Énoncé dans sa généralité et dans son apparente simplicité, le don ontique
consiste en ceci, que quelquun donne quelque chose à quelquun. Le don est
appelé « ontique » précisément parce que son contenu consiste en
« quelque chose », cest-à-dire en un (ou plusieurs) étants.
« Étant » signifie pour linstant, de façon tout à fait générale :
ce qui est de manière déterminée, le ceci présentant telle et telle caractéristique.
Voilà qui semble fort clair. Nous disposons dune définition de lobjet que
nous nous proposons détudier ; cette définition laisse apparaître immédiatement
trois éléments distincts, constitutifs du don comme phénomène global : ce qui donne,
ce qui est donné, ce qui reçoit. Pourtant, on voit aussitôt que ce point de
départ est insuffisant, et ce doublement :
Premièrement, parce quil en dit déjà trop. Les termes
« quelquun » et « quelque chose » contiennent en effet une
détermination implicite de ce qui est susceptible de donner ou de recevoir, et de ce qui
est susceptible dêtre donné ou dêtre reçu. Mais faut-il nécessairement
être « quelquun » pour pouvoir donner ou recevoir ? Voilà qui ne peut
être considéré comme allant de soi. Quant au « quelque chose », et bien
quil demeure en soi tout à fait indéterminé, il contient la notion de chose, et
semble par là décider davance de ce qui peut ou doit constituer le contenu du don
ontique ; mais que la chose soit le principal, ou même le seul type détant qui
puisse être donné et reçu, cela non plus ne peut être tenu pour évident.
Deuxièmement, le point de départ en question est insuffisant, parce quil en
dit beaucoup trop peu. Il consiste seulement en une description des éléments en
présence, sans sengager dans la considération de ce qui fait quun don, et
non pas autre chose, a bien lieu ; or nest-ce pas précisément cela
lessentiel ? Le don pourrait fort bien résider dans la nature de la relation
entretenue par les différents éléments, bien plus que dans la nature de ces éléments
eux-mêmes. Ce qui semble bien le prouver, cest quentre les trois éléments
en question, des relations autres que celle du don sont possibles :
« quelquun » peut par exemple vendre, prêter « quelque
chose » à « quelquun » ; « quelquun » peut
également voler, emprunter « quelque chose » à
« quelquun ». Se contenter de mentionner ces trois éléments, dans la
mesure où le don nest nullement le seul mode de relation qui puisse exister entre
eux, cest passer complètement sous silence ce qui fait la spécificité du don.
Pour tenter de mettre en lumière cette spécificité, le plus simple est
dexaminer la différence qui sépare le don ontique de ces relations, qui sont
communément reconnues comme celles auxquelles le don doit nécessairement être comparé
: le prêt, léchange et la vente. Si une telle comparaison semble simposer,
cest sans doute que ces relations ressemblent au don, au moins en ce sens
quelles relèvent du même domaine que lui. Ce domaine est manifestement celui du
transfert de létant dun individu (ou groupe dindividus) à un autre ;
il y a diverses manières dopérer un tel transfert, et le don apparaît comme
lune dentre elles. Son statut est alors celui despèce dun genre
qui, outre celle-ci, en comprend dautres : doù la nécessité détablir
avec précision la « différence spécifique » du don. Toutefois, cest
seulement une fois déterminée la nature exacte de la différence qui sépare le don
ontique de ces autres relations, que lon pourra apprécier la pertinence de cette
classification : elle nest admise ici quà titre de simple hypothèse offrant
un point de départ commode pour la recherche.
1. Le don comme transfert sans
contrepartie
Les éléments
constitutifs du don ontique envisagé comme transfert
Ce qui soffre demblée au
regard de qui examine un transfert détant, cest lensemble des
éléments immédiatement visibles qui le constituent : les protagonistes (ce qui cède,
ce qui reçoit) dune part, létant transféré lui-même dautre part.
Aussi doit-on logiquement commencer par chercher la spécificité du don dans la nature
particulière de ces éléments, et cela sous la forme de caractères accessible à une
visibilité empirique immédiate, ne serait-ce que pour sassurer quelle ne
sy trouve pas, ou du moins pas de cette façon.
Rechercher dabord la marque objective du don ontique dans la seule
considération des protagonistes, cela revient à supposer que le caractère de donateur
ou celui de donataire pourraient être inhérents à certains individus, et repérables
comme tels empiriquement. Cette supposition nest pas absurde en soi ; on peut fort
bien imaginer quen telle civilisation le grand dignitaire religieux ou le monarque
ne puisse toujours être que donataire, et jamais acheteur ou bénéficiaire dun
prêt : si bien que constater la participation de cet individu à un transfert reviendrait
à constater du même coup le caractère de don de ce transfert. Mais un tel
« constat » requiert évidemment que lon sache davance que le
caractère de donateur ou de donataire est essentiellement attaché à telle ou telle
dignité religieuse ou politique ; il requerrait en outre que lon sache déjà que
cet individu-ci est revêtu dune telle dignité. Aucune de ces deuxconnaissances ne pourrait êtretirée de lobservation elle-même, lors
même que, par exemple, la qualité de dignitaire religieux ou de monarque serait rendue
« immédiatement » visible par un certain nombre de signes, tels que
lhabillement, le port dobjets symboliques, etc. Lidentification correcte
de tels signes requiert en effet la connaissance préalable de leur signification ;
médiatisée par cette double connaissance (que lindividu ici présent est roi, et
que le roi ne peut être que donataire), lobservation naura donc plus le
caractère dexpérience directe et originaire. La conclusion négative, par
exclusion, est aussi et pour les mêmes raisons impossible. Si par exemple lon tient
que les protagonistes dun don doivent au moins être des hommes, et si lon
prétend en déduire que tout transfert dont les protagonistes ne sont pas (ou pas tous)
des hommes ne peut être un don, on fait derechef intervenir des éléments que
lexpérience elle-même ne fournit pas ; dabord, parce quil ne va pas de
soi que le caractère humain ou non humain dun être soit accessible à une
observation empirique ; ensuite parce que la nécessité, ici supposée, que le donateur
et/ou le donataire soi(en)t humain(s) ne peut certainement pas être constatée
empiriquement, mais doit être déduite dune définition, préalable à tout constat
empirique, de ce qui est don et de ce qui ne lest pas, selon la consécution : le
don doit nécessairement comporter tel et tel attribut, or seul lhomme est capable
de tels attributs, par conséquent lhomme et lui seul est capable de don.
La conclusion simpose : la qualité de donateur ou celle de donataire ne
saurait jamais être attachée ou déniée immédiatement à cet individu-ci. Une telle
qualité semble bien plutôt être tout à fait indépendante de la particularité de la
personne, son attribution ou son refus étant nécessairement médiats : cest parce
quelle satisfait ou non à telles et telles conditions, définies par ailleurs et
préalablement, que telle personne particulière sera dite, ou non, donatrice ou
donataire.
Il en va exactement de même en ce qui concerne létant transféré
lui-même. Sans doute, lon peut invoquer lexistence de signes indubitables et
« objectifs », attestant que létant observé est destiné au don : tout
étant enveloppé dans un certain type demballage lui-même ceint dun certain
type de ruban ne peut-il, en toute certitude, être identifié comme don plutôt que comme
objet vendu ou prêté ? Mais lon voit sans peine quici encore le caractère
immédiat et « objectif » de tels signes est tout apparent. Car, outre que
lidentification du don comme tel suppose, ici également, la connaissance préalable
de la signification des apprêts susmentionnés, celle-ci nallant nullement de soi,
il simpose vite à la réflexion que, si létant se voit revêtir de tels
signes extérieurs, cest justement pour pallier le complet silence de létant
lui-même sur son statut. De lui-même, à létat « nu », il ne
manifeste aucunement son caractère dêtre donné, doù la nécessité de le
lui conférer au moyen de signes qui peuvent se résumer à une parole, voire à un simple
regard, mais ne peuvent pas être absolument absents2. Sans
doute encore, en certaines traditions, certains étants sont considérés comme exigeant
par nature dêtre donnés ; ainsi par exemple, dans le « droit hindou
classique », de la terre ou de la nourriture3. Mais la
raison en est que létant est envisagé comme ne se réduisant précisément pas à
son apparence sensible, cest-à-dire à ce que lexpérience immédiate peut en
saisir4. Aussi le lien entre la « nature » de
létant et la nécessité quil y a à donner cet étant nest-il
évidemment pas lui-même « naturel ».
