Des goûts et des couleurs on ne discute pas entend-on souvent,
ce qui voudrait dire que le jugement de goût est tout entier livré à larbitraire
de chacun, et ce qui, au fond, reléguerait lappréciation esthétique au même rang
que le goût en matière de cuisine. Tout comme chacun est libre de préférer le couscous
au cassoulet (et vice versa), il ny aurait quune différence subjective entre
Bach et le dernier des Boys Band.
Ny a-t-il donc rien de beau en soi, aucun critère universel du goût,
aucune hiérarchie qui puisse nous permettre de faire la part entre les différentes
évaluation subjectives?
Dans les civilisations du passé, on croyait à des critères objectifs de
beauté parce que lart y avait pour fonction de refléter un ordre cosmique
indépendant des hommes et parfait. Autrement dit quand lart était sacré
(hiéros en grec) il y avait une hiérarchie des valeurs esthétiques.
Lart na plus cette fonction dans notre civilisation où la science a
désenchanté le monde, et où nous accordons plus dimportance aux complexités de
la vie psychologique des individus quaux rapports harmonieux dans le cosmos. Il
ny a pas de critères esthétiques objectifs et universels, cest à dire
relevant de lunivers lui-même: lunivers nest ni beau ni laid, il est.
Aucune connaissance scientifique ne pourra jamais porter sur ces qualités qui ne se
rapportent pas aux choses, mais à celui qui en fait lexpérience. Privés de sacré
et de sublime, sommes-nous irrémédiablement voués à la platitude, au nivellement par
le bas de la culture de masse?
Peut-être que sil ny a pas de critères objectifs et universels
du goût, il nen reste pas moins quil y a une différence subjective certes,
mais universelle entre ceux qui ont du goût et acceptent den parler, et ceux qui
nen ont pas (et refusent den parler). Sur quoi repose cette différence?
Peut-être que ce que lon peut appeler avoir du goût est une disposition acquise,
une capacité de contemplation désintéressée, une volonté attentive et patiente de
souvrir et de se rendre disponible au beau sous toutes ses formes. Alors que le
mauvais goût serait la propension à céder aux attraits flatteurs et faciles de
lagréable et de sen contenter.
Ainsi, sil peut paraître stérile de discuter de la supériorité
dun goût (ou même dune culture) par rapport à un autre, il est bien
légitime de nous demander avant toute chose si, oui ou non, le goût séduque.