Quel qu’il soit, le plaisir est provoqué par quelque chose, il a une cause.
Cette cause est-elle forcément extérieure, par rapport à l’être qui éprouve du
plaisir ? Si oui, cela semble indiquer que le plaisir est toujours inscrit dans
une relation avec autre chose que soi. Mais dans la mesure où il se ressent,
s’éprouve, le plaisir paraît bien être aussi un rapport avec soi-même : c’est
une manière de se sentir. Il faudrait alors l’envisager comme un rapport
avec soi-même, engendré par un rapport avec autre chose que soi : un état dans
lequel le fait d’être soi, et le fait d’être relié à autre chose, sont présents
tous deux.
Entre autres conséquences, il s’ensuivrait que seul un être capable d’être en
relation avec lui-même, donc un être comportant une certaine forme de distance
intérieure, peut connaître le plaisir : à savoir, l’être vivant ou l’être
pensant. A l’inverse, les êtres ou les réalités dépourvus d’intériorité, qui
sont seulement une somme d’éléments ou de composants, ne peuvent avoir du
plaisir ; c’est le cas des choses, artificielles ou naturelles (qui, en
contrepartie, ne peuvent non plus connaître la douleur).
De quel genre de rapport avec soi s’agit-il donc avec le plaisir ? Et peut-on
parler du plaisir en général, si les causes qui peuvent le provoquer sont de
natures complètement différentes ? Entre un plaisir purement physique, et, par
exemple, le plaisir pris à une discussion entre amis, ou encore le plaisir
procuré par la contemplation d’une œuvre d’art, la différence n’est-elle pas
immense, et ces plaisirs ne seront-ils pas, tout comme leurs causes, de natures
différentes ?
Il faut toutefois se demander s’il n’y aurait pas une unité, au travers de
ces multiples formes. Par exemple, ne peut-on pas définir le plaisir comme une
sensation ou un sentiment d’intense coïncidence avec soi-même, que ce soit sur
le plan physique ou sur le plan psychologique ou spirituel ? En effet, le
plaisir est un état dont on souhaite spontanément la continuation ; il semble
résulter d’une sorte d’accord avec soi-même, d’unité harmonieuse ressentie entre
les différents éléments dont on est constitué. Son contraire, la douleur,
pourrait être alors envisagé de son côté comme sensation ou sentiment de
déchirement, de perte de l’unité avec soi-même. Mais si le soi-même est quelque
chose de complexe et de vivant (et c’est le cas par définition pour qu’il y ait
plaisir), bien des difficultés surgissent.
S’il est synonyme de coïncidence avec soi-même, le plaisir ne risque-t-il pas
de signifier aussi l’enfermement en soi-même, la fermeture à ce qui est autre ?
Éprouver du plaisir, n’est-ce pas adhérer à soi-même, se complaire en soi-même –
et de façon générale le plaisir est-il jamais exempt de complaisance
? Par exemple : au moment du plaisir physique le plus intense, ne suis-je pas,
comme le suggère Aristote, totalement indisponible pour autre chose ? Et même
incapable de vouloir sortir de cette indisponibilité même ? En sens inverse, la
douleur ne peut-elle prendre le sens d’un salutaire arrachement à l’engluement
en soi-même ? La blessure ne peut-elle être aussi ouverture – et même, n’y
a-t-il pas des ouvertures qui ne peuvent exister que sous forme de blessures ?
Ce sont peut-être ces questions qui ont poussé tant de morales et de religions à
se méfier du plaisir et à trouver des vertus à la souffrance, à des degrés
divers.
Mais il y a lieu de se demander aussi si certaines souffrances ne sont pas
emprisonnantes, s’emparant de celui qui les éprouve au point de ne l’ouvrir sur
rien, en une sorte d’orgasme à l’envers (mais dont, contrairement à l’autre, on
a du moins envie de sortir…) ? Quant au plaisir, il faut aussi se demander s’il
ne peut avoir le sens d’une élévation au-dessus de soi-même, de sortie hors de
la prison du « petit moi ». N’est-ce pas, en particulier, le sens même de la
notion d’extase (religieuse ou non), qui signifie d’un même mouvement
« plaisir extrême » et « sortie hors de soi » ?
Comme tout ce qui s’éprouve, le plaisir est décidément bien plus facile à
vivre qu’à comprendre. Il est pourtant important de savoir quel « soi-même »
nous vivons, en l’éprouvant…