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Nature et formes du don Résumé
La réflexion méthodique sur la notion de don a été, jusquà présent, lapanage presque exclusif de deux grands types de discours : Dune part, le discours des sciences humaines, et plus particulièrement celui de la sociologie. Du point de vue de la quantité de ses productions portant sur le don, cest ce type de discours qui apparaît comme le plus imposant, et de loin. Mais étant par nature impropre à linterrogation sur lessence du don, une telle approche ne peut être que foncièrement insuffisante, si précieux que soient les matériaux quelle offre à la réflexion. Lon trouve dautre part, concernant le don, un discours proprement philosophique, mais dont les productions relèvent presque toutes dun même genre : celui dune philosophie se disant et se voulant postérieure à la métaphysique. Entendons par là, dune façon qui ne peut être ici que très générale : une philosophie qui pense pouvoir et devoir rompre avec la métaphysique dite « classique » celle dont on dit communément quelle régna de Platon à Hegel. Que la philosophie se préoccupant sérieusement du don soit aussi la philosophie qui se présente comme postérieure à la métaphysique classique, cela nest pas dû au hasard. Il est de fait, en effet, que de Platon à Hegel (et même au-delà), presque rien nest dit du don. En tout état de cause, celui-ci napparaît nullement comme un concept fondamental, et encore moins comme le concept autour duquel le discours philosophique devrait sédifier. Cest ce qui justifie limpression selon laquelle quelque chose, dans le don, invite à ne pas sen tenir au discours de la tradition. Mais lattitude quil convient dadopter à légard de celle-ci, pour penser le don, nen est pas élucidée pour autant. Que la tradition philosophique nait presque rien dit du don, cela ne montre pas immédiatement quelle nait presque rien à en dire, ni par conséquent que, pour en dire plus, il faille passer à un autre genre de discours. En la matière, lexemple à suivre nous a semblé être le travail de Claude Bruaire. Dans le dernier de ses grands livres (Lêtre et lesprit), ce penseur a su montrer que la notion de don recèle une richesse de signification et une puissance déclaircissement tout à fait réelles, sagissant de la conception de lêtre de lhomme. La manifestation de cette richesse et de cette puissance sy effectue au moyen dune reprise et dune réanimation et non dun simple rejet des concepts de la tradition philosophique ; en cela, ce penseur offre lexemple dune certaine attitude, faite à la fois de fidélité, de circonspection et daudace. Mais la manifestation de la fécondité du concept de don demeure, en cette uvre, partielle ; dabord parce quelle se déploie exclusivement dans le domaine de la pure ontologie ; ensuite parce que, même dans ce domaine, elle naccède sans doute pas à son plein développement. Il est donc permis de considérer cette uvre, au moins jusquà un certain point, comme une invitation à poursuivre une entreprise dont elle naurait établi elle-même que certaines bases fondamentales. Sinspirer de cette attitude et répondre à cette invitation, tel est en somme lesprit du travail qui est présenté ici, et dont nous allons proposer maintenant une rapide vue densemble. I. La première partie, consacrée au don ontique, vise un double objectif : dune part, examiner de façon précise lune des formes essentielles que le don est susceptible de prendre ; selon cet aspect, il sagit dentrer sans attendre dans la particularité du contenu, et de déterminer les caractères qui reviennent en propre à ce type de don, qui consiste à donner quelque chose, cest-à-dire une réalité particulière et déterminée, pouvant être de nature matérielle mais aussi bien idéelle ou encore affective, soit, de façon tout à fait générale, un étant doù lappellation de ce type de don. Dautre part, à la faveur de cet examen dun mode particulier du don doivent commencer dapparaître certains des caractères universels du don, nécessairement inhérents à tout don quel quil soit. Sagissant de ces caractères universels, le don en vient à être défini comme lattitude ayant son centre et son principe dans celui à qui elle sadresse, cest-à-dire dans le donataire. Il y a don lorsque tout ce qui a lieu est défini et