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Le jardinier et les mécaniciens
Logique hégélienne
et logique moderne
Voici deux siècles, G.W.F. Hegel
a conçu une logique qu’il présentait non seulement comme étant en progrès par
rapport aux précédentes tentatives dans le même domaine, mais comme exposant de
manière complète et définitive le contenu de celui-ci. Corrélativement, il
présentait sa logique non seulement comme étant scientifique (comme le montre le
titre de l’ouvrage en lequel il l’exposait), mais comme étant la seule et unique
science vraiment digne de ce nom [].
Or il existe aujourd’hui une discipline appelée « logique », considérée par ses
pratiquants comme constituant, en son état actuel, un approfondissement et un
perfectionnement de tout ce qui avait pu être fait dans ce domaine par le passé.
Cette supériorité de la logique moderne consisterait dans le fait qu’elle est
plus scientifique que les précédentes – voire dans le fait qu’elle est
scientifique, alors que les autres ne l’étaient pas
[].
Nous sommes donc en présence de deux positions inconciliables ; il faut que, du
logicien moderne et de Hegel, l’un se méprenne : Hegel, dans sa prétention à
avoir achevé la logique, et la logique comme seule vraie science, ou le logicien
moderne, dans sa prétention à posséder une logique plus scientifique que celle
de Hegel. Le logicien moderne sera enclin à considérer que la logique de Hegel
n'a apporté dans ce domaine aucun progrès, voire qu'elle n'a de logique que le
nom et ne mérite, de ce fait, que peu ou pas d'attention
[].
Le philosophe hégélien, de son côté, sera porté à penser que les logiciens
modernes évoluent dans un domaine dont Hegel a montré, une fois pour toutes,
qu’il ne coïncide pas avec la logique, mais constitue dans le meilleur des cas
un simple aspect particulier (et particulièrement borné) de celle-ci
[] .
Sommes-nous donc en présence de deux pensées n’ayant rien de
commun, si bien qu’il n’y aurait aucun sens à se demander laquelle des deux
« dépasse » l’autre, ou laquelle des deux est en progrès sur l’autre ? Mais si
c’est le cas, l’une des deux usurpe le titre de logique (et celui de science),
et il doit du moins être possible de déterminer laquelle. Ou bien peut-on
admettre qu’elles revendiquent toutes deux légitimement le double titre de
logique et de science, et qu’il existe donc deux logiques également
scientifiques, constituant chacune un système complètement clos sur lui-même,
sourd à l’autre et muet pour lui ? Comment déterminer si, de Hegel et du
logicien moderne, l’un s'abuse en présentant sa pensée comme vraiment logique et
vraiment scientifique, et si oui lequel ? L'enjeu va bien au-delà de la
possession d'un titre, ou de la clarification d'un aspect particulièrement
technique de l'histoire de la philosophie, qui n'aurait d'intérêt que pour
érudits et spécialistes ; car il n'y va de rien de moins, ici, que de la nature
et des pouvoirs de la pensée, point dont on devine bien qu'il doit avoir une
infinité de retombées plus ou moins directes dans toutes les sphères de
l'existence humaine.
Nécessité et unicité du concept de
logique
Pour tenter de répondre à ces
questions, une seule voie est admissible : la
détermination aussi précise que possible de ce qui fait la logicité de la
logique [].
Tout jugement, en effet, par lequel l’on se prononce sur le
caractère plus ou moins logique d’une pensée, d’un système ou d’un ensemble de
systèmes, soit en eux-mêmes soit comparativement les uns aux autres, suppose
connues les conditions qui doivent être remplies pour que quelque chose en
général puisse être tenu pour logique. L’ensemble de ces conditions constitue la
définition du logique en lui-même, en son pur concept. Un jugement qui ne
serait pas effectué à l’aune de l’intelligence explicite de ce concept serait,
au mieux, un jugement présupposant implicitement la connaissance de celui-ci, et
au pire, un jugement qui ne ferait qu’entériner les yeux fermés une certaine
opinion touchant à ce qui est logique ou non. Seul un tel concept permet, en
particulier, non seulement de comparer entre eux des systèmes, mais encore de
trancher les débats qui, au sein même de la logique moderne, ont lieu à propos
des frontières de la logique (en particulier par rapport aux mathématiques), à
propos donc de ce qui en relève ou non, et par suite du type de notions et de
procédures qui peuvent être admises comme siennes
[].
Seul ce concept permet, enfin, de parler d’une manière sensée de progrès, ou de
régression, ou de stagnation, comme le font les historiens de la logique ;
parler de progrès sans se référer à un tel concept revient littéralement à
parler dans le vide [].