Ce qui le prouve, cest quil reste possible den user avec lui
dune façon inadéquate à sa « nature ». Ce décalage entre ce qui est
de fait et ce qui est de droit, suffit à sceller limpuissance de lexpérience
: il révèle en effet que la « nature » de létant ici invoquée
nest nullement à entendre comme lêtre immédiat de celui-ci, ni, par
conséquent, comme ce qui sy attache selon une nécessité elle-même ontique (ou
naturelle, au sens moderne du mot). Si cétait le cas, il ne devrait pas même être
possible de se comporter vis-à-vis de cet étant autrement que sa « nature »
ne lexige, pas plus quil nest possible den user avec létant
autrement que selon les lois de la pesanteur. Létant est dit contenir « en
lui-même » lexigence dêtre donné, pour certaines raisons
philosophiques et religieuses, inaccessibles à lobservation immédiate, consistant
en une définition a priori de ce quest le don et de la « nature » de ce
qui est à donner. Il en va de même, enfin, pour la détermination de ce qui ne peut
absolument pas être donné. Certains étants peuvent en effet être considérés comme
répugnant par nature au caractère de lêtre-donné, de sorte que leur seule
identification empirique suffise à éliminer la possibilité que le transfert soit un don
; ainsi par exemple de lêtre humain vivant considéré dans sa dimension ontique
(corporelle). Mais lindonabilité de cet étant ne peut là encore être déduite
que dune conception préalable de ce quest le don en et pour lui-même, et
nullement de la considération empirique de cet étant. A nouveau simpose la
remarque simple que le fait peut ici contredire le droit, que ce qui ne doit pas être
donné peut cependant lêtre, et inversement, que ce qui doit être donné peut ne
pas lêtre.
Il est donc clair quaucun des éléments constitutifs dun transfert ne
peut fournir, quant à la question de savoir si ce transfert est un don, une indication
positive ou négative, qui serait accessible à un regard objectif se bornant à
constater leur présence et à les identifier comme appartenant à telle ou telle
catégorie de réalités (personne, chose ; plus précisément encore : roi, prêtre,
esclave ; nourriture, instrument, arme, etc.). Mais peut-être un tel regard peut-il
encore se croire à même de saisir un caractère objectif et extérieurement visible du
don, en se détournant des éléments constitutifs proprement dits qui constituent
la part « statique » du phénomène étudié pour se tourner vers le
transfert lui-même, comme ensemble de mouvements, dattitudes et de gestes
qui forment sa dimension « dynamique ».
Le transfert considéré en lui-même
Pour être un don, un transfert doit-il présenter certains caractères objectifs
spécifiques, et dans laffirmative, lesquels ? Pour le déterminer en tenant compte
de la supposition daprès laquelle le don est un certain mode de transfert, il faut
examiner rapidement, du point de vue de leur dynamique propre, le don et ces autres modes
de transfert que sont le prêt, léchange ou la vente.
Représentons-nous tout dabord le phénomène dynamique du prêt comme un
mouvement, qui consiste à transférer un étant « x » dun individu A à
un individu B, cela toutefois de telle sorte que B est le dépositaire provisoire et non
définitif de létant, si bien que le transfert inverse (de létant, de B vers
A) est envisagé comme devant avoir lieu dans lavenir, et comme étant par
conséquent seulement suspendu pour un certain temps : le transfert effectivement
réalisé se rend par une ligne pleine, et le transfert non encore effectué mais appelé
à lêtre plus tard, par une ligne en pointillés (fig.1).
La différence entre prêt et don peut alors se marquer simplement, en supprimant
le mouvement de B vers A en ne le laissant donc pas même subsister sous forme de
pointillés : transfert définitif et sans contrepartie, le don se figure en effet par une
ligne pleine trouvant dans le destinataire un point darrêt absolu, sans
prolongement ni présent ni futur vers autre chose.
Mais cela signifie-t-il que la différence entre le geste du prêt et celui du don
est extérieurement constatable ? Supposons quun individu A transfère un objet de
lui-même à un autre individu B ; et que quelque temps plus tard, lindividu B
transfère le même objet de lui-même à lindividu A. Le premier transfert
était-il un prêt, et le second le retour de lobjet à son propriétaire ? Ou le
premier transfert était-il un don, et le second un autre don voire un prêt ? Si
lon sen tient aux faits, comment en décider ? Cest, en effet, que le
caractère définitif dun transfert (censé constituer la différence entre prêt et
don) nest nullement constatable empiriquement : voir B transférer vers A un étant
x quil a lui-même reçu de A auparavant, cela ne prouve nullement que ce
précédent transfert était provisoire : il se peut quil ait été voulu comme
définitif par A, et que B, désormais plein propriétaire, ait librement décidé de
transférer, définitivement (don) ou non (prêt) ce même étant x vers A.
La radicale insuffisance du simple constat empirique saute aux yeux, lorsque
lon voit par exemple B. Russell tenter de décrire et de comprendre le don ontique
de cette manière. Voulant mettre à jour les faits visibles et empiriquement constatables
permettant de garantir que « A donne un livre x à B », cet auteur sen
tient à une description extérieure, en laquelle apparaît seulement une succession de
gestes (« A tenant x, et tendant x à B, et finalement abandonnant x entre les mains
de B »)5 ; mais il ne voit pas quune
telle suite de faits peut tout aussi bien se rencontrer telle quelle en tout autre chose
quun don par exemple dans un prêt ou même dans un vol. Aussi V. Descombes
dit-il à juste titre que « Russell na pas analysé une scène de don, il a
analysé une espèce de pantomime. Sa description convient à toute opération qui
comporterait, comme lune de ses composantes, le transfert physique dun
objet. »6
Le même problème se retrouve sil sagit de la distinction entre le don
et la vente ou léchange. Cette fois, nous navons plus affaire à un seul et
même objet subissant deux transferts successifs, mais à deux objets subissant chacun un
transfert, les deux transferts pouvant être indifféremment simultanés ou successifs : A
transfère un objet de lui-même à B, et, soit en même temps, soit plus tard, B
transfère un autre objet de lui-même à A. Comme chacun des deux individus se défait de
quelque chose et reçoit quelque chose, lon peut considérer que de chaque individu
part un mouvement qui revient sur lui-même, à son point de départ : le transfert
opéré de A vers B se prolonge en un transfert de B vers A, et réciproquement. De sorte
quen cette relation, chacun ne fait que se rejoindre lui-même, chaque individu
jouant seulement pour lautre le rôle de point dappui extérieur dun
mouvement orienté chaque fois vers soi.
Pour la représentation, nous aurions donc un cercle plein, sur lequel A et B
figureraient comme deux points diamétralement opposés. Comme toutefois chaque individu
ne fait que se viser et se rejoindre lui-même, il serait plus juste de décomposer par la
pensée ce cercle plein en deux cercles se recouvrant, chacun de ces cercles partant
dun individu et revenant à lui ; ce que lon pourrait figurer ainsi :
sachant que les deux cercles, ici en
léger décalage lun par rapport à lautre pour que leur dualité soit
perceptible, se superposent en réalité exactement. Cette figuration présente
lavantage de rendre perceptible le double caractère, à la fois un et composé, de
léchange. En celui-ci en effet, nous avons nécessairement deux transferts, mais
nous avons tout autant une unité fondamentale, par rapport à laquelle tous deux ne
constituent que des aspects ou des moments : ceci, parce que chaque transfert est conçu
comme impliquant lautre, et comme ne devant avoir lieu que si lautre a lieu
lui aussi. Il faut donc considérer que léchange constitue un phénomène unique,
en dépit de la dualité des opérations quil suppose ; on dit bien, du reste, un
échange, bien quil y ait apparemment deux mouvements distincts. Le principe
dunité consiste alors en ceci, que léquilibre est maintenu entre deux
termes, chaque opération compensant lautre. La représentation adéquate en est
donc bien un cercle conçu comme résultant de la coïncidence de deux
cercles.
