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L’ineffabilité de l'humain  : une possible voie d’accès au divin ?

Quelques réflexions sur la notion d’imago Dei

 

 

  

 

 

Introduction

 

            Nous savons bien – et cela n'est pas une simple hypothèse métaphysique – que nous sommes des êtres contingents, que chacun de nous aurait pu ne pas exister car, absolument parlant, rien ne l’exigeait. Nous savons aussi que nous sommes des êtres mortels, que notre vie présente aura certainement une fin, et cela, dans un délai extrêmement court, du moins si on le compare à la durée de l’univers. En dépit de la fragilité de notre être, notre conscience et la plupart des traditions morales et religieuses nous commandent de respecter notre prochain de manière inconditionnelle. Il existe des conduites absolument inacceptables à l'égard de tout individu, quel que soit son âge, son état de santé physique ou mentale, son sexe, sa religion, sa condition sociale ou son origine ethnique. Toutes les déclarations et conventions sur les droits de l’homme en témoignent. Sans ce respect inconditionnel de l’être humain, la vie sociale deviendrait vite insupportable. Or, comment ne pas s’étonner devant ce contraste ? Ne nous demandons-nous pas d'où vient ce respect absolu que chaque personne, tout en étant elle-même un être relatif, impose ? L’expérience de notre attitude de respect à l’égard des personnes ne pourrait-elle pas contribuer à montrer l’existence d’un lien particulier entre chaque être humain et la Divinité ? Plus encore – et cette hypothèse est peut-être encore plus audacieuse –, cette voie empirique ne nous permettrait-elle pas de connaître qu’il y a un Dieu ?

Le but de cet article est de réfléchir sur une notion fondatrice des sociétés occidentales, comme celle de l’homme en tant qu’image de Dieu (imago Dei), afin de mieux cerner l’ineffabilité de chaque être humain, et de suggérer la possibilité de remonter à partir de là jusqu’à la source ultime d’une telle ineffabilité. Le thème de l’homme comme « image de Dieu » est à la charnière entre l'anthropologie philosophique et la théologie, car la réflexion sur la part de divinité qu’il y a chez l’homme – ou que l’on peut supposer chez lui – est en dernière instance une réflexion sur Dieu. En effet, si l’âme humaine est ce qui, sur terre, reflète Dieu de la manière la plus parfaite, ainsi que le soutiennent la tradition judéo-chrétienne et la philosophie platonicienne, il n’est peut-être pas exagéré de soutenir que la meilleure voie d’accès à la connaissance de Dieu, c’est la connaissance de l’âme humaine[1]. Autrement dit, si l’auteur de tout ce qui est échappe aux prises de nos sens, et si son existence et ses qualités ne se présentent que de manière indirecte et imparfaite à notre intelligence, il paraît raisonnable, en vue de mieux connaître cette réalité sublime, de faire un effort pour déceler la part de divinité qu’on attribue classiquement à l’âme humaine.

 

 

I.  Homme et infini

 

 

Il est d’expérience courante que nous reconnaissons dans nos semblables une valeur intrinsèque et absolue, qui ne dépend pas des qualités physiques, intellectuelles ou morales qu’ils possèdent. Ce respect de ce que l’on appelle la dignité humaine s’appuie sur la conviction que « quelque chose est dû à l’homme du seul fait qu’il est humain »[2]. L’acceptation universelle de la valeur inhérente à l’être humain a été qualifiée d’« attitude standard » dans nos sociétés modernes[3]. En fait, nous sommes habitués à voir chaque personne, non pas comme le simple individu d’une espèce, qui pourrait être remplacé par un autre individu de la même espèce possédant des qualités analogues, mais comme un être insubstituable, unique, ineffable. Affirmer qu’un être est insubstituable veut dire qu’il existe comme s’il était le seul au monde[4]. Celui qui oserait dire à quelqu’un qui vient de perdre un être cher, pour le consoler : « après tout, il existe beaucoup d’autres personnes avec les mêmes qualités », serait jugé, avec raison, comme cruel et dépourvu d’humanité. Pourquoi ? Parce qu’il chosifierait la personne venant de décéder, comme si elle était parfaitement remplaçable par une autre, alors que nous étions convaincus qu’elle était unique au monde. Bien évidemment, il ne s’agit pas du tout ici du caractère unique de son apparence physique, de ses qualités intellectuelles ou morales, ou, moins encore, de son information génétique. Car il serait bien possible de trouver d’autres individus avec des qualités plus ou moins semblables. Il serait même possible, bien qu’extrêmement rare, de trouver un autre individu avec la même information génétique (c’est le cas des jumeaux monozygotes et peut-être dans l’avenir, le cas des clones). Mais il est clair que l’unicité de chaque être humain dont il est question ici n’a rien à voir avec ces éléments accidentels, car elle est de nature existentielle  ; elle est littéralement ineffable, c’est-à-dire qu’elle échappe à nos prises conceptuelles. C’est pourquoi, strictement parlant, la personne humaine ne peut pas être définie, car on ne peut définir que ce qui tombe dans un genre. Mais la personne, ou mieux, chaque personne, ne rentre dans aucun genre, puisqu’elle est unique au sens le plus fort du terme[5]. Comme l’a souligné Mounier, la personne ne se résume pas à une combinaison définissable de traits. Si elle était une somme, elle serait inventoriable. Or, elle est le lieu du non-inventoriable[6].

