Retour au menu Textes & Articles
Les frontières de la philosophie:
ny a-t-il de philosophie quen Occident?
Lintérêt que les traditions orientales suscitent aujourdhui,
nous amène à nous poser un certain nombre de questions, doit-on y voir un pur et simple
retour à lirrationnel ou bien sagit-il dun recours à une autre
utilisation de la rationalité -par réaction au discours devenu apparemment trop
technique et spécialisé de la philosophie contemporaine? Cet intérêt prend bien des
formes, le rôle que lOrient joue dans limaginaire occidental est complexe et
souvent paradoxal, et il est indéniable que le sens du sacré -voire la superstition- y
est très présent. Mais pour répondre à la question sans être soi-même victime
dun préjugé, il faut nous interroger sur les frontières, et du même coup sur
lessence, de ce que lon appelle philosophie en Occident.
Ce qui fait la spécificité de la philosophie, cest sa volonté de se
constituer comme discours universalisable, son refus dêtre une production
culturelle particulière et arbitraire (comme le sont les discours mythiques, les
savoir-faire empiriques ou les discours seulement vraisemblables des sophistes). Cette
exigence doit-elle aussi nous amener à exclure les sagesses orientales? Autrement dit,
doit-on voir en ces traditions, dautres philosophies ou bien quelque chose
dautre que de la philosophie (poésie, religion, théologie, mysticisme
)?
Ce nest pas la première fois que lon parle de Bouddhisme ou de
Yoga dans les salons dEurope. La voie semble dautant plus ouverte aux faux
gourous et aux images simplificatrices véhiculées par les médias, que la majorité des
porte-parole officiels de la philosophie excluent par principe lOrient de leur
champ de réflexion1.
Un bref aperçu sur les conditions de réception de la pensée indienne, nous permettra de
mieux comprendre le problème et ses enjeux, et nous donnera aussi une idée du type de
rapport que les philosophes entretiennent avec cet autre. Nous restreindrons notre examen
aux pensées de lInde, nous appuyant pour lessentiel sur les travaux de
Roger-Pol Droit et ceux de Guy Bugault2. Dabord
parce que la très longue histoire des échanges entre la pensée occidentale et les
pensées de langue arabe dune part, et hébreux dautre part, leur a donné un
héritage commun (on y retrouve quasiment les mêmes catégories (héritées
dAristote) pour penser quasiment les mêmes problèmes). LInde, ensuite, parce
quun examen exhaustif des pensées asiatiques excéderait de loin les compétences
dun seul, et enfin parce que celle-ci présente à elle seule une très grande
diversité (elle est, rappelons le, le berceau à la fois de
lHindouisme, du Jaïnisme et du Bouddhisme, qui, en tant que tels, ne sont pas des
philosophies, mais qui ont donné lieu au développement de discours y ressemblant
fort
).
Comme la magistralement montré Roger-Pol Droit, notre rapport à
lInde est fait dattraction et de répulsion. A la fin du XVIIème siècle3 les premières
traductions de textes perses, indiens et chinois arrivent en France et en Allemagne. La
découverte décrits complètement indépendants de la tradition biblique et du
classicisme occidental, a suscité un tel enthousiasme, quon ira jusquà
parler dune Renaissance Orientale. Pour lépoque (mais est-ce
différent aujourdhui?), la frontière avec lOrient en général et avec
lInde en particulier était temporelle plus que spatiale: celle-ci représentait
plus un avant, quun ailleurs. La découverte de cette
antique source allait permettre de formuler un nouvel humanisme, authentiquement
universel. Si cest bien lAngleterre qui a colonisé lInde, ce sont les
romantiques allemands et leurs successeurs qui lont dabord intellectuellement
annexée. «Ici (en Inde), écrivait F. Schlegel4, se trouve la
source de toutes les langues, de toutes les pensées et de toute lhistoire de
lesprit humain; tout, sans exception, est originaire de lInde.» Et cest
à cette source que lOccident viendra se régénérer, comme il la fait à la
Renaissance, avec la Grèce. Notons au passage, que cest du romantisme, comme nous
le rappelle Roger-Pol Droit, que vient aussi bien lidée dune parenté entre
lAllemagne, communauté aryenne, et lInde, que la tentation
denlever au judaïsme son statut de composante de la tradition occidentale, au
profit de lInde. On a fantasmé lInde avant de la connaître, «ce nest
pas lInde qui intéresse le romantique. Cest la perfection magique dune
terre pure.»5.
