D'après l'idée que l'on s'en fait généralement,
la charité consiste à donner quelque chose à quelqu'un, sans attente de
contrepartie, selon une pure "bonne volonté" ; l'image la plus commune, pour
l'illustrer, est le don d'une pièce à celui qui tend la main dans la rue.
Définie de cette façon, l'attitude charitable semble poser problème, pour
trois principales raisons. Tout d'abord, il est possible que ses motivations ne
soient pas toujours "pures" (certains soutiendront même qu'elles ne le sont
jamais vraiment) : ne s'agit-il pas, derrière un désintéressement apparent, et
peut-être même de façon inconsciente, de gagner une image positive de soi-même,
voire un sentiment de supériorité par rapport à autrui ? Ensuite, et en lien
avec le point précédent, on peut craindre que celui qui bénéficie de la charité
ne soit traité de façon profondément humiliante, dans la mesure où il se trouve
à la merci du bon vouloir des autres ; sa situation n'implique-t-elle pas une
forme de servilité, incompatible avec sa dignité de personne humaine ? Enfin,
quand bien même ces deux écueils seraient évitables, il n'en resterait pas moins
que la satisfaction de certains de nos besoins essentiels dépendrait du
libre-arbitre des autres, serait ainsi rendue aléatoire, inégale selon les
individus et selon les circonstances : ce qui serait profondément injuste.
Telle est précisément la conclusion qui s'impose, si la charité n'est
effectivement que cela : elle est, au mieux, un substitut imparfait de la
justice. L'idéal serait qu'elle soit remplacée toujours et partout par celle-ci,
et que la satisfaction de nos besoins soit un droit, défini et assuré par les
institutions publiques, plutôt qu'une simple possibilité soumise aux aléas des
volontés individuelles. Mais est-ce possible, et est-ce même souhaitable ?
La question se pose, s'il est vrai que tous nos besoins ne relèvent pas de ce
qui peut être revendiqué comme un droit ; elle se pose encore plus, s'il est
vrai que nos besoins intraduisibles en droits ne sont pas les moins importants,
mais figurent au contraire parmi les plus essentiels. Est-ce le cas ? C'est de
ce point que dépend, semble-t-il, le jugement qu'il convient d'avoir à propos de
la charité, afin que ce jugement soit précisément le plus juste possible. Si
nous pensons à nos besoins matériels, ou même culturels en sens large et vague,
il est possible de soutenir qu'ils peuvent et doivent être satisfaits selon la
logique d'une justice institutionnelle. Mais qu'en est-il de ces besoins d'un
autre ordre, que sont, par exemple, le besoin d'être pardonné ? d'être estimé et
considéré comme une personne, et non seulement comme un détenteur de droits ?
Certains parviennent à accorder leur pardon à des gens qui leur ont fait des
torts parfois considérables, voire irrémédiables ; d'autres, par exemple,
consacrent volontairement leur temps et leur énergie à visiter des détenus en
prison, afin de leur apporter réconfort, chaleur humaine, espoir sous diverses
formes. Ceux qui bénéficient de ces gestes y ont-ils droit, à un
quelconque degré ? Ces attitudes ne sont-elles pas, par définition, situées
au-delà de ce que la justice, si parfaite soit-elle, pourra jamais apporter ? Et
pourtant, en un sens, elles répondent à des besoins aussi essentiels, et sans
doute même bien plus profonds, que le besoin de manger, de se vêtir, de se
déplacer librement, etc. ... Pour le vérifier, il suffit peut-être de se
demander ce que serait un monde sans charité, c'est-à-dire un monde dans lequel
les hommes ne recevraient que ce à quoi ils peuvent avoir droit, et rien d'autre
; un monde de la simple "justice", dans lequel seul ce qui est revendiquable
pourrait être attendu. Un tel monde serait-il encore humain ? Les hommes ne
devraient-ils pas renoncer à la part la plus essentielle et la plus belle
d'eux-mêmes, pour y vivre ?
Peut-être la meilleure définition de la charité pourrait-elle être finalement
: l'attitude qui consiste à donner à l'autre ce dont il a besoin, mais à quoi
il ne peut pas avoir droit. Considérée ainsi, ne serait-elle pas, tout à la
fois, irremplaçable par la justice, exempte de la recherche d'un intérêt caché
pour celui qui l'effectue, et dépourvue d'humiliation pour celui qui en
bénéficie ?