Cette même intuition de l’ineffabilité de chaque personne a été exprimée de manière très originale par Lévinas avec sa célèbre phénoménologie du visage. C’est le visage ce qui révèle le mieux l’infini propre à chaque personne. C’est justement le visage de l’autre qui met en question ma tendance à vouloir dominer le monde, car il résiste à toute domination. L’autre c’est le tout autre, il est irréductible à moi, à mes pensées, à mes possessions[7]. Je ne peux le comprendre comme « vraiment autre » si je le conçois seulement comme partie d’une totalité autre que lui-même. Lévinas va encore plus loin lorsqu’il affirme que « dans l’accès au visage il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu »[8].

Il convient de remarquer que nous ne sommes pas ici dans le cadre cartésien selon lequel l’idée d'infini que chacun de nous trouve en soi nous permet de parvenir à Dieu, étant donné que seulement un Être infini pourrait être capable d’ « introduire » en nous une telle idée. Notre approche est tout autre, car nous ne partons pas de l’idée d'infini que chacun de nous trouve en soi-même, mais plutôt de la valeur infinie que chacun de nous reconnaît et en soi-même et dans l'autre. Le point de départ de notre démarche n’est donc pas un infini ontologique, mais plutôt un infini éthique. Certes, il est bien possible que cette reconnaissance d'une valeur infinie dans l’autre dérive du fait que chacun de nous reconnaît en lui-même une valeur absolue. Mais ce n’est pas une idée purement théorique, froide et distante, comme celle de l’infini cartésien. C’est une réalité remplie de valeur ou plutôt, une dignité.

Chez Kant il est possible de trouver une idée plus proche de celle que nous suggérons, car selon le philosophe de Königsberg, l’expérience du sublime peut nous donner une image de la sublimité de Dieu[9]. Certes, pour Kant l’existence de Dieu échappe au pouvoir de notre raison spéculative[10] et ne constitue qu’un postulat de la raison pratique[11]. Cependant, dans son analyse de l’idée du sublime (das Erhabene), il établit un parallèle entre le sublime chez l’homme et sa destination dans l’au-delà. Le sublime est ce qui échappe à toute mesure, ce qui est au-delà de toute comparaison, ce qui est purement et simplement grand[12], ce en comparaison de quoi tout le reste est petit[13]. Par la voie négative, on pourrait dire que rien de ce qui est objet des sens ne peut être qualifié de sublime[14]. L’expérience du sublime que nous avons, par exemple, devant certains phénomènes de la nature, montre en fait notre supériorité sur la nature elle-même et révèle notre pouvoir de penser l’infini comme un tout[15]. A proprement parler, ce n’est pas tellement l’objet qui est sublime, mais notre capacité de le penser[16]. C’est pourquoi, au fond, le sentiment du sublime consiste en un respect pour notre propre destination ou pour le dire autrement, en un respect pour l’idée d’humanité[17]. Selon Kant, le sublime se trouve d’une manière particulière dans la religion. L’homme éveille en lui la conscience de la sublimité de Dieu spécialement lorsqu’il vit en accord avec la volonté divine[18]. Enfin, « c’est seulement en présupposant cette idée [du sublime] en nous et par rapport à elle que nous sommes en mesure de parvenir à l’idée du caractère sublime de cet être [Dieu] qui suscite en nous un profond respect »[19].

