avec un double point problématique : comment la nature pourrait-elle produire un être (le « faible ») qui va à l'encontre d'elle-même ? Et la « volonté » d'être et d'étendre son être (« volonté de puissance »), qui définirait la nature, est-elle vraiment respectable ? (autrement dit : dans ce cas, l'homme est-il vraiment l'homme, et la nature est-elle vraiment digne d'être respectée?)


[ébauche d'une troisième partie:]

Parce que la survie est elle-même condition d'autre chose, d'un autre ordre que la nature et ses exigences (= l'existence de l'esprit, ayant des besoins et des buts tout autres que ceux de la nature) ? Cette fois, ce serait donc autre chose que la nature qui conduirait à respecter la nature. Du coup celle-ci resterait au rang de moyen, et ne serait pas fin en soi ; et le respect à avoir envers elle ne dépasserait pas le stade du « ne pas nuire », « préserver ». Cela conduirait à répondre « oui » mais avec restriction : « oui » il faut ne pas nuire à la nature, il faut la préserver, mais « non » il ne faut pas la reconnaître comme valeur suprême, ni se soumettre inconditionnellement à ses exigences. Et dans la mesure où le « non » porte sur le sens le plus profond de « respecter », il faut même dire que c'est plutôt « non » qui l'emporte. [Ici aussi il y a de quoi faire une partie, dans laquelle il s'agirait d'articuler les deux dimensions alors présentes en l'homme, la nature et l'esprit (au sens hégélien, ie : ce qui est « irréductible à la choséité »). Avec cette fois une rupture radicale entre nature et nature de l'homme, mais, en même temps, la nécessité de penser leurs rapports à l'intérieur du même être (l'homme). Pour cela, un appui sur la pensée de Platon ne donnera pas le même résultat qu'un appui sur la pensée de Hegel, par exemple (chez le premier, les deux dimensions restent totalement hétérogènes, et la « nature » comme ordre du sensible est plutôt digne de méfiance, voire de mépris ; chez le second c'est plus complexe, car « nier » la nature veut dire aussi la « conserver »].

 

 

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