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Retour au menu Textes & Articles Socrate et l’énigme du souci pour autrui[1]Article paru dans la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, tome 88 n°1, janvier-mars 2004
Mise en évidence de l’énigme dans L’Apologie de Socrate
En s’employant à convaincre ses juges de ne pas
le mettre à mort, Socrate n’est pas mû par le désir de rester en vie[3].
Il le souligne — et sa parole, en cette occasion, est aussi consolation adressée
à ses amis inquiets — en professant qu’il ignore si la mort est un mal ou un
bien[4],
ou même en montrant que, de quelque nature qu’elle soit finalement (terme absolu
de toute vie, ou passage vers une vie d’un autre genre), la mort doit plutôt
être tenue pour un bien[5].
Pourquoi cherche-t-il à l’éviter, si ce n’est point par crainte pour lui-même ?
Sans doute les Grecs avaient-ils coutume de considérer comme provenant d’inspirations divines des sentiments et des actions n’ayant, selon nous, rien que d’humain. En prétendant agir sur l’ordre du dieu, Socrate peut d’abord paraître semblable à n’importe quel Grec mettant sa passion amoureuse au compte d’Aphrodite, son ivresse au compte de Dyonisos, ou sa rage guerrière au compte d’Arès. Mais c’est visiblement de tout autre chose qu’il s’agit ici. Ce qui le montre, c’est d’abord qu’au dire de Socrate lui-même, c’est une mission, et une mission durable qu’il a reçue du dieu, non pas quelque impulsion irraisonnée et passagère. C’est ensuite que l’attribution de cette mission n’est point vue par Socrate comme l’autoritaire assignation à un destin, qu’il subirait passivement, mais plutôt comme l’invitation à une sorte de collaboration à laquelle il se rend volontiers, et pour ainsi dire en épousant le projet du dieu, au point de le faire pleinement sien : jamais Socrate n’esquisse la moindre parole tendant à reporter sur le dieu la responsabilité de ses actes, alors que cette stratégie défensive n’eût rien eu que de naturel, et même de classique, s’il se fût agi d’une action divine « ordinaire » [13] . C’est encore que le comportement suscité ici par le dieu n’est pas un comportement humain courant (aimer, tuer...), ou dont on pourrait du moins indiquer d’autres exemples : ce que fait Socrate à la demande du dieu, nul homme ne l’a jamais fait [14]. Et c’est, enfin, que le dieu ne donne pas ici, à travers Socrate, une première impulsion que les hommes pourront dorénavant s’imprimer eux-mêmes les uns aux autres — comme c’est le cas, par exemple, pour Prométhée apportant aux hommes le feu et l’art d’en user —, mais il commande à Socrate une conduite que nul homme, après lui, n’adoptera plus que moyennant une nouvelle et particulière intervention du dieu. C’est donc bien en un sens tout à fait spécial que l’office de Socrate est « plus qu’humain ». Rien de ce qui est déjà reconnu comme « plus qu’humain » n’y correspond. Mais en quoi la nécessaire et insolite intervention du dieu consiste-t-elle exactement ici ? Non pas dans l’apport d’une aptitude ou d’un talent particulier, comme c’est le cas pour les poètes par exemple [15]. Jamais Socrate n’affirme tenir du « dieu » un art, une technique ou un savoir-faire, jamais il n’affirme ignorer comment il parvient à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire à manifester aux autres leur ignorance et, en certains cas, les amener à chercher le vrai et le bien. Et c’est ce qui achève de faire du cas de Socrate un cas exceptionnel, car même la forme d’influence divine si particulière que connaissent poètes et politiques n’est point celle qu’il connaît, lui, et qu’il est donc seul à connaître. Ce que Socrate tient du dieu, ce n’est pas la capacité d’éveiller les hommes, ni la connaissance de la bonne méthode pour y parvenir ; ce n’est pas non plus l’abnégation dont il faut être capable pour entreprendre cette tâche, même s’il y a déjà en