Tantôt spontanée, tantôt
légèrement étudiée ; tantôt délicieuse, tantôt « plate comme un trottoir » (mais
plutôt - il est vrai – en parlant du propre d’une personne). Essentielle,
naguère, à un certain savoir-vivre et considérée comme très française au
XVIIIème siècle ; rendant aimables, de fait, les personnes qui la pratiquent ;
cultivée par des commerçants qui cherchent à enrober une transaction un peu
indigeste pour le chaland. Telle est cette activité, la moins fatigante de
toutes les activités humaines en théorie, encore qu’elle puisse devenir
épuisante dans certains cas d’espèce, qui sont alors des pathologies (par
exemple, si j’ai affaire à un excité logorrhéique qui m’accapare pendant des
heures). Moins ambitieuse que la discussion proprement dite, ou que la « disputatio »héritée du Moyen-âge ; mais aussi paradoxalement vitale, alors qu’elle
paraît facultative, existant par surcroît. Voilà comment, dans un premier temps
du moins, l’on pourrait caractériser la conversation.
S’agit-il de meubler le silence, ou de le déchirer ? Dans le
bavardage, qui n’est pas conversation, on est préoccupé de déverser ce que l’on
a en tête. Bourdonnement, monologue. Et dans la conversation ? S’agit-il de
divertir, en séduisant, (littéralement, donc : en « détournant ») par
un doux babil et un beau verbiage ? Si Dom Juan, le personnage de Molière,
séducteur endetté jusqu’au cou, parvient à museler son créancier (Monsieur
Dimanche) en l’interrompant à tout va par un feu roulant de questions faussement
bienveillantes (acte IV, scène 3), Alfred Jarry, lui, se propose un stratagème
pour entrer de plain-pied dans ce qui n’est pas donné naturellement, à
savoir un échange galant avec une jolie femme rencontrée fortuitement dans un
café : Jarry tire au pistolet sur les grands miroirs ovales Art Nouveau. Et
d’enchaîner bientôt : « Maintenant que la glace est rompue, causons ! » Ces deux
exemples, aux antipodes l’un de l’autre, ont du moins la vertu de suggérer que
« converser » reviendrait à contourner avec ruse (notre gêne, nos torts, notre
néant) en babillant, ou bien au contraire à établir un lien entre les hommes,
lien qui ne demanderait qu’à être entretenu, ou tissé. Rappelons à cet égard, au
risque de la pédanterie, les fonctions phatique et métalinguistique
dont parlait le linguiste Roman Jakobson. Du reste, « faire la conversation »,
protocole insupportable quand mon interlocuteur n’a rien à dire, peut devenir, à
bien y regarder, un véritable instant de grâce ou du moins de délicatesse,
d’attention à l’autre. Dans ce cas-là, je ne « fais » plus la
(conversation), mais j’aiune (conversation) : se construit
une pensée qui nous relie, à travers une expérience commune, si bien que la
musique de chambre, si intime, est bâtie, pour sa structure, sur le modèle de la
conversation (dialogue des instruments dans un duo, un trio, un quatuor, etc.)
Grâce et donc présent (aux deux sens du terme, car instant privilégié), comme
l’ont bien senti les Romantiques, puis les Surréalistes, les uns en niant le
hasard, les autres au contraire en exaltant le hasard objectif, invasion du
quotidien par le merveilleux…
Mais, la véritable difficulté, dans cet « art de la conversation »,
n’est-elle pas la précision ? Il s’agit de n’être jamais ni en retard, ni en
avance, de pratiquer cette école du kairos, pour parler comme les
Grecs, c’est-à-dire d’être dans l’actualité de cette conversation.
Elle serait une âme à plusieurs voix, a-t-on pu dire, grâce à un partage réglé.
Certaines conversations paraissent actives et riches, vues de l’extérieur, alors
qu’elles sont limitées à des préoccupations utilitaires, ou faussement
charmantes, comme par exemple le règlement intérieur du lieu de travail et des
matches de football de la veille (!) Échappera-t-on alors à la nécessité d’un
jugement de valeur (sur le contenu) et d’une hiérarchie ? La conversation serait
donc un art léger et fragile, à l’ère de la communication : au grognement
du pithécanthrope, aurait succédé le slogan, ou le texto. Entre les deux,
chronologiquement, la conversation, timidement, et comme en s’excusant,
prendrait sa place, et encore à condition de se loger discrètement à côté du
débat technique (aux thèmes programmés) et du signal pur, sec et fonctionnel.
Aucun objectif assigné à la conversation, une possibilité de parler de la pluie
et du beau temps, certes, mais un peu plus, si possible. C’est du dialogue,
dit-on, qu’est née la philosophie. On vient d’avoir une conversation ? C’est que
l’on vient de réitérer l’acte par lequel naît et renaît l’esprit…