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Nature et formes du don Introduction
Savoureuse et édifiante est la mésaventure dont est victime Marcel Mauss, qui, au terme dune copieuse étude intitulée Essai sur le don, est contraint de se demander si cest bien du don quil vient de traiter1. Savoureuse, parce quelle offre le rare spectacle dun auteur renommé confessant que le travail quil est en train de conclure pourrait bien être « hors-sujet ». Edifiante, parce quelle sonne comme un avertissement aux oreilles de celui qui entame à son tour une recherche sur le même thème. Etudier le don nest apparemment pas chose aisée, puisque Mauss lui-même a pu croire en parler tout en parlant peut-être, en fait, dautre chose. En tout état de cause, la prudence exige que nous cherchions à comprendre comment lon peut se mettre en un si mauvais cas. Lexplication qui simpose est assez simple : il suffit de sengager dans une étude sur le don, sans prendre la moindre précaution pour définir au préalable ce qui est don et ce qui ne lest pas. La recherche commence alors immédiatement par lexamen de « cas concrets », livrés par létude du « terrain » comme lon dirait aujourdhui. Cest seulement ensuite, et à vrai dire, en tout dernier lieu, que le discours sefforce datteindre à une certaine généralité, et de prendre de la distance par rapport à la particularité des divers « cas » étudiés, sans toutefois que ceux-ci ne cessent de jouer le rôle de garants et de limites par rapport à la généralisation finale. En bref, cette procédure est aisément identifiable : cest celle de lempirisme. Celui-ci, comme on le sait, nous enjoint de partir de la « réalité » pour, ensuite, et dans la stricte mesure où cet examen initial nous y autorise, en tirer l« idée générale ». Employer une telle méthode, cest évidemment se condamner à présupposer que les « cas concrets » sur lesquels on va dabord se pencher sont bel et bien des cas de ce quil sagit détudier en loccurrence : des cas de don, des dons, et non pas autre chose. Cette présupposition consiste alors plus précisément dans ladmission, implicite et préalable à tout lexamen ultérieur, dun certain concept du don ; cest en effet seulement une certaine définition du don en et pour soi qui peut désigner tels et tels faits particuliers comme « cas concrets » de don ; et cest aussi seulement le caractère inconscient de cette définition qui peut laisser croire que celle-ci sensuivrait de lexamen des cas particuliers. Enfin, cest seulement en référence plus ou moins consciente à un tel concept que lon peut, comme le fait M. Mauss, secouer son « sommeil empiriste », et en venir à se demander, finalement, si cest bien de don que lon a parlé jusquici. Nous devons donc nous enquérir dun concept du don, à la lumière duquel nous pourrons nous interroger sur le genre de facticité ou dobjectivité qui peut ou doit revenir au don. Nous laisserons par là se déterminer progressivement le genre de statut qui doit revenir ici aux « cas concrets », sans nullement décider par avance si ceux-ci doivent jouer un rôle fondamental, un rôle simplement illustratif, ou même quelque rôle que ce soit. Car que savons-nous pour linstant sil nen va pas du don comme de laction morale chez Kant ? Chez cet auteur, le concept même de moralité implique que lon admette, au moins à titre de possibilité, quaucune action morale na jamais été effectuée par aucun homme : on voit donc ici clairement comment la définition dun concept peut aller jusquà rendre impossible lidentification assurée de « cas concrets » qui lui correspondent. Certains caractères essentiels du don comme tel semblent tout dabord assez faciles à déterminer, et ils fournissent demblée une indication sur la raison du vif intérêt dont le thème du don, depuis quelque temps, fait lobjet. A la notion de don paraissent sattacher naturellement celles de générosité, de désintéressement, de gratuité. Comme comportement, le don est ce qui transgresse lordre de lintérêt personnel, du souci prosaïque des besoins ; comme idée, il semble déborder la « rationalité classique », dans la mesure où celle-ci serait le royaume de la stricte nécessité où tout doit avoir une « raison » : avec le don lon échapperait à lordre rébarbatif du « système », de l« économique ». Cest un surplus, un excès bref : avec lui apparaît plus ou moins confusément lidée générale dune altérité par rapport à la nature, cette dernière étant entendue aussi bien comme ordre de la réalité physique soumis à dinflexibles lois, que comme royaume des essences. A cela se rattache alors le sentiment, lui-même plus ou moins vague, que dans le don pourrait se trouver une part essentielle de ce qui est proprement humain, que lon touche avec lui à ce qui concerne la vérité de lêtre et de lexistence de lhomme. Et cela, dans la mesure où lhomme est envisagé justement comme lêtre qui nest pas rivé absolument à lordre du besoin et de lintérêt, et comme lêtre que nul système de concepts ne peut parvenir à saisir tout à fait. Dans le don