Quest-ce que la tolérance? Remarquons quau
premier abord la tolérance semble supposer un manque quelle est censée combler: il
est question de tolérer là où lamour, le respect ou la simple sympathie manquent.
Tolérer est-ce supporter ce quon ne peut empêcher? On dit bien de loreille
quelle ne tolère quun certain niveau sonore, le mot a-t-il le
même sens quand on parle de tolérance envers telle ou telle différence
culturelle ou religieuse?
Le sens commun a tendance à confondre les deux attitudes: entre supporter,
malgré nous, ce que nos limites nous permettent de supporter (ce quon ne peut
empêcher) et respecter ce pour quoi on na pas de sympathie au départ (ce
quon ne veut empêcher), il ny aurait quune différence de degré.
Cest une telle conception de la tolérance comme pure passivité qui a amené
certains sociologues à calculer le seuil de tolérance des populations envers
les flux dimmigration, seuil au delà duquel lintolérance et le racisme
apparaîtraient comme des réactions mécaniques normales. Tolérer ou ne pas
tolérer serait du à la complexion de chacun: tolérer la différence de lautre
homme serait du même ordre que la tolérance du foie dun tel, par exemple, envers
tel ou tel aliment; dans les deux cas on naurait rien à faire pour tolérer,
puisquil suffirait de supporter passivement. Mais si lon mesure le tolérable
seulement par rapport à ce qui est toléré de fait, alors plus rien ne semble
intolérable en droit: rien ne nous obligerait à tolérer ce pour quoi on na pas de
sympathie préalable. Remarquons aussi que si la tolérance nétait quun trait
de caractère donné, elle serait plutôt une faiblesse: on tolère ce quon est
impuissant à changer.
Dautre part, concevoir la tolérance comme simple aptitude à
supporter, semble impliquer que celui qui est vraiment tolérant est celui qui tolère
tout. Or, une tolérance qui tolère tout sans distinction, une tolérance qui ne se
demande pas ce quelle doit et ne doit pas tolérer, est-elle encore tolérance?
Lidéal dune tolérance absolue semble impliquer quil ny a rien
dintolérable en droit, mais seulement des différences à accepter comme telles.
Doit-on, alors, au nom de la tolérance, tolérer une différence bien
particulière: lintolérance? Si on le faisait, ne risquerait-on pas de trahir ce si
généreux idéal de tolérance, en devenant simplement indifférents à la souffrance
dautrui et à la liberté que lintolérant menace? Notons au passage que la
rhétorique de lintolérance ne manque jamais de faire valoir sa
différence, même si celle-ci consiste à nier toute différence, prenant
ainsi les tenants dune tolérance absolue à leur propre jeu. «Qui ne dit mot
consent». Entendue comme simple neutralité, la tolérance ne saurait être plus
quun pur néant. Néant non seulement incapable, en tant que tel, de combler le
manque de sympathie et de compréhension quil est sensé combler, mais risquant en
plus de cela de lagrandir en nous plongeant dans le relativisme le plus plat (si
toutes les opinions se valent, pourquoi la tolérance vaudrait-elle mieux que
lintolérance?).
Si on veut donner à la notion de tolérance un réel contenu, il semble
nécessaire de la distinguer absolument de celle quon prête à loreille ou au
foie (tolérance passive): il ny a de tolérance humaine que de volonté,
cest-à-dire par délibérations et actes toujours recommencés. Elle est un milieu
entre lintolérance et lindifférence.
Existerait-elle sans la tempérance et sans la patience? On peut en douter.
Elle a quelque chose aussi de lhumilité: je tolère ce qui ne me plaît pas chez
lautre parce que jai lhumilité de reconnaître que mes valeurs ne sont
peut-être pas absolues, quil y en a dautres, que ce qui plaît à autrui (et
qui ne me plaît pas), lui plaît peut-être pour de bonnes raisons. Cela me dispense-t-il
détudier et de comparer ces raisons? Non: tolérer sans chercher à comprendre
nest encore que de lindifférence. Cest en cela que la tolérance est
autant une vertu intellectuelle que morale: elle est nécessaire au dialogue et à la
pensée par soi-même mais ne saurait en dispenser.
En dernière analyse, la tolérance ne prend elle pas son sens et sa fin dans
le respect voire lamour? Si elle suppose leur manque, peut-être ne suffit-elle pas
à le combler