Mais
le cercle plein symbolisant léchange ou la vente peut aussi bien se lire
dune tout autre façon, et devenir représentation adéquate du don : il suffit pour
cela de lenvisager, non pas comme superposition de deux cercles dont lun
relierait A à A, et lautre B à B, mais comme ajointement de deux demi-cercles
unilatéralement orientés, lun de A vers B, lautre de B vers A, selon la
figuration suivante :
sachant là encore que les deux
demi-cercles, dont les extrémités sont ici légèrement séparées pour les besoins de
la représentation, sont en réalité soudées. Dans cecas, nous navons plus un seuletmêmemouvementcirculaireglobal(résultant de la superposition de deux mouvements
circulaires « tournant » en sens inverses), mais deux mouvements unilatéraux
distincts, deux demi-cercles pleins figurant chacun un don. Cette représentation permet
de manifester que, contrairement à ce qui a lieu dans léchange, les deux
opérations sont ici indépendantes lune de lautre et ne se conditionnent pas
mutuellement : car il ny a don, avons-nous dit, que si le mouvement de A vers B
sarrête en ce dernier terme, sans quaucun autre mouvement soit par là
présupposé ou impliqué. Cest pourquoi la signification de limage du cercle
reçoit ici une interprétation inverse de celle qui simposait au sujet de
léchange : tandis que, dans ce dernier cas, le phénomène décrit était
apparemment multiple mais réellement un, il nous faut maintenant considérer que
cest lunité qui est apparente et la dualité qui est réelle. Nous avons donc
là affaire non pas à un phénomène comportant divers moments, mais bien à deux
phénomènes distincts.
Cest pourquoi, lorsque lon voit un individu A transférer un objet de
lui-même à un autre individu B, et ce dernier transférer un autre objet de lui-même à
lindividu A, lon doit se poser cette question à la fois fort simple et
capitale : « sagit-il là dun échange, ou bien de deux dons ? »
sachant que, comme on vient de le montrer en recourant à limage du cercle,
la différence entre les deux nest aucunement visible de lextérieur.
Présupposés et enjeux de la définition des faits
Mais à quoi bon, dira-t-on peut-être, de telles représentations et de si
byzantines distinctions ? Pour le géomètre, la question de savoir si un cercle doit
être considéré comme résultant de la parfaite superposition de deux cercles, ou de
lexact ajointement de deux demi-cercles, est assurément tout à fait oiseuse. Une
telle interrogation demeure à ses yeux purement subjective, gratuite et étrangère à la
chose même, puisque dans les deux cas le cercle reste un cercle, et quen celui-ci
cette différence nexiste tout simplement pas. Ce qui le prouve, cest que ses
calculs de géométrie ne seront pas le moins du monde modifiés, quelque parti que
lon prenne. De même, pour lobservateur qui sen tient à ce quil
« constate », la question de savoir si le double transfert auquel il assiste
doit être considéré comme constituant un échange, ou bien comme constitué de deux
dons à un tel observateur cette question paraîtra dénuée de sens : car dans un
cas comme dans lautre, le « fait » demeure le même, à savoir que A a
transféré un objet de lui-même à B, et B a transféré un autre objet de lui-même à
A. Dun point de vue descriptif et « objectif », linterprétation
choisie est totalement indifférente : ni léconomiste qui fait son bilan, ni le
juriste qui entérine le double changement de propriétaire nen ressentiront le
moindre effet.
La question se pose pourtant immédiatement, de savoir si limpossibilité
détablir objectivement une telle distinction (entre un échange et deux dons) doit
prouver que cette distinction na pas lieu dêtre, ou bien que cette
distinction, bel et bien réelle et significative, est dun genre de réalité qui
échappe nécessairement à lobservation objective. Lenjeu est ici de taille :
ny va-t-il pas de la spécificité et même tout simplement de la réalité du don ?
Il semble bien, en effet, que le refus dopérer la distinction en question
profite tout entier à lune des deux possibilités, celle de léchange. Car
dire ou supposer quun échange ou deux dons, cest là la même chose, ou que
cela revient au même, dire comme le géomètre que quoi quil en soit le cercle
reste un cercle, cela revient précisément à affirmer le primat du même, de lun,
de la globalité primat qui est bien celui des caractères essentiels de
léchange. Linterprétation du double transfert en termes de don fait alors
figure dhypothèse superflue, artificielle et surtout excessivement compliquée. La
notion déchange a au contraire pour elle le caractère de la simplicité,
puisquelle implique quil ny a quun phénomène et non pas deux, un
principe explicatif et non pas deux ; par là elle semble satisfaire mieux que celle de
don au principe déconomie, qui doit régir toute tentative dexplication
rigoureuse.
Tel est en partie le sens de lobjection adressée à M. Mauss par C.
Lévi-Strauss dans son Introduction à luvre de M. Mauss7
: penser en termes de don, cela reviendrait à décomposer un mouvement essentiellement
global, et à considérer abstraitement pour eux-mêmes des gestes qui ne sont, en
réalité, que les moments dun tout ; dérogeant à ses propres principes
méthodologiques, Mauss se serait fourvoyé dans lartifice en
« (sacharnant) à reconstruire un tout avec des parties. »8
On multiplierait ainsi le nombre des phénomènes à expliquer, et, surtout, lon
multiplierait les principes explicatifs. Car si, comme Mauss, lon pense en termes de
don, il faut alors distinguer deux phénomènes ou même trois, si lon suit
cet auteur, qui propose la division : donner, recevoir, rendre(mais alors, il faut en rigueur aller
jusquà quatre, puisque chacun des protagonistes donne et reçoit). Et lon
doit indiquer pour chacun deux une explication satisfaisante ; or plus les divers
phénomènes sont considérés comme distincts les uns des autres, plus grande sera la
nécessité de recourir à des principes explicatifs eux-mêmes distincts pour en rendre
compte.
Aussi le don est-il nécessairement mis « hors-jeu », dès lors que
lon part du principe que lui-même et léchange sont deux manières
différentes dexpliquer le même phénomène. Mais toute la question est
précisément de savoir si nous avons affaire, avec le double transfert,à un seul et même phénomène ou bien à deux.
On voit aisément ce que Mauss pourrait répondre à Lévi-Strauss : au nom de quoi
décider que cest lui, Mauss, qui décompose indûment ce qui est en réalité un
tout, et non pas plutôt lui, Lévi-Strauss, qui unifie illégitimement ce qui en
réalité doit demeurer distinct ? Une chose est de considérer quil est
contradictoire de parler d« échange des dons », comme ne craint pas de
le faire Mauss, une autre est de déterminer lequel des deux termes (échange, don) est
ici de trop : lerreur de Mauss réside-t-elle en ceci, quil appelle
« don » ce qui en fait relèverait entièrement de léchange, ou en
cela, quil appelle « échange » ce qui, en fait, relèverait
entièrement du don9 ?
Pour nous, lessentiel est de remarquer que le primat du global, de lun
ou du tout, qui conduit nécessairement à tout envisager en termes déchange, est
lexpression dun choix méthodologique, qui ne résulte pas de
lexpérience, mais qui au contraire guide, modèle et informe cette dernière. Ce
choix méthodologique nest certes pas purement arbitraire, mais sa légitimité ne
va pas de soi. Linvocation implicite ou non du fameux principe déconomie
savère elle-même insuffisante, au moins pour une raison : la mise en uvre de
ce principe est et doit rester conditionnée par lexamen de ce que lon
convient dappeler les « faits ». Certes, il faut se montrer économe en
principes, mais toutefois pas au point de faire violence à la « réalité » :
il ne sagit pas de tout mélanger sous prétexte de sobriété logistique. Les
principes doivent être aussi nombreux que lexige la réalité des faits : pas plus,
mais pas moins non plus. On bute donc ici sur le problème de la détermination du
« fait » : le fait, est-ce quil ny a quun phénomène, ou
bien quil y en a deux ? La réponse à cette question peut-elle être en quelque
manière « objective » ? Les descriptions et analyses menées ci-dessus, au
moyen de la figuration (image du cercle), nous amènent à en douter, dans la mesure où
elles nous ont montré que la détermination du nombre des phénomènes en jeu résultait
déjà dune interprétation. Le simple décompte, la si objective arithmétique sont
eux-mêmes déjà, ici, le fruit dune décision de principe, qui engage en dernière
analyse une conception de lhomme et de la nature fondamentaledesrapportshumains. Pour parvenir à décider si lon
peut et si lon doit distinguer entre un échange et deux dons, nous devons derechef
nous tourner vers le concept de don, tel quil sest pour linstant
dégagé. Puisque le don ontique se présente comme « transfert définitif et sans
contrepartie », et puisque le caractère du « définitif » a déjà
été déterminé comme nétant pas objectivement constatable, cest maintenant
le caractère problématique de la notion de « contrepartie » qui
apparaît : la possibilité de la considérer comme objectivement identifiable ne va
nullement de soi. A quelles conditions, en effet, un transfert peut-il être dit la
contrepartie dun autre ?
