Avant de prétendre
pouvoir répondre à une question aussi massive, essayons de faire le tour des
autres questions et des préjugés qu'elle implique. La philosophie paraît de
l'extérieur comme une activité obscure et inutile parce que portant sur des
abstractions (c'est à dire sur des concepts, par exemple: le bonheur ou le
temps...). Le préjugé commun en la matière est que ce qui est abstrait n'existe
pas ou a moins d'existence que ce qui est concret, c'est à dire que ce qu'on
croit appréhender immédiatement par les 5 sens. Or, chacun accordera que nous
sommes des êtres parlants et donc des êtres pensants. De ce fait, que nous en
ayons conscience ou pas, toutes nos pensées, toutes
nos perceptions et toutes émotions sont conditionnées par le langage (plus
précisément, par la langue que nous parlons). Par exemple quand je vois un
"pommier", j'interprète ce que je perçois en le ramenant à un concept celui de
"pommier". Quelqu'un qui aurait vécu dans un désert sans jamais avoir vu de
pommier ni même d'arbre, ne percevrait pas le pommier même si ses yeux
fonctionnent bien. Les mots grâce auxquels nous pensons et percevons renvoient à
des concepts qui sont par nature abstraits car généraux. Abstrait ne
veut donc pas dire "flou" ou "confus", mais désigne ce qui ne peut être
appréhendé que par la pensée (par exemple les nombres (les mathématiques aussi
ne s'occupent que d'abstractions) ou les concepts comme celui de bonheur).
C'est donc parce que nous parlons et pour apprendre à comprendre ce que disons
que la philosophie trouve sa raison d'être. Comme le dira L. Wittgenstein au XXe.
siècle la philosophie est "clarification de la pensée".
On philosophe (en le sachant ou non), dès qu'on a le souci du sens
de ce qu'on dit, c'est à dire dès qu'on se questionne au lieu de simplement
bavarder ou/et chercher à avoir raison. La philosophie est liée au doute et à
l'étonnement. Elle commence quand, d'une façon ou d'une autre, on commence à
mettre en question le monde dans lequel on vit. Elle consiste à ne plus vivre
simplement dans mon monde fait de mes pensées, mes certitudes conditionnées par
mon vécu, mais à chercher à vivre dans le monde. « Chacun des endormis se
réfugie dans un monde individuel, mais pour les éveillés le monde est un et le
même» écrivait Héraclite.
Le mot philosophie vient du grec "philosophia" qui veut dire "amour de
la sagesse". Ceci nous indique le but de la philosophie: la sagesse. Qu'est-ce
que la sagesse? Est-ce un uniquement un savoir pratique (la prudence) qui
consiste à bien se conduire (comme quand on demande aux enfants d'être sages)?
Non, même si elle a été conçue différemment selon les écoles, on peut se risquer
à dire qu'elle implique un rapport à la vérité, c'est à dire une compréhension
de ce qui est (même si c'est pour dire, comme dans le scepticisme, par exemple,
que ce qui est n'est pas connaissable, autrement dit qu'il n'y a pas de
vérité,). La philosophie est quête de vérité, c'est ce qui, dans l'histoire fait
d'elle la mère de toutes les sciences. Mais la philosophie n'est pas quête de
vérité que sur le plan théorique, elle l'est aussi sur le plan pratique ou
existentiel. De ce point de vue chercher la vérité c'est chercher à voir les
choses telles qu'elles sont (et pas seulement comme ça nous arrange), y
compris soi-même. Comme les causes de notre aveuglement sont, en majeure partie,
en nous même, nombreux ont été ceux qui ont affirmé que la sagesse consistait à
se connaître soi-même (c'est à dire, d'abord à prendre conscience de nos
préjugés et de notre ignorance). Mais le but de la philosophie ce n'est pas
uniquement de trouver des explications (sinon la philosophie serait la science),
c'est de vivre en vérité. Héraclite encore disait qu'« Avoir l’esprit clair est
la plus haute vertu ; la sagesse consiste à parler de la réalité telle qu’elle
est et agir selon sa nature véritable, demeurant à son écoute. » Si le
philosophe vit la même vie que tout le monde, il essaie de la vivre les yeux
ouverts. S'il cherche comme tout le monde le bonheur, il cherche un bonheur
lucide. La rigueur de la réflexion engage une vie philosophique, une
transformation de soi (certains diraient une spiritualité, attendu que le mot
désigne la vie de l'esprit et n'appartient pas à la religion). Par exemple être
épicurien va surtout consister à pratiquer la régulation de ses désirs (ne
chercher à satisfaire que les désirs naturels et nécessaires) en vue du bonheur
(c'est-à-dire de l'absence de trouble). Alors qu'être stoïcien consistera à
"vivre conformément à la nature" en ne désirant que ce qui dépend de nous et en
se concentrant sur l'adhésion active au réel. Plus proche de nous, la réflexion
éthique de Peter Singer sur l'extension du principe d'égalité aux animaux,
implique aussi un choix de vie, un changement notamment de notre rapport
(alimentaire) aux animaux. Il ne s'agit donc pas simplement de "penser sa vie"
(c'est à dire de la comprendre), mais de "vivre sa pensée" (c'est-à-dire d'agir
lucidement, en accord avec ce qui est) comme le dit A. Comte-Sponville.