Progresser signifie en effet s’approcher du but, et s’approcher du but signifie
devenir conforme au concept. Dire par exemple que, depuis l’époque d’Aristote,
la logique a progressé peut seulement signifier : les exigences qui doivent être
remplies pour qu’une pensée soit logique – exigences qui constituent le contenu
du concept de logicité – sont mieux connues et mieux satisfaites (ou aussi bien
connues mais mieux satisfaites) aujourd’hui qu’à l’époque d’Aristote.
Il pourra sembler que cette invocation d’un concept a quelque chose
de suspect, pour la raison que l’idée même de concept serait une chimère de
métaphysicien, ou du moins que la croyance en l’existence d’un tel concept est
elle-même une présupposition. Les logiciens modernes, ou du moins certains
d’entre eux, feront valoir que ce qui a été invoqué ci-dessus comme concept ne
fait pas partie de ce qu’eux reconnaissent comme digne d’être appelé
« concept », à savoir : ce qui peut être énoncé par les symboles et d’après les
modes opératoires de la logique moderne [].
Mais il est aisé de voir qu’une telle appréhension du « concept » est
précisément motivée par un souci de ne pas s’écarter du logique, et que ce souci
contient donc immédiatement en lui-même une certaine conception de ce qui est
logique ou non. On ne peut, pour nier l'existence d'un tel concept, invoquer le
fait qu’on ne le trouve dans aucun système de logique moderne : car il
précède l’élaboration du (ou des) système(s) logique(s) et n’en provient pas, il
justifie cette élaboration mais n’est pas justifiée par elle ; il conditionne
toute détermination de ce qui doit ou ne doit pas être pris en compte dans le
(ou les) système(s) en question [].
Tout ce que fait le logicien comme logicien,
toutes les décisions qu’il prend en tant que logicien – celle par exemple de
n’admettre comme concept que ce qui présente telle et telle caractéristique –
est fait au nom d’une conception de ce qui est logique et de ce qui ne l’est
pas, c’est-à-dire du concept même de logicité. En somme, loin de
constituer une présupposition suspecte, l’admission de ce concept permet seule
d’éviter toute présupposition et de légitimer toute suspicion.
Car suspecter, ici, ne peut rien signifier d’autre que se demander si ce qui
est avancé est bien logique ou non : interrogation qui implique, pour être
sensée ou même seulement possible, l’admission d’un concept du logique comme tel
[].
Ce concept, il faut en outre y insister, est et ne peut être qu’un.
Toutes « les » logiques – classique ou moderne, moderne ou hégélienne, formelle,
modale, « réflexive », etc. – ne méritent d’être considérées comme des logiques
que pour autant qu’elles participent, à un degré ou à un autre, de la
logicité même. Très insuffisant reste le simple constat, fait par exemple par J.
Largeault, que la diversité des logiques (modernes en l’occurrence) « est
compensée par la communauté des méthodes et des concepts, par les comparaisons
qui relient les logiques, enfin par les dualités (syntaxe/sémantique,
langage/ontologie) qui traversent toute la discipline »
[].
Il n’est pas question, en effet, de compensation, mais de compatibilité entre
logicité et pluralité de systèmes. Ou bien ces « points communs » se retrouvent
fortuitement dans les divers systèmes, et alors l’unité qui repose sur eux est
elle-même fortuite (et ne compense rien) ; ou bien ils constituent le
caractère logique de chacun des systèmes, et alors ils forment le contenu du
concept même de logicité. Dans ce dernier cas ils ne compensent pas la
diversité, mais la nient en tant que diversité de logiques : il
n’y en a alors, fondamentalement, qu’une. – La notion de progrès ne peut
avoir de sens qu’à cette condition : faute d’une même et unique référence à
laquelle on les comparerait toutes, il est évidemment impossible de hiérarchiser
les différentes pensées ou doctrines se présentant comme des logiques, d’une
manière qui soit elle-même logique. Et même si l’on voulait s’interdire toute
hiérarchie en déclarant que toutes les logiques sont également logiques, l’on ne
pourrait encore dire cela qu’en référence à un concept et un seul : car une
telle appréciation signifierait, soit que les pensées ou doctrines en question
satisfont au même degré les exigences de la logicité comme telle, et donc que
leur égalité entre elles consiste dans l’égale adéquation de chacune au même et
unique concept ; soit qu’il n’existe aucun concept du logique en général et
comme tel, mais dans ce cas, l’on doit s’interdire non seulement de les
hiérarchiser, mais encore de qualifier aucune d’elles de « logique » : car
affirmer l’inexistence de ce concept, c’est avouer que l’on ne sait absolument
pas ce qui est logique ou non. Lors donc que, par exemple, le logicien moderne
dit que la pensée de Hegel constitue ou entraîne une « déviation de la logique »
[],
ou bien il s’appuie pour dire cela sur la connaissance de ce qui est logique et
de ce qui ne l’est pas, donc sur la connaissance du (seul et unique) concept de
logique : alors son jugement est, sinon vrai, du moins susceptible d’être vrai,
car il existe alors quelque chose par rapport à quoi il peut y avoir déviation ;
ou bien il ne s’appuie pas sur une telle connaissance, et alors son jugement est
dépourvu de contenu intelligible.