Quest-ce quune contrepartie
?
En soi, la notion de contrepartie se définit par rapport à un seul et unique
tout, dont elle désigne lune des « parties » ; ce qui est appelé
contrepartie est ainsi, du fait même, envisagé comme relié à autre chose et
sensuivant de cette autre chose. Par exemple, je puis donner une somme dargent
à quelquun qui, en contrepartie, me rendra tel service. Argent et service sont des
contreparties lun de lautre, dans la mesure où ils sont conçus comme les
deux moments dun seul et même mouvement global (léchange) ; ces deux moments
dépendent alors lun de lautre, chacun étant la condition de la réalisation
de lautre. Constater quune chose a été reçue après quune autre eût
été cédée, cela ne peut donc suffire à attester que cette chose constitue une
contrepartie, puisque le lien qui devrait unir le second transfert au premier, de façon
à faire de tous deux les moments dun même tout, nest encore aucunement
manifesté. Non simplement descriptive, la notion de contrepartie implique et indique
lexistence dune connexion non pas chronologique, mais logique, entre deux
mouvements.
Nous sommes par là autorisés à laisser de côté la question du temps
sécoulant entre les transferts. En soi ou selon le concept, elle reste tout à fait
indifférente pour déterminer si lon a affaire à un échange ou à deux dons. Un
transfert peut être la contrepartie dun autre, bien quayant lieu très
longtemps après le premier ; inversement, un transfert ayant lieu aussitôt après (ou
même simultanément à) un autre nest pas pour autant la contrepartie de celui-ci.
Seule lexistence ou labsence dun lien logique entre les deux peut
permettre den décider. Ce lien, a-t-on vu, consiste en ceci que les deux transferts
sont conçus comme « dépendants » lun de lautre,
« conditionnés » lun par lautre, de sorte que le second transfert
sensuive du premier. Encore faut-il y regarder de plus près ; car la dépendance et
le conditionnement peuvent être de deux natures différentes, selon la détermination de
ce qui est conditionnant et de ce qui est conditionné : examinons donc tour à tour ces
deux possibilités, en illustrant chacune dun exemple.
Premièrement, le fait de recevoir, ou la chose reçue, peuvent être déterminés
comme ce qui conditionne le fait de céder, et de céder telle chose : je cède quelque
chose à condition et en vue de recevoir ceci ou cela. Le lien logique entre les deux
mouvements (céder, recevoir) est alors le suivant : recevoir est le but, la cause finale,
et céder est le moyen permettant datteindre ce but. Ainsi par exemple, un homme
peut céder de largent ou rendre un service, à quelquun ou à une
association, sans recevoir en retour aucun service ni aucun avantage
« concret » daucune sorte, mais pour retirer de ce geste une haute idée
de lui-même et par là une vive satisfaction personnelle ; ou encore, en vue de donner de
lui-même une impression favorable qui servira ultérieurement tel de ses desseins. Dans
ce cas, ce qui est reçu nest pas à proprement parler une chose, mais un sentiment
ou une possibilité daction ; pourtant, le lien qui unit ici ce qui est reçu à ce
qui a été cédé est bien dordre logique et se définit en terme de
conditionnement, ce qui suffit à établir la possibilité quil sagisse là
dune contrepartie. On voit par là quune contrepartie peut être réelle,
quoique ne consistant en rien dobjectivement constatable.
Deuxièmement, le fait de recevoir, ou la chose reçue, peuvent résulter de la
cession, mais selon une nécessité extérieure, indépendante de la volonté de celui qui
cède quelque chose, de sorte que ce recevoir na pas le statut de cause finale ou de
but. Imaginons par exemple quun individu, sachant quun autre a un besoin
dargent pressant, est disposé à lui céder une somme ; mais que toutefois, pour
rendre invisible sa générosité afin de ne pas froisser le bénéficiaire quil
sait susceptible, il lui achète quelque chose que celui-ci aurait à vendre : quelque
chose dont lui-même, lacheteur, na dailleurs nul besoin et qui va même
lencombrer10. Dans ce cas comme dans le précédent, il
existe une connexion logique entre les deux mouvements (céder et recevoir). Mais
lon voit que le sens de cette connexion est maintenant inversé : cette fois,
cest plutôt le fait de recevoir qui est déterminé comme moyen, et le fait de
céder comme fin. Ou encore : cest maintenant la volonté de céder qui est
conditionnante, et celle de recevoir conditionnée. On constate également que le fait que
quelque chose dempiriquement constatable ait été reçu nentre pour aucune
part dans la question de savoir sil y a ici contrepartie ; là encore, cest la
nature du lien unissant les deux faits, et elle seule, qui est déterminante.
Il savère donc que lobservation empirique est tout à fait impuissante
à décider de ce qui est contrepartie et de ce qui ne lest pas ; et il faut dès
maintenant en tirer avec rigueur toutes les conséquences. Il peut y avoir contrepartie,
même si rien dobjectivement repérable nest reçu : cest pourquoi il
est légitime de soupçonner tout transfert sans réciproque apparente de ne pas être un
don, mais un échange caché. Et il peut ne pas y avoir contrepartie, même si quelque
chose dobjectivement repérable est reçu : cest pourquoi il est aussi juste
de soupçonner tout transfert saccompagnant dune réciproque manifeste
dêtre un don secret, et non un échange. La tendance, si répandue et si marquée
chez certains auteurs, à ne pratiquer que le premier de ces deux soupçons et à
sabstenir systématiquement du second, est dépourvue de toute justification qui
serait issue dune analyse rigoureuse du concept de contrepartie. En vérité ici
comme ailleurs, le soupçon nest honnête que sil est complet,
sexerçant sur tout ce qui, de fait, soffre à lui.
