La notion d’héritage renvoie, dans son sens le
plus général, à l’idée d’une transmission de quelque chose, d’une génération à
une autre. Au sens courant, ce qui est ainsi transmis est matériel
(mobilier ou immobilier) ou financier. Par l’héritage, les morts transmettent
aux vivants ce qu’ils ont acquis dans leur propre vie (éventuellement eux-mêmes
par héritage) et dont, par définition, ils n’ont plus besoin : « un linceul n’a
pas de poche », selon le titre d’un roman de Horace Mc Coy et un film de
Jean-Pierre Mocky. Ainsi présenté, l’héritage ne semble pas poser problème : que
des parents, à leur mort, donnent à leurs enfants leurs biens, leur argent,
autrement dit que les parents continuent à s’occuper de leurs enfants d’une
certaine manière après leur mort, voilà qui peut sembler aller de soi. De très
nombreuses personnes pauvres, n’ayant aucune richesse à transmettre, accepteront
elles-mêmes la légitimité de l’héritage, que nous pouvons ainsi être amenés à
considérer comme “naturel” d’autant que, comme dans d’autres domaines, la
coutume a presque partout précédé les lois sur l’héritage.
D’un point de vue moral et politique, les choses sont toutefois
plus complexes. Car hériter, c’est presque toujours recevoir ce qu’on n’a
aucunement mérité. Mais la critique la plus répandue contre la légitimité de
l’héritage au sens courant consiste à le rendre en partie responsable de ce que
les sociologues appellent la « reproduction sociale », c’est-à-dire le fait que
les enfants sont presque toujours de la même classe sociale que leurs parents
(comme le montrent par exemple les rentiers “de naissance” ou les dynasties
industrielles). Marx en particulier et bien d’autres après lui ont dénoncé le
fait que l’héritage est l’un des moyens par lesquels la classe dominante se
maintient au pouvoir, argent et pouvoir étant intimement liés.
On peut donc remarquer que l’héritage peut être considéré comme
illégitime aussi bien selon le principe, plutôt de droite, « à chacun selon ses
mérites et son travail » que selon le principe, plutôt de gauche, « à chacun
selon ses besoins ». Peu de penseurs vont pourtant jusqu’à remettre totalement
en cause l’héritage, et les lois, de gauche comme de droite, se contentent
généralement de taxer, à des taux variables, les successions. Faut-il en
conclure qu’il est vain de vouloir abolir l’héritage ? En un sens figuré, on peut parler d’héritage pour des choses
immatérielles : dans la fable « Le laboureur et ses enfants », (La Fontaine,
Fables, V, 9) le père transmet à ses descendants un héritage un peu abstrait
: l’idée selon laquelle « le travail est un trésor », qui leur permettra
précisément de ne pas avoir besoin d’autre héritage que le champ qu’ils devront
cultiver. Transmettre des valeurs ou des croyances aux générations suivantes,
c’est d’ailleurs parfois penser, à tort ou à raison, qu’on survivra en quelque
sorte à sa propre mort. L’héritage peut ainsi être compris comme une tentative
parmi d’autres de laisser, comme on dit, une trace de son passage sur terre…
En donnant plus d’ampleur au concept d’héritage, on parlera de
l’héritage culturel d’une nation à propos de son histoire et de ses mythes, de
ses valeurs, de ses coutumes, de sa gastronomie, et ainsi de suite, héritage qui
pourra donner corps à une identité régionale ou nationale, pour le meilleur ou
pour le pire… Transmettre ainsi l’héritage d’une culture, c’est par exemple
perpétuer ses traditions.
On peut enfin élargir le concept d’héritage à l’échelle de toute
l’humanité, et dire que les sciences, les arts ou la philosophie constituent
l’héritage culturel de l’humanité entière.
Ce sens figuré de l’héritage comporte une différence notable avec
sens le courant : contrairement à l’héritage matériel et financier qui ne peut
par définition bénéficier qu’à un nombre restreint d’héritiers, l’héritage
immatériel peut être diffusé sans limite afin que tous en profitent, et ne peut
pas être dilapidé. Mais ne prend-il pas alors le risque d’être sclérosant, de
freiner le progrès de la culture ?
Ainsi se posent un certain nombre de questions : l’héritage au sens
courant est-il juste ? Si oui, comment le légitimer ? Sinon, par quoi le
remplacer ? Qu’est-ce qui doit entrer dans l’héritage culturel de l’humanité, et
comment transmettre cet héritage tout en le maintenant vivant ?