cela quelque chose qui semble excéder les forces humaines [16]. Ce qui est proprement divin, « plus qu’humain », c’est le désir même d’entreprendre la tâche au service de laquelle sont mises capacités, méthode et abnégation : c’est le souci d’éveiller les autres au souci pour le vrai et pour le bien. Le dieu n’a pas doté Socrate de moyens surhumains, il lui a seulement insufflé la décision de mettre tous les moyens qu’il possède déjà au service de ce but. L’impossibilité de transmettre humainement la vocation de Socrate en résulte logiquement. S’il est à craindre que, une fois Socrate mort, nul autre homme ne pourra reprendre le flambeau de sa mission, c’est parce que cet homme est animé par un souci qui, humainement, reste inexplicable. Socrate peut bien transmettre à autrui l’art de questionner, mais non point le désir dont cet art n’est que l’instrument : le désir d’acheminer l’autre, d’un même mouvement d’ascension intérieure, vers le vrai, vers le bien, et vers lui-même. Ce désir, Socrate a pu le faire sien après l’avoir reçu du dieu, mais il continue d’avoir sa source dans le dieu et non en lui. L’apparition d’un successeur de Socrate requerra donc une nouvelle intervention particulière du dieu, un nouvel appel personnellement adressé. Encore cette suscitation diffèrera-t-elle de celle d’un nouveau poète ou d’un nouveau chef de cité ; car, s’il est vrai que le poète ne peut lui non plus rendre poète un autre que lui, et s’il faut pour chaque naissance de poète qu’un dieu lance à nouveau son souffle, c’est d’une autre manière et pour une autre raison. C’est, répétons-le, une capacité que les poètes reçoivent des dieux : celle d’atteindre leur but sans que ce succès ne résulte d’une science qu’ils possèderaient [17]. Quant au but lui-même et au désir de l’atteindre, ils n’ont rien que d’humain, et même d’assez commun : combien d’hommes ont souhaité d’être poètes ! Combien encore, d’être à la tête d’une cité ! [18] La situation de Socrate est fort différente. Loin de se voir donner par le dieu l’aptitude miraculeuse à réaliser un désir tout humain, il se voit fixer par le dieu un but que nul homme ne songerait à viser, et il est laissé pour l’atteindre à ses propres forces.
La vocation de Socrate est-elle humainement transmissible ? L’insistance avec laquelle cette vocation est présentée, dans l’Apologie de Socrate, comme résultant de l’inspiration du dieu, et l’affirmation expresse de la nécessité d’une intervention divine pour qu’un successeur de Socrate puisse apparaître, semblent indiquer qu’aux yeux de Platon la réponse est négative — ou plus exactement, que c’est une réponse négative que Platon eût proposé, s’il se fût clairement avisé qu’il y avait là une question [19]. Mais cela reste à l’état d’hypothèse, et la question de savoir comment la pensée platonicienne rend compte de l’attitude de Socrate envers autrui demande à être examinée plus avant. Il faut non seulement chercher à vérifier que Platon fait sienne la réponse indiquée ci-dessus, mais encore tenter de saisir dans quelle mesure cette thèse est logiquement impliquée par la doctrine philosophique platonicienne. Confirmation de l’existence de l’énigme et manifestation de sa nécessité dans La République
Que l’allégorie par laquelle s’ouvre le livre VII de La République offre, du moins en son début, une représentation imagée mais précise et fidèle de l’activité de Socrate décrite dans l’Apologie, c’est ce qui ne fait pas de doute. Les prisonniers, assujettis à la contemplation d’un ballet d’ombres et à l’audition de propos dont ils méconnaissent la véritable source, figurent les dormeurs perdus en de troubles rêves auxquels Socrate identifiait ses juges et leurs affidés. Celui qui vient arracher l’un d’eux, de vive force, à son obscur séjour, pour le conduire manu militari vers le grand jour (nous ne l’appellerons plus désormais que « le libérateur »), joue évidemment le rôle de Socrate lui-même : celui d’un dissipateur d’illusions et d’un aiguillon poussant à la recherche de la vérité [20]. L’on est donc fondé à scruter ce texte à la lumière de l’interrogation que suscita la lecture du précédent : pourquoi se soucier d’arracher les autres à leur oubli d’eux-mêmes et du vrai ? D’où vient au libérateur le désir de faire ce qu’il fait ? Assurément pas de l’escompte d’un profit personnel. Le libérateur ne peut ignorer qu’en entreprenant d’ôter aux prisonniers leurs chaînes, qu’ils ne sentent pas, et en leur imposant pour cela une férule qu’ils ne sentent que trop, il leur apparaîtra immanquablement comme un agresseur, et qu’il recevra d’eux le pire des traitements pour tout paiement de ses bons offices. Il faut donc qu’il agisse par pur souci pour l’intérêt véritable d’autrui : c’est absolument pour les prisonniers qu’il doit s’efforcer de les mener à la lumière de la vérité (bien que ce ne puisse être que malgré eux, et même à vrai dire, précisément pour cette raison), nullement pour lui-même. Or rien, dans l’allégorie platonicienne ne laisse de place à la sollicitude désintéressée pour autrui. Mieux encore, tout s’oppose à sa possibilité. Que l’on considère, en effet, le dispositif allégorique dans son entier, et que l’on cherche où et comment un tel souci pourrait y naître. Il est évidemment exclu que ce soit dans la caverne elle-même. S’il se pouvait que les prisonniers manifestassent de la sollicitude les uns pour les autres, celle-ci ne pourrait avoir d’autre sens ni d’autre but que d’aider autrui à épouser encore plus étroitement les modalités d’existence propres à la caverne, non à s’en départir, comme l’exigerait l’authentique souci pour autrui. Selon la logique du lieu, conduire autrui au-dehors n’est pas l’aider, mais lui faire violence ; la seule aide concevable est celle qui vise à faire habiter plus complètement le présent séjour, non à en sortir. Du reste et fort logiquement, le lynchage qu’ils ne manqueraient pas de faire subir, s’ils le pouvaient, au libérateur qui veut les en extraire, est la seule occasion en laquelle Platon laisse entendre qu’ils se prêteraient assistance les uns aux autres [21]. Le souci d’éveiller en autrui le souci pour le vrai et pour soi-même ne peut, pas davantage, fleurir sur le chemin « rude et escarpé » où le libérateur pousse le prisonnier détaché, ni même sur le sol de la surface où ce dernier, prenant enfin pied, contemple d’abord les reflets puis l’aspect nocturne du monde réel [22]. En ce transit, en effet, notre homme ne peut encore discerner la vraie nature du lieu dont il s’éloigne, ni celle du site dont il approche. Lui font nécessairement défaut, à ce stade, et la capacité d’éveiller les autres, et le désir de le faire. Comment tendrait-il à autrui une main dont il a lui-même besoin pour assurer, à chaque instant, ses propres prises ? Pourquoi voudrait-il arracher les autres à un mode d’existence dont le caractère aliénant ne lui apparaît pas encore clairement, et les attirer sur un chemin où lui-même ne se meut qu’avec réticence ? Car rien n’indique que sa situation actuelle lui paraît meilleure que celle qu’il connaissait en son premier état ; et si rien ne montre non plus qu’elle lui semble pire, il faut considérer qu’il est au mieux, à cet égard, dans un sentiment d’indécision et d’hébétude, qui peut rendre plus faible sa résistance à la traction de son guide, mais non point le déterminer à endosser le rôle de guide lui-même. Ce n’est qu’au terme définitif du parcours que l’affranchi peut comprendre tout à la fois où il est parvenu, et où sont demeurés ses anciens compagnons de captivité. Cette compréhension globale ne peut être que rétrospective, puisque sa condition de possibilité réside précisément dans ce qui, chronologiquement, ne peut intervenir qu’en dernier : la vision du soleil, c’est-à-dire