déduit à partir de ce qui reçoit ; tout ce qui a lieu, cest-à-dire : ce qui est apporté, la manière dont cela est apporté, le fait même quon lapporte, et la manière dêtre ou attitude fondamentale de celui qui lapporte. Il sensuit que dans le don, le destinataire ne peut être caractérisé que comme une fin en soi ; et corrélativement, que tout apport en lequel le destinataire nest pas abordé comme fin en soi, mais comme moyen, élément, paramètre, étape, etc., ne peut en rigueur être considéré comme un don ; létablissement de ce point absolument déterminant rend possible, et appelle même une critique de la pensée sociologique (Mauss et ceux qui sen réclament au moins en partie, comme A. Caillé, J. Godbout ou V. Descombes, mais aussi Lévi-Strauss), inapte à penser lhomme singulier comme fin en soi. Linterrogation se porte alors sur ce qui rend possible la visée de lautre comme fin en soi ; et la notion de conscience apparaît ainsi au cur de la problématique du don, et cela dune façon elle-même problématique. Par rapport au mode de visée dautrui requis par le don, la conscience est, en effet, à la fois obstacle dans la mesure où elle réifie, au moins jusquà un certain point, ce quelle vise et condition sine qua non dans la mesure où ne peut se faire jour, sans elle, nulle décision délibérée et libre. Il sagit alors de tenter de déterminer aussi précisément que possible dans quelle mesure un « dépassement » de la conscience est requis, en tenant compte de ce fait essentiel que la conscience ne peut pas ne pas participer elle-même, et activement, à cet éventuel dépassement, et quelle ne peut non plus être purement et simplement abolie par celui-ci. Cest plus spécialement vers la philosophie dinspiration phénoménologique (J. Derrida, J.-L. Marion), qui écarte trop promptement la conscience en lassignant à la seule appréhension de létant, que se dirige alors la critique. Concernant maintenant les caractères spécifiques du don ontique, ceux-ci sont envisagés dun double point de vue : tout dabord en eux-mêmes, puis sous le rapport de leur incidence sur le don en général et comme tel. Selon le premier aspect, il sagit de concentrer la réflexion sur le « quelque chose » qui est donné, puisque la spécificité du don ontique réside précisément en ceci, quil est don de quelque chose. On cherche alors à déterminer le ou les type(s) détants qui, par nature, seraient particulièrement appelés à être donnés (plutôt que vendus, échangés ) ; comme lon a affaire à une extrême diversité dobjets possibles, lon sen tient sur ce point à une simple esquisse, manifestant les déterminations les plus générales de létant qui peut et doit être donné. Se dégage ainsi ce principe : ce qui réclame particulièrement dêtre donné, cest ce qui présente ces deux caractères apparemment incompatibles que sont « lêtre-pour » (le fait dêtre destiné à , dêtre en vue de ) et « lêtre-fin » (le fait davoir sa destination en soi-même, et de nadmettre ainsi aucun équivalent, ni aucun prix). Selon le second aspect, qui concerne lincidence du caractère ontique du contenu sur le don comme tel, lon tente de montrer que le don ne peut pas être pleinement lui-même, cest-à-dire pleinement à la hauteur de ses propres exigences, sil sen tient à un contenu de ce genre. Quel quil soit, en effet, le « quelque chose » ne peut permettre au don datteindre ce qui est pourtant son but essentiel et sa raison dêtre, à savoir : conduire lautre (le donataire) à ne pas seulement être une fin en soi, de manière immédiate et par rapport à une visée extérieure, mais à devenir pour lui-même une fin à atteindre, et à sacheminer intérieurement vers la vérité de son être. Pour atteindre un tel but, il faut passer à une forme de don toute différente, dont lexamen fait lobjet de la seconde partie. II. Dans la première étape de celle-ci, il
sagit détablir clairement la nécessité darracher lautre à sa
dispersion dans lextériorité, ou à son enlisement dans lordre de
létant arrachement que le don ontique est impuissant à produire ,
cest-à-dire à une manière dêtre en laquelle il est comme détourné de
lui-même et irrespectueux de son propre être. Lun des textes les plus célèbres
de lhistoire de la philosophie est celui dans lequel on voit Socrate prôner et
décrire cet arrachement (livre VII de la République).