Les philosophes aussi ont un imaginaire.
Mais bientôt, en se détachant du romantisme, les grands penseurs de
lidéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) se détacheront aussi de
lInde. Très rapidement, après avoir vu en la pensée indienne lidéal de
toute philosophie, on va faire delle un repoussoir, elle représentera bientôt
lenvers de la philosophie. «Chez les Indiens, écrira Hegel6, la
superstition nexiste pas en tant que celle-ci soppose à la raison; mais toute
leur vie et toute leur pensée sont bien au contraire une unique superstition parce que
chez eux tout est songe
» Il ny a de philosophie que dans la lignée de
lhéritage grec, cest-à-dire en Occident. Le jugement est sans appel et
sera partagé par la postérité, Husserl le soulignera à nouveau: «
cest une
erreur, cest une falsification de sens que de vouloir (
) parler de philosophie
et de science (astronomie, mathématiques) indiennes et chinoises, interprétant du même
coup à leuropéenne les Indiens, les Babyloniens, la Chine.»7 Ce qui est
spécifique aux grecs, cest lidéal aristotélicien de la science pour la
science, seuls les grecs, nous dit Husserl ont été mus par un intérêt purement
théorique, ce qui leur a ouvert lhorizon infini du développement scientifique. Du
coup, cest un pléonasme de parler de philosophie occidentale. La frontière est
infranchissable. Une philosophie indienne cest comme du fer en bois cest
impensable! Ainsi, le projet duniversalité de la rationalité occidentale, est
devenu principe dexclusion. Cest pourquoi, létude des pensées
asiatiques a
été exclue -ou presque- des facultés de philosophie en Occident.
Remarquons dabord que, pour argumenté quil soit, le jugement du
rationalisme sur lInde est aussi absolu que celui que porte le romantisme, ce ne
sont pas tels ou tels textes (il est vrai quà lépoque de Hegel, peu étaient
traduits, le Bouddhisme était à peine en train dêtre découvert8) qui sont
visés, cest lesprit indien -et oriental- en tant que tels. Il ny a pas
dargument dautorité en philosophie, et le jugement des grands philosophes -si
éclairés soient-ils- ne doit pas nous empêcher de reprendre la question: les pensées
indiennes ne sont-elles que des pensées régionales, ny a-t-il vraiment rien en
elle duniversalisable?
Un fait semble demblée nous permettre de répondre à la question: il
ny a pas de mot sanskrit équivalent au terme grec de philosophia.
Pourtant, comme le montre Guy Bugault9, il existe en
sanskrit un grand nombre de mots désignant des attitudes de pensée qui sen
rapprochent, on trouve ainsi: soit du point de vue formel: nyaya «logique», pariksa
«examen exhaustif et critique», tarka «argumentation» (etc.); soit du point de vue du
contenu: anviksiki qui désigne «la lampe de toutes les sciences, le moyen de toutes les
actions, le fondement de tous les devoirs», prajna «sagesse»,darsana «vue, point de
vue, perspective (etc.).
Si le mot ny est pas, cela veut-il dire que la chose ny est pas?
Quest-ce qui fait une philosophie? La question nest pas simple, chaque
philosophie y répond à sa façon, ce nest pas le lieu ici de chercher à savoir si
la philosophie existe (notons au passage que la même question se pose au sujet de la
science, ce qui ne semble pas attenter à la pertinence de chaque science prise
séparément). Mais on peut remarquer quà travers lhistoire des philosophies
se dessine un ensemble dexigences qui nous permettent de définir ce quest une
philosophie.
