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Retour au menu Textes & Articles Un monde sans frontière ? Pour beaucoup, lidée de frontière évoque spontanément celle, négative, de limite. Les frontières seraient, par définition pourrait-on dire, ce quil faut abolir. On oublie souvent alors de préciser de quelles frontières il sagit : géographiques, politiques, culturelles, ? Mais cet oubli nest pas gênant si, comme le pensent certains, toutes les frontières doivent être abolies. Derrière ce généreux principe, on devine aisément le projet certains diraient lutopie dune humanité unifiée. Ce projet lui-même repose sur lidée, difficilement contestable en elle-même, selon laquelle ce sont toujours les différences culturelles, religieuses, nationales, régionales, et autres, dont les frontières ne sont que les symboles, qui sont à lorigine des conflits entre les hommes. Les frontières, quelles que soient leurs natures, alimenteraient donc les guerres et les racismes en tous genres. La légitimité du dessein dun monde humain sans frontière ne poserait dès lors plus de difficulté. Mais ne nous y trompons pas : si la République universelle pour lui donner lun de ses noms les plus usités est, sinon théoriquement impossible, du moins concrètement difficile à envisager dans un délai quelconque, ce nest pas seulement parce que sa réalisation se heurte à des obstacles structurels, par exemple politiques ; c'est aussi parce que son bien-fondé ne fait pas lui-même lunanimité. On peut en effet penser que linstitution dun État mondial, même si elle était réalisée de fait, ne supprimerait pas les frontières les plus inébranlables : celles qui sont présentes dans les esprits des hommes. En outre, certains les plus réactionnaires peut-être estimeront que si les frontières peuvent effectivement être considérées comme les causes principales des conflits humains, elles ont en revanche lavantage dassurer à chaque communauté, politique, religieuse ou autre, son identité. Autrement dit, à lidée dune humanité sans frontière, on peut objecter celle du droit à la différence. Qui décidera laquelle de ces deux idées doit correspondre à lidéal de lhomme ? Avant den décider, sans doute est-il plus prudent dexaminer concrètement des exemples particuliers se réclamant, sous des visages divers, du projet dun monde sans frontière. Ce sont quelques étapes marquantes de lhistoire de ce projet, mais aussi son réalisme que nous essaierons, même si ce nest que succinctement, détudier ici.
Historiquement, lidée dun monde humain sans frontière prit dabord la forme de ce que lon pourrait appeler, au sens large, limpérialisme, dont léquivalent moderne fut le colonialisme. Nous disons au sens large, cest-à-dire pas seulement au sens politique. LEmpire romain est ainsi le symbole archétypal de la logique impérialiste, autrement dit la logique de la conquête, mais lunification religieuse obéit parfois à la même logique : il sagit dans les deux cas dimposer aux étrangers un mode de vie qui nest pas le leur même si cette contrainte repose parfois, théoriquement, sur de bonnes intentions, comme lorsquil sagit déviter aux sauvages les flammes de lEnfer On voit très rapidement les limites de cette conception de lunification de lhumanité : « Le modèle de lêtre humain, cest moi. » Cet égocentrisme, quil soit politique ou religieux, ne peut dès lors déboucher que sur la violence, comme lhistoire le montre abondamment. On peut donc dire que, si la guerre nest évidemment pas lobjectif de limpérialisme, elle nen est pas moins la conséquence nécessaire et, plus encore, lindispensable auxiliaire. On doit également remarquer que, lorsque je suis dans cette optique, le monde sans frontière quil sagit dinstaurer est en fait la conséquence du refus des frontières de mon monde, ces frontières représentant linsupportable preuve de ma finitude et, par là, de mon imperfection.