Relu à la lumière de la problématique du don, ce texte permet de comprendre que
larrachement en question nest possible, précisément, que comme un don, et il
permet den discerner la raison : cest que cet arrachement nest
nullement désiré par celui qui doit en bénéficier, et que le don est la seule manière
possible de procurer ce qui nest pas désiré. On voit en même temps que ce don est
essentiellement négatif, puisquil napporte rien de déterminé, mais libère,
au contraire, de toute adhérence aux déterminations extérieures : doù son
appellation de don non ontique. Lon
discerne enfin que ce don, comme du reste toute éducation
bien comprise, implique par essence lintervention dun donateur qui soit
quelquun, et exclut celle dune instance dépourvue de subjectivité :
doù un examen critique du statut et du sens de langoisse telle quelle
est définie et thématisée par Heidegger. Ce don est bien dun genre tout à fait nouveau par rapport au précédent, en raison de son contenu, de la manière dont il seffectue, mais aussi de ce à quoi il livre accès. Car cest avec la vérité de son être que le bénéficiaire de ce don est amené à renouer. Cest précisément à lexamen de cet être, envisagé dans sa vérité universelle et, par suite, comme être de lhomme, que la seconde étape de cette partie est consacrée ; et cest alors la notion de substance (ainsi que celle, qui lui est étroitement liée, dessence) qui occupe particulièrement lattention. Là encore, lon semploie à montrer que le recours à cette notion « classique » est profondément problématique, mais non point indu. Dun côté, son emploi à propos de lhomme fait planer sur celui-ci une menace double et apparemment contradictoire : si lon comprend la substantialité comme choséité, ainsi quy incline Heidegger, on considérera que son attribution à lhomme ferait chuter celui-ci au rang de simple chose ; mais si lon voit dans la substantialité laffirmation de labsoluité (la substance étant ce qui na besoin que de soi pour être soi), alors, on refusera de lattribuer à lhomme par crainte de légaler à Dieu. Mais dun autre côté, on voit mal comment renoncer à la substantialité de lêtre de lhomme, sans ravaler du même coup celui-ci au rang de simple mode (Spinoza), de point de vue (Leibniz) ou de moment (Hegel) : ce qui serait incompatible avec la réelle autonomie ontologique le statut dêtre à part entière que, par ailleurs, on est amené à lui reconnaître. Lon est donc conduit à accorder la plus extrême attention à la pensée de Claude Bruaire, dont la proposition essentielle peut se formuler ainsi : lêtre de lhomme demande à être conçu comme un être pleinement autonome, mais dont lautonomie ne vient pas de lui ; cest là le sens profond de la désignation de lhomme comme esprit fini. Cette altérité de lorigine de son autonomie (que lon se risque à appeler « hétérogénie de lautonomie ») apparaît alors comme instauratrice dun renvoi de lesprit fini à autre chose que lui-même. Et ce renvoi senvisage selon une double orientation, dont lexamen débouche sur un double résultat : premièrement, le fait que lesprit fini soit, en son être, renvoyé vers le monde et autrui, permet de comprendre pourquoi celui qui a accédé à lui-même est appelé, par cet accès même, à aider les autres à en faire autant ; ce qui jette une lumière rétrospective sur la raison qui pousse le donateur du don non ontique à faire ce quil fait (point que Platon, quant à lui, ne pouvait que laisser à létat daporie). Deuxièmement, le fait que que lesprit soit renvoyé vers une origine de son être autre que lui-même, et autre que le monde et autrui, invite à considérer lesprit fini comme étant lui-même, en son être, le fruit dun don : car seul le concept de don paraît en mesure de concilier laltérité de lorigine et lautonomie ontologique de loriginé. Mais pour offrir pleinement une telle conciliation, et pour accéder du même coup à la plénitude de sa nature, le don doit une nouvelle fois changer de forme. Cest un sens proprement ontologique quil doit maintenant revêtir, et cest ainsi quil est envisagé dans la troisième et dernière partie du travail. III. Dans létude du don ontologique il sagit