En tant quamour de la sagesse, toute philosophie, suppose une
sagesse-savoir qui manque, et que lon recherche. Que le philosophe aime
et cherche une sagesse-savoir quil na pas, dont il est conscient de manquer,
cela lamène à questionner tous ceux qui prétendent savoir, et donc à
nadmettre a priori aucune autorité (religieuse ou politique). Or, il est
indéniable, quen dehors des penseurs contemporains, la pensée indienne sest
développée comme exégèse des textes sacrés. Mais, premièrement, il est assez
explicite, en ce qui concerne au moins certains de ces textes -les Upanishads par
exemple-, quils tiennent leur autorité du fait quil expriment une expérience
spirituelle, suprarationnelle fondatrice. Deuxièmement, très peu décoles se sont
contentées de faire de lexégèse. La vérité des écritures a à être
retrouvée, écrit Michel Hulin10,
«cest-à-dire (quelle a à être) repensée, comprise dans sa signification
vivante au delà des formules stéréotypées.» Ainsi, dans son commentaire à la
Bhagavad Gîtâ11,
Çankara, fondateur de lAdvaïta Védanta (école du non dualisme) écrit: «Y
eût-il cent textes révélés déclarant que le feu est froid ou non lumineux, ils
nauraient pas autorité.» Plus prés de nous, Krishnamurti12 , dira:
«Pour voir (la vérité -ce qui est), il faut être libre de toute autorité, des
traditions, de la peur, ainsi que de la pensée et de
lartifice des mots.»
Si le recours à une intuition suprarationnelle et si le fait de se vouloir
simple commentateur de textes auxquels on reconnaît une autorité certaine, étaient
suffisants pour définir ce qui nest pas philosophique, alors, beaucoup
dauteurs devraient être reconduits hors les frontières de la philosophie. Plotin,
par exemple, pour ne citer que lui (qui fait partie autant de la liste des auteurs à
étudier en classe terminale, que de celle de lAgrégation), devrait en être exclu.
Nous lavons vu en évoquant Husserl, ce nest pas seulement le refus de se
référer à un dogme religieux qui constitue la rationalité philosophique, cest
aussi la coupure davec tout intérêt pratique, la recherche du savoir pour le
savoir (et non pas pour un pouvoir quil soit politique ou magique). Pour cette
raison, les pensées indiennes qui malgré leur extrême diversité (il y a même des
théories matérialistes: lAjivika et le Lokayata) visent toutes une libération ou
une transformation radicale de soi13 , ne seraient
pas des philosophies. En effet, il ne sagit pas, pour elles, dexpliquer ou de
saisir les apparences toujours fugaces, en une vision cohérente du monde. «Nous
nexpliquons pas le monde, écrit un représentant actuel de lAdvaïta
Védanta, we explain it away - on pourrait traduire: nous le désexpliquons ou
nous le déconstruisons.» Il sagirait plutôt de dissoudre les apparences -et le
discours lui-même- pour laisser place à un silence supérieur.
Sil en était ainsi, ce serait toute la philosophie antique quil
faudrait exclure de la philosophie! En effet, comme la brillamment
montré Pierre Hadot14,
la philosophie antique nest pas que discours, elle est aussi mode vie. Si le
philosophe doit mettre en ordre son discours de façon logique, cest, dans la
perspective dun exercice spirituel, pour mettre en ordre son discours intérieur et
accéder à une paix intérieure. Même pour Aristote, de qui on tient la conception de la
philosophie comme théorie pure, lactivité philosophique a un intérêt pratique.
Plus précisément, si le philosophe aristotélicien ne doit avoir en vue que le savoir,
cest pour ne plus être troublé par les passions que suscitent les intérêts de la
vie politique (appât du gain, de la gloire
), cest pour vivre une vie
contemplative.
Ce nest pas parce quelle fait référence à autre chose
quun discours rationnel, quune pensée nest pas philosophique, ce qui la
rend philosophique ou non, cest la façon dont elle va se rapporter à son objet. La
façon, disons plutôt la forme du discours philosophique, cest la rationalité: il
se doit dêtre soumis à des procédures logiques quil doit pouvoir
expliciter, dont il doit pouvoir rendre raison. Or, non seulement les disputes entre les
différentes écoles utilisent la réfutation en ayant recours au principe de non
contradiction, mais en plus de cela, la réflexion sur les conditions formelles de la
vérité dune assertion sest développée depuis longtemps et de manière
originale en Inde, notamment dans le Nyaya, et dans lécole bouddhiste du Madhyamika
(école du Milieu par excellence fondée par Nagarjuna15 au IIe-IIIe
siècle). Ceci nous amène donc à penser que ce nest labsence de rationalité
qui distingue les pensées indiennes, mais le fait quelle font un autre usage de la
rationalité (usage sotériologique, qui, nous lavons vu, nest pas éloigné
de celui pratiqué dans la philosophie antique).