L’affirmation devenue courante de l’irréductible pluralité des
logiques modernes et, par suite, de l’impossibilité de ramener cette diversité à
l’unité [],
ne saurait donc être, telle quelle, prise au sérieux. On a beau déclarer que,
les systèmes étant divers de par leurs éléments et le genre de relations qu’ils
établissent entre ces derniers, seule subsiste l’exigence de cohérence interne,
il reste que cette cohérence est précisément ce qui définit alors le logique
comme tel, et qu’il y a une et une seule définition de ce qui est cohérent et de
ce qui ne l’est pas (si on le nie, l’on retombe dans les difficultés qui
viennent d’être indiquées à propos du logique lui-même). Rien n’est plus
étonnant que de voir les logiciens invoquer cette notion de cohérence comme si
son sens allait de soi, comme si son emploi avait une vertu clarificatrice
immédiate, et pour ainsi dire magique [].
En réalité, le sens de cette notion demande à être élucidé, surtout si l’on en
fait plus ou moins implicitement la pierre de touche de la logicité même. Et si,
tout en admettant l’unicité du sens de la notion de cohérence, l’on tient que
cette cohérence une ne peut se réaliser qu’en des systèmes divers et
irréductibles entre eux, l’on doit indiquer à cela une raison en vertu de
laquelle l’on tiendra qu’il est logique qu’il n’y ait pas une logique mais
plusieurs. Que si cette raison fait défaut, la diversité demeurera à l’état
de simple fait, dont on ignorera s’il résulte de la nature même du logique, ou
d’une méconnaissance au moins partielle de cette nature. Bref : ou bien il y a
une raison logique à la diversité des logiques, et alors il y a bien une
logicité que cette diversité ne supprime pas, mais dont elle tient au contraire
sa source, et que, de ce fait, elle manifeste et confirme ; ou bien cette
diversité reste sans raison logique, et alors elle est au pire illogique
(c’est-à-dire contraire à la logicité de la logique), et au mieux alogique
(c’est-à-dire comme un fait qui, s’il n’est pas incompatible avec la logicité de
la logique, n’a cependant pas sa raison d’être en celle-ci) : mais dans ces deux
derniers cas, la pluralité sera non logique. D’une façon comme d’une autre, il y
a donc de toute nécessité une logicité, et une seule
[].
La nécessité comme contenu du
concept de logique
Les caractères que l’on a
coutume d’attribuer au logique, soit explicitement et pour le définir, soit de
manière immédiate et irréfléchie, tels que « rigoureux », « exact »,
« cohérent », etc., se ramènent en fait à un seul, qui du reste donne à ces
caractères un sens et une clarté dont ils seraient sans cela dépourvus : c’est
le caractère de la nécessité. La logique se définit simplement comme la
pensée qui établit ou, plus justement, discerne ce que toute pensée pense
nécessairement.
Est nécessaire, de façon d’abord tout à fait générale et comme on
le sait, ce qui ne peut pas ne pas être – étant admis que « être » n’a
pas d’emblée ici un sens ontologique : les relations qui existent entre les
différentes parties du triangle, par exemple, sont nécessaires, en ce sens que,
étant donnée la nature de l’espace géométrique dont il s’agit, elles ne peuvent
ni ne pas être, ni être autres, sans qu’il s’ensuive pour cela qu’il existe
effectivement aucun triangle. De même, les calculs qu’effectue le logicien
débouchent sur un résultat qui, compte tenu des caractères fondamentaux du cadre
conceptuel à l’intérieur duquel il travaille, est celui-ci et non un autre, et
qui ne peut absolument pas être autre. Si même il arrivait qu’un calcul
conduisît à plusieurs résultats également justes, ou à aucun résultat, cela
devrait encore être l’effet d’une certaine raison, de sorte qu’il s’agît bien là
de l’issue nécessaire du calcul, et non pas d’une issue qui aurait pu être autre
si un autre logicien, ou le même logicien affecté d’une humeur différente, avait
procédé au calcul.