Dans un ordre d’idées voisin, on peut dire que c’est à travers l’évidence de notre propre dignité que nous pouvons accéder à la dignité transcendante de Dieu. Cette approche permet de voir Dieu non pas comme une sorte de Chose infinie et extérieure, mais plutôt comme un Sujet qui contient en soi toute la richesse de la subjectivité et de la personnalité[20]. Beaucoup de malentendus à propos de Dieu proviennent probablement du fait de le voir comme une Abstraction suprême, comme une sorte d’Objet universel et lointain, et non pas comme un Sujet infiniment riche de virtualités et d’amour. Dieu est souvent vu comme quelque chose qui vient, comme du dehors, limiter notre liberté. Peut-être, si nous avions la conviction de sa présence au centre de notre être, notre attitude à son égard serait complètement différente. Notre idée de Dieu pourrait changer du tout à tout si nous ne le considérions pas seulement comme l’Absolu de l’être objectif, mais comme l’Absolu de la subjectivité et de l’intériorité[21]. Et à cette fin, il semble bien qu’il n’y ait d’autre chemin que de partir de notre propre subjectivité, car c’est la seule que nous avons « à la portée de la main »[22]. Cela signifie que nous ne pouvons saisir Dieu comme « Sujet » si nous n’avons pas préalablement saisi ce que signifie pour nous-mêmes être des « sujets »  ; que nous ne pouvons nous approcher de la dignité infinie de Dieu si nous avons une idée trop vague de notre propre dignité. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre ce qu’est Dieu si l’on n’a pas auparavant compris ce qu’est l’homme. De même, on ne parvient pas à pleinement comprendre la dignité humaine si l’on n’a pas auparavant saisi Dieu comme l’Être digne par excellence. Mais, n’y a-t-il pas ici un cercle vicieux ? Ne manquons-nous pas d’un point de départ ? Non, car nous pouvons initialement appréhender d’une manière intuitive et encore précaire notre propre dignité pour remonter après jusqu’à Dieu, et enrichir ensuite notre propre vision de nous-mêmes. Il s’agit donc plutôt d’un d’aller et retour continuel : une fois approché de la dignité de Dieu, nous pouvons encore « redescendre » pour mieux comprendre notre propre dignité. Dés lors, il semble extrêmement utile d’examiner de plus près la notion d’imago Dei, car elle a donné lieu au cours des siècles à des réflexions très riches sur la valeur inhérente de l’être humain.

 

II. Homme-image de Dieu

 

Le thème de l’homme en tant qu’image de Dieu est au coeur de la tradition judéo-chrétienne. Le texte fondamental est certainement le récit de la création de l’homme et de la femme, Gen. 1, 26-27 : « Elohim dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons... Elohim créa l’homme à son image, à l’image d’Elohim il le créa, mâle et femelle il les créa ». La même notion apparaît aussi à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament, notamment dans les Epîtres de saint Paul, où elle enrichie sa signification  : l’image parfaite de Dieu, c’est le Christ ; l’homme est appelé à devenir une image du Christ[23].

Au cours des premiers siècles du christianisme, le thème de l’homme imago Dei fut au centre des réflexions et de la prédication, tant dans la tradition latine que dans la tradition grecque. Il apparaît notamment, en Occident, chez Tertullien, saint Hilaire de Poitiers, saint Ambroise et saint Augustin  ; en Orient, il a été surtout développé par saint Clément d’Alexandrie, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Grégoire de Nysse et Origène, entre autres[24]. Nous allons nous centrer ici sur l’analyse du thème par saint Thomas d’Aquin, qui reprend en bonne partie les réflexions de ses prédécesseurs, notamment de saint Augustin. La thèse de saint Thomas, exposée notamment dans la question 93 de la prima pars de la Somme théologique, peut se résumer dans les cinq points suivants[25] :

 

1.      La distinction entre « image » et « ressemblance »

 

Les notions d’ « image » et de « ressemblance », qui apparaissent dans le texte biblique ne sont pas identiques, selon saint Thomas. Il ne s’agit pas d’une répétition inutile, mais elle a un sens, comme d’ailleurs tout dans le texte sacré. En rappelant des mots de saint Augustin, saint Thomas établit une distinction entre les deux termes  : « là où il y a image il y a à coup sûr ressemblance, mais là où il y a ressemblance, il n’y a pas à coup sûr image ». L’image est donc incluse dans la notion de ressemblance ; celle-ci est le genre, celle-là l’espèce.