La rationalité occidentale suppose une parenté essentielle entre la pensée
et lêtre (lobjet de la pensée), en effet comment un savoir vrai serait-il
possible sil ny avait de correspondance entre la pensée, les mots
quelle utilise, et le monde lui-même. Les mots peuvent dire le monde, la pensée
peut le connaître. Cest ce postulat qui assure à la rationalité scientifique sa
prise sur le réel. Or, la majorité des penseurs indiens (quils soient advaïtin ou
bouddhistes) pratique une méfiance systématique envers le langage, celui-ci est, pour
eux, une des causes majeure de lignorance métaphysique (avidya): entre autres
choses, il nous fait nous identifier entièrement à lexistence dun moi
particulier sujet de laction et de ses divers qualités (alors que pour le Védanta,
nous sommes en réalité le Soi inconditionné (Atman) et que pour le Bouddhisme il
ny a pas de moi substantiel). Cest pourquoi on trouvera difficilement des
concepts au sens propre du terme dans la pensée indienne, on y trouvera que des notions
négatives ayant une finalité philosophique bien particulière. «Un concept, nous
explique Roger-Pol Droit16,
cest une possibilité davoir prise. Concapitur en latin, Begriff en allemand,
ne disent pas autre chose. Le concept regroupe, enserre, agrippe, enclôt -permet de
saisir comme on dit. Les notions clés du Bouddhisme (comme du Védanta), au
contraire sont toutes désignées par des termes négatifs, et surtout privatifs, qui
dénotent une absence de... de stabilité, de nature, de savoir, etc. (par
exemple: la non-violence, la non-dualité, le non-attachement)... À linverse des
concepts, leurs notions visent à délier, à défaire, à détacher, à déprendre de
lillusion, et non pas à avoir prise sur le réel.» La connaissance se manifeste
delle-même quand lignorance est dissipée. Sil sagit de poser les
bonnes questions, il sagit aussi de déposer les mauvaises. Par exemple,
sagissant de lexistence du moi, comme de celle lunivers, Nagarjuna
renvoie dos à dos les thèses affirmant leur finitude et celles affirmant leur infinité
dans le temps, parce quaucune ne semble pertinente, refusant ainsi de se laisser
enfermer dans le dilemme17.
Nagarjuna rejoint en cela le Bouddha qui refusa de répondre à certaines questions, car
il les jugeait sans intérêt pour accéder à la libération ou à léveil.
Conclusion provisoire
Les confrontations entre les divers écoles issues des deux grands courants religieux que
sont lHindouisme et le Bouddhisme, ont amené à lélaboration de discours,
qui autant dans leur forme (où logique et dialectique sont explicitement mis en avant)
que dans leur contenu (par exemple sur le problème de la relation entre unité et
multiplicité, celui de lexistence substantielle du moi ou du temps etc.) ne peuvent
être exclus du champ de la philosophie. Deux noms méritent dêtre retenus: celui
de lAdvaïta Védanta du coté hindou, et celui du Madhyamika du coté bouddhiste.
La frontière nest donc pas si évidente, il y a bien des points de rencontre entre
Occident et Orient.
Mais il ne faut pas pour autant se hâter dabolir les différences au
nom dun relativisme culturel
Mon idée est que si la pensée indienne a été
exclue du champ de la philosophie moderne (à partir de Hegel), cest parce que
celle-ci sest voulue science pure, mettant la question de la sagesse de coté. Il
est dailleurs parlant, que lInde, et lOrient en général, intéresse à
nouveau les philosophes alors que dans le même temps, sémancipant du modèle des
sciences, ils posent à nouveau la question de la sagesse.
Si la question mérite dêtre posée, cest parce quil y a
trop de pseudo dévidences, autant du coté de la philosophie occidentale, que du
coté de ceux qui voudrait échapper au questionnement philosophique en se réfugiant dans
des sagesses quils voudraient intemporelles et indiscutables.
Julien Saiman
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
|