de la cause ultime de tout ce qui, jusqu’alors, ne fut qu’entrevu confusément. « Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas »[23] . Maintenant seulement l’affranchi est vraiment sorti de la caverne, en ce sens qu’il a pleinement rompu avec la manière de voir qui y règne. Deux signes conjoints l’attestent nettement. C’est, tout d’abord, le fait que l’affranchi se réjouit enfin de sa situation [24] — et n’a donc plus besoin d’être contraint, le désir de voir le bien étant désormais pleinement sien. C’est, ensuite, le fait qu’il retourne sa pensée vers ses anciens compagnons, et cela pour les plaindre [25], mesurant maintenant en toute son ampleur la pauvreté de leurs pensées, de leurs réjouissances — et somme toute de leur existence. La révolution intérieure est bien effective, et elle touche explicitement à l’orientation du souci de l’homme : ce dont il ne se souciait aucunement est maintenant l’essentiel à ses yeux, et ce dont il se souciait au plus haut point lui semble maintenant infiniment vain [26]. La situation semble mûre désormais pour que naisse en cet homme le souci d’amener les autres à se soucier, eux aussi, du vrai, et d’eux-mêmes en tant qu’êtres destinés à la contemplation du vrai. Aucune des conditions de cette naissance ne paraît manquer : épreuve intérieure de ce souci en soi-même, discernement apitoyé de son absence en autrui, sûre connaissance de ce que nul véritable accomplissement de soi n’est possible hors de lui. Le souci pour autrui, cependant, ne naîtra pas. En aucune façon, à aucun degré Platon ne laisse entrevoir, chez l’homme libéré, la moindre velléité de porter secours à ses anciens compagnons de captivité. Certes, Platon l’imagine aussitôt retournant dans la caverne, sans d’ailleurs préciser si ce retour serait effectué de plein gré. Mais c’est pour montrer combien, devenu malhabile dans l’art que pratiquent les prisonniers, il ferait pâle figure aux yeux de ces derniers ; il ne s’agit, avec ce retour supposé, que de rendre sensible l’abîme qui sépare désormais les prisonniers et l’affranchi, de faire saillir l’existence de deux mondes ayant chacun leur orientation, leur manière de voir et leurs critères de jugement [27]. Jamais il n’est question de donner à la rencontre de ces mondes le sens d’une tentative de libération, effectuée par l’affranchi de son propre chef. Plusieurs passages légèrement postérieurs du texte platonicien le confirment en toute netteté : l’homme libéré, s’il lui est laissé le loisir d’agir à sa guise, ne consentira pas à « s’adonner aux affaires des hommes » mais son âme « n’[éprouvera] toujours d’attirance que pour ce qui est en-haut »[28] ; il ne s’occupera pas « de [son] plein gré » de faire régner la justice dans la cité (c’est-à-dire de promouvoir auprès d’autrui le souci et le respect du bien), convaincu qu’il sera de s’être établi de son vivant « dans les îles des Bienheureux »[29] ; il demeurera « dans ce lieu » (à savoir le grand jour où resplendit le soleil) et ne consentira pas « à redescendre auprès de ces prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les leurs »[30]. La conséquence est claire, et Platon la tire explicitement : l’homme parvenu à la contemplation du bien ne retournera dans le souterrain séjour que sous la motion d’une juste et ferme contrainte : « (...) nous [lui] tiendrons un discours juste en [le] contraignant, en plus du reste, à se soucier des autres et à les garder »[31].
Le retentissement de ces propos sur la question
qui nous occupe doit être clairement discerné. Il faut d’abord prendre acte de
ce fait : la contrainte n’est pas requise seulement au début du cheminement vers
le bien, pour faire sortir de sa caverne un homme qui, de lui-même, n’en éprouve
nul désir, elle l’est également au terme de ce cheminement, pour faire se
tourner vers les autres un homme qui, de lui-même, n’y est aucunement enclin.