Ces remarques élémentaires suffisent à dissiper l’essentiel des
obscurités et des faux problèmes relatifs à la fameuse catégorie de la
modalité. On appelle « modalités » les déterminations du nécessaire, du réel
et du possible (avec leurs négations respectives). Depuis Kant et en dépit des
réfutations apportées sur ce point par Hegel, il est convenu de considérer que
la modalité est, d’une part, une détermination qui peut s’appliquer seulement à
un élément particulier, considéré immédiatement et isolément (telle
proposition, tel événement précis
et « concrets »...), et d’autre part, une détermination surajoutée et
subjective, qui reste extérieure et indifférente à la nature et à la
définition mêmes de la chose, ne fournissant d’indication qu’à propos de la
façon dont la chose se présente pour notre faculté de connaître
[].
Les courants de la logique moderne qui en restent à une telle compréhension de
la modalité, et qui font consister la logicité exclusivement dans les
relations entre des symboles (la « forme »), tiennent que la modalité
en général, et la nécessité en particulier, sont à rejeter hors du champ de la
logique, puisqu’elles ne peuvent concerner, selon eux, que des éléments
individuels concrets (des « contenus ») pris isolément, et pris, qui plus est,
sous un angle seulement subjectif – c’est-à-dire dans leur relation au sujet.
Dans une telle perspective, en effet, la seule caractéristique d’un élément (p,
q, etc.) qui mérite d’être prise en compte est celle qui retentit sur sa
relation avec les autres, à savoir sa « valeur de vérité ». Tout ce qu’il y a à
savoir d’une proposition, c’est si elle est « vraie » ou « fausse », vérité et
fausseté étant prises comme des caractères immédiats et sans rapport avec le
contenu déterminé des propositions en question. Ainsi, qu’un élément soit
déterminé comme nécessaire ou comme possible, cela ne change rien aux calculs
dans lesquels il intervient – puisque sa « définition » ou son « concept »
restent censément intacts : ces déterminations ne jouent donc aucun rôle
logique
[].
Mais il est immédiatement visible que cette éviction de la
notion de nécessité est alors motivée par le souci de garder aussi intactes que
possible la « rigueur » et l’« exactitude » de la logique, c’est-à-dire sa
nécessité. C’est pour que règne la nécessité (de la forme) que l’on
exclut la considération de la nécessité (du contenu). Cette dernière est tenue
pour une nécessité qui, pouvant aussi bien être que ne pas être, n’en est pas
une : une même chose est considérée comme pouvant être nécessaire, ou bien
réelle, ou bien possible, sans que cela ne change rien à ce qu’elle est,
si bien que, pour une pensée qui ne veut envisager que ce qu’elle est – sa
simple définition ou son simple « concept » – il est contingent qu’elle soit
nécessaire ou non. Mais alors, loin d’être repoussée hors du champ de la
logique, la nécessité est implicitement invoquée comme l’instance décisive
permettant de discerner ce qui doit entrer ou non dans ce champ. Et il ne peut
en aller autrement : la logicité de la logique consiste de fond en comble dans
le caractère nécessaire des résultats obtenus. Une quelconque décision en
matière de logique n’est admissible qu’à condition d’être faite en fonction de
cette exigence, et du reste, de fait, tous les logiciens s’efforcent d’atteindre
des résultats qui y soient conformes [].
La nécessité est donc présente au cœur des systèmes qui verbalement
l’excluent, et elle est même en vérité ce qui motive cette exclusion ; mais
cette présence et ce motif restant alors inaperçus des logiciens eux-mêmes, la
nécessité demeure à l’état d’instance ininterrogée, dont on use sans le savoir
[].
Il est toutefois des logiciens qui, comprenant l’impossibilité de laisser la
« modalité » – et avant tout, la nécessité – à l’extérieur de leur système,
tentent de l’intégrer de façon consciente et explicite en celui-ci. Mais la
nécessité est alors aperçue seulement comme ce à quoi il faudrait faire une
place dans le système, comme un concept
parmi d’autres et non pas comme l’âme du système, comme ce en quoi
se concentre l’essence même de la logicité. Aussi se trouve-t-on d’emblée dans
cette situation fausse, consistant en ce que le concept de nécessité doit se
conformer à une conception de la logique déjà élaborée indépendamment de lui –
et dont on voit mal, du coup, en quoi sa logicité pourrait bien consister.
L’inévitable conséquence de ce traitement de l’idée de nécessité est que
celle-ci, au lieu d’être respectée, se trouve violentée et défigurée. Aussi
Blanché n’a-t-il guère de mal à montrer qu’au terme de ce genre de tentative, ce
qui se trouve intégré dans le système n’est pas
la nécessité, mais seulement quelque chose qui lui ressemble superficiellement.
C’est le cas chez B. Russell, lorsque celui-ci tente de définir la nécessité en
termes purement extensifs et quantitatifs, comme le caractère de ce qui est
« toujours vrai », un énoncé « nécessaire » étant alors un énoncé « vrai pour
tout p » [] ;
c’est le cas aussi chez L. Henkin, pour qui, exactement de la même façon, la
nécessité n’a qu’un sens quantitatif : est nécessaire ce qui se trouve être vrai
dans tous les cas [].