transparaît une altérité que lhomme reconnaît comme étant précisément la sienne. Et lorsque son monde en vient à être perçu par lui (à tort ou à raison) comme inhospitalier à cette altérité, comme engagé de fond en comble dans limmanence de lintérêt et du besoin, de la rentabilité et de la concurrence féroce, il lui arrive déprouver la nostalgie dune tout autre manière dêtre, de voir et dagir : peut-être pressent-il que seul le don peut dispenser latmosphère où sa respiration et ses gestes, sa vie intérieure et ses rapports avec autrui deviendront libres, beaux et vrais. Mais sitôt entrevue, louverture tend à se refermer ou à se voiler de brume. Donner, cest agir gratuitement : mais quest-ce à dire au juste ? Envisagée dabord comme abnégation, oubli de soi, la gratuité semble devoir rester un simple vu peut-être même pas vraiment pieux. Ne va-t-on pas voir arriver en force tous les soupçons que la pensée moderne a su nourrir et développer, à lencontre de tout ce qui se présente comme dépassement de légoïsme, dépistant avec toujours plus de perspicacité (cest du moins ce que croient volontiers les soupçonneurs eux-mêmes) lintérêt caché derrière le désintéressement apparent ? Le don nest-il pas par excellence la cible de tels soupçons, voire leur cible unique et nécessaire ? Cest alors la possibilité de la gratuité, et avec elle celle du don, qui apparaît comme problématique. Mais il y a plus : en admettant que cette possibilité puisse être sauvegardée, le sens même du don semble devoir être mis en question. Car enfin, pourquoi agir gratuitement ? Si la gratuité est absence dintéressement, nest-elle pas du même coup absence de raison ? Ou bien mais nest-ce pas la même chose ? le don doit-il être considéré comme étant son propre but ? Donner pour donner, voilà qui paraît désigner la seule finalité que le don puisse assumer sans cesser dêtre lui-même, car alors seulement il échapperait à tout motif et à tout but extérieurs, qui le priveraient de sa gratuité et ainsi lannuleraient. Mais voilà qui ne libère le don du soupçon que pour le menacer aussitôt dabsurdité et darbitraire : ne serait-il pas alors une pure excédence ne visant quelle-même, sans rime ni raison ? Dans lordre du comportement, il ne serait quivresse dun libre-arbitre sans contenu, « acte gratuit » ne sadressant à rien ni personne, nattestant et naffirmant que son propre surgissement. Dans lordre de la pensée, il désignerait un au-delà du concept, un pur diffuser ou un pur différer qui, précisément, ne conserveraient leur pureté quau prix dune stricte vacuité et dune radicale absence de destination ; le concept de don risque fort, alors, dêtre pour le philosophe loccasion de déployer une virtuosité brillante mais gratuite, naccouchant là encore de rien dautre quelle-même. Ne peut-on donc échapper au carcan de lintérêt quen sabîmant dans le non-sens, et nêtre insoupçonnable quau prix de linsignifiance ? Comment empêcher que le gratuit ne coïncide avec le vain ? Ce nest possible que si le don a une raison dêtre, qui ne soit cependant pas, daucune manière, un motif de profit pour qui sy adonne. La réflexion sur le don, retrouvant par là une préoccupation classique de la tradition philosophique, doit alors avoir le sens dune recherche de ce qui peut et doit être visé comme fin en soi. Alors sans doute, ainsi que le présuppose ou le suggère lopinion commune, lhomme pourra être envisagé comme étant par excellence lêtre auquel le don sadresse, dans la mesure où il peut et doit être lobjet dune visée dont il soit lui-même lultime et unique fin ; alors aussi, lhomme pourra être considéré comme lêtre qui peut et doit donner, dans la mesure où il peut être le sujet dune visée prenant en vue lautre comme fin en soi. Mais précisément, cette identification de lhomme comme objet et sujet du don, comme donataire et donateur, ne va pas de soi. Premièrement, parce quelle ne peut être légitime que dans la mesure où lhomme est conçu dune certaine façon, qui demande à être précisée. Cette façon de concevoir lhomme ne pourra, à son tour, être pleinement explicitée et justifiée que moyennant une interrogation et une prise de position toujours plus approfondies, concernant lêtre même de lhomme disons : son essence, quitte à faire justement de lélucidation de cette notion problématique lune de nos principales tâches. Deuxièmement, parce quil nest nullement certain que le don relève exclusivement de lhumain ; si lêtre même de lhomme, justement, doit en venir à être appréhendé comme un don que lhomme reçoit, mais aussi comme ce que lhomme est radicalement incapable de donner aussi bien à autrui quà lui-même, alors il faudra admettre que lhumain comme tel requiert une origine donatrice autre que lui, non humaine. Lhomme se trouverait à la charnière de deux plans, lun « horizontal », constituant lordre des relations de lhomme avec lhomme, lautre « vertical », abritant les relations de lhomme avec son origine ; et le don ne serait proprement humain que dans la mesure où, et parce que lhumain ne