Dans La vie de
Galilée de Bertolt Brecht, Andrea, disciple de Galilée, indigné par le
fait que son maître ait abjuré suite à la condamnation de l'Eglise, s'écrie :
"Malheureux le pays qui n'a pas de héros!". Ce à quoi Galilée répond :
"Malheureux le pays qui a besoin de héros." Que les peuples aient besoin de
héros, cela ne semble pas douteux, qu'on regarde pour s'en convaincre les grands
succès du cinéma: on ne se contente d'ailleurs plus aujourd'hui de héros, on a
besoin de "super héros"! Tout se passe comme si les communautés humaines avaient
besoin d'incarner leurs valeurs en un individu qui en serait comme la preuve
tangible: le guerrier, le martyr, le sage... La question semble donc moins être
de savoir si on a besoin de héros que de savoir pourquoi on en a besoin. Ce
besoin de modèle est-il un stimulant qui élève les hommes ou bien est-il
aliénant parce que fondant les inégalités en invitant à suivre un modèle
inégalable?
Pour commencer à réfléchir à ces questions il faut se demander ce qu'est
l'héroïsme. Le héros (en grec "Hèrôs": demi-dieu) est celui qui semble avoir
dépassé les limites de la condition humaine par son courage et ses actions.
C'est la conception antique de l'héroïsme (qui se néanmoins retrouve dans
l'imagerie populaire du cinéma et des super héros): une bravoure exceptionnelle
qui s'affirme par des coups d'éclat. L'acte héroïque apparaît alors comme un
acte pur, sans intention ni motivation préalable, le fait d'un être libre de la
crainte. Dans ces conditions la force du héros ne peut lui venir que de plus
haut que lui-même. En effet, les actions du héros s'appuyant sur des règles et
des valeurs prédéterminées et considérées comme absolues (la volonté des dieux
pour le héros homérique, l'intérêt supérieur de la nation pour le soldat...),
celui-ci va devenir lui-même l'incarnation de ces valeurs.
Cette conception transcendante, surhumaine du héros et de
l'héroïsme, est en contradiction totale avec toute idée d'égalité, elle fournit
au contraire une justification à l'inégalité qui est à la base de toute relation
de domination. Le pouvoir (qui se réclame des héros fondateurs) impose un modèle
à l'admiration publique et le fige dans une vénération où, bien vite, les
peuples n'ont plus qu'à manifester leur soumission (par exemple: Alexis
Stakhanov, héros du travail dans la Russie stalinienne).
Au lieu de voir dans l'héroïsme un idéal surhumain (et bientôt
inhumain), au lieu de voir le héros comme un surhomme qui ne connaît pas la
peur, ne peut-on envisager ce dernier comme quelqu'un qui sait "gérer" sa
crainte parce qu'il sait ce qui est à craindre et ce qui ne l'est pas? C'est la
définition du courage à laquelle arrive Socrate dans le Lachès. En
effet, après avoir montré que "la fermeté d'âme" ne suffisait pas à définir le
courage, parce que cette dernière pouvait s'accompagner "d'irréflexion ou de
folie" (ce serait alors de la témérité et plus du courage), il en vient en effet
à le définir comme "la science de ce qu'il faut craindre et de ce qu'il faut
oser". Il faut donc au héros plus que de l'impétuosité et une confiance ou
obéissance aveugle. Il lui faut de la prudence, savoir quand tenir bon, au bon
moment. Il lui faut une idée de ce qu'est une existence digne d'être vécue face
à l'adversité et l'inconnu qui ne soit pas qu'une image ou un idéal vague. Face
à un héroïsme fantasmatique fait de coups d'éclat, ne peut-on penser un héroïsme
du quotidien qui consisterait en une disposition générale de son existence?
Avant de voir l'héroïsme comme la capacité de mourir pour la vérité, ne peut-on
y voir la capacité de vivre dans la vérité (c'est-à-dire, tout simplement les
yeux ouverts sur ce qu'on est, y compris nos faiblesses)? Autrement dit peut-on
penser un héroïsme sans vanité, sans orgueil, sans narcissisme? Peut-être
celui-ci a-t-il pour nom sagesse (un sage orgueilleux n'est plus un sage, alors
qu'un héros orgueilleux en reste un). Mais les sages sont-ils trop rares et
discrets pour être érigés en modèles?