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Juger

   Porter un jugement sur les actions de ceux qui nous entourent, qu’il soit positif ou négatif (ce deuxième cas de figure semblant être plus fréquent que le premier) est une occupation manifestement banale, à laquelle la majeure partie d’entre nous se livre quotidiennement, au moins en pensée. Le jugement au sens habituel de jugement de valeur, c’est-à-dire l’appréciation portée sur la valeur d’une chose, d’une action ou d’une personne (plus rarement d’une pensée, voire d’un sentiment), est pourtant une notion complexe et plus lourde de présupposés et de conséquences qu’il n’y paraît.
   Le fait de juger suppose au moins deux qualités que toute personne qui juge devrait s’assurer de posséder : la compétence dans le domaine concerné et l’impartialité. Mais ces deux compétences suffisent-elles pour acquérir le droit de juger ? Cela reste à voir. On peut en outre distinguer deux types de jugement de valeur : ceux qui concernent les questions morales (le bien et le mal, le juste et l’injuste par exemple) et ceux qui concernent les questions de goût (le beau et le laid par exemple).
   Faut-il des compétences particulières pour juger dans le domaine moral ? Existe-t-il des “experts” (philosophes ou théologiens par exemple) dans le domaine du bien et du mal, qui auraient plus que d’autres le droit de porter des jugements moraux ? Contrairement à d’autres formes d’expertises, celle-ci a toutefois peu de chances d’être reconnue comme telle universellement, notamment parce qu’il semble que dans le domaine moral, chacun ou presque s’estime compétent, même si chacun n’est pas en mesure de justifier rationnellement son jugement. Cela s’explique-t-il par le fait que, comme le pense par exemple Hume, le jugement moral n’est en fait rien d’autre que l’expression d’un sentiment de plaisir face à certaines actions qualifiées de “vertueuses” (la générosité par exemple), ou de déplaisir face aux actions condamnées comme “vicieuses” (le meurtre) ? Cela reviendrait à considérer que le jugement moral n’est pas fondamentalement différent du jugement de goût.
   Si nous abordons le fait de juger un peu plus précisément, quatre cas particuliers de jugements peuvent retenir notre attention.
   – D’abord le critique d’art (de cinéma par exemple) émet des jugements dont on constate assez facilement qu’ils sont toujours discutables, y compris par un autre critique. L’expertise ici tient plus, semble-t-il, dans la capacité de comprendre la structure, la composition, les inspirations, et ainsi de suite, de l’œuvre, que dans celle de juger, que ce soit positivement ou négativement.
   – Le juge, ensuite, est lui aussi un “professionnel du jugement”. On peut toutefois remarquer qu’il ne porte en fait aucun jugement moral sur les (mauvaises) actions auxquelles il est confronté, ni sur leurs auteurs. Le magistrat a seulement pour fonction de se prononcer sur la conformité ou la contradiction entre ces actions et des lois dont il n’est pas lui-même l’auteur, et qu’il n’approuve par ailleurs peut-être pas. Le jugement qu’il énonce n’est donc pas, en théorie du moins, son jugement, mais le jugement de la loi, qui elle-même ne se présente pas non plus habituellement comme morale, dans la plupart des États laïcs au moins : les actions illégales ne sont pas tant celles qui portent atteinte à la ou à une morale que celles qui nuisent à autrui ou à l’ordre public.
   – Évoquons également le cas de “l’auto-jugement” : la bonne et plus souvent la mauvaise consciences, par lesquelles nous nous jugeons nous-mêmes, mettent en évidence le problème de l’impartialité du jugement, ainsi que celui de savoir si le jugement n’est pas au fond qu’un sentiment.
   – Dans de nombreuses religions, Dieu enfin (ou un dieu parmi d’autres) occupe cette fonction de “juge”, avec cette fois la double dimension du jugement moral et de ses conséquences (paradis ou enfer par exemple). Mais qu’en est-il du jugement humain ? « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés. Ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés », recommande Jésus (Luc, 6, 37). Il semble bien qu’il faille voir là l’idée que la faculté et donc le droit de juger sont des prérogatives divines, comme le montre aussi la fameuse formule : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre » (Jean, 8, 7). Dans cette optique, seul Dieu peut juger.
   Le jugement des hommes par les hommes se heurte donc à de nombreuses difficultés. N’est-il pas alors plus sage et plus modeste, comme le fait Spinoza (qui ne croyait pas en un “Dieu juge”) en ce qui concerne « les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre » ?

M.A.

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