Cette seconde contrainte ressemble à la première, en ce qu’elle est rendue
nécessaire par une absence de désir chez celui à qui elle est imposée ; mais
elle s’en distingue par ceci, qu’elle s’exerce sur un homme qui est désormais
pleinement apte à faire ce que l’on veut lui faire faire. Car le prisonnier
libéré parvenu à la contemplation du bien, nous l’avons souligné, est maintenant
pourvu de tout ce qu’il faut posséder soi-même pour être capable d’amener autrui
à se soucier du bien et de lui-même. Nul plus que lui n’est à même de secourir
les hommes encore entravés dans la caverne ; mais nul moins que lui n’est
disposé à le faire. Le mot n’est pas trop fort, il est même très exactement celui qui s’impose. Car tel est le point sur lequel il faut mettre l’accent, pour achever de manifester le caractère énigmatique du souci pour autrui dans le discours platonicien : l’allégorie du livre VII de La République est précisément allégorie de l’accession à l’intelligible [34]. L’extériorité, par rapport au dispositif allégorique, du libérateur et du souci qui l’anime, n’aurait rien de définitivement et d’absolument déroutant, s’il était possible qu’existât quelque chose d’extérieur à ce dispositif, en matière d’intelligibilité ; si donc, en d’autres termes, il était possible qu’un comportement fût intelligible tout en puisant son motif à l’extérieur de ce dispositif. Mais c’est ce qui est impossible, attendu que l’intelligibilité elle-même et comme telle relève de fond en comble de ce dispositif, constituant précisément son contenu. Par définition, rien de ce qui est intelligible ne peut être à l’extérieur du dispositif, et tout ce qui reste extérieur au dispositif est nécessairement inintelligible. Et tel est le cas du souci pour autrui. L’on apercevra l’aporie dans toute sa clarté si l’on se replace, pour l’exposer, à l’intérieur de l’allégorie. Qu’on y songe en effet : l’homme qui atteint, voit et connaît le monde intelligible (figuré par la contrée extérieure à la caverne), et qui, au sein de ce monde, connaît et voit ce qu’il y a de suprêmement intelligible, ce dont tout le reste reçoit son intelligibilité même (le bien figuré par le soleil) [35], cet homme à qui absolument rien de ce qui est intelligible n’échappe donc plus, et dont, par conséquent, toute la conduite n’est plus réglée que par le souci de l’intelligible — cet homme, lisons-nous, doit être contraint à se tourner vers autrui. Il s’ensuit nécessairement que cette contrainte va à l’encontre de ce que la connaissance du suprême intelligible prescrit, en fait de conduite : car si on laissait la conduite de l’affranchi n’être déterminée que par l’intelligible, cette conduite consisterait à demeurer là où il est, en se désintéressant absolument du sort d’autrui. A cela, l’on est tenté d’objecter que le libérateur exerce sa contrainte au nom du bien de tous, et qu’il s’agit bien là d’un motif intelligible ; l’on fera même observer que Socrate évoque explicitement la possibilité de convaincre l’affranchi, par le raisonnement, qu’il est juste de lui demander de mettre ses lumières au service du bien de tous [36], et que cela confirme le caractère intelligible, rationnel, de la conduite que le libérateur prescrit à l’affranchi. Mais il reste, précisément, que la conduite de ce dernier doit lui être prescrite, et qu’elle doit l’être par autre chose que l’intelligible lui-même. Si donc il y a une intelligibilité de la requête du libérateur, et de l’acceptation de cette requête par l’affranchi, il faut que cette intelligibilité ait son fondement ailleurs qu’en l’intelligible lui-même comme tel : ce qui la rend, pour le moins, fort énigmatique. Du reste l’idée même qu’il y ait à apporter, à l’homme parvenu à l’intelligence de l’intelligible, des explications, l’idée même qu’il y ait à lui tenir des raisonnements devant lui faire apercevoir quelque chose qui, sans cela, lui demeurerait inaperçu — cette idée n’est-elle pas en elle-même étrange au plus haut point ? Ne faut-il pas, de toute nécessité, soit que ce besoin d’explication manifeste que l’affranchi n’a pas encore atteint la pleine connaissance de l’intelligible, soit que, l’affranchi ayant effectivement atteint cette connaissance, il n’ait plus rien à recevoir en fait d’éclaircissement, d’explication et d’indication ? D’où diable pourrait bien venir la lumière dont l’affranchi manquerait encore ?
