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Le bonheur Le bonheur peut se définir simplement comme létat de la complète satisfaction. Mais satisfaction de quoi ? Tout se complique dès que lon savise quil y a en lhomme bien des aspirations, qui ne se situent pas toutes sur le même plan, dont la compatibilité est problématique, et dont la satisfaction implique des attitudes fort différentes. Les aspirations les plus aisément identifiables sont sans doute celles du corps (nutrition, reproduction, etc.). Leur satisfaction peut être regardée comme indispensable au bonheur ; mais peut-elle le constituer à elle seule ? Peut-on appeler bonheur le simple bien-être physique ? Si oui, les plantes et les animaux pour peu quils mènent une vie naturelle, non déformée par lintervention humaine sont les êtres heureux par excellence. Mais la condition dun tel état est labsence de toute aspiration spirituelle (au sens large du terme), et de la conscience, en quoi ce genre daspiration pourrait naître et se faire sentir : il faudrait, pour être « heureux » ainsi, renoncer à tout ce qui est spécifiquement humain. Quant aux aspirations proprement humaines, elles revêtent dabord la forme du souhait, de lenvie et du goût personnels. Elles sont alors liées aux particularités individuelles, fluctuent dun homme à lautre et chez un même homme au cours du temps. Si le bonheur conserve bien une définition générale identique (état de complète satisfaction), il devient infiniment variable quant à son contenu précis (pour lun, ce sera une existence campagnarde et solitaire ; pour un autre, une vie citadine et mondaine ; pour un troisième, une alternance des deux précédentes, etc.). On peut se demander si le souci pour ce bonheur-là nexclut pas tout souci pour luniversel, cest-à-dire pour ce qui est indépendant de (voire, éventuellement, opposé à) mes goûts, mes préférences : par exemple, dans une telle perspective, peu importe que mes pensées soient vraies, lessentiel est quelles me conviennent, me procurent confort et quiétude (ou au contraire animation et instabilité, si cela me plaît plus : cela revient au même, car dans tous les cas cest mon désir personnel qui décide de ce quelles doivent être). Conjointement, le bonheur ainsi conçu paraît exclure tout véritable travail sur soi-même, tout leffort se concentrant sur lextérieur : les autres, les institutions, la nature elle-même, etc. Quant à moi, je suis comme je suis : et si jessaie de me changer, cest en vue de remplacer certaines de mes caractéristiques initiales par dautres (qui me plaisent davantage), et non pour les subordonner toutes à quelque chose qui serait dun autre ordre. Reste à envisager un bonheur qui résulterait de la satisfaction daspirations vraiment spirituelles (et non psychologiques, comme celles qui viennent dêtre évoquées), comme par exemple laspiration à la vérité, à la justice, au bien, au beau, etc. Si lon admet que de tels « objets » sont bien universels, il sensuit que le bonheur consistant à les posséder aura lui-même un contenu universel. Tous les hommes seraient alors rendus heureux par la même chose, parce que cette chose serait de nature à combler le désir inhérent à lhumanité même de lhomme (et non les désirs variables inhérents aux particularités de chacun). Quant à lattitude requise par lobtention de ce bonheur, elle différerait fort des précédentes. Elle consisterait en un réel effort sur soi-même, creusant et maintenant une distance intérieure, un recul par rapport aux désirs et goûts personnels (ceux-ci nétant pas pour autant anéantis, mais relativisés et subordonnés). Comme il sagirait de se rendre disponible pour ce qui ne dépend pas de soi, cette attitude pourrait être dite désintéressée, supposant loubli de soi. En somme, ce bonheur aurait quelque chose de paradoxal : il suppose en effet que lon ne se préoccupe pas dabord de ce qui nous plaît, nous satisfait. Il en irait de lui comme du plaisir que lon éprouve à agir de façon désintéressée : il ne pourrait arriver que comme un « plus », un surcroît, cest-à-dire à condition de ne pas avoir été visé comme but ; et inversement, le fait même de le viser comme un but serait le plus sûr moyen dempêcher sa venue. Gildas Richard |
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