serait proprement lui-même que moyennant un don qui nest pas le sien. Quest-ce donc que lhomme, pour que cet être puisse et doive recevoir, pour quil puisse et doive donner ? Et que peut-il, que doit-il donner et recevoir, compte tenu de ce quil est ? Ces questions appellent donc une recherche et des réponses nécessairement complexes, et plus complexes encore quil ny paraît au premier abord. Dune part, parce quil nest certes pas aisé de découvrir ce quest lhomme en son être. Mais dautre part et surtout parce que, quand bien même il finirait par être découvert, cet être ne pourrait être considéré comme un fondement fixe et assuré, servant de point de départ à une déduction linéaire. Car lhomme nest-il pas précisément lêtre qui peut être plus ou moins lui-même ? De son propre être, ne peut-il pas être plus ou moins proche, plus ou moins soucieux ou plus ou moins oublieux ? Si tel est le cas, ni lêtre de lhomme, ni la finalité en soi qui le caractérise ne peuvent être considérés comme de purs immédiats pouvant sinscrire en dinamovibles définitions. Plusieurs niveaux de réalité, daccomplissement et de radicalité doivent donc être distingués à leur propos, et ces distinctions doivent nécessairement rejaillir sur le don lui-même : en effet, si le don est ce qui sadresse à lêtre fin en soi, et si lêtre fin en soi est susceptible de revêtir plusieurs formes en lesquelles il sera plus ou moins lui-même, alors le don devra lui aussi être conçu comme devant affecter diverses formes, en lesquelles il sera lui aussi plus ou moins profondément conforme à lui-même. Nous aurons à le montrer : ce mouvement, par lequel le don en vient à épouser létat de ce à quoi il sadresse et à évoluer avec lui, nest pas seulement impliqué par une exigence méthodologique formelle, mais il constitue lâme même du don comme tel, et obéit ainsi à une nécessité pleinement inhérente à la nature de lobjet étudié lui-même. Pour lheure, on ne peut quindiquer les principales étapes de la recherche et offrir un aperçu sur son enjeu. Quant aux étapes de la recherche, elles seront constituées par les différentes formes de don, centrées chaque fois sur une manière denvisager lêtre fin en soi, et requérant chaque fois une nouvelle élucidation de ce qui reçoit, de ce qui donne, de ce qui est donné et du mode de donation lui-même. Ces paramètres sont ainsi appelés à évoluer ensemble, en raison directe de la solidarité essentielle qui les unit, et à former des « totalités » typiques ; celles-ci, sans être radicalement isolées les unes des autres, seront pourtant nettement distinctes et autonomes, tant dans leur principe dintelligibilité que dans les actes et comportements qui leur correspondent respectivement. Ainsi, lon étudiera successivement 1) le don ontique, qui reconnaît et vise lêtre fin en soi comme un immédiat, de sorte que limmédiateté est ce qui caractérise aussi le contenu du don et le mode de donation lui-même ; 2) le don non ontique, sadressant à lêtre en tant quil est pour lui-même une fin à atteindre, donc à un être en rapport médiat avec lui-même ; en ce don le rapport avec autrui seffectue dune manière elle-même médiate et indirecte, et le contenu apporté nest lui-même rien dimmédiat, rien détant ; 3) le don ontologique enfin, en lequel cest lêtre même de lêtre fin en soi qui est envisagé comme un don : il sagit alors du don de cela même que les deux formes précédentes ne pouvaient que viser, reconnaître et promouvoir, mais non donner. Tandis que, dans le don ontique et le don non ontique, lhomme est donataire et donateur, si bien que dans ces deux premières formes le don est conçu comme mode de rapport de lhomme avec lautre homme, dans le don ontologique lhomme nest que donataire et nullement donateur, de sorte quil sagit alors des rapports de lhomme avec autre chose que lui-même, lorigine de son être.
Il sagit en somme de voir si, comment et pourquoi le concept de don permet,
et lui seul, de concevoir lhomme adéquatement, cest-à-dire de manière telle
que soient prises en compte et rendues intelligibles toutes les contradictions qui
caractérisent cet être : sa radicale provenance dune origine étrangère et sa
pleine autonomie, sa singularité exclusive et son ouverture essentielle sur
laltérité, sa capacité et son incapacité à se perdre et à se sauver lui-même.
Dès lors, lenjeu est double. Il y va dune part de la philosophie de
lexistence, dans la mesure où le don pourrait bien apparaître comme la seule
manière dêtre en et par laquelle lhomme se comporte conformément à son
être. Et dautre part, il y va de la possibilité et du contenu dune ontologie
anthropologique, dans la mesure où lhomme pourrait bien nêtre
compréhensible que comme un être donné à lui-même en son être. 1. M. Mauss, Essai sur le don, forme et raison de léchange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p.267 : « Les termes que nous avons employés : présents, cadeaux, dons, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts ». |
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