Le dernier exemple exposé permet enfin dapporter une précision nouvelle, et
dimportance. Il contient en effet ce point remarquable : cest en fonction de
lautre, du bénéficiaire, que sont définis et ce qui est cédé, et ce qui est
reçu. Lautre apparaît comme le critère unique permettant de déterminer et
dexpliquer lensemble de ce qui a lieu. Parce que jai en vue lautre
et son besoin, je cède quelque chose et précisément telle chose ; et toujours parce que
jai en vue lautre et son besoin, je reçois quelque chose et précisément
telle chose (dans lexemple : lune de celles quil a à vendre). Aussi ne
faut-il pas raisonner comme si nous avions affaire à deux pôles ou aux deux
plateaux dune balance cherchant à maintenir entre eux un équilibre au moyen
de déséquilibres successifs se compensant. Car ici, le fait de recevoir ne vient
nullement en compensation du fait davoir cédé, comme pour rétablir un équilibre
rompu : puisque le recevoir est ici entièrement conditionné par le céder, et quil
na lieu quen vue de celui-ci, il faut considérer au contraire quil
renforce et accentue le déséquilibre. Plus exactement, il nous faut comprendre que
léquilibre comme le déséquilibre ne sont plus envisagés quen référence
unique à lautre, et non en double et relative référence à lui et moi. Aussi
pourra-t-on dire, à propos de notre exemple, soit que la relation entre lautre et
moi y est totalement déséquilibrée, si lon a égard à nos deux personnes, soit
que cette relation y est parfaitement équilibrée, si lon a égard à lautre
seulement : car si lon considère le seul point de vue de ce dernier, alors il y
aura équilibre pourvu que ce quil cède (ce que lon reçoit de lui) soit le
moyen adéquat rendant possible quil reçoive ce dont il a besoin. Et si, toujours
dans ce cas, il y a sens à parler de déséquilibre, il ne peut toutefois plus
sagir dun déséquilibre entre lui et moi, mais seulement dun
déséquilibre intérieur en lautre, entre son besoin et limpuissance (ici
toute relative) où il est de le satisfaire. Autant dire quen un tel rapport, il y a
bien contrepartie, mais pour autrui uniquement et par rapport à lui. Il est, lui seul, le
tout en fonction duquel se définissent équilibre et déséquilibre, partie et
contrepartie. Quant à lautre celui qui, dans notre exemple, veut céder une
somme et pour cela se fait acheteur il ny a pour lui aucune contrepartie, non
pas parce quil ne reçoit rien, mais parce quil nest absolument pas ce
par rapport à quoi la contrepartie a ici un sens. Inversement, il y a nécessairement
contrepartie pour celui qui cède, dès lors quil vise lautre autrement que
comme le centre et le principe unique de son agir ; car dans ce cas, autrui est visé en
vue dautre chose que lui-même, à titre de point de passage ou de moyen : il
savère nécessaire, pour obtenir soi-même ceci ou cela, de faire en sorte que cet
individu reçoive telle chose. Alors il est de toute nécessité que le geste effectué à
son égard engendre, pour celui qui la fait, une contrepartie, consistant
formellement en ceci : lacquisition par lui, sous une forme ou sous une autre, de la
possibilité datteindre tel ou tel de ses buts.
2. Le donataire comme centre et
principe du don
Lensemble des analyses qui précèdent permet de dégager clairement la
spécificité du don, et par là-même, de rectifier certaines hypothèses et certaines
affirmations jusquici admises comme vraies, soit à titre de points de départ
commodes, soit à titre de résultats provisoires.
Globalité du phénomène du don
Cest tout dabord la nature des rapports entre la notion de don et celle
de totalité (ou de globalité) qui demande à être redéterminée. Labsence de
contrepartie, requise pour quil y ait don, réside finalement en ceci, que celui qui
cède nest pas un centre ou un point de vue à prendre en compte pour définir la
notion même de contrepartie. Le tout par rapport auquel celle-ci peut se déterminer est
lautre, cest-à-dire : ce qui reçoit. En un sens, le mouvement du don est
donc non global, partie sans contrepartie, selon la représentation du demi-cercle (cf.
supra figure 3). Mais en un autre sens ce mouvement est global, total, selon la
représentation du cercle plein, dans la mesure où lensemble complet de ce qui a
lieu, dans ses conditions et dans ses modalités, est déterminé en fonction de ce qui
reçoit. Pour déterminer ce qui est don et ce qui ne lest pas, la détermination de
la globalité nest donc pas immédiatement décisive, contrairement à ce quil
nous avait dabord semblé, lorsque nous confrontions léchange et le don via
la représentation commune (image du cercle). Léchange (ou la vente) est un
mouvement un et global, puisquil consiste en létablissement dun
équilibre entre deux centres ; mais le don est lui aussi un mouvement un et global,
puisquil se règle tout entier sur un centre unique. La différence essentielle
tient donc à ce qui, chaque fois, est considéré comme centre ou principe dunité
de ce qui a lieu. La spécificité du don réside alors précisément en deux points
intimement liés : premièrement, le don est un phénomène global ayant son centre
uniquement et entièrement en ce qui reçoit ; si ce centre est ailleurs, alors ce qui
reçoit nest abordé que comme un moyen ou une occasion, et le rapport qui est
instauré avec lui lest nécessairement en vue dune contrepartie.
Deuxièmement, que le centre du phénomène soit bien en ce qui reçoit, et non ailleurs,
cest là un fait qui nest accessible à aucune observation objective et
extérieure, mais qui réside lui-même tout entier dans la visée, ou lintention du
donateur ; il dépend en effet absolument du vouloir intérieur de celui qui cède tel ou
tel étant, que cette cession soit faite par souci exclusif pour son destinataire, ou pour
une autre raison.
La négligence de lun ou lautre de ces deux points doit logiquement
conduire à une compréhension fautive, ou pour le moins superficielle du don en
général, et du don ontique en particulier. Cest sans doute parce quils
nen viennent pas à étudier pour elle-même la question du principe dunité,
que des auteurs tels que M. Mauss et C. Lévi-Strauss en demeurent à un affrontement
polémique, et finalement stérile. Tous deux relient bien la notion de don à celles de
totalité et de globalité, mais sans senquérir clairement de ce qui, dans le don,
est ou peut être le centre en fonction duquel ces notions sont définies. Au lieu de
partir du don pour en déduire le principe dunité quil requiert, lon
pose davance et par ailleurs une certaine définition du « global », qui
enveloppe elle-même une certaine définition de ce qui est centre : cest le
social, lensemble des individus, la communauté. Du coup, lon se voit
contraint de choisir entre la globalité, qui semble exclure le don au profit du seul
échange (la « circulation » Lévi-Straussienne), et le don, qui semble
fragmenter et par là détruire la globalité. Or en vérité le seul tout qui puisse et
doive intervenir dans le don, cest celui qui a pour centre ce qui reçoit. Il
ny a pas à choisir entre don et globalité, mais il y a à redéfinir la globalité
en fonction des réquisits du don.
Si par ailleurs lon campe résolument sur le terrain de
l« objectivité », cest-à-dire de ce qui soffre au regard
extérieur, on considère quil y a don, dès lors que quelque chose est cédé sans
quaucune contrepartie ne soit expressément réclamée. On nentre pas, alors,
dans la considération de lintention, et lon traite le don comme un mode de
transfert parmi dautres ; il en va alors de lui comme de la vente ou du prêt, qui
sont ce quils sont indépendamment de lintention qui préside à leur
réalisation, ce qui permet de distinguer à leur propos entre le fait quils ont
lieu (quil y a vente, par exemple), et les mobiles infiniment variables qui les
peuvent motiver. Cest à ce point de vue que sen tient, par exemple, Hegel,
lorsquil range le don, aux côtés de léchange et du négoce, dans la
catégorie du contrat et quil mentionne, comme intention pouvant motiver le don, lebesoinoulagrément11.
Une telle manière de voir est aussilégitime
que celle de notre géomètre, qui sen tient fermement au fait quun cercle est
un cercle, indépendamment des différentes médiations dont il peut résulter. Il faut
bien isoler une facticité « pure », indépendante de lintention et
ramenée à des éléments empiriquement visibles, afin de pouvoir réguler effectivement
et extérieurement les comportements. Cest ainsi que le domaine du droit positif,
envisagé ici seulement dans son concept, comme ordre de la juridiction formelle, peut et
doit définir le don de manière objective12.
Mais il est aussi légitime et même nécessaire de dépasser ce point de vue
juridique, lorsque celui-ci, pour ses besoins, limite à lempirique ce qui, en soi
et de soi-même, ne sy limite pas : et tel est bien le cas de la notion de
contrepartie, comme on la vu. En et pour soi, la contrepartie est ce qui vient
sunir logiquement à autre chose pour former un tout ; à son tour la notion de tout
implique en et pour soi la détermination dun centre ou principe dunité ; le
principe dunité, sagissant du comportement, réside lui-même en et pour soi
dans lintention ou position dune fin. En décidant de définir comme
« don » toute cession ou prestation « sans contrepartie »,
cest-à-dire ne requérant rien dautre du bénéficiaire quil les
reçoive, le point de vue juridique décide dappeler contrepartie seulement ce qui
maintient léquilibre entre les deux protagonistes : le tout auquel on se réfère
pour définir la contrepartie est lensemble constitué de tous deux, le couple. Et
à vrai dire, il nest pas possible quil en aille autrement : ce qui tombe bel
et bien sous le regard, de lextérieur, cest un ensemble composé de tous les
éléments en présence ; aussi léquilibre au maintien duquel lon doit
veiller, en matière de juridiction, est-il nécessairement un équilibre défini par
rapport à tous ces divers éléments. De ce point de vue donc, si jachète à
quelquun quelque chose qui va mencombrer, uniquement en vue de lui céder de
largent, il ny a pas don ; et si, uniquement en vue de me débarrasser
dune chose qui mencombre, je la cède à quelquun sans rien lui
réclamer en échange, de cemêmepointdevueilyadon. Rien ne montre mieux que de tels
exemples linsuffisance de labord purement empirique de la réalité du don,
abord auquel refuse naturellement de se limiter lopinion la plus commune ; celle-ci
tiendra bien plutôt pour une injustice le fait de refuser le titre de don au premier de
ces exemples et de laccorder au second, et avec raison, sentant bien quici le
point de vue daprès lequel ces nominations sont effectuées ne convient pas au
concept.