La méprise consiste chaque fois en ce qu’une simple
universalité de fait (empirique) est confondue avec l’universalité de droit
(véritable, rationnelle). Rien, pourtant,
n’est plus clair que cette différence, ni plus classique
[] ;
aussi s’étonne-t-on de la voir ici si complètement méconnue, et d'avoir à en
rappeler brièvement le contenu. D’une part, il est
bien souvent impossible de procéder au constat de la façon dont il en va dans « tous
les cas », le nombre des cas possibles étant indéfini : ainsi, en
géométrie, des triangles dont on affirme qu'en tous la somme des trois angles
est égale à deux droits. Mais d’autre part et surtout, quand bien même cette
mesure exhaustive serait possible et effectivement réalisée, l’on n’aurait
encore aucunement établi par là le caractère de nécessité de l’affirmation en
question. Que quelque chose se rencontre dans tous les cas, cela ne suffit
certes pas à montrer qu’il doit nécessairement en aller ainsi : il y faut – et
il y suffit – l'indication de la raison en vertu de laquelle il est impossible
qu'il en aille autrement ; dans le cas du triangle, la proposition « la somme
des trois angles d’un triangle est égale à 180° » n’est nécessaire que pour
autant qu’elle est déduite de la constitution même du triangle, comme tel, de
sorte qu'il n'est pas possible d'être triangle sans la vérifier. Démonstration
qui, loin de requérir l'examen de tous les triangles, s'établit par l'étude d'un
seul.
A s’en tenir à ces remarques, soit la logique moderne croit se
passer de la nécessité alors qu’elle y recourt – ou mieux : est immergée en elle
–, soit elle croit l’intégrer en elle alors que celle-ci, en vérité, lui
échappe. Les différents courants de la logique moderne ne semblent se distinguer
que par l’illusion à laquelle ils adhèrent, celle de se mouvoir à l’extérieur de
la nécessité ou celle de l’inclure en eux. Mais soit faussement absente, soit
faussement présente, la nécessité, et avec elle la logicité de la logique, est
méconnue dans les deux cas. Cette double défaillance est-elle accidentelle, ou
tient-elle à l’essence même de la logique moderne ? Dans quelle mesure est-elle
donc à concevoir elle-même comme
nécessaire ? Qu’en est-il, à cet égard,
de la logique hégélienne ? C'est une détermination plus précise du contenu du
concept de nécessité qui, seule, peut permettre d'en décider ; et à cet égard
trois points essentiels et indissociables s'imposent à l'examen.
Le contenu du concept de nécessité
Premièrement, la nécessité
existe évidemment sous les espèces de liens entre des éléments,
et en ce sens elle réside dans la forme. Qu'il s'agisse de faits, de
propositions, de prédicats, il y a nécessité pour autant que ces éléments
sont liés les uns aux autres d'une manière et dans un ordre qui ne peuvent ni
être autres, ni ne pas être. Mais à elle seule cette nécessité de la forme ne
peut être que la forme de la nécessité, non sa pleine présence. On le comprend
en s'avisant que, si l'on en reste là, les liens restent extérieurs et
indifférents au contenu auquel ils « s'appliquent », de sorte qu'il n'y a aucune
nécessité pour les éléments eux-mêmes d'avoir cette forme plutôt qu'une
autre. Tout comme dans une mécanique – mais au classique exemple de l'horloge
peut être substitué sans inconvénient notre moderne ordinateur –, où les pièces
reçoivent de l'extérieur un agencement qu'elles n'appellent pas d'elles-mêmes,
dans un système logique moderne les éléments sont ce qu'ils sont indépendamment
des liens établis entre eux ; pour chacun, être en relation directe avec tel
autre, et de telle manière déterminée, cela est un simple fait imposé
extérieurement et sans lien nécessaire avec ce que lui-même est. Or il n'y aura
de nécessité que si les liens qu'un élément entretient avec d'autres est appelé
de l'intérieur de lui-même, de sorte qu'il ne puisse être, ni être ce qu'il est,
sans ces liens : alors seulement l'on pourra dire en toute rigueur que les liens
en question ne peuvent pas ne pas être.