Une chose est « à l’image » d’une autre lorsqu’elle tire son origine de l’autre. L’image ajoute donc quelque chose à la ressemblance. En effet, deux choses peuvent se ressembler sans être l’une l’image de l’autre, car être « image » veut dire « être issu  d’un autre ». Ainsi, poursuit saint Thomas, de deux oeufs parfaitement semblables il n’est pas dit que l’un est l’image de l’autre. Au contraire, on peut dire que le fils est l’image du père, car la ressemblance qu’il a avec lui, c’est de lui qu’il la tient[26].

Mais il y a encore plus. Ce n’est pas n’importe quelle ressemblance, même dérivée d’un autre, qui suffit pour vérifier la notion d’image. Une similitude purement générique entre deux êtres, même si l’un provient de l’autre, n’implique pas forcément que l’un soit l’image de l’autre. Ainsi, le parasite qui vit à l’intérieur du corps humain, même s’il a en commun avec l’homme la condition animale, ne peut être qualifié d’image de l’homme[27]. Une similitude purement générique ne donne pas lieu à l’image. Il faut qu’elle soit spécifique, à la façon dont l’image du père est dans son fils, ou du moins, à la façon dont l’image de l’homme est dite se trouver dans le cuivre, par exemple, d’une monnaie ou d’une statue. Dès lors, l’idée d’image implique que quelque chose est faite en prenant une autre comme modèle. Cela suppose, pour qu’on puisse parler d’imago Dei chez une créature, que la différence avec le modèle (Dieu) doit porter sur la différence ultime ou du moins sur un accident propre à l’espèce. Saint Thomas conclut par là qu’il n’y a que les êtres doués de raison qui peuvent être appelés « image de Dieu », car il n’y a que chez eux où se vérifie une similitude avec Dieu qui porte sur la différence ultime. En effet, bien que, dans un sens générique, toute créature soit image de la représentation exemplaire qu’elle possède dans l’esprit divin, toute créature ne peut pas être qualifiée, à proprement parler, d’image de Dieu. Pour cela, il faut une certaine ressemblance de nature[28]. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours d’une image imparfaite[29], car image ne veut pas dire égalité avec le modèle, mais seulement une certaine ressemblance. En effet, il existe une distance infinie entre Dieu et toute créature, même celles douées d’une nature rationnelle. Pour saint Thomas, l’idée de l’imperfection de l’image est bien mise en évidence par le langage qu’emploie le texte sacré (à l’image, « ad imaginem »). La préposition « à » (« ad ») traduit une certaine approximation, et marque que l’image reste toujours à une certaine distance du modèle.

 

2.      L’image de Dieu se trouve dans la nature spirituelle de l’homme

 

En suivant ici les vues de saint Augustin, qui à son tour s’inspirait sur ce point de saint Ambroise, Thomas d’Aquin situe l’image de Dieu au niveau de l’âme spirituelle. Selon saint Ambroise, en effet, l’âme seule est faite à l’image de Dieu ; dire que la chair est à l’image de Dieu obligerait à penser que Dieu est corporel. Saint Augustin reprend la même affirmation, en ajoutant que l’image se trouve dans ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme : mens ou intellectus qui est « ce qui excelle en elle », « comme son visage, son oeil intérieur et intelligible ». Ainsi, saint Augustin prétend échapper aux reproches manichéens qui attribuaient aux chrétiens, sous prétexte d’une réciprocité de similitude, la croyance en un Dieu corporel[30]. Le corps n’est donc pas le lieu de l’image ; cependant, « fait pour le service d’une âme rationnelle », il participe indirectement à la qualité d’image parce qu’il existe et vit, parce que, apte à contempler le ciel par sa stature droite, il approche de l’image plus que le corps animal[31].

Saint Thomas reprend l’idée de l’âme comme siège privilégié de l’image et pour cela s’appuie sur la distinction entre image et vestige. L’image représente une ressemblance spécifique, tandis que le vestige représente son origine à la façon d’un effet qui renvoie à sa cause mais sans atteindre à la ressemblance spécifique, « telles les empreintes qui sont laissées par les mouvements des animaux (...), telle la cendre qui est appelée vestige du feu, ou la désolation d’un pays, qui est appelé vestige de l’armée ennemie »[32]. Ainsi donc, dans la créature raisonnable, « c’est au niveau de l’esprit seulement que se vérifie l’image de Dieu, tandis que dans les autres parties [c’est-à-dire le corps] c’est une ressemblance par mode de vestige (per modum uestigii) que l’on trouve »[33]. Pourquoi ? Parce que la chose par laquelle l’être humain ressemble Dieu, c’est précisément l’intelligence ou esprit, puisque Dieu est esprit. En revanche, le corps humain est mis en parallèle avec le corps des animaux et le reste de la création matérielle, même si parmi les êtres corporels, le corps humain est celui qui s’approche le plus de l’image de Dieu, en raison de sa station droite, qui le fait regarder vers le ciel.