Principe de la
primauté du donataire
De façon positive maintenant, nous pouvons formuler ainsi le principe fondamental
de toute donation effective comme de toute réflexion sur le don : cest du donataire
que le don doit recevoir absolument toutes ses déterminations. Tentons aussitôt de
préciser comment il faut lentendre, en indiquant aussi clairement que possible ce
que ce principe signifie,etcequilnesignifiepas. Il signifie tout dabord que les
déterminations ontiques du don cest-à-dire : ce quil faut donner,
quand et comment il faut le donner ne peuvent être fixées a priori mais doivent
être déduites de la situation particulière et déterminée de ce qui reçoit. De ce
point de vue, lon peut aller jusquà parler dune empiricité radicale du
don, seule lexpérience pouvant fournir le point de départ de la déduction des
caractères et des modes déterminés du don. La question particulière de la discrétion
ou du retrait du donateur, dans la mesure où il sagit dune discrétion et
dun retrait eux-mêmes ontiques, relève entièrement de ce principe. Faut-il, ou ne
faut-il pas que le donataire sache quil reçoit un don, quil en connaisse
lauteur ? Cela doit dépendre entièrement du bénéficiaire lui-même ; si
lon prétendait en décider indépendamment de lui, cela reviendrait à lui ôter le
caractère de centre absolu de lensemble de ce qui a lieu, et par là même à
détruire le don comme don13.
Le principe énoncé ci-dessus signifie ensuite que les déterminations non plus
ontiques et particulières, mais conceptuelles et universelles, que tout don doit
nécessairement présenter pour être un don (par exemple : libre ou non libre, conscient
ou non conscient), doivent elles-mêmes être déduites de la situation fondamentale et
universelle du donataire, cest-à-dire de son statut de centre et de fin. En
dautres termes, le donataire nest pas seulement ce sur quoi il faut se régler
pour faire un don, mais il est aussi ce dont il faut partir pour penser le don ; et cela,
parce que le don a précisément pour concept ou pour sens de placer lautre en
position de centre, par rapport à quoi tout se définit : le don est lattitude qui
trouve en lautre non son point dapplication, ni son occasion, mais sa source.
Cest lattitude qui renonce à être définie par quoi que ce soit dautre
que ce qui est requis par ce à quoi elle sadresse. Aussi, dans la définition du
don, ce qui reçoit ne peut être conçu comme lun des paramètres qui entre en jeu,
à côté des autres ou parmi dautres (ce qui donne, ce qui est donné) ainsi que le
suggère faussement lénoncé schématique « A donne x à B ». Et
cest encore rester en-deçà de lessentiel, que dinsister seulement sur
le fait que, dans le don, le donataire nest pas un « complément de
circonstance » mais en outre un « tiers actant », cest-à-dire un
« partenaire indispensable à laction telle quelle est signifiée par le
verbe (i.e. le verbe "donner"). »14 En
attribuant au donataire le statut de « partenaire indispensable », on ne fait
que mettre celui-ci sur le même pied que les autres éléments constitutifs du don ; on
admet seulement que, pour quil y ait don, il faut bien quil y ait aussi
quelque chose qui reçoive, comme si, devant être admis sur le mode du « il faut
bien que », ce qui reçoit nétait que lun des moyens grâce auxquels le
don peut avoir lieu exactement de la même manière que, pour quune vente ait
lieu, « il faut bien » quil y ait un acheteur. Mais cest vraiment
là le minimum que lon puisse faire, et même encore moins que cela, si ce qui
reçoit doit être envisagé comme rien de moins que lorigine de lensemble du
dispositif, aussi bien dans sa réalisation effective que dans sa signification.
Est-ce à dire que le don consiste en une soumission totale, inconditionnelle et
servile au bon vouloir de lautre ? Nullement, et cest là ce que le principe
de la primauté absolue du donataire ne signifie pas. Tout au rebours, faire de
lautre le centre et le principe du rapport que lon entretient avec lui peut
signifier, et signifie en bien des cas: décevoir ou même contrarier son désir et son
attente, ne pas lui procurer ce qui lui fait plaisir mais le lui ôter, ne pas
lexempter de ce qui lui déplaît mais le lui imposer. Cest en effet que
lautre est à viser non comme un agrégat de tendances et de volitions contingentes
et particulières, mais comme un être qui ne se limite justement pas à cela, et dont les
besoins essentiels sont, le plus souvent, masqués ou même tout à fait défigurés par
de telles tendances et volitions15. Mais, et tel est le point
sur lequel il faut insister ici, il y a don lors même que ces dernières sont laissées
insatisfaites ou contrariées, si et seulement si cest pour lautre
quelles le sont. Cest le souci pour lautre qui doit encore et toujours
déterminer lattitude adoptée à légard de ce qui, en lautre,
nest pas nécessairement conforme à son être, et constitue pour ainsi dire la
périphérie de celui-ci : les désirs et attentes que, de fait et pour linstant, il
se trouve éprouver. Et à cette condition le don sera au plus haut point service sans
être à aucun degré servile.
Le principe de la primauté absolue du donataire est désormais clarifié quant à
son sens. Mais comme il prétend à la dignité de proposition fondamentale et de clef de
voûte de toute réflexion sur le don, il est indispensable den attester encore la
validité par une contre-épreuve. Aussi tenterons-nous demanifester limpossibilité de poser le principe du don ailleurs que dans le
donataire lui-même, à travers lexamen critique de deux « principes »
pouvant se présenter comme concurrents de celui que nous proposons : le
désintéressement et la « donation pure ».
Insuffisance
du désintéressement et de la « donation pure »
Être dés-inter-esse signifie : se défaire, ou être défait de sa pure
coïncidence avec soi-même. Au cur du dés-inter-essement apparaît ainsi la
détermination de laltérité ; cest avec laltérité et par elle que le
dés-inter-essement lui-même apparaît, comme rupture avec limmédiate adhérence
à soi-même (inter-essement). Mais si lon en reste là, cette altérité se
présente seulement comme un pur négatif, qui de lui-même nest orienté vers rien,
qui ne vise et naffirme que lui-même. Quant à autrui, cest-à-dire non pas
laltérité indéterminée mais cet autre-ci, il peut alors être envisagé de deux
manières : soit comme une simple occasion de ce surgissement du négatif, de la sortie
hors de ladhérence à soi-même, soit même comme un élément tout à fait
superflu ; en tout état de cause, son statut est, au mieux, celui dune instance
secondaire et accidentelle. Or une interrogation simple et déterminante simpose :
pour quil y ait don, faut-il que la rupture de linhérence à soi-même soit
elle-même la fin, et autrui seulement un éventuel moyen occasionnel pour son
surgissement ? Ou faut-il plutôt quautrui soit lui-même et lui seul la fin, et le
dégagement par rapport à soi (dés-inter-essement) seulement lenvers négatif de
lorientation positive vers autrui ?
