La pratique du
dialogue suppose l'admission de certaines règles ou de certains principes, sans
quoi elle serait impossible. Règles d'organisation et de courtoisie, tout
d'abord : il s'agit de laisser parler l'autre, de ne pas lui couper la parole,
de ne pas juger ce qu'il dit en fonction de ce qu'il est ou de ce qu'il paraît
être, que ce soit en un sens négatif ou positif. Faute de quoi l'échange
tournerait vite à la cacophonie ou à la querelle de personnes. Mais ces règles
ne sont sans doute pas seulement des garde-fous permettant d'éviter le désordre
; au-delà du fait qu'elles facilitent concrètement les échanges, elles
pourraient bien renvoyer à des exigences plus profondes.
Ainsi, s'interdire de donner ou de refuser la parole à quelqu'un en raison de
ce qu'il est (sa personnalité, son statut social, voire son apparence physique),
ce n'est pas seulement une banale règle de savoir-vivre, mais un principe qui
contient une certaine conception de la personne, et même une certaine conception
de la pensée : car c'est considérer que les propos de quelqu'un peuvent avoir
une consistance et un intérêt propres, par eux-mêmes, indépendamment de
l'individu qui les énonce. C'est admettre, par conséquent, que chacun est
capable, s'il s'y efforce, de rendre sa pensée indépendante de sa personne, et
ainsi d'offrir aux autres un discours qui soit autre chose que le simple reflet
de ses intérêts, de ses besoins particuliers ou de ses goûts personnels.
De même, ne pas couper la parole à quelqu'un, ni parler après lui sans tenir
aucun compte de ce qu'il vient de dire, ce n'est pas seulement faire acte de
politesse au sens banal de ce terme : c'est reconnaître une exigence de
continuité dans le discours, admettre la nécessité de prendre et d'accorder le
temps nécessaire pour construire des raisonnements ; c'est accepter que la
pensée ne puisse s'énoncer sous forme d'affirmations brèves et isolées, que sa
valeur dépend directement de la solidité et de la clarté des liens qu'elle tente
d'instaurer entre les idées.
Au travers de ces exigences, qui sont à la fois intellectuelles et morales,
le dialogue s'efforce donc d'être bien plus qu'un simple échange de points de
vue se déroulant de façon policée. Dialoguer signifie plus profondément :
s'aider mutuellement à penser de façon plus claire, plus rigoureuse, plus
cohérente ; et cela, par une mise à l'épreuve sans cesse renouvelée des
présupposés et des implications de chaque affirmation ou de chaque hypothèse. Or
cela n'est possible que si tous, par-delà leurs différences et leurs
particularités, se rencontrent sur le terrain commun de la raison, et s'engagent
à ne se soumettre qu'à l'autorité de celle-ci ; tel est bien le sens
étymologique du terme "dialogue" : il s'agit de cheminer "au travers" ou "au
moyen " (dia) du "discours raisonné" (logos).
Cheminer vers quoi ? En répondant "vers la vérité", comme le fait toute une
tradition philosophique, on soulèverait bien des problèmes méritant un long
débat à eux seuls... Mais si un doute plane sur ce que le dialogue nous permet
d'approcher, peut-être est-il plus modeste et plus simple de se demander d'abord
de quoi il nous permet de nous éloigner, s'il est pratiqué dans l'esprit qu'on
vient de proposer : peut-être d'un double enfermement, dans les apparences des
choses et dans nos intérêts personnels ?