 

3. Image naturelle et image surnaturelle

 

Chez tout être humain, quel que soit ses qualités morales, son âge ou son sexe, on trouve également l’image de Dieu, car c’est en vertu de sa seule nature rationnelle qu’il est un reflet de la Divinité. Thomas d’Aquin établit cependant une distinction entre l’image de Dieu qui se trouve en tout homme  par nature (imago creationis), de celle qui se réalise dans les hommes justes par la grâce, qui est comme une nouvelle création (imago recreationis) et il en ajoute encore une troisième, l’imago similitudinis, qui est le niveau le plus élevé, qui correspond aux bienheureux, c’est-à-dire à ceux qui participent déjà de la vision de Dieu dans l’au-delà.

Ces trois niveaux de l’image sont liés l’un à l’autre comme les trois moments d’un même itinéraire spirituel. Le premier correspond à l’aptitude naturelle à connaître et aimer Dieu, aptitude qui réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes ; le deuxième se vérifie en ce que l’homme connaît et aime actuellement Dieu, quoique de façon imparfaite ; le troisième consiste en que l’homme connaît et aime actuellement Dieu d’une manière parfaite[34].

Mais ce qu'il est surtout intéressant à mettre en relief ici, c’est que selon saint Thomas – et selon la pensée chrétienne en général – tout homme est image de Dieu par nature. Cette affirmation a des conséquences remarquables sur le plan pratique, notamment de l’éthique et du droit  : la première, celle de l’égalité : tous les hommes, sans aucune distinction d’âge, de religion, de sexe, d’état de santé, possèdent la même valeur et méritent donc d’être également respectés ; la deuxième conséquence, c’est que la dignité ne se perd pas, ni par la propre conduite, ni par la décision des autorités publiques ; elle est « inhérente » à notre condition humaine, ainsi que l’affirme, par exemple, la Préface de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

 

4. Image statique et image dynamique

 

Saint Thomas conçoit de deux manières différentes la distinction entre « image » et « ressemblance ». La première, déjà signalée, qui fait référence à la notion commune de ressemblance, consiste à dire que celle-ci est le genre et que l’image est l’espèce. La deuxième manière consiste à considérer la ressemblance comme le perfectionnement de l’image[35]. La ressemblance serait l’image en mouvement. Dès lors, tandis que l’image originaire ferait référence à l’être de l’homme, la ressemblance (l’image dynamique) nous renverrait à son agir. Ontologie et éthique seraient donc les deux dimensions qui correspondraient respectivement aux notions d’image et de ressemblance. L’image, initialement statique, deviendrait une réalité dynamique, qui évolue vers la perfection lorsqu’on la considère du point de vue de la fin de l’homme, qui n’est autre que l’union avec Dieu. L’image est le point de départ ; la ressemblance, le point d’arrivée.

Cette perspective, très riche de conséquences, a été particulièrement développée dans la théologie grecque, qui a insisté sur le caractère dynamique de la ressemblance[36]. Chez les Grecs, en effet, l’image apparaît liée à l’origine divine de âme humaine tandis que la ressemblance renvoie à sa destinée, aussi divine ; l’image correspond à la nature, la ressemblance correspond à la grâce. Un texte d’Origène exprime cette idée (même si, peut-être, il ne souligne pas suffisamment l’importance de la grâce) : « Par ces mots : ‘Il le fit à l’image de Dieu’, en ne parlant pas de la ressemblance, il montre que l’homme a reçu dans sa première création la dignité de l’image, mais que la perfection de la ressemblance est réservée pour la fin : à savoir que lui-même doit l’acquérir par ses propres forces en imitant Dieu, afin qu’ayant reçu au début par la dignité de l’image une possibilité de perfection, il puisse la consommer à la fin en parfaite ressemblance par l’accomplissement des œuvres »[37].