tout dabord, et en un sens il sagit même uniquement, de tirer au clair, de façon tout à fait précise, le sens de cette idée qui constitue la grande thèse de Claude Bruaire : lesprit fini est un être donné à lui-même. Dans cette proposition, chaque mot pèse tout son poids. Cest parce quil est donné à lui-même que lesprit fini est un être véritable quoique non absolu, cest-à-dire : un être autonome et libre, qui nest cependant nullement lorigine de son autonomie et de sa liberté ; un être à part entière, incomparable et unique, pourvu dune dignité en vertu de laquelle on ne peut le viser adéquatement que comme une fin en soi. Et cest, corrélativement, parce quil est pleinement un être dune manière qui exige de repenser en profondeur la « différence ontologique » heideggérienne sans être pourtant absolu que lesprit fini ne peut être que donné à lui-même. Deux conséquences majeures en découlent. Dune part, il se confirme de manière complète et définitive que le plus précieux est aussi ce qui est le plus impossible à désirer, en ce sens que lêtre même du désirant est ce qui ne peut justement pas être désiré par ce dernier, si ce nest après-coup : voilà un don qui ne peut se concevoir que comme apportant lui-même la possibilité de le recevoir. Dautre part, don et être apparaissent comme liés lun à lautre dans le concept, de sorte quil y a dautant plus être quil y a plus don, la réciproque étant également vraie. Cest pourquoi le don ontologique doit être reconnu comme le plus grand don possible. Cest pourquoi encore le concept de don est bien concept philosophique majeur, voire principiel : nulle ontologie en général, et surtout nulle ontologie anthropologique ne peut sédifier adéquatement sans lui, et moins encore contre lui. Lexamen de la manière dont lesprit fini est originé conduit ensuite et naturellement à considérer de plus près la catégorie philosophique de causalité, et celle, religieuse, de création, pour découvrir que la première saccomplit dans la seconde, et que cette dernière savère identique à celle de don ontologique. On est ainsi conduit à admettre, à lencontre de certaines philosophies « classiques » (au premier rang desquelles celle de Hegel), et en accord au moins partiel avec celle dun penseur « post-métaphysicien » comme Lévinas, que la création désigne la manière unique et nécessaire, seule pleinement satisfaisante pour la raison, de faire être un esprit fini. Mais précisément parce quelle est don dun être à lui-même, radicalement et définitivement, la création instaure entre créateur et créature une séparation et une disproportion dune telle ampleur, que la possibilité même dune relation entre lesprit fini et lorigine de son être en vient à sembler extrêmement problématique. Alors le concept de don simpose encore comme seul capable de nous éclairer, en éclairant pour finir certains des aspects les plus fondamentaux quoffre la doctrine chrétienne sur ce point. On constate en effet que la relation entre lesprit fini et son origine nest possible et compréhensible que comme un don de celle-ci à celui-là ; il sagit du don de soi de labsolu à lhomme. Considéré de près, ce don apparaît comme nouveau et énigmatique, en raison de ce quil implique quant à la capacité de recevoir du donataire, dune part, et quant à la nature du donateur, dautre part. En effet, sagissant de la capacité à recevoir ce don, elle ne peut être considérée ni comme étant déjà là (ainsi quil en va dans le don non ontique), ni comme étant complètement absente (ainsi quil en va dans le don ontologique), avant laccomplissement du don lui-même ; de sorte que, fort étrangement, le don en question apparaît comme étant en quelque manière à la fois non ontique et ontologique. Quant à la nature du donateur de ce don, de manière là aussi étrange mais pourtant cohérente, lon est amené à lenvisager comme participant à la fois de lessence du donateur du don non ontique, qui est humaine, et de lessence du donateur du don ontologique, qui est divine ; conjonction qui, selon le christianisme, caractérise précisément la personne même du Christ. |
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