Dans le premier cas, il ne sagit pas de désintéressement mais seulement de
désintérêt, ce qui est tout autre chose. Le désintérêt consiste à ériger en tout
et en but le moment du pur négatif, cest-à-dire littéralement à (ne)
sintéresser à rien, selon deux accentuations possibles qui peuvent dailleurs
se combiner : soit écarter tout intérêt déterminé (ne sintéresser à rien),
soit faire de cet écartement même lobjet dun intérêt (sintéresser
au rien, comme tel). Le mouvement darrachement à soi-même sarrête, se fige
et persiste pour lui-même, dans la crainte que toute orientation vers autre chose que
lui-même ne le fasse ipso facto rechuter dans lintéressement. Quant à autrui,
dans la mesure où il est justement autre chose que ce rien, il ne peut logiquement
intervenir quà titre doccasion ou de moyen.
Dans le second cas, et là seulement, on a affaire au désintéressement proprement
dit, lequel ne consiste pas en une pure absence dintérêt, mais en la pleine
présence dun intérêt pour lautre : il ne sagit pas de ne
sintéresser à rien, ni même de sintéresser au désintéressement
lui-même, mais de ne sintéresser à rien dautre que lautre. Le
mouvement de dégagement, de sortie hors de lêtre-en-soi, se redouble alors : celui
qui sy adonne sarrache à son adhérence à lui-même, mais en outre il ne
sattache pas à ce mouvement darrachement, comme si celui-ci avait sa raison
dêtre en lui-même. Ce mouvement darrachement est à son tour délaissé au
profit dun attachement à lautre, dont il nest que le versant négatif.
Il en ressort que de lui-même, en son concept, le désintéressement se pose comme
second et relatif, en vue dautre chose que lui-même, et que ce nest donc pas
lhonorer mais lui faire violence que de le viser comme quelque chose de premier.
Voir en lui lessentiel, lériger en principe dont devraient procéder les
déterminations du don, cest le dégrader immédiatement en simple désintérêt, et
donc le détruire, et détruire avec lui le don. Cela saute aux yeux si lon se rend
attentif à la tonalité du comportement qui doit logiquement en résulter. Si, en effet,
loubli de soi nest pas lui-même oublié au profit du souci pour lautre,
mais devient lui-même laffaire essentielle, le but, alors il est presque impossible
que tout ne bascule pas dans une préoccupation purement esthétique : une préoccupation
soucieuse de « faire » un don « bien réussi », aussi conforme que
possible aux lois du genre, peut-être même (avec beaucoup dapplication, qui sait
?) un véritable chef-duvre de don, quelque chose qui se suffit
souverainement, qui donne enfin pleine satisfaction à lil exigeant de
lhomme de lart. Car bien évidemment le don ainsi conçu est affaire de
spécialiste ; lhomme du commun, incapable de viser loubli de soi ou le pur
donner en et pour eux-mêmes, fera bien de ne pas sen mêler : tout au plus
pourra-t-il fournir à lexpert (mais sans le savoir et sans le vouloir), à travers
son comportement naïf, certains matériaux utilisables. Un tel esthétisme ne se peut
éviter, et avec lui la dégradation du désintéressement en désintérêt comme de la
gratuité en vanité, que si autrui est lui-même et lui seul le centre en fonction duquel
tout sorganise.
Il nen va pas différemment, semble-t-il, avec la « donation
pure », proposée par la phénoménologie en ses plus récentes avancées16.
Les phénomènes y sont définis comme ce qui se donne (à voir, à penser) ; cette
donation est dautant plus réelle et plus « pure » quelle est
décidée et déterminée dans ses modalités par elle-même et par rien dautre ;
conjointement le phénomène est lui-même dautant plus phénomène quil se
réduit à nêtre que leffectuation de la donation. A la fois fort récente et
fort riche, cette voie de réflexion ne peut être appréciée quavec prudence.
Toutefois elle pose problème demblée, en ce que la notion de
« phénomène » y englobe nécessairement les choses et les personnes : tout
ce qui « se » montre « se » donne.
La distinction entre le « soi » de la chose et le soi de la personne,
de même que la différence entre les modes de manifestation de quelque chose et la
conduite de quelquun, sans être positivement effacées, tendent alors à perdre
toute véritable radicalité, puisquil ne sagit plus que de variantes
dun même et unique principe17. Corrélativement la
donation, qui est ce principe, est à luvre dès quil y a une quelconque
manifestation de quoi que ce soit, et le don comme geste doffrande personnelle
dun donateur à un donataire, nest plus que lune des formes
particulières quelle peut prendre ; encore cette forme nest-elle pas la plus
« pure », puisque donateur et donataire sont à envisager comme des éléments
extrinsèques18 (et censément impurs), étrangers à lessence même du
don, devant donc être écartés, ou du moins mis entre parenthèses, pour que la donation
soit effectuée et pensée dans sa pureté19.
Mais que recouvre alors le terme de donation ? Rien dautre, semble-t-il,
quune simple advenue, un simple mouvement déclosion ou de manifestation. Ce
mouvement est ce quil est en lui-même, selon une structure et une logique propres,
et il ne peut ni ne veut se soucier de ce fait que, par son moyen, quelque chose pourra
être reçu par quelquun dautre que lui-même : comme le désintérêt, il est
à soi-même non seulement son propre agent, mais encore son propre but20.
Le phénomène « se donne », non par souci de lautre et pour lui, mais,
si lon peut dire, par absolu et exclusif souci pour lui-même, seulement et
absolument en vue dêtre lui-même, par entière soumission à sa loi interne et
propre. Que si autre chose en vient à le recevoir, cela reste pour lui accidentel,
contingent, extérieur et ne le concerne pas. Quant à ce qui reçoit, « quelque
chose » a bien lieu qui se trouve latteindre, mais pour des raisons
nayant rien à voir avec lui. Tout se serait passé exactement de la même façon,
ou même bien mieux, sil navait pas été là : sa présence est au pire
perturbatrice, au mieux indifférente. Enfin, comme ce mouvement pur du « se
donner » se contente absolument dêtre lui-même et de se conformer à ses
exigences, il faut sen accommoder, et cest au donataire (sil sen
trouve un) de sarranger pour y parvenir : car le but de ce « don »
nest nullement lui, le donataire. Ce dernier nest pas souhaité ni même
prévu, et lon ne peut pas faire plus que de le tolérer ; sil peut profiter
de loccasion pour recevoir quelque chose, on ne len empêchera pas, mais il ne
peut pas être question de ly aider.
Sans doute le mot « donation » peut-il être affecté à cet emploi :
on parle bien des « données » (data) dun problème, ou dun
« don » artistique, désignant par là ce qui est comme il est, et est à
prendre comme tel. Mais ce nest là quune façon de parler, et lemploi
de la terminologie du don ne simpose nullement, ici, de manière nécessaire. Au
lieu de « donné(e)s », lon peut dire tout aussi bien
« fait(s) », car le mot ne dit alors absolument rien de plus que cela : ce
qui, de fait, est comme il est ; et de même, au lieu de « (se) donner »
lon peut dire tout bonnement « (se) manifester » : car il ne sagit
alors de rien de plus que du pur mouvement consistant à apparaître comme ce que
lon est.
Or une donation requérant et méritant vraiment ce
nom se distingue dun tel mouvement pur, précisément par ceci que cest à
elle de saccommoder à ce qui doit la recevoir (et non linverse), à elle de
sinaugurer et, au besoin, de se réformer en fonction de ce à quoi elle
sadresse ; ce qui, rappelons-le, ne signifie nullement quelle aurait à
épouser servilement les caprices et manières dêtre contingentes de son
destinataire. Cela signifie quil est de lessence de la donation davoir
son principe et sa raison dêtre en autre chose quelle-même : ce nest
pas pour être elle-même aussi parfaitement que possible, mais pour être reçue aussi
complètement que possible par un autre (et même, par cet autre-ci bien précis)
quelle advient. Aussi, en lisolant de cet autre (le donataire), on ne la
comprend pas mieux mais bien plus mal. Cest la donation elle-même qui nous dit de
ne pas la regarder, elle, comme si elle était lessentiel, mais de porter le regard
sur ce à quoi elle se destine ; ou plus précisément, la donation elle-même nous dit
que lunique manière de la voir, elle, comme il faut, est de regarder en avant
delle vers sa destination, et de voir comment elle nest elle-même que le
mouvement vers ce but, mouvement de fond en comble inspiré par ce dernier et agencé en
fonction de lui. Il faut donc rompre ici avec le principe méthodologique, ayant toutes
les apparences dune vérité incontestable et immédiate, qui stipule que pour bien
voir quelque chose, il faut y attacher fixement son regard et mettre entre parenthèses
tout ce qui est autre ; car lorsquon a affaire à quelque chose dont toute
lessence consiste précisément à être par et pour autre chose que soi, cette
méthode devient logiquement le plus sûr moyen déchouer. Tel est le cas avec la
donation, cette « chose » étonnante que lon ne voit pas du tout si on
ne regarde quelle, et quon ne saurait apercevoir quen portant son regard
là où elle porte elle-même le sien cest-à-dire ailleurs quen
elle-même, sur le donataire. Ainsi, la considérer isolément et comme ce qui est
premier, cest ne pas la voir, ou, ce qui est équivalent, la voir comme ce
quelle nest pas, cest-à-dire comme une simple (ou « pure »)
advenue, parfaitement indifférente à tout ce qui nest pas elle, que rien
noblige nimêmenautoriseàappeler« donation ».