Chez saint Augustin la notion dynamique de l’image prend une force toute particulière. Il distingue en effet deux moments de l’image dans la vie de l’âme : l’image virtuelle et l’image actuelle. Le premier moment correspond à la création originelle et consiste en une capacité de connaître et d’aimer Dieu ; on dit que l’image est encore virtuelle, car l’âme n’exerce pas encore sa capacité ; elle est encore centrée sur l’amour de soi (amor sui) et ne sait même pas qu’elle est image de Dieu. Le deuxième moment (renovatio) intervient quand l’âme passe de l’amour de soi à l’amour de Dieu (amor Dei). L’accès au second moment dépasse l’activité naturelle de l’homme ; elle est enveloppée par une grâce divine qui attire l’âme vers Dieu ; ce mouvement graduel exige une conversion spirituelle qui se produit dans la mesure où l’âme exerce le culte de Dieu et devient ainsi sage et heureuse participant à la lumière divine ; l’âme commence alors à entrer en possession de Dieu ; l’image de Dieu devient actuelle, ou plutôt actualisée chez elle ; la ressemblance devient alors de plus en plus discernable[38].

Chez saint Thomas cet aspect dynamique de l’image est aussi mis en relief, même s’il n’est pas développé avec la même extension que chez saint Augustin[39]. En ce sens, saint Thomas n’hésite pas à présenter l’image de Dieu comme étant la fin même de la création de l’homme[40]. Autrement dit, l’homme a été créé, non seulement en tant qu’image de Dieu (sens statique), mais en même temps pour devenir image de Dieu (sens dynamique). Enfin, selon Gardeil, la notion d’image de Dieu est implicitement au centre du grand mouvement de procession (exitus) et de retour (reditus) des créatures qui constitue le thème d’ensemble de la Somme théologique[41].

 

5.      L’entendement humain atteint le plus haut niveau de l’image de Dieu lorsqu’il prend Dieu même pour objet

 

Dans le contexte de l’image de Dieu en tant que notion dynamique, on peut comprendre que cette image puisse présenter différents niveaux d’intensité, non seulement sur le plan de la volonté, c’est-à-dire de l’amour de Dieu, mais aussi sur le plan de l’intelligence. L’homme est plus image de Dieu lorsque ses facultés intellectuelles prennent Dieu pour objet. C’est la thèse de saint Thomas, directement inspirée des réflexions de saint Augustin[42].

Bien qu’en tout homme, en tant qu’être rationnel, on trouve configurée l’image de Dieu, l’intensité de cette image augmente lorsque les facultés typiquement humaines (intelligence et volonté) sont actuellement exercées. Elle augmente encore plus, pour atteindre leur plus haut niveau, lorsque l’objet des facultés est Dieu, que ce soit de manière directe, ou de manière indirecte, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une connaissance de soi[43]. En d’autres termes, l’âme est au plus haut degré image de Dieu lorsqu’elle connaît et aime Dieu directement, ou lorsque, se prenant elle-même pour objet de connaissance ou d’amour, elle revient à Dieu de manière indirecte[44].

 En ce même sens, dans un texte très suggestif, un commentateur dit que le rôle que les créatures rationnelles jouent dans le plan divin de la création justifie pleinement leur existence, car les oeuvres de Dieu sont pleinement réalisées lorsqu’elles reviennent à leur origine. Or, ce retour des choses créées à leur Créateur s’opère de la manière la plus parfaite à travers les êtres rationnels. En effet, ces derniers reflètent Dieu, non seulement dans leur être, mais aussi dans l’objet de leurs facultés intellectuelles. Seules les créatures rationnelles peuvent porter une image de la bonté divine dans leur esprit, en tant qu’un objet de leurs facultés de connaître et d’aimer. En ce sens, elles sont, au plus haut degré, image de Dieu[45].

 

Conclusion

 

Tout le monde s’accorde pour reconnaître qu’il y a chez tout être humain quelque chose qui nous empêche de le traiter comme un simple moyen, comme une « chose ». Nous ressentons qu’il y a de l’irréductible en l’homme. Nous avons la conviction que tout être humain, même le plus faible, même le plus malade, a une valeur intrinsèque, ou pour le dire avec la formule de Pascal, que « l’homme passe infiniment l’homme »[46]. C’est pourquoi il est couramment admis, dans la conscience sociale, dans l’éthique et dans le droit, qu’il y a des conduites absolument inacceptables à l’égard de tout individu, même à l’égard du pire des criminels. La croyance en la dignité humaine est normalement plus le constat d’un fait, d’un a priori irréfutable, que le résultat d’une élucubration théorique.