Tout tient décidément en ce point, dont rien
ne peut atténuer l’évidence et la fermeté : chez Platon, dans le livre VII de
La République, on ne trouve, dans l’intelligence même de l’intelligible
comme tel, aucun motif de se soucier d’autrui. Ainsi le mystère reste entier.
Qu’est-ce donc qui pousse le libérateur à se soucier du bien des prisonniers,
sachant que ce ne peut être ni l’inintelligence du bien, ni son intelligence
soit partielle (cheminement vers le bien) soit complète (contemplation finale),
et que l’on ne voit pas qu’il y ait, par rapport au bien, aucune autre position
possible ? La République manifeste, en pleine clarté, ce que l’Apologie
de Socrate laissait entrevoir : il est incompréhensible qu’un homme se
soucie d’amener les hommes à se soucier du bien, et d’eux-mêmes. Et le surcroît
de clarté dans la manifestation de l’énigme, d’un texte à l’autre, consiste en
ceci, que le caractère incompréhensible du souci pour autrui se déduit
rigoureusement d’un discours portant sur l’intelligible lui-même, et sur ce
qu’est l’attitude de l’homme selon qu’elle est éclairée ou non par sa lumière,
animée ou non par son souci. Non seulement confirmée, l’aporie s’en trouve
infiniment durcie : ce qui empêche le souci pour autrui d’être intelligible,
c’est que le souci pour l’intelligible, par nature, détourne d’autrui. Que
Socrate ait connu le souci pour autrui, ayant même fait de celui-ci le cœur de
son existence, cela reste donc à l’état de simple fait, incontestable mais
absolument déroutant. Toutefois l’on peut, en manière de conclusion, s’efforcer
de comprendre pourquoi le discours platonicien ne peut faire autrement que de
nous laisser en cette singulière obscurité. Aperçu sur la cause de l’énigmeL’homme parvenu à la contemplation du bien
n’est pas incité, par le bien même qu’il contemple, à se soucier d’amener les
autres à s’approcher du bien, que ce soit par la tentative d’en susciter en eux
l’attrait au prix d’une révolution intérieure, ou par l’effort d’en provoquer en
eux un respect plus extérieur, « par la persuasion ou la contrainte ». De
lui-même et spontanément — selon une spontanéité qui est la sienne en tant qu’il
est désormais contemplateur du bien —il n’envisage ni d’élever les autres
jusqu’à la lumière, ni de faire descendre celle-ci jusqu’à eux. Or s’il en va
ainsi, c’est manifestement pour des raisons qui touchent à la manière de
concevoir la nature de l’âme, d’une part, et à la manière de concevoir la nature
du bien, d’autre part. Mais alors, en se souciant de lui, l’on se
soucie de ce qui ne se soucie de rien — en particulier, pas des hommes : ni de
celui-là même qui est parvenu à le rencontrer, ni de ceux qui ne se soucient pas
de le chercher. Car le bien platonicien est indifférent au fait que l’on se
soucie de lui, indifférent aussi au fait qu’on lui reste indifférent. Il est
pour l’homme un but qui, de son côté, n’a cure d’être atteint ou non ; s’il est
atteint, ce sera un bien (une « bonne chose ») pour celui qui y sera parvenu,
mais non pour lui-même. Il en découle cette conséquence essentielle que l’on ne
trouve, en lui, aucun souci que l’on devrait soi-même faire sien pour se soucier
adéquatement de lui ; il n’est en lui nulle inquiétude pour autrui qu’il
faudrait soi-même épouser, pour l’épouser lui-même pleinement. Tout au
contraire, c’est à condition de se désintéresser de tout ce qui n’est pas lui,
que l’on s’intéressera à lui.
L’attitude de Socrate envers autrui, décrite par Platon, est, chez Platon, inintelligible, et il est logique qu’elle le soit, puisqu’elle est rendue positivement impossible par deux traits majeurs de la doctrine platonicienne : l’âme éprouve un désir et un souci infinis, mais n’en suscite pas ; le bien suscite un intérêt et un désir infinis, mais n’en éprouve aucun. Si l’exécution de Socrate bouleversa Platon, c’est sans doute parce qu’elle fut à ses yeux l’injuste mise à mort d’un maître incomparable ; mais peut-être est-ce aussi, plus profondément, parce qu’il ne pouvait faire autrement que d’y voir la destruction d’un miracle.