C'est pourquoi, deuxièmement, la pleine présence de la nécessité
exige non seulement qu'il y ait des liens entre
les éléments, mais en outre et pour ainsi dire qu'il y ait des liens
entre les liens et ce qu'ils lient. Non
pas, certes, qu'il faille additionner de nouveaux liens aux précédents – ce qui
entraînerait une accumulation à l'infini ne faisant que reconduire le déficit de
nécessité : mais il faut que soit vue et manifestée la consubstantialité des
liens et de ce qu'ils lient. Ainsi en va-t-il dans un être vivant, où les
éléments (organes, etc.) ne sont nullement étrangers aux relations qui existent
entre eux, mais ne peuvent eux-mêmes exister sans ces relations et hors
d'elles ; et où, réciproquement, les relations n'ont aucune existence ni réalité
propres en-dehors de ce qu'elles lient. A vrai dire dans un tel tout organique,
éléments et relations ne sont plus à regarder comme deux choses radicalement
distinctes, dont l'une viendrait « s'appliquer » à l'autre, mais les secondes ne
sont qu'un prolongement des premiers, une manifestation de l'être intérieur de
ceux-ci. A tout le moins doit-on admettre qu'il y a plus de nécessité
lorsque les liens entre les éléments sont inhérents à l'essence même de ces
derniers, que lorsqu'ils y demeurent étrangers. Mais une telle concrétion
suppose évidemment que les éléments soient d'une nature telle, qu'ils engendrent
eux-mêmes les liens qui s'établissent entre eux : autrement dit, qu'ils aient
une intériorité, un contenu substantiel, et donc qu'ils soient
bien autre chose que des « p » ou des « q ». Ces derniers, abstractions vides,
simples points d'applications des relations, sont les figures absolument
désincarnées du « ce qui est lié », celui-ci n'étant encore toléré que sous ces
espèces fantomatiques et presque dans le regret de ne pouvoir l'abolir
complètement [].
Il faut bien que quelque chose soit mis en relation avec quelque chose pour
qu'un quelconque embryon de discours en vienne à exister. En n'admettant comme
contenu que des signes ou des symboles du « ce
qui est lié » comme tel, pur et vide, l'on espère que l'infinie
minceur du lié assurera l'infinie nécessité des liens : comme si ces derniers
devaient être d'autant plus solides que ce qu'ils lient se rapproche davantage
du néant ou se résume davantage à la pure fonction d'« être lié ». Mais comme
l'analogie avec le vivant aide à le comprendre, la force des liens ne leur vient
pas, en vérité, de leur aptitude à courber sous leur joug des éléments
suffisamment affaiblis pour s'y prêter, ou même façonnés tout exprès pour y être
dociles, mais, à l'inverse, de leur entière soumission à la puissance interne de
ceux-ci : soumission qui va jusqu'au renoncement à toute existence et à toute
consistance propres, en-dehors d'eux, jusqu'à l'acceptation d'être seulement la
forme que ce contenu lui-même se donne. Alors, et alors seulement, le
lien provenant de l'intérieur même de ce qu'il lie, les deux sont effectivement
liés, et le second n'est tenu sous l'emprise du premier que dans l'exacte mesure
où il en est lui-même la source et la raison d'être
[].
Il peut sembler que c'est bien ce qui se produit dans la logique
moderne, sinon au niveau des liens entre les éléments « atomiques » (les p, q,
x, y, etc.), du moins au niveau des liens entre les formules ou combinaisons,
c'est-à-dire entre des éléments comportant en eux-mêmes une ou plusieurs
articulations ; car alors les liens ne sont plus sans aucun rapport avec ce
qu'ils lient mais apparaissent comme étant appelés par le contenu lui-même
[].
Toutefois il en va là comme dans une machine où les éléments, une fois
extérieurement assemblés, produisent des effets qui découlent de l'
« intérieur » de la combinaison ainsi formée. Une fois assemblés les rouages
d'une horloge et ajoutée la force qui va les mouvoir, le « tout » ainsi formé va
« nécessairement » donner l'heure ; c'est ce qui faisait dire à Descartes que
« lorsqu'une montre marque les heures (…) cela ne lui est pas moins naturel
qu'il est à un arbre de produire ses fruits »
[].
Mais le fruit est lui-même l'arbre en puissance, non un résultat extérieur et
autre ; le processus ici à l’œuvre est immanent et constitue le point culminant
d'une production de soi par soi. La montre quant à elle ne produit évidemment
pas une montre en puissance, c'est-à-dire son propre principe intérieur
rassemblé en une unité grosse de ses multiples éléments différenciés – car une
telle intériorité n'existe précisément pas en elle. De même, le résultat du
calcul n'est pas l'ensemble du processus réuni avec lui-même et concentré en un
point (comme l'est le fruit), mais un autre élément, en soi indifférent à
ce dont il découle, qui est ce qu'il est indépendamment de ses relations avec le
reste.
