La simplicité s'oppose
ordinairement à la complexité (ce qui est simple, c'est ce qui n'est "pas
compliqué", pas ambigu) et à la multiplicité (ce qui est simple, c'est ce qui
est un). Les deux aspects sont d'ailleurs liés, complications et ambiguïtés ne
pouvant survenir que là où intervient une pluralité d'aspects ou d'éléments.
Pourtant, il se pourrait bien qu'il faille distinguer au moins deux grandes
formes de simplicité ; et du coup, d'une façon à la fois logique et un peu
paradoxale, ni la compréhension ni la mise en pratique de la simplicité ne
seraient une affaire simple...
La première forme de simplicité consiste dans le caractère immédiat
de ce qui détermine la conduite et la pensée ; en ce sens, ce qui est simple,
c'est ce qui est tout "naturel", ce qui va de soi, ce qui s'impose comme seule
possibilité. Ainsi la vie de l'animal est-elle simple, en ce sens qu'elle est
tout entière orientée vers quelques buts très peu nombreux, et que l'animal est
pourvu d'emblée, immédiatement, des moyens nécessaires pour les atteindre. Sans
doute cette grande simplicité de la vie est-elle rendue possible par le
bon fonctionnement d'organismes qui sont, en eux-mêmes, d'une extrême
complexité... mais cette dernière est pour ainsi dire oubliée, laissée de
côté par le vivant, elle n'est ni élaborée ni prise en charge par lui. De façon
analogue, dans l'ordre de la pensée, la simplicité consiste d'abord dans
l'engendrement et l'expression d'opinions, c'est-à-dire de pensées
reflétant immédiatement des désirs ou des "faits" perçus comme "évidents",
s'imposant tout "naturellement".
Pourquoi se "compliquer la vie" alors que le bien (ce qu'il faut
faire) et le vrai (ce qu'il faut penser) s'imposent d'eux-mêmes, et qu'il suffit
de les voir et de les suivre aussi immédiatement qu'ils se donnent eux-mêmes ?
L'homme, et tout spécialement le philosophe, serait cet être étrange qui aurait
l'art de créer de toutes pièces des complications, alors qu'en fait tout
pourrait et devrait être si simple... La sagesse, d'ailleurs, ne consiste-t-elle
pas à rejoindre l'extrême simplicité par-delà le fouillis des faux problèmes et
des "tabous" ? D'Épicure à Rousseau, bien des penseurs ont lancé des
exhortations allant dans ce sens ; et chaque fois la "nature" est invoquée comme
modèle et comme caution...
Il suffit pourtant de se demander si "être sage" et "vivre comme un
animal" sont bien une seule et même chose, pour s'apercevoir que cela est loin
d'être si simple. Certes, on peut penser que la perfection du comportement
consiste à discerner et à respecter l'essentiel, en écartant le superflu, le
surajouté, l'artificiel ; et certes, la perfection de la pensée réside sans
doute dans une compréhension du vrai ayant la forme d'une intuition accueillant
une évidence, plutôt que dans un cheminement laborieux et plein de détours au
milieu d'innombrables raisonnements. Mais dans un cas comme dans l'autre, la
simplicité ne peut être atteinte que comme un résultat (bien loin d'être
immédiate et première), résultat obtenu non pas en écartant la complexité
mais en passant par elle et en la surmontant de l'intérieur. Il faut vivre
simplement en s'en tenant à l'essentiel : fort bien ! mais qu'est-ce qui est
vraiment essentiel ? les besoins organiques ? alors la simplicité, c'est
l'animalité et son impitoyable violence. C'est plutôt vivre sans le souci
d'avoir et en privilégiant l'être, dignement, dans le respect et si possible
dans l'amour, dira-t-on par exemple ; mais qu'est-ce donc en vérité que la
dignité, que respecter, qu'aimer ? Est-ce "évident" ? La frontière entre l'avoir
et l'être saute-t-elle toujours aux yeux ? Il faut saisir le vrai par intuition
sans se laisser égarer et torturer par l'entendement : excellent ! mais comment
distinguera-t-on entre l'apparence et l'apparition, entre la pseudo évidence qui
masque le vrai et l'évidence comme pleine manifestation de celui-ci ?
La vraie simplicité ne pourrait être obtenue que par rassemblement,
digestion, unification de l'infinie complexité du travail de la raison, que
celle-ci soit "théorique" ou "pratique". C'est la simplicité du sage ou du dieu
(voire de Dieu), non celle de la bête – dont le nom
est aussi synonyme de stupidité. Tiraillé et errant quelque part entre les deux,
l'homme a peut-être pour lot de ne pouvoir jamais atteindre à la simplicité,
tout en ayant le devoir de toujours éviter le simplisme.