Cette conviction, issue de l’expérience, de la présence de quelque chose d’absolu dans l’être humain devrait nous faire réfléchir. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi avons-nous horreur de vivre dans une société où les droits de l’homme seraient bafoués de la manière la plus brutale ? Pourquoi les récits des atrocités commises dans les camps de concentration nazis nous révoltent-ils ? N’y aurait-il pas des vérités qui sont gravées dans notre conscience morale ? Parmi ces vérités, n’y aurait-il pas celle de la présence en nous d’un infini qui nous dépasse complètement et qui impose le respect ? Et alors, comment ne pas se poser la question de l’existence d’un Infini en soi, de ce que l’on appelle classiquement « Dieu » ?

A ce propos, il est intéressant de constater que l’intuition courante de l’existence de quelque chose d’irréductible chez tout homme est confirmée par la pensée religieuse, notamment celle de racine judéo-chrétienne. En particulier, c’est à travers la notion d’imago Dei que s’exprime théoriquement cette conviction, qui a façonné le monde occidentale et à partir d’Occident, a influencé d’une manière ou d’une autre toute la planète. Selon cette notion, chaque homme, du fait d’être doué de raison et d’être capable d’aimer, reflète d’une manière unique et ineffable l’intelligence et l’amour divin.

Il reste à savoir, et c’est le plus difficile, s’il est possible d’établir un pont entre la conviction courante de la présence d’un absolu chez l’humain et l’existence de l’Absolu en soi et comment ce passage entre l’un et l’autre pourrait s’opérer. Peut-être le « tournant vers le sujet », propre à la modernité et mis en relief, entre autres, par Charles Taylor, loin de constituer un obstacle dans cette démarche, pourrait se révéler très fructueux. Car, si Dieu est sujet, quelle meilleure manière de l’atteindre peut-il y avoir que de partir de notre propre condition de sujets ?

Roberto ANDORNO
Centre Interdépartemental d’Ethique des Sciences (IZEW), Université de Tübingen, Allemagne

(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
 


[1] Saint Augustin dit à ce propos  : « En fait, aucune substance ne lui ressemble plus [à Dieu] que l’âme, faite à son image. C’est pourquoi, si l’on prenait soin de considérer attentivement l’âme, elle pourrait nous aider aussi à comprendre [la nature de] Dieu » (Genèse. Commentaire au sens littéral, X, 24, 40).

[2] Paul RICOEUR, « Pour l’être humain du seul fait qu’il est humain », dans  : Jean-François DE RAYMOND (dir.), Les enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988, p. 236.

[3] Dan EGONSON, Dimensions of Dignity. The Moral Importance of Being Human, Dordrecht, Kluwer, 1999, p. 33 et s.

[4] John CROSBY, « The Incommunicability of Human Persons », The Thomist, juillet 1993, p. 421.

[5] Selon Crosby, la pensée grecque antique n’est pas parvenue à percevoir cette « uniqueness » de chaque personne. Quand Platon insiste sur la part de divinité qu’il y a chez l’homme, c’est à l’idée générale d‘humanité qu’il pense et non pas tellement aux individus concrets  : chaque homme ne fait que participer de cette idée d’homme qui est, elle seule, en affinité avec le divin. C’est peut-être cela qui explique l’acceptation par Platon des pratiques eugéniques dans sa République idéale. Il semblerait donc que ce n’est qu’avec le christianisme que s’affirme la conviction du caractère existentiellement unique de chaque personne.

[6] Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Paris, PUF (coll. « Que sais-je »), 1951, p. 53.

[7] Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 13.

[8] Emmanuel Lévinas, Ethique et infini, Paris, Le livre de poche, 1997, p. 86.

[9] Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995, p. 198.

[10] Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 1997, p. 421 et s.

[11] Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 1997, p. 133 et s.

[12] Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1997, p. 186.

[13] Ibid., p. 188.

[14] Ibid., p. 189.

[15] Ibid., p. 195.

[16] Ibid., p. 190.

[17] Ibid., p. 198.

[18] Ibid., p. 206.

[19] Ibid., p. 207.

[20] Cf. Joseph DE FINANCE, Personne et valeur, Rome, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1992, p. 206 et s.

[21] Ibid.

[22] Bergson n’est pas loin de cette idée lorsqu’il accorde à l’expérience que nous avons de Dieu la priorité sur les constructions rationnelles a priori de ce qu’il est. Ce n’est donc pas tellement par voie de déduction à partir d’une idée arbitraire de sa nature qu’il est possible de parvenir à Dieu, mais plutôt au moyen d‘une induction à partir de l‘expérience de notre relation avec Lui. C’est pourquoi ce philosophe accorde une telle importance à l’expérience des mystiques (Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1965, p. 270 et s.).