Bien différente d'un tel mouvement restant toujours extérieur à ce
qu'il meut, la nécessité vraiment comprise n'existe et ne s'effectue que sur le
mode du déploiement, non de l'application
[] :
elle ne peut être que processus de différenciation d'une unité fondamentale à
partir d'elle-même, dont relations et éléments, forme et contenu sont
seulement des aspects ou des moments, qui de ce fait ne peuvent ni ne pas être,
ni être autres, ni être les uns sans les autres. La nécessité n'est à vrai dire
rien d'autre que cette identité avec soi toujours maintenue au travers de la
différenciation de soi. Une chose ne découle
nécessairement d'une autre que si
celle-là, par rapport à celle-ci, n'est pas vraiment autre, mais est
seulement une manifestation, jusque là restée en puissance (ou « en soi »), de
l'essence même de cette dernière, et donc fondamentalement identique à celle-ci
[].
Une troisième conséquence remarquable en résulte. Fruits d'un même et unique
mouvement de différenciation interne, les liens ne peuvent être simplement
juxtaposés les uns aux autres, définis et posés indépendamment les uns des
autres, mais doivent être eux-mêmes liés entre eux, de sorte qu'il y ait une
raison pour qu'ils soient ainsi plutôt qu'autrement, tant dans leur nombre que
dans leur nature. Les « lois de la pensée », les types de liens pouvant exister
entre les éléments, s'ils restent à l'état de simple liste sur le mode du « il
y a tel lien (par exemple l'implication) et aussi tel autre (par
exemple la conjonction) », apparaissent comme quelque chose qu'il faudrait
seulement constater, et ainsi comme contingents. En quoi il s'avère que,
séparée abstraitement du contenu, la forme en vient immanquablement à se séparer
d'elle-même, à se fractionner en éléments formels disjoints – en liens que rien
ne lie entre eux [].
Seule, à l'inverse, une co-appartenance originaire du contenu et de la forme
rend possible, nécessaire et effectif le maintien de l'unité au travers de la
multiplicité de leurs figures ; seule cette unité donne sens et réalité à la
notion de nécessité, en produisant et en justifiant tous les aspects en lesquels
elle se déploie : éléments, liens entre les éléments, liens entre les éléments
et leurs liens, liens entre les liens eux-mêmes ; et seule cette omniprésence de
la nécessité constitue de manière pleine et entière la logicité de la logique,
le logique comme tel.
Or c'est là ce qui reste inaccessible à toute « logique » qui
sépare a priori forme et contenu, qui ne peut concevoir leur rapport que
comme « application » de l'une à l'autre, et se trouve ainsi en triple déficit
de nécessité comme on vient de le voir – non pas accidentellement mais d'une
manière elle-même nécessaire [].
C'est ce qui s'accomplit au contraire lorsque, comme c'est le cas chez Hegel et
chez lui seul, la logique est comprise et élaborée « non pas en tant que pensée
formelle mais en tant qu'elle est la totalité en développement de ses
déterminations et lois propres, qu'elle se donne à elle-même »
[].
L'usage du réfléchi marque à lui seul, si l'on y est attentif, la spécificité de
la pensée ici à l’œuvre : l'engendrement de soi et l'absolue
continuité avec soi, à chaque instant et à chaque pas, d'une pensée qui ne
combine pas des éléments qu'elle trouve ou qu'elle fabrique
mais qui laisse se disposer et s'articuler les constituants
qu'elle sécrète – c'est-à-dire qu'elle
engendre comme ce que toute pensée pense nécessairement. Parce que
la logique est un tel mouvement de production de soi de la pensée, en elle « les
termes liés l'un à l'autre ne sont pas, en réalité, étrangers l'un à l'autre,
mais ne sont que des moments d'un unique tout, dont chacun, dans sa
relation à l'autre, est auprès de lui-même et se joint à lui-même »
[].
Ainsi chaque terme n'est-il lié à un autre que pour autant qu'il le
réclame, qu'il contient en lui l'exigence d'un tel lien et ne fait, en se
liant à cet autre, que devenir et se maintenir lui-même. Inversement, la rupture
de ces liens n'a point pour résultat le simple isolement des éléments, comme
s'ils continuaient d'exister en étant désormais « non liés », mais une telle
rupture provoque leur altération et même leur disparition : ils cessent d'être
ce qu'ils sont, et même d'être tout court, confirmant ainsi que leur être même
est directement en jeu dans leur lien avec le tout – de même qu'une main
s'altère et se décompose lorsqu'elle est extraite (ou ab-straite) du corps en
lequel seulement elle a son sens et son être
[].