Puis donc que le donataire nest
pas lun des éléments du phénomène du don (et encore moins un élément
surajouté, extrinsèque et impur), mais ce à partir de quoi sinaugure, se définit
et sagence lensemble de ce phénomène, la marche à suivre apparaît
clairement : cest à partir de lui quil faut opérer la déduction de ce que
peuvent et doivent être les éléments constitutifs du don ontique. Telles sont donc, et
dans cet ordre, les questions qui simposent maintenant : quels doivent être les
caractères essentiels du donataire, cest-à-dire dun être qui soit
lui-même, et lui seul, le centre et le principe du comportement adopté envers lui ?
Quels doivent être, par suite, les caractères essentiels de la manière même
dapprocher ou de viser cet être, pour quil soit bien approché et visé comme
centre et principe, et non autrement ? Qui donc est susceptible dadopter une telle
visée, et dêtre ainsi donateur ? Enfin, y a-t-il un étant ou un genre
détant qui soit particulièrement propre à manifester ou réaliser une telle
visée ? A partir du donataire et en fonction de lui sélucideront ainsi le mode de
visée dont il peut et doit faire lobjet (chapitres second et troisième), la nature
du donateur lui-même (chapitre troisième), et finalement ce que peut et doit être le
contenu du don ontique (chapitre quatrième).
2. Sur
limportance des paroles accompagnant le don, cf. p.ex. Mauss, Essai sur le don, op.cit., p.177 . Cf. également Sénèque, De beneficiis, trad. F. Préchac, Paris, Les Belles
Lettres, coll. des Universités de France, 1972, t.1, II, III, 1, p.27.
3. Voir Mauss, op.cit., pp.244 et 245, où lauteur renvoie
à un passage du Mahabharata.
4. Ainsi W.E. Armstrong
dit-il, à propos de la manière dont est envisagé létant dans les sociétés
« primitives » : « La pierre ou lobjet quel quil soit
est naturellement tout autre chose encore que ce quelle fait paraître aux
yeux » (cité par L. Lévy-Bruhl, Lâme
primitive, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1966, p.19).
5. B. Russell, Signification et vérité, trad. Deveaux, Paris,
Flammarion, 1959, p.49 (par souci de clarté, la désignations des variables a été
légèrement modifiée).
6. V. Descombes, Les institutions du sens, Paris, Editions de
minuit, 1996, p.238.
7. In M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op.cit., pp. XXXVII - XXXVIII.
9. V. Descombes fait,
pensons-nous, fausse route, lorsquil tente de montrer à lencontre de C.
Lévi-Strauss que M. Mauss a bien respecté le principe de la primauté du tout (cf. Les institutions du sens, op.cit., pp.248-49). Non pas quil nen
aille pas ainsi en effet: les arguments invoqués par lauteur sont fort judicieux.
Mais cest que le problème est ailleurs : il sagit de se demander non pas si,
oui ou non, Mauss a respecté le principe en question, mais si, en admettant même
quil ne lait pas respecté, il naurait pas eu raison de le faire.
10. Sénèque relate une
circonstance (Arcésilas aidant secrètement un ami) dont le sens est identique à celui
de lexemple que nous évoquons ci-dessus, en son remarquable De beneficiis, op.cit., t.1, II, X, 1, p.32 ; plus loin, il
évoque un bénéficiaire « connaissant à peine lauteur de son salut »
(IV, XI, 3, p.109).
11. Principes de la philosophie du droit (noté
désormais PPD), trad. A. Kaan,
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1940, § 71,
Rem., p.115 pour la subsomption du don sous la catégorie « contrat », et
§ 76, p.118 pour la spécification du don comme « contrat formel ».
Précisons 1) que Hegel répète ici fidèlement Kant, ainsi quil lindique
lui-même en § 80, p.122 (cf. Métaphysique
des murs, Doctrine du droit, trad. A.
Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, §31 p.88 et § 37 p.106) ; et 2) que, si Hegel
adopte un tel point de vue, cest parce que, dans la première partie des PPD, il a expressément et uniquement affaire à
lordre du juridique formel.
12. Envisageant le droit
positif comme tel, dans son concept tout à fait général, pour le relier à la notion
elle aussi générale dobjectivité, nous navons pas ici à entrer dans le
détail des différentes lois et juridictions existantes. Indiquons seulement 1) quele droit juridique français définit bien la
donation comme une espèce du contrat ; cf. p.ex. G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1987, p.287 ; 2)
que sil se montre attentif au problème de lidentification assurée de l
« élément intentionnel » intervenant dans la donation, le droit juridique
cherche à résoudre ce problème en senquérant de tout ce qui peut faire office de
« signe objectif », permettant de statuer extérieurement sur la nature de
lintention ; cf. p.ex. J. Flour et H. Souleau, Droit
civil, Les libéralités, Paris, A. Colin, coll. « U », 1982, pp.22-31.
13. Aristote avance
prudemment que la bienveillance « est ressentie même à légard de gens
quon ne connait pas, et elle peut demeurer inaperçue » (Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin,
coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1990, IX, 5, 1166 b 30,
p.447 ). Sénèque insiste avec davantage de précision sur le fait que cest
lautre, celui qui reçoit, qui doit décider de la discrétion du donateur :
« si notre assistance est pour lui aussi humiliante que nécessaire, si le bien que
nous lui faisons le blesse à moins dêtre caché, je ne fais pas mettre ma bonne
action dans le journal! » (De beneficiis, op.cit., t.1, II, X, 4, p.33).
14. V. Descombes, Les institutions du sens, op.cit., pp. 237-38.
15. Cela se confirmera de
façon claire et complète lors de lexamen du don non ontique, formant la seconde
partie de cette étude.
16. Voir avant tout J.-L.
Marion, Esquisse dun concept
phénoménologique du don, article paru inArchivo di filosofia, Padoue, Anno LXII - 1994, n°
1-3, et Etant donné, essai dune
phénoménologie de la donation, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1997.
17. Linterrogation sur
ce risque dindistinction est explicitement prise en compte et formulée par J.-L.
Marion. Mais le titre même du chapitre où elle sexpose lannonce clairement :
on ne reconnaîtra, entre les types de phénomènes comme entre les modes de donation, que
des différences de degré (Etant donné, op.cit., p.251 et suivantes).
18. Cf. J.-L. Marion, art.cit., p.89 : « ce don, réduit en tant
que ce qui se décide, tient son caractère de
donné de la donation seule, cest-à-dire de lui-même, sans dépendre daucune
relation extrinsèque, ni (...) au donateur, ni au donataire » (cest J.-L.
Marion qui souligne).
19. « La mise entre
parenthèse du donataire appartient nécessairement au don, puisque celui-ci
disparaîtrait purement et simplement si le donataire demeurait » (art.cit., p.89).
20. Doù, fort
logiquement, laccent mis avec insistance sur le réfléchi, qui manifeste bien que
la donation na affaire quà elle-même, ne se soucie que delle-même, et
détermine ce quelle est à partir delle-même seulement : cest le don
lui-même qui « se donne », « se décide »... ( J.-L. Marion, Etant donné, op.cit., p.129).