Il en va tout autrement dune autre conception de ce quon pourrait appeler luniversalisme politique, même si cette conception ne vise pas immédiatement un monde sans frontière. Le mobile essentiel nest plus ici la conquête, mais la paix. Cest ici loccasion de remarquer que le pacifisme est incontestablement la motivation que lon retrouve le plus souvent à lorigine des programmes visant, sinon la suppression des frontières, du moins leur réajustement, ou plus précisément la redéfinition de la notion même de frontière. Le premier plan concret obéissant à ce principe semble avoir été le Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle entre les Souverains chrétiens, pour maintenir toujours le commerce libre entre les Nations, pour affermir beaucoup davantage les Maisons souveraines sur le trône, élaboré par Henri IV dans les dernières années du XVIème siècle. L'énoncé même du Projet montre bien quil ne sagit pas là de supprimer les frontières, au contraire ; mais nous pouvons y voir la volonté dinstaurer ce que nous appellerions aujourdhui une confédération. Et même si celle-ci se voulait européenne et militaire avant tout, elle peut bien, dun certain point de vue, être rattachée à lidée dun monde sans frontière, si par frontière on entend la délimitation hermétique dune souveraineté politique absolue. Une autre étape symboliquement importante fut franchie par labbé de Saint-Pierre, avec le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, publié entre 1713 et 1717. Sinspirant plus ou moins directement du modèle du Saint Empire romain germanique, cette uvre est peut-être la première à être issue dun esprit véritablement universaliste, puisque la préface du premier tome révèle que lébauche initiale du projet « embrassait tous les États de la terre ». La limitation, là encore européenne, est justifiée par Saint-Pierre par son souci de réalisme et de crédibilité. Il prévoit dailleurs le statut de membre associé pour certains pays non européens comme la Turquie ou le Maroc, et charge « lUnion européenne » de doter les pays asiatiques dune structure confédérale comparable. Véritable précurseur du capitalisme moderne, Adam Smith, dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, ouvrage publié en 1776, annonce quant à lui lapparition de la « République mercantile universelle » autrement dit, un monde sans frontière marchande. Ce qui caractérise cette dernière, et qui en même temps fait de Smith le premier théoricien libéral au sens économique du terme, cest quelle est supposée apparaître delle-même, sans que les hommes aient à établir des traités ou des pactes quelconques : la théorie de la « main invisible » suppose en effet quil existe dans la sphère mercantile internationale ce quon pourrait appeler un ordre immanent, équivalent économique de lordre divin dans la nature. Smith tient dailleurs à maintenir le parallèle entre économie et nature, comme lorsquil cherche à découvrir les « lois naturelles du développement des richesses » qui permettront dinstaurer un ordre économique mondial satisfaisant pour tous. Nul besoin, donc, de chercher à établir cet ordre de manière forcée : il est déjà là, en puissance. Cette précision doit nous amener à remarquer que le libéralisme économique est bien la négation de laction politique, du moins en matière déconomie : si lordre préexiste à toute intervention, toute tentative dinfluencer une situation économique donnée doit être regardée comme une ingérence, avec toute la connotation négative du terme. Certains commentateurs nont pas manqué de rapprocher la « main invisible » de la providence divine, ces deux notions supposant que les choses suivent delles-mêmes la meilleure pente, et que ce nest que par lintervention humaine, artificielle dans les deux sens du terme, que lharmonie naturelle est rompue. Notons également que pour Smith, le développement du commerce international doit être un facteur de paix. Limportance du marché de larmement, bien plus prospère en temps de guerre quen temps de paix, doit peut-être nous conduire à modérer cette analyse Le premier penseur à avoir énoncé une théorie politique explicitement universaliste fut probablement Kant, dans lIdée dune histoire universelle du point de vue cosmopolitique, article paru en 1784. A partir de lidée classique selon laquelle « la nature ne fait rien en vain », et remarquant que la raison humaine profite davantage à la collectivité quaux individus, Kant déduit que la nature a voulu que les dispositions humaines ne parviennent à leur plein développement que dans une société qui sera, dune part, la plus libre qui soit, et dautre part la plus sûre et la mieux protégée, afin que les rivalités entre les hommes se transforment en émulation. Mais si lon sen tient à une société parfaite parmi dautres moins parfaites, on retrouvera entre ces sociétés la même dangereuse rivalité que la loi a réussi à canaliser dans la société parfaite. Il faut donc établir une législation entre les sociétés elles-mêmes, ce qui revient, au bout du compte, à instituer un corps politique mondial. Kant formule ainsi « lespoir quaprès maintes révolutions et maints changements, finalement, ce qui est le dessein suprême de la nature, un État cosmopolitique universel arrivera un jour à sétablir. » La Révolution française fut un important facteur démancipation de la conscience mondialiste. Ainsi Condorcet, dans son Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain, uvre achevée en 1793, se déclare favorable à une « République fédérale, universelle et fraternelle », dont les inspirateurs et les guides seraient les « peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains ». Mais il ne sagit plus là dun projet impérialiste : « Nos espérances sur létat à venir de lespèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de linégalité entre les nations ; les progrès de légalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de lhomme. » Les frontières que veut supprimer Condorcet sont donc celles de linégalité. Mathématicien autant quhumaniste, il avait compris, bien longtemps avant la S.N.C.F., que « le progrès ne vaut que sil est partagé par tous. » Au XIXème siècle, une tentative