[23] Col. I, 13-16 ; 1 Héb. I, 3 ; 2 Cor., 4,4.

[24] Cf. Aimé SOLIGNAC, dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1971, tome VII, article « Image et ressemblance», chapitre II « Pères de l’Eglise », p. 1406-1425.

[25] Les citations de la Somme théologique renvoient à l’édition bilingue des éditions du Cerf (saint Thomas d’AQUIN, Somme théologique. Les origines de l’homme, Ia, questions 90-102, trad. Albert PATFOORT, avec notes et appendices par Henri-Dominique GARDEIL, Paris, 1998, p. 79-136).

[26] Ibid., qu. 93, a. 1, p. 82.

[27] Ibid., qu. 93, a. 2, p. 87.

[28] Ibid., qu. 93, a. 2, p. 91.

[29] Ibid., qu. 93, a. 1, p. 83.

[30] Henri-Dominique GARDEIL, Appendice II, dans op. cit., p. 391.

[31] Saint AUGUSTIN, La Cité de Dieu, XXII, 24, 4.

[32] Somme théologique, qu. 93, a. 6, p. 109.

[33] Ibid., qu. 93, a. 6, p. 108.

[34] Somme théologique, 1a, qu. 93, a. 4, p. 97.

[35] Ibid., a. 9, p. 130.

[36] Jean KIRCHMEYER, « Eglise grecque », dans : Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1971, t. VI, p. 814 et s. Cet auteur rappelle que chez Platon on trouve aussi l’idée d’assimilation à Dieu. En effet, le devoir du sage consiste, selon Platon, à « chercher à s’évader d’ici bas au plus vite. Or, l’évasion, c’est assimilation à la divinité autant que faire se peut, et l’assimilation, c’est devenir juste et saint avec intelligence » (Théétète 176b). Cf. aussi : La République VI, 13, 500c  ; IX, 589e ; X, 12, 613a ; Les Lois IV, 716c  ; V 726d.

[37] De Principiis, III, 6, I, cité par Henri-Dominique GARDEIL, op. cit., p. 389.

[38] Cf. saint AUGUSTIN, De la Trinité, XIV, 16.

[39] Selon Gardeil, « il faut reconnaître que tandis que chez ses illustres devanciers, ce thème dynamique de l’image est développé avec ampleur, chez lui [saint Thomas] il n’est en quelque sorte que discrètement indiqué » (op. cit., p. 414).

[40] Henri-Dominique GARDEIL, op. cit., p. 405.

[41] Ibid.

[42] Notamment dans De la Trinité, XIV.

[43] Somme théologique, 1a, qu. 93, a. 7, p. 118 et s. ; a. 8, p. 123 et s. Saint Thomas soutient, à l’instar de saint Augustin, que l’on peut trouver une certaine image de la Trinité chez l’homme, notamment lorsque celui-ci prend Dieu pour objet : « l’image divine en l’homme se prend du verbe qui est conçu à partir de la connaissance de Dieu et de l’amour qui en dérive. Et ainsi l’image se prend dans l’âme selon qu’elle se porte ou est capable de se porter vers Dieu ». (q. 93, a. 8).

[44] On peut s’étonner de la conséquence que saint Thomas tire des affirmations précédentes, en s’inspirant, une fois de plus, de saint Augustin : chez ceux qui n’ont pas l’usage de raison, l’image de Dieu n’apparaît presque plus (q. 93, a. 8). Cependant, il faut bien préciser que cette affirmation ne s’applique qu’à l’image dynamique. En effet, chez ces individus (par exemple, nouveau-nés et personnes atteintes de maladies mentales graves), l’amour et la connaissance de Dieu ne peuvent probablement pas grandir. Cependant, il est clair que chez ces individus il y a toujours une image de Dieu au sens statique, étant donné que l’âme rationnelle est toujours le siège naturel d’une telle image, même si l’individu n’est plus (ou pas encore) capable d’exercer les facultés rationnelles.

[45] Franz DANDER, « Gottes Bild und Gleichnis in der Schöpfung nach der Lehre des Hl. Thomas von Aquin », dans : Leo SCHEFFCZYK (dir.), Der Mensch als Bild Gottes, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969, p. 208. Cet article avait été originairement publié dans le Zeitschrift für katholische Theologie, 53 (1929), p. 203.

[46] Blaise PASCAL, Pensées, édition de Michel LE GUERN, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 2004, fragment 122.

 

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