S’il est difficile de donner une définition
simple et éclairante de la peur, c’est qu’elle renvoie en réalité à plusieurs
sentiments. On peut notamment distinguer la peur d’un mal présent (qu’on pourra
nommer frayeur ou même épouvante) de celle d’un mal futur (qui
correspond plus précisément à la crainte). Dans tous les cas, nous avons
peur de ce qui est susceptible, croyons-nous (à tort ou à raison), de nous faire
du mal de quelque manière que ce soit. Pourtant, l’étudiant convaincu qu’il
n’aura pas son examen n’éprouve pas de peur, mais plutôt du désespoir. Car la
peur est toujours plus ou moins peur de l’inconnu et est donc liée à
l’ignorance. Il faut en outre remarquer que cette ignorance du mal dont on a
peur laisse souvent place à l’espoir d’y échapper. On peut même aller
jusqu’à dire que la crainte et l’espoir, loin d’être des sentiments opposés
comme on le dit parfois, sont au fond les deux aspects d’un même sentiment : il
n’y a pas de crainte sans espoir ni d’espoir sans crainte. Inversement, le
désespoir total est incompatible avec la peur.
Par là peut se comprendre la peur de la mort. À supposer qu’elle
soit considérée comme un mal, la mort, étant une certitude pour chacun d’entre
nous, devrait plutôt susciter le désespoir que la peur. Toutefois, à bien y
réfléchir, ce n’est pas exactement la mort elle-même qui fait peur, mais ce
qu’elle représente d’inconnu : quand vais-je mourir ? Que m’arrivera-t-il au
moment de ma mort ? Celui qui connaîtrait la réponse à ces deux questions
n’aurait plus peur de la mort.
Si l’on n’a peur que de ce qu’on ne connaît pas, le savoir s’impose
logiquement comme le remède contre les peurs. Ainsi la science nous
libère-t-elle de certaines d’entre elles : la foudre cesse en grande partie
d’être effrayante dès lors qu’on en a une connaissance scientifique.
De même, l’avenir étant, par définition pourrait-on dire, inconnu
dans une large mesure, il est l’une des grandes sources de nos peurs. Le désir
de se libérer de ces peurs a pris des formes variées au cours de l’histoire.
Pour ceux qui n’y adhèrent pas, la superstition n’est ainsi rien d’autre qu’un
ensemble de tentatives naïves et illusoires pour se libérer de la peur de
l’avenir en général (la divination sous toutes ses formes : astrologie,
cartomancie…) et des mauvais coups qu’il nous prépare en particulier (les
porte-bonheur et autres grigris). Dans cette logique, la “connaissance” de la
mort que nous proposent les religions (en particulier l’existence du paradis)
est également considérée par certains penseurs athées comme une tentative
mensongère et pathétique à laquelle se livrent les croyants pour se libérer de
la peur de la mort.
Sur le plan pathologique, la peur prend par exemple la forme de la
phobie (claustrophobie, agoraphobie…) ou de l’angoisse (qu’on a pu définir comme
une « peur sans objet ») ; certaines personnes sont manifestement plus disposées
à ces formes de peur qui sont heureusement, dans une certaine mesure,
susceptibles d’être “guéries” (par psychothérapie et éventuellement médicaments,
comme les anxiolytiques), sauf dans ses formes extrêmes, comme la paranoïa.
Pour ce qui est de la peur dans les rapports entre les hommes, le
mot “xénophobie” nous renseigne peut-être sur le sens profond du racisme : cette
haine serait en réalité une peur ou une crainte (phobos),
elle-même fondée sur une ignorance ou une méconnaissance des “étrangers”
(xenos). Certains partis politiques exploitent manifestement cette peur,
l’entretiennent, voire la fabriquent de toutes pièces, parfois avec la
complicité des médias, comme on a pu le voir dans certains débats sur
“l’insécurité”.
Enfin, les plus anciennes tyrannies comme les dictatures modernes
ont su asseoir leur pouvoir sur la peur.
Toutes les remarques qui précèdent expriment ce qui est une
évidence pour beaucoup de gens : la peur est mauvaise, nuisible, et doit être
combattue ou au moins dépassée (le courage serait ainsi moins l’absence totale
de peur que la résistance à la peur). Or sur la peur dans sa dimension
instinctive, l’éthologie (l’étude scientifique du comportement animal en milieu
naturel) nous livre un tout autre enseignement : la peur est non seulement
utile, mais parfois vitale au point d’être un élément déterminant dans la
sélection naturelle. Ainsi les animaux qui ont peur de leurs prédateurs fuiront
plus tôt que les autres et auront donc plus de chances de survivre. La peur est
donc à l’origine de certains comportements vitaux. A contrario, chez
l’enfant, l’absence de peur du vide est parfois fatale… Dans un autre registre
mais dans la même logique, craindre de rater un examen incitera peut-être
l’étudiant à travailler. Craindre une amende poussera peut-être le conducteur
pressé à respecter les limitations de vitesse. La peur de la mort elle-même
m’obligera peut-être à donner un certain sens à ma vie.
Est-il donc si sûr qu’on pourrait le croire que la peur est un
sentiment dont il faut se débarrasser ? Ne devons-nous pas plutôt faire le tri
entre nos “bonnes” et nos “mauvaises” peurs ? Mais selon quels critères ?