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Le dialogue

Le dialogue fait a priori partie des mots à connotation positive, car il semble s’opposer à de nombreuses attitudes qu’on ne peut que condamner : le repli sur soi, l’autoritarisme ou même la violence. Dialoguer, ce serait au contraire être « ouvert aux autres », être tolérant. Le dialogue serait en outre le lieu où, par la complémentarité des points de vue dans la recherche commune et désintéressée de la vérité, celle-ci aurait le plus de chances d’apparaître : « De la discussion jaillit la lumière », dit un proverbe, sous-entendant par là qu’on a plus de chances de trouver la vérité en la cherchant à plusieurs, par le dialogue (c’est-à-dire par la confrontation de positions différentes, voire antagonistes), que seul. Cette conception du dialogue est peut-être légitime, mais elle masque plusieurs difficultés. Les premières sont théoriques et portent sur la définition précise du dialogue ; les secondes sont pratiques et concernent sa mise en œuvre dans la réalité.

Que signifie exactement « dialogue » ? L’étymologie (grecque en l’occurrence), comme souvent, pose ici plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : le logos, c’est la parole, le discours, mais aussi la raison. Que le dialogue soit un ensemble de paroles ou de discours, voilà qui n’est guère instructif ; mais que ces paroles ou discours relèvent de la raison, c’est là une exigence qui pose notamment le problème de la possibilité de dialoguer dans des domaines qui, selon certains, échappent au moins partiellement à la raison, comme la poésie ou la religion : que peut dire la raison – et donc comment dialoguer – par exemple sur le fait que « la terre est bleue comme une orange » (Eluard) ou sur le fait que Dieu a pu se créer lui-même (ce qui ne peut que déconcerter la raison et donc rendre le dialogue à ce sujet plus que difficile) ? Quant au préfixe dia, il signifie « au travers de », « au moyen de » : il sous-entend donc que la raison est ici un moyen ; quel est alors le but ? La vérité ? Mais pourquoi le dialogue n’aurait-il pas son but en lui-même, par le plaisir qu’il procure souvent ?

La mise en œuvre pratique du dialogue pose également d’épineux problèmes : peu de dialogues semblent réellement répondre aux exigences de la raison, y compris (ou surtout ?) dans les domaines où elle est censée être prédominante : les colloques de scientifiques ou de philosophes par exemple ressemblent bien plus à des champs de bataille (verbaux) qu’à des lieux où la raison universelle dialogue avec elle-même ; serait-ce parce que ces vieilles ennemies de la raison, les passions (au premier rang desquelles, peut-être, l’orgueil), s’en mêlent toujours ? Le “dialogue” devient alors joute oratoire, ou dialogue… de sourds !

Historiquement, les scientifiques ont d’ailleurs peu dialogué entre eux, de même que les philosophes. Les fameux dialogues de Platon sont peut-être davantage des monologues : les questions du maître Socrate ne sont-elles pas purement rhétoriques ? Quelle place laissent-elles à la parole des “figurants” ? Et surtout, ces “dialogues” ne sont-ils pas avant tout des monologues… de Platon ?

Le dialogue, défini comme ensemble de propos échangés entre plusieurs êtres rationnels dans le seul but de chercher la vérité, ne serait-il donc qu’une illusion ? Ses formes contemporaines semblent hélas le suggérer : le « dialogue social » est-il rien d’autre que l’expression d’un rapport de forces, variable précisément selon l’état des forces en présence ? Les débats politiques, qui devraient assurément être des dialogues entre plusieurs raisons, ne sont-ils pas, eux aussi, que des dialogues de sourds, où chacun ne cherche rien moins que la vérité, mais plutôt la “victoire” sur l’autre ? Quant aux « dialogue interculturel » et « interreligieux », on peut également douter qu’ils se font sous les auspices de la raison et dans le but désintéressé de la recherche de la vérité. Ces exemples de “non dialogues” nous confirment au moins une condition du dialogue “véritable”, s’il existe : pour dialoguer vraiment, il faudrait ne rechercher que la vérité, contrairement à Schopenhauer qui soutient avec ironie dans L’art d’avoir toujours raison que « ce qui importe, ce n’est pas la vérité mais la victoire » ; il nous faudrait donc n’avoir rien à perdre à avoir tort (par exemple notre fierté), ni rien à gagner à avoir raison (par exemple la victoire de nos convictions politiques, religieuses, philosophiques, et plus largement de ce qui constitue, croyons-nous, notre identité).

M.A.

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