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Lhumanité du visage,
un aperçu sur la pensée dEmmanuel Lévinas
Notre siècle a vu le visage de lhomme disparaître
derrière la multiplicité des déterminations (biologiques, sociales et linguistiques)
que les sciences ont mis en lumière: cest la mort de lhomme annoncée par
Foucault. Lambition constitutive de la rationalité occidentale de faire de
lhumain (comme de toutes choses) un objet de science, de lintégrer à la
totalité de lêtre et du savoir, a eu précisément pour effet
de le
désintégrer. Doit-on en conclure, comme on la précédemment fait au sujet de
Dieu, que lhumain est une illusion? Luvre dEmmanuel Lévinas
représente une des tentatives les plus rigoureuses de notre siècle pour répondre à
cette question. Nous nous proposons ici de donner un modeste aperçu sur cette uvre
exigeante, sur ce nouvel humanisme, humanisme de lautre homme.
Il ne sagit pas pour Lévinas de revenir à lhumanisme des
Lumières, de définir lhomme par rapport aux pouvoirs de sa raison, mais au
contraire de donner sens à lhumain à partir de sa faiblesse, de la nudité de son
visage, «nudité qui crie son étrangeté au monde,sa solitude, la mort, dissimulée dans
son être,» écrit Lévinas dans la préface à Totalité et Infini. On peut considérer
la phénoménologie que Lévinas opère du visage de lautre homme comme le cur
de son uvre. Faire de la phénoménologie cest essayer de décrire ce qui
apparaît (le phénomène) sans rien présupposer de lobjet que lon décrit,
cest partir de lexistence, pas dune essence, dune nature ou de
caractéristiques générales. Comment apparaît lhumain? Par son visage et par sa
parole.
Si lhumain a un sens, il le trouve dans lappel que me lance le
visage de lAutre. Si le visage a un rapport à la vision, il est pourtant ce qui
toujours déborde la représentation, la chosification comme dit Sartre,
quopère le regard. «Cest lorsque vous voyez un nez, des yeux un front, un
menton, et que vous pouvez les décrire, que vous tournez vers autrui comme vers un objet.
La meilleur façon de rencontrer autrui, cest de ne pas même remarquer la couleur
de ses yeux!» écrit Lévinas1.
Et on sait bien aujourdhui en quoi identifier un homme à la forme de
son nez par exemple, faisant de celle-ci le signe de son appartenance à une
race, est déjà négation de son humanité. Ce qui est spécifiquement visage
échappe aux catégories générales par lesquelles on peut identifier lappartenance
de quelquun ou bien prétendre le comprendre -dans le sens où
comprendre veut dire englober: lhumain échappera toujours à la
connaissance conceptuelle, car le concept ramène toujours au même (à un genre commun,
à une totalité), alors que lhumain, cest toujours lautre homme.
Lexistence de lautre homme ne mest pas donnée comme lest celle de
cet arbre par exemple: celui-ci mapparaît par ses qualités et réside peut-être
entièrement en elles, or autrui nest pas entièrement donné dans ce qui
lexprime (parole et visage), et cest bien pour cela quil est, à chaque
instant, possible pour lui dêtre sincère ou me trahir. «Le visage est cette
réalité par excellence, où un être ne se présente pas par ses qualités.»2
Ce qui veut aussi dire que le visage se présente dans sa nudité, la preuve en est que
nous ne cessons duser dartifices pour faire bonne figure comme on
dit.
Les choses et les mots ont une signification par référence à dautres
choses et dautres mots, dont on dit précisément quils sont les signes. Mais
le visage de lautre homme ne tient pas sa signification en référence à autre
chose. «Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire
quautrui dans la rectitude de son visage, nest pas un personnage dans un
contexte
le visage est sens à lui seul. Toi cest toi.»3
Le visage est même la signification première, car le face à face est la situation
originelle à partir de laquelle il y a du sens: si les choses ont une signification qui
ne se limite pas à leur usage par moi, cest parce quun autre peut-être
associé à ma relation à elles, cest parce que je peux partager. Ce que révèle
Lévinas cest que le langage qui met les hommes en relation est dessence
éthique.
Le visage et la parole de lautre, sa présence irréductible à une
idée, me mettent en demeure de répondre, de sorte que même ne pas lui répondre est
encore une réponse. Pas de moralisme ici, être responsable, cest être vraiment en
relation à lautre. Le visage de lautre éveille le moi à son unicité
dêtre irremplaçable: ce nest pas par son effort pour persévérer dans son
être que lhomme saffirme comme tel, au contraire, ce faisant il reste
toujours dans la logique de lespèce, où il est lui-même substituable à
nimporte quel autre. Le je nexiste vraiment quen répondant
au tu qui le questionne. Mais en même temps quil me fait accéder à la
subjectivité, le visage de lAutre me met en question dans mon être même: en
disant je, jai aussi à répondre de mon droit dêtre. Tous les
vivants sobstinent à être sans que cela ne leur pose le moindre problème, alors
que pour un homme, la présence dun autre homme met implicitement son être en
question: et si «ma place au soleil», comme lécrit Pascal, était «le
commencement et limage de lusurpation de toute la terre»?
«Les soupçons engendrés par la psychanalyse, la sociologie et la
politique, écrit Lévinas4, pèsent sur
lidentité humaine de sorte que lon ne sait jamais à qui on affaire quand on
bâtit ses idées à partir du fait humain. Mais on na pas besoin de ce savoir dans
la relation où lautre est le prochain et où avant dêtre individuation du
genre homme, ou animal raisonnable, ou volonté libre, ou essence quelle quelle
soit, il est le persécuté dont je suis responsable
» La philosophie
dEmmanuel Lévinas nous montre en quoi la question de lêtre de lhomme
est avant tout une question éthique. Se questionner sur lhumain ne saurait se
limiter à laccumulation de données objectives sur le fait humain. Le discours
rationnel se veut totalisant, noccupant aucun point de vue (qui est toujours
partiel). Mais, le savoir qui constitue lhumain comme objet est toujours un discours
adressé à dautres hommes, à des hommes dont la présence, dont le visage ne se
résorbe pas dans le dit savoir. On est toujours déjà dans le face à face, dans cette
relation dont les termes échappent -sinon doù viendrait la nécessité de se
parler? Ainsi, contre la tradition rationaliste, Lévinas place léthique à la
place de philosophie première. Ce qui est premier ce nest pas lêtre (ni le
discours sur lêtre), mais cest la relation à lautre.
Julien Saiman
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
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