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L'innocence

   Antérieure à toute « culpabilité », à toute corruption, et même en théorie antonyme de ces dernières, l’innocence est vue, à tort ou à raison, comme liée à la pureté originelle ou à la pureté de l’enfance. Mais c’est aussi, dans notre esprit, la condition d’une victime, et qui n’aurait jamais dû l’être, de la foudre arbitraire des maîtres, ou des tyrans. Ainsi Hérode commet un massacre qui atteint des enfants peut-être tous suspects pour lui à un moment donné, mais en fait, objectivement et a posteriori, non concernés par sa vindicte. Cependant, D’Annunzio (dans un roman adapté au cinéma par Visconti), raconte l’histoire horrible d’un homme qui veut occire l’enfant adultérin de sa femme, alors que ce dernier n’a rien fait à personne, mais que sa seule existence rappelle une faute extérieure à lui-même. Ce qui nous amène à un paradoxe très différent de l’idée de départ : l’innocent est celui dont le sacrifice éventuel est aberrant, car injustifié en soi ; pour autant, par « malédiction », une lignée, une progéniture ou une dynastie peut se voir de facto imputer une souillure, une « responsabilité » impossible à contourner : dans la tragédie grecque, l’on assiste à une identification des descendants aux ascendants (les Atrides sont l’exemple de prédilection). La vendetta méditerranéenne ne s’inscrit-elle pas d’ailleurs dans ce sillage ? Robespierre, quant à lui, même à propos de simples héritiers qui n’avaient pas encore eu seulement leur mot à dire, disait qu’ « il n’y a(vait) pas d’aristocrate innocent »
   L’innocence n’est pas qu’un statut juridique. L’innocent n’anticipe pas, car il ne pense pas à mal, mal dont il ignore l’existence et qu’il ne saurait soupçonner. Légère est l’innocence…Et le Midi de la France, jusqu’à la fin du XIXème siècle (et même un peu après), désigne par innocence l’état de celui qui est plus que candide : le simple d’esprit, que n’importe quel camelot peut abuser, ou qui ignore tout de la physiologie féminine, si bien qu’il tombe des nues, s’il a d’aventure un commerce charnel, en apprenant les causes naturelles de la grossesse ou des maladies vénériennes… Une nuance s’impose alors : ce n’est pas n’avoir rien fait qui importe (et qui serait le critère), c’est le fait même de commettre sans savoir et sans intention maligne (« Honni soit qui mal y pense ! »), et, s’il le faut, jusqu’à la niaiserie. En même temps, suivant cette définition, n’importe quel exécutant dispensé de toute réflexion et tenu à l’écart de toute responsabilité « officielle » est un innocent, si l’on considère qu’agir en toute conscience m’éloigne précisément de l’innocence, et qu’à l’inverse l’ignorance (ou l’inconscience), du moins partielle, a pour effet de me « sacrer » innocent. Mais n’est-ce pas discutable ? Et en outre, l’idée d’une graduation
passant par l’innocence relative ne risque-t-elle pas de nous entraîner dans les abîmes de la casuistique ? 
   Le philologue ou l’expert en sémantique peut ici venir à la rescousse, puisque se trouve dans notre mot le préfixe négatif: « in » : ce qui semble signifier que l’
in-nocence ne serait pas du tout une antériorité. Au contraire (comme dirait Didier Deschamps), car il s’agit peut-être alors de dé-faire un état de nocence, autrement dit de nuisance première, d’inclination à la désunion et à la destruction, même involontaire. Dès lors, tout est renversé, car il n’a peut-être alors jamais existé de paradis que l’on aurait perdu ensuite, de douceur inoffensive, initiale et éphémère. L’innocence première serait un mythe. Indice, à défaut de preuve, qu’il s’agirait d’un travail de longue haleine, c’est le commandement que contient en premier lieu, par exemple, le serment d’Hippocrate : « primum non nocere » (« d’abord ne pas nuire »), alors que la carrière proprement dite du médecin n’est pas encore commencée. Certes, les partisans de la théorie de l’âge d’or pourraient alors rétorquer, eux, qu’il s’agit alors ici de rester vigilants dans un monde désormais corrompu, où, par ailleurs, la  présomption d’innocence sert aussi de frein juridique dans une société violente, où règne le ressentiment. Quoi qu’il en soit, concluons sèchement : contre toute attente, l’innocence serait, en fait, une perspective idéale, un horizon, peut-être même une tâche infinie, au même titre par exemple que la liberté, que la vérité, que la justice, ou encore que la connaissance de soi.

E.F.

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