Si le fait religieux est
universel (pas une société sans religion), il est loin d'être homogène (il y a
des religions, parfois très différentes). La première question qui se
pose est donc celle de savoir si on peut parler de « la » religion au singulier;
autrement dit, si il y a un dénominateur commun aux différentes religions qui
permettrait de saisir l'essence de « la » religion sans plaquer nos propres
représentations sur ce qui nous est étranger.
La première définition générale se trouve chez Cicéron :
« La religion est le fait de se soucier d'une certaine
nature supérieure qu'on appelle divine et de lui rendre un culte. » Cicéron (De
inventione II, 53). Certes, il n'y a pas de religion sans culte, et il
n'y a pas de culte sans sacré. Le sacré est ce qui est estimé digne de
vénération, de respect absolu, voire de sacrifice. Il y a un rapport profond et
complexe entre « culte » et « culture ». Les religions ont profondément
influencé les moeurs des cultures où elles sont apparues, mais elles servent
aussi parfois à sacraliser des moeurs qui n'ont au départ rien de religieux. Par
exemple l'Islam a joué sur les moeurs en limitant la polygamie. Mais la majeure
partie des religions ont été utilisées pour justifier la domination masculine.
Par contre, la façon dont on s'est représenté cette « nature
supérieure qu'on appelle divine » n'a cessé d'opposer les différentes religions
et il y a au moins une religion: le Bouddhisme (4ème religion du monde
relativement au nombre de ses adeptes) qui ne se réfère pas à un Dieu
transcendant.
L'étymologie nous renseigne sur l'essence du religieux : le latin religare
veut dire, entre autres choses, « relier ». La religion c'est ce qui relie les
hommes entre eux en fondant l'ordre social, les lois. Tout se passe comme si les
communautés humaines avaient besoin, pour avoir une unité, de la référence à un
point extérieur et transcendant: un héro fondateur, un mythe de l'origine, une
promesse de salut ou une idée régulatrice Il semble qu'il faille se référer à
plus grand que soi pour faire société, pour « être avec ».
Ce qui fait que la religion relie, c'est qu'elle permet de
communier dans une même foi, c'est la communion qui est à l'origine de la
communauté. Doit-on en conclure qu'il n'y a pas de société sans religion? Non,
on peut communier -faire communauté en des valeurs qui n'ont rien de « sacré »
au sens religieux du terme: « les lendemains qui chantent » des sociétés
communistes ou les valeurs républicaines de Liberté, d'Égalité et de Fraternité
par exemple. Il y a société sans religion donc, mais en plus la religion
ne saurait être limitée à sa fonction sociale sans perdre une des dimensions qui
lui est essentielle: sa dimension spirituelle.
L'essentiel des religions n'est-il pas plus dans la spiritualité
que dans la conformation des individus à un ordre social et moral sacralisé? La
spiritualité c'est la vie de l'esprit, celle-ci se nourrit autant de vérité, que
de beauté et de justice. Les religions ont souvent dans l'histoire été
des freins au développement de la philosophie et des sciences, mais elles ont pu
aussi (plus rarement) le favoriser. Pour ce qui concerne le rapport au beau il
est indubitable que les religions ont inspiré nombre de chef d'oeuvres. Enfin,
s'il n'est pas une religion qui n'ait pu servir de caution à des massacres,
elles ont pu aussi servir de soutien à bien des révoltes contre l'oppression.
Mais la spiritualité c'est aussi le mysticisme, qui est avant tout l'expérience
d'un dépassement de l'individualité, d'une union avec le tout dans un sentiment
d'amour infini. N'y a-t-il pas là, au delà des controverses théologiques, un
dénominateur commun aux religions?
Ceci dit, n'y a-t-il de spiritualité que religieuse? Il serait bien
sûr très réducteur, insoutenable, de limiter la vie de l'esprit, le rapport à la
vérité, à la beauté et à la justice à la religion. Quant au mysticisme, il ne
manque pas lui non plus d'exister en dehors des cadres religieux dans
l'expérience esthétique surtout.