Considérée d'abord de façon tout à fait générale, la notion de pouvoir
conduit à envisager un type de réalité ou d'existence bien particulier. En
effet, un pouvoir n'est ni une réalité effective, ni une absence de réalité,
mais la présence d'une potentialité, c'est-à-dire de toutes les conditions
permettant à une action de s'exercer effectivement, ou à un être de se
développer et de devenir réel. Comme le disait Aristote, définissant justement
ce qu'il appelait "l'être en puissance", il s'agirait donc d'une sorte
d'intermédiaire entre l'existant et l'inexistant, entre l'être et le non-être,
entre la présence et l'absence... Ainsi par exemple le bourgeon est-il une fleur
"en puissance", la fleur n'étant rien d'autre que le déploiement ou la
réalisation du bourgeon : en ce sens elle est déjà "présente", d'une certaine
façon, en lui.
Toutefois, dans ses usages les plus fréquents, le terme "pouvoir" paraît
désigner quelque chose de plus précis que la potentialité ou la puissance en
général : à savoir, une potentialité dont la réalisation dépend d'une volonté.
Qu'il soit inné (par exemple, pouvoir de séduction, ou pourquoi pas, "pouvoir
magique") ou acquis (pouvoir économique, politique, etc.), le pouvoir s'envisage
en effet comme une capacité d'agir, ou d'engendrer certains effets, qui est à la
disposition d'un être doué de volonté, plutôt que comme une possibilité qui
deviendra nécessairement effective en vertu d'une loi naturelle (comme c'est le
cas pour le bourgeon). Se pose donc la question de son attribution et de son
utilisation : à qui faut-il donner tel ou tel pouvoir (lorsqu'il s'agit d'un
pouvoir qui se donne, se confère) ? Quand et de quelle façon doit-il être
utilisé ?
Ces questions se posent d'autant plus que, quels que soient son domaine et sa
forme, l'exercice d'un pouvoir est nécessairement l'exercice d'une maîtrise ou
d'une domination : une action qui, d'une manière ou d'une autre, va influer sur
la situation, la vie, l'existence même de quelque chose ou de quelqu'un. Dans ce
dernier cas, celui d'une action sur les personnes, c'est-à-dire sur des êtres
eux-mêmes doués de volonté, la question du pouvoir a un enjeu éthique majeur :
l'usage du pouvoir que l'on a sur quelqu'un peut-il être légitime, c'est-à-dire
compatible avec le statut de personne de celui sur qui on l'exerce ? Si oui, à
quelles conditions ?
A l'échelle collective, le problème et ses enjeux seront au fond identiques,
même s'ils sont démultipliés. Au singulier, et selon son usage moderne, le mot
"pouvoir" désigne implicitement le pouvoir politique. Ce dernier serait-il donc
"le" pouvoir, et non pas seulement "un" pouvoir ? Serait-il le pouvoir par
excellence ? Ce qui peut le faire penser, c'est peut-être le fait que ce pouvoir
est celui qui peut ou veut réguler tous les autres, fixer à chacun (économique,
judiciaire, religieux, etc.) sa place et ses limites au sein du tout que forme
une collectivité. Si tel est le cas, on comprend que la question de la
légitimité du pouvoir se pose avec lui au suprême degré. Fixant lui-même les
limites et les conditions de tous les pouvoirs, par qui ou par quoi s'en
verra-t-il fixer lui-même ? Si c'est par autre chose que lui-même, la question
se trouvera repoussée d'un cran – y compris dans le cadre de la moderne
"séparation (et limitation réciproque) des pouvoirs". Si c'est par lui-même, l'auto-contrôle
dont il s'agit alors semble nous contraindre à formuler pour finir deux
suggestions conjointes.
Peut-être le pouvoir, quel qu'il soit, n'accomplit-il vraiment son essence
que comme pouvoir sur soi-même, le pouvoir sur autre chose n'étant
possible et légitime qu'à titre d'effet de celui-ci.
Peut-être, du coup, toute hiérarchie ou organisation de pouvoirs ne peut-elle
être légitime qu'assise sur un pouvoir nécessairement reconnu ou déclaré absolu,
une toute-puissance donc, dont disposerait un être à la volonté
nécessairement droite. C'est Dieu qui, jadis, paraissait remplir cette
double condition ; mais en est-ce une autre que l'on veut faire remplir
aujourd'hui au peuple ?