Gildas RICHARD [1]. Cet article reprend, en les remaniant, quelques passages de mon ouvrage Nature et formes du don, Paris, L’Harmattan, 2000. [2]. C’est uniquement, en effet, sur Socrate tel qu’il est dépeint par Platon, que porte la présente étude. [3]. Apologie de Socrate, 30d, trad. E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 : « (...) ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour l’amour de moi que je me défends à présent, il s’en faut de beaucoup ». [4]. Id, 29a-b. [5]. Id., 40b-41d. [6]. Id., 37a. [7]. Id., 30e. [8]. Riens philosophiques, trad.K. Ferlov et J. Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948, p.51 ; p.53. [9]. Apologie de Socrate, 39 c-d, trad. citée. [10]. Socrate a vécu en « (s)’examinant (lui)-même et les autres » (id.,28e) ; il n’a cessé et ne cessera jamais d’ « exhorter » les Athéniens et de leur « faire la leçon » (29d) ; il dit aux Athéniens, comme il a « l’habitude » de le faire : « si quelqu’un d’entre vous (...) prétend qu’il en prend soin [ie de son âme], je ne le lâcherai pas et ne m’en irai pas immédiatement, mais je l’interrogerai, je l’examinerai, je le passerai au crible (...) » (29e) ; il se décrit comme « le taon qui, de tout le jour, ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous (...) » (30e). [11]. Id., 31a. Un peu plus haut : « Si en effet, vous me faites mourir, vous ne trouverez pas facilement un autre homme qui, comme moi, ait été littéralement, si ridicule que le mot puisse paraître, attaché à la ville par le dieu, comme un taon à un cheval grand et généreux, mais que sa grandeur même alourdit et qui a besoin d’être aiguillonné » (30e). [12]. Id., 33c. Le dieu en question semble être Apollon, auteur de l’oracle qui désigna Socrate comme le plus sage des hommes (21a). C’est en effet pour tenter de comprendre le sens de cet oracle que Socrate entreprend d’ « examiner » les autres et de leur faire apercevoir leur ignorance (21c). Impossible, en tout état de cause, de confondre ce dieu avec le fameux démon : loin de donner à Socrate des missions, et donc de le pousser à l’action, celui-ci se borne toujours, comme il est bien connu, à le retenir et dissuader d’agir (31d ; 40a). [13]. Les exemples ne manquent pas en effet, dans la littérature grecque, qui montrent tel personnage plaidant son innocence en imputant son action à l’irrésistible influence d’une divinité. Que l’on songe, chez Euripide, à Oreste imputant son matricide à l’influence d’Apollon — ce même Apollon, justement, par lequel Socrate se dit incité à faire ce qu’il fait : « Tu sais ce qu’est Phoibos.
