Couramment, le mot
“vertu” signifie “qualité” au sens positif mais vague du terme : on parlera par
exemple des vertus de la vie au grand air, des vertus pédagogiques d’un ouvrage
ou encore des vertus aphrodisiaques du gingembre.
En un sens plus restreint, “vertu” s’entend au sens de “qualité
morale”, notamment dans le vocabulaire religieux. Ainsi parle-t-on de la
vertu par excellence, lorsqu’on dit d’une jeune fille qu’elle a encore (ou
qu’elle n’a plus) sa vertu. Dans la théologie chrétienne, on distingue notamment
les vertus cardinales (courage, justice, prudence et tempérance) et les vertus
théologales (foi, espérance et charité). Les secondes doivent leur qualificatif
au fait d’être des dons supposés de Dieu, tandis que les premières sont
accessibles par les seules forces humaines. Il est toutefois possible de classer
différemment ces vertus : la prudence, la tempérance, la foi et l’espérance
n’ont de sens que pour le vertueux lui-même, sauf par leur exemplarité ; la
charité, par définition, est tournée vers autrui. Quant au courage et à la
justice, ils seront selon les cas au service du vertueux ou des autres, vertueux
ou non. On peut par ailleurs se demander si la justice et la charité n’entrent
pas parfois en contradiction. La même question peut être posée au sujet du
courage et de la prudence. Ces deux dernières vertus peuvent enfin être rien
moins que morales. Ainsi un criminel pourra-t-il être très courageux ou très
prudent.
Ces réserves ont poussé certains penseurs à refuser d’appeler vertu
toute qualité qui ne serait pas par essence profitable à autrui ; les seules
vertus seraient alors l’altruisme et ses diverses formes : bienveillance,
générosité, tolérance, clémence, et ainsi de suite. En effet, la notion de vertu
suppose toujours un certain mérite de la part du vertueux, mérite qu’on
trouve ici sous la forme du don de soi. Mais quel mérite y a-t-il par
exemple à être tempérant pour celui qui a compris l’intérêt d’être tempérant ?
Quel mérite le prudent a-t-il à être prudent ? Autrement dit, qu’y a-t-il de
vraiment vertueux dans le fait d’être tempérant ou prudent ? N’est-on pas là
face à des vertus au premier sens, vague et amoral, du terme ?
En poussant le raisonnement plus loin, on peut signaler une
difficulté concernant l’évaluation du caractère vertueux d’une personne ou d’une
action. Cette difficulté concerne le mobile réel de l’action sensée être
vertueuse. On peut par exemple concevoir une charité qui n’aurait d’autre mobile
que l’accès au paradis. Certes, Dieu lisant dans les cœurs, cette pseudo-charité
serait le plus sûr moyen de ne pas goûter aux félicités paradisiaques. Mais le
croyant le plus sincère peut-il faire abstraction du regard permanent que Dieu
porte sur lui ? L’espoir d’accéder au paradis n’est-il pas d’ailleurs légitime
pour ceux qui y croient, surtout si des nécessiteux “profitent” pour ainsi dire
de cet espoir ? Autrement dit, faut-il renoncer à appeler vertueux celui qui
commettrait le bien par intérêt personnel ? Une telle exigence morale,
certes louable en elle-même, se heurte à la difficulté de déceler les véritables
mobiles de nos actions, surtout si on leur admet des causes inconscientes. Mais
si l’on peut soupçonner tout croyant extérieurement vertueux de vouloir « gagner
son paradis », fût-ce inconsciemment, il faut remarquer que les athées ne sont
pas davantage à l’abri d’un certain “intéressement” dans l’action vertueuse : la
reconnaissance et la considération d’autrui, ou plus simplement encore la
satisfaction intérieure du devoir accompli ne sont-elles pas, pour le croyant
comme pour l’athée, les “récompenses” de la vertu ? On peut certes objecter à ce
soupçon l’idée que ces récompenses peuvent venir de surcroît,
c’est-à-dire accompagner extérieurement le seul mobile véritablement
vertueux d’une action : la volonté du bien par seul amour du bien. Mais pourquoi
alors faudrait-il aimer le bien ? N’est-ce pas pour cette seule raison qu’il est
profitable à autrui ?