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L'accident

    En son sens courant, l'accident est ce qui arrive de façon imprévue, soudaine ; c'est ce qui déjoue l'attente ou l'habitude. Et au moins depuis l'époque romaine, c'est essentiellement en mauvaise part qu'est prise cette brusque interruption du cours ordinaire ou attendu des choses : l'accident, c'est l'événement fâcheux, le malheur qui frappe – littéralement : qui "tombe".
   En son sens philosophique (défini par Aristote), l'accident désigne ce qui appartient à un être, ou ce qui arrive à un être, mais qui aurait pu aussi bien ne pas lui appartenir ou ne pas lui arriver ; et cela, parce que la chose ou l'événement en question sont sans lien avec l'essence (ou la substance) même de cet être ; de sorte que celui-ci serait tout autant lui-même, si cette chose ou cet événement étaient absents, ou s'ils étaient différents de ce qu'ils sont. Un exemple simple : "avoir des cheveux blonds" est pour l'homme un accident, car l'on est tout autant un homme si l'on a des cheveux bruns, voire pas de cheveux du tout. Il s'agit là d'un élément qui est sans rapport avec ce qui fait l'humanité de l'homme (à l'inverse, on ne pourrait peut-être pas en dire autant de la pensée, par exemple : car il semble que la capacité de penser fasse partie, elle, de la définition même de l'homme).
   Rapprochons ces deux définitions, pour constater d'abord ce qu'elles ont de commun : dans les deux cas, il s'agit de ce que l'on ne peut pas prévoir, c'est-à-dire de ce que l'on ne peut pas déduire à partir de ce que l'on connaît ; dans les deux cas il s'agit aussi, par conséquent, de ce qui ne dépend pas de soi, ni de ce que l'on est (ce qui constitue l'essentiel de notre être), ni de ce que l'on peut décider. La présence ou la possibilité de l'accident signifient toujours que tout n'est pas déterminé d'avance, et que tout n'est pas en notre pouvoir. Faut-il y voir la condition de notre liberté (s'il n'y avait rien d'accidentel, cela signifierait que tout serait nécessaire, que tout ce qui est et tout ce qui arrive serait une suite inévitable de la nature même des choses) ? Ou au contraire, la négation ou la limitation de notre liberté (s'il y a de l'accidentel, c'est aussi que certaines choses nous arrivent malgré nous, sans notre volonté ou contre elle) ? La question majeure et plus générale encore qui paraît se poser serait alors la suivante : faut-il déplorer que tout n'arrive pas toujours selon ce que notre nature implique, ou selon ce que notre volonté décide ?
   Le fait que l'accident, dès l'origine, ait été défini comme l'événement inattendu et malheureux, indique à lui seul une des réponses possibles. En effet, si l'on réserve l'usage du mot accident pour désigner le malheur inattendu, cela tend à signifier que c'est l'inattendu en tant que tel qui est vu comme un malheur, comme quelque chose de déplorable. Au-delà du fait que tel événement inattendu soit vu comme malheureux, est suggérée l'idée que ce qui est fondamentalement malheureux, c'est que de l'inattendu puisse arriver. Que quelque chose puisse déjouer complètement notre attente, que quelque chose puisse à tout moment faire irruption du dehors, qu'il faille donc admettre qu'il y a pour l'homme un "en-dehors" ou un "au-delà" de sa volonté et de sa connaissance, cela peut être vu comme une imperfection, comme une injustice, ou comme l'alibi de la négligence : l'esprit contemporain incline à le croire, lorsqu'il manifeste toujours plus nettement le souci de trouver, derrière tout accident, une responsabilité, un coupable. Il est supposé par là qu'il est tout à la fois possible et souhaitable, pour l'homme moderne, de contrôler tout, ou du moins le maximum de choses ; et par conséquent que l'irruption de l'inattendu signifie essentiellement que quelqu'un, quelque part, n'a pas fait ce qu'il devait faire.
   Mais il faut se demander si l'accident n'est pas, plutôt que l'indice d'une regrettable défaillance, le signe d'une faille constitutive du monde et de l'homme lui-même, et même se demander s'il n'est pas heureux qu'une telle faille existe. La possibilité de l'accident marque la présence en nous d'une brèche, d'une perméabilité à un en-dehors pouvant nous "tomber dessus" ; cette brèche ne peut être vue comme une blessure à cicatriser au plus vite, que si l'on part du principe que notre essence est complète par elle-même, autosuffisante, et que ce qui est bon pour nous et ce qui est souhaitable par nous coïncident forcément. Mais si, à l'inverse, certaines choses et peut-être les plus essentielles ne peuvent nous arriver qu'en déjouant nos attentes et en contrariant nos souhaits ; si, autrement dit, l'homme, ni comme individu ni comme espèce, ne peut jamais se suffire, mais ne peut être comblé que par ce qui excède son pouvoir et sa connaissance, alors la brèche par laquelle l'accident nous atteint ne doit-elle pas être considérée comme une fenêtre qui nous préserve de l'étouffement, plutôt que comme une blessure qui nous menace ?

G.R.

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