Tout être vivant est assujetti
au devenir : il naît, grandit et n’atteint que progressivement l’état
« adulte », c’est-à-dire un état dans lequel il est enfin ce qu’il est destiné à
être. Mais la notion d’ « état adulte » a-t-elle le même sens, lorsqu’il s’agit
d’un être vivant quelconque et lorsqu’il s’agit de l’homme ? Si ce n’est pas le
cas, on doit s’attendre logiquement à ce que le cheminement conduisant à cet
état soit, lui aussi, différent pour chacun de ces êtres : or, c’est précisément
d’un tel cheminement qu’il est question avec la notion d’éducation.
Chez l’être vivant naturel, tant au niveau de l’espèce que de chaque individu,
le développement a pour but de former un être capable de s’insérer en un certain
ordre des choses, et de subsister en harmonie avec cet ordre. Cet ordre des
choses n’est décidé par rien ni personne : il résulte d’une nécessité (les
« lois de la nature ») générale et anonyme, s’imposant invinciblement à tout ce
qui est. Le vivant naturel est d’autant plus accompli et plus parfait qu’il
correspond mieux aux conditions ainsi déterminées : l’état à atteindre est, ici,
celui d’une rigoureuse adaptation de l’individu à ces conditions.
Or devenir humain est tout autre chose. Il ne s’agit nullement de « coller »
aussi étroitement que possible à la réalité telle qu’elle est, mais il s’agit
tout au contraire de prendre par rapport à elle un recul ou une distance
permettant de s’interroger sur elle, et de la transformer en fonction
d’exigences bien différentes de celles des « lois de la nature » (exigences
esthétiques, morales, en particulier). Pour l’homme, être adulte ne consiste pas
à être un individu bien adapté, un rouage enfin capable de jouer son rôle dans
une grande machine qui l’engloberait de toutes parts — que cette machine soit
celle de la nature ou celle de la société. Il ne s’agit pas d’abord, pour lui,
de devenir apte à exercer utilement et efficacement telle ou telle tâche
(métier, rôle...) mais de devenir capable de se déterminer d’après d’autres
critères que ceux de l’utilité et de l’efficacité, de savoir se regarder et se
traiter soi-même (ainsi qu’autrui) comme un être irréductible à un simple rouage
inclus dans un système. Incomparable au dressage ou même à l’apprentissage,
l’éducation tend alors, de toutes ses forces, non pas à façonner l’homme en vue
d’une certaine fonction, mais tout au contraire à l’empêcher de se réduire
jamais à une fonction quelconque.
Au fond, l’éducation s’adresse à ce coeur même de l’être, impossible à
fabriquer, à mesurer et à définir, qui ne sert littéralement à rien mais que
tout le reste doit servir. Si elle est gratuite, c’est d’abord et avant tout
parce qu’elle a affaire à ce qui, en l’homme, n’a pas de prix. C’est aussi parce
que son propos n’est pas d’apporter « quelque chose » (telles informations,
telles aptitudes, que l’on pourrait quantifier), mais d’inspirer et de favoriser
une manière d’être fondamentale, qui est celle de l’esprit, et qui est faite
essentiellement de disponibilité, d’interrogation et d’inquiétude.
Comme cette manière d’être est celle de l’esprit, et que tout être humain est un
être d’esprit, elle ne se présente pas comme une manière d’être parmi d’autres,
que l’on pourrait adopter ou non : elle est exigée par l’idée même d’humanité.
Tout homme, parce qu’il est un homme, et pour être un homme, est appelé à la
faire sienne. De sorte que, finalement, on peut proposer de résumer l’essentiel
à travers ces deux grandes idées :
- Eduquer est un devoir absolument impérieux, car il y va de la possibilité même
de l’existence d’une humanité.
- Conjointement, l’éducation n’a pas pour but de former un homme comme ceci ou
comme cela, mais un homme tout court.