originale dunification de lhumanité, donc de suppression des frontières il sagit ici de frontières idéologiques, et non politico-géographiques vit le jour avec Auguste Comte. En 1849, il fonda « lÉglise universelle de la religion de lHumanité », qui possède dogmes et rites, fixés dans le Catéchisme positiviste, paru en 1852. Le mot dordre de la religion de lHumanité est triple : « LAmour pour principe ; lOrdre pour base ; et le Progrès pour but ». Par ailleurs, Comte distingue dans sa religion trois éléments propres à lhomme : les pensées, élaborées par la philosophie ; les sentiments, dont soccupe la poésie ; les actes, légiférés par la politique. Mais il faut remarquer que tout cet appareil théorique na de sens pour Comte que par la « socialité essentiellement spontanée de lespèce humaine ». Autrement dit, lhumanité tend delle-même à sunifier ; la religion positiviste ne crée pas artificiellement un lien entre les hommes, elle apporte un cadre rigoureux à une tendance naturelle de lhomme : la socialisation. Le socialisme de Karl Marx inspira et continue dinspirer diverses formes duniversalisme. Sans rentrer dans le détail de la doctrine, on peut se référer à la Ière Internationale ou « Association internationale des travailleurs » qui voit le jour en 1864. Le principe fondateur de cette organisation peut bien être considéré comme un monde sans frontière, ou plus précisément un monde par-dessus les frontières : le prolétariat, avant de devenir lautorité politique suprême, doit sunir à léchelle internationale, puisquil est exploité à léchelle nationale et, surtout, parce que les intérêts de tous les prolétaires sont identiques. Le patriotisme, et plus encore le nationalisme, ne peuvent être pour Marx que des théories bourgeoises, auxquelles aucun prolétaire ne peut, sans masochisme social, adhérer ; de là le fameux mot dordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » De nombreux conflits idéologiques entre divers courants se réclamant du marxisme auront lieu à la fin du XIXème et au cours du XXème siècle, dont le point culminant sera la création, en 1938, de la IVème Internationale par Trotski. Celui-ci estima que Staline, partisan du socialisme dans un seul pays, avait trahi les idéaux marxistes. Le trotskisme revendique ainsi sa fidélité aux ambitions originelles de Marx, tandis que toutes les tentatives nationales ex pays de lEst, Chine, Cuba, ne seraient que de pâles imitations dénaturant lambition mondialiste de Marx. La chute des pays socialistes à partir de 1989 laisse donc théoriquement toutes ses chances au monde sans frontière auquel aspire le véritable marxisme.
Toutes ces théories politiques, philosophiques ou idéologiques ont en commun de pouvoir être rattachées à un ou plusieurs noms ou courants de pensée. Mais lune des nombreuses originalités historiques du monde contemporain est son caractère souvent impersonnel : les changements, quels que soient les secteurs de lactivité humaine, sont à la fois de plus en plus rapides et de plus en plus anonymes. Certains objecteront que les vieilles utopies ne sont pas mortes, et que le projet de lUnion Européenne, dont nous venons de voir lancienneté, en est le meilleur exemple. Force est pourtant de constater que les citoyens européens ont de plus en plus le sentiment que lEurope se construit malgré eux, et davantage dans le monde de la finance et de lentreprise que dans la sphère véritablement politique. Les politiciens eux-mêmes semblent souvent à la remorque des impératifs économiques, donc du marché, être impersonnel qui préside au sort de la quasi-totalité de lhumanité. Limprévisibilité et parfois la dureté des crises économiques passées et présentes ont de quoi rendre pessimistes les plus confiants. Si les hommes ont pu croire dans les siècles passés, à tort ou à raison, quils étaient maîtres de leur avenir, une telle croyance semble à présent déraisonnable : qui songerait aujourdhui à élaborer le projet dun monde humain sans frontière ? On pourra certes objecter que ce monde est depuis longtemps en marche et que le libre-échangisme associé à des médias de communication de plus en plus performants sont les signes irréfutables de la fin, sinon des frontières, du moins de leur importance. Les tenants de la modernisation de notre société, quun carcan de lois et de règlements en tous genres étoufferait soi-disant, justifieront cette évolution en arguant que supprimer les frontières, ou plus précisément passer par-dessus, cest montrer à tous le chemin de la liberté. Or la frontière ne doit pas être simplement vue comme ce qui limite la liberté, mais comme ce qui, en la limitant, la protège. Face à lillusion naïve selon laquelle le libéralisme économique serait facteur de développement des libertés, il faut rappeler quil nest pas de vraie liberté sans loi et que labsence de loi ne profite pas à tous, mais seulement aux plus puissants. On retrouve dailleurs cette même question à propos de ce qui est également censé être un facteur moderne de développement des libertés, en même temps quun nouveau monde se voulant lui aussi sans frontière : Internet. Là encore, labsence de législation est légitimée par les plus cyniques ou les plus bêtes ? comme étant la garantie de la liberté, en loccurrence la liberté dexpression. Le Web, qui porte si justement, comme un défi, son nom de toile entendez toile daraignée, aux pièges infinis est dautant plus dangereux, pour paraphraser Pascal, quil ne lest pas toujours ; cest à côté dindiscutables intérêts que la dangerosité dInternet apparaît : tribunes officielles de sectes ou de groupes terroristes qui ne pourraient avoir dexistence légale dans aucun pays du monde, réseaux de pédophiles, vente darmes normalement inaccessibles aux particuliers, la liste est longue et ne sera sans doute jamais complète.
Peut-on conclure ? Un monde humain sans frontière est-il possible ? Est-il souhaitable ? Il nous semble plutôt que ce sont de nouvelles frontières que le monde contemporain nous invite à organiser : des frontières entre liberté et anarchie ou loi du plus fort, des frontières entre sécurité et totalitarisme. Marc Anglaret |
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