Installé sur son siège au mileu [14]. Voir à cet égard les propos d’Alcibiade dans le Banquet : contrairement à tous les autres grands hommes, Socrate n’a absolument aucun pair ; il est unique en son genre et ne peut être comparé à aucun homme (221c-d). [15]. Apologie de Socrate, 22 b-c. Selon le Ménon, c’est aussi le cas des politiques (Thémistocle, Aristide, Périclès) : cf. 93c-94c. [16]. Apologie de Socrate, 31 b. [17]. Il en va exactement de même des politiques : cf. Ménon, 99c. [18]. Cf. par exemple le Banquet, 209c-d. [19]. Il n’y a pas, dans l’Apologie de Socrate, le moindre indice permettant de supposer que cela ait été le cas (contrairement à ce qui a lieu dans le Ménon, par exemple, où l’hésitation entre les diverses origines possibles de la vertu, et l’interrogation sur les conséquences qui en découleraient quant à la transmissibilité de celle-ci, sont clairement discernées et explicitement formulées). [20]. Le libérateur de La République cessera d’être tout à fait identifiable à Socrate quand, ayant mené à bien la libération proprement dite, il devra pousser celui qu’il a libéré à retourner dans la caverne ; mais — comme nous le soulignerons le moment venu — ce sera pour endosser un rôle très similaire à celui que joue, dans l’Apologie, le dieu. Aussi la légitimité du parallèle ici effectué entre les deux œuvres n’en est-elle pas altérée, au contraire. [21]. Id., 517a. [22]. Id., 516a-b. [23]. Id., 516b-516c, trad.G. Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002. [24]. Id., 516c. [25]. Ibid. [26]. Id., 516d. [27]. Id., 516e-517a. [28]. Id., 517c. [29]. Id., 519c. [30]. Id., 519d. [31]. Id., 520a. [32]. Id., 519e-520a. [33]. Apologie de Socrate, 31a. Sans doute, le bien d’autrui ne prend-il pas exactement la même forme dans les deux cas. Dans l’Apologie, il s’agit pour Socrate de conduire autrui à une élévation intérieure, à une intime conversion au bien ; dans La République, il s’agit pour l’affranchi, sous la motion du libérateur, non pas de susciter chez les prisonniers cette conversion que le libérateur suscita d’abord en lui (nulle part il n’est question d’envoyer l’affranchi vers les prisonniers pour les faire sortir à leur tour de la caverne), mais de faire régner le bien dans la caverne, plutôt sous une forme autoritaire et extérieure (« par la persuasion et la contrainte », 519c). Mais il reste que ce sont bien là deux manières de faire le bien d’autrui, l’une étant seulement plus parfaite que l’autre. [34]. La République, 517d. [35]. Le soleil, situé dans le domaine du visible, est lui-même visible ; il est logique que, parallèlement, le bien soit lui-même intelligible. Cela est conforme au sens de l’analogie entre visible et intelligible, et du reste rien, dans le texte platonicien, n’indique que le bien serait au-delà de l’intelligible (il est situé par Platon au-delà de l’essence — cf.VI, 509b —, ce qui est différent). Au contraire, certains passages suggèrent nettement que le bien est intelligible (il est dans le lieu intelligible : VI, 508c), et même plus précisément connaissable (cf.VI, 508e : « Comme [la forme du bien] est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance », trad.cit.). [36]. Id., 520d. L’ensemble du raisonnement est : nous t’avons formé tout exprès en vue du bien de la cité, et non pas seulement du tien propre ; tu as donc une dette à honorer, en contrepartie de ce que tu as reçu (520b-520d). — Il est à remarquer que le terme « nous » désigne ici le libérateur, et que c’est par égard pour celui-ci que l’affranchi se résoudra à retourner dans la caverne, non par souci pour les prisonniers eux-mêmes. [37]. Banquet, 209c ; 210c. [38]. Ou du beau, dans le Banquet ; une fois celui-ci atteint, il n’est plus du tout question d’autrui, ce qui montre que le rôle de ce dernier était tout relatif, et l’intérêt qu’on lui témoignait tout conditionnel. Cf. 211b-212a. [39]. L’affranchi platonicien, dans le cours de sa vie, s’occupera de garder les autres et de regarder le bien ; mais ce sera alternativement, moyennant des détournements successifs, toute orientation vers l’un des deux objets impliquant de tourner le dos à l’autre (id., 520d). [40]. Faut-il dire que le bien platonicien ne se soucie que de lui-même, ou qu’il ne se soucie absolument de rien ? La seconde proposition semble s’imposer, dans la mesure où la première implique une réflexivité, un rapport de soi à soi que rien ne suggère chez Platon (alors qu’elle est nettement affirmée, par exemple, chez Aristote à propos de Dieu, ce dernier étant animé d’un intérêt infini — et exclusif — pour lui-même : cf. Métaphysique, L, 7 et 9). Mais pour notre propos, peu importe à vrai dire : ce qui est essentiel, c’est que, dans un cas comme dans l’autre, est exclu l’intérêt pour autre chose que soi.
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