La pensée ne peut décidément être logique, c'est-à-dire nécessaire,
que dans la mesure où elle se constitue, dans son élément propre, de la même
manière qu'un organisme vivant se réalise dans le sien, à savoir comme un
processus immanent : rien ne le montre plus clairement que l'admirable
étude effectuée par Hegel de la notion de
jugement, et la déduction qu'il opère des différentes espèces de
celui-ci. « Le jugement est habituellement considéré comme une liaison de
concepts », mais d'une manière qui, dans la logique moderne, pèche doublement :
d'une part, en ce que la liaison est considérée comme étant établie de
l'extérieur (c'est nous qui attribuons tel prédicat à tel sujet),
et reste donc contingente par rapport aux termes entre lesquels elle prend
place ; d'autre part, en ce que ces termes, appelés « concepts », sont vus comme
des points à la fois isolés et inertes (« existant pour eux-mêmes aussi sans la
liaison ») [].
Mais loin d'être une telle opération artificielle, le jugement est à appréhender
comme « acte de déterminer le concept » qui provient du concept lui-même, sujet
et prédicats n'étant que ses moments constitutifs se déployant et se
liant entre eux [] ;
que leurs liens leur soient consubstantiels, c'est ce que manifeste la copule :
le sens évident – mais ordinairement inaperçu ou incompris – de celle-ci est de
nier non seulement l'indifférence des termes les uns à l'égard des autres, mais
leur altérité même, en affirmant que l'un est l'autre
[].
Quand ce lien est brisé, non seulement le prédicat cesse d'être, comme on l'a vu
avec l'image de la main coupée, mais le sujet lui-même, qui avait déposé en lui
sa substance, n'est plus ce qu'il est – et lorsque c'est l'un de ses
organes vitaux qui lui est ainsi arraché, il n'est plus du tout.
Dissolution du jugement, pourrait-on dire, qui confirme par contraste la teneur
ontologique de la copule : la manière dont il meurt révèle de quoi il vivait. Le
jugement est bien l'auto-développement du concept, qui de son côté est le
jugement encore seulement enveloppé, tout comme « le germe d'une plante contient
déjà en vérité le particulier constitué par la racine, les branches, les
feuilles, etc., mais ce particulier n'est encore présent qu'en soi et
n'est posé qu'en tant que le germe s'ouvre, ce qui est à considérer comme le
jugement de la plante » [].
Le logicien hégélien, vrai jardinier du concept, ne
fabrique et
n'assemble pas plus ses jugements que
l'horticulteur ne le fait de ses fleurs et de leurs éléments. Il ne fait
pas son objet, il l'aide à se faire, le cœur et le moteur du
mouvement n'étant nulle part ailleurs qu'en celui-ci ; et s'il en est l'assistant,
c'est au titre de celui qui contemple au moins autant qu'au titre de celui qui
prête main forte : «
De même que, dans le cas
du vivant en général, tout est, de manière idéelle, déjà contenu dans le germe,
et est produit par celui-ci même, non par une puissance étrangère, de même aussi
toutes les formes particulières de l'esprit vivant doivent [nécessairement] se
développer à partir de son concept comme de leur germe. Notre pensée mue par le
concept demeure, alors, totalement immanente à l'ob-jet pareillement mû par le
concept ; nous ne faisons en quelque sorte qu'assister en spectateur au
développement propre de l'ob-jet (...). Le concept n'a besoin, pour sa
réalisation effective, d'aucune incitation extérieure »
[].
Une telle assistance, un tel cultus aussi vigilant que discret ne sont en
aucun cas à prendre comme des images poétiques et approximatives de la marche à
suivre, mais constituent « la seule méthode scientifique. Si, dans les
sciences empiriques, le matériau est accueilli de l'extérieur (…) puis ordonné
suivant une règle universelle déjà fixée, et introduit dans une connexion
extérieure, par contre la pensée spéculative doit montrer chacun de ses ob-jets
et le développement de ceux-ci en leur nécessité absolue. Ce qui se produit en
tant que chaque concept particulier est dérivé du concept universel se
produisant et s'effectuant lui-même, ou de l'Idée logique »
[].
Le terme « spéculatif » employé ici par Hegel est lourd d'un sens
qu'il faut expliciter, afin que la nature du logique soit mise en pleine lumière
et qu'achèvent de se justifier les résultats de la comparaison ici menée entre
logique hégélienne et logique moderne.
La logique comme ontologie
spéculative
Est appelée spéculative,
chez Hegel, la pensée dont l'image adéquate est celle d'un cercle, en ce sens
qu'elle fait retour sur elle-même, se reprend et se comprend elle-même dans son
unité après s'être intérieurement différenciée en une multiplicité de moments et
s'être momentanément dispersée en eux. C'est donc la pensée formant un tout
organique (ou concret) s'engendrant lui-même, en lequel chaque élément
est lié de l'intérieur avec tous les
autres, de sorte que le tout ainsi formé est en relation active avec lui-même ;
de sorte, aussi et surtout, que la pensée est pleinement consciente d'elle-même,
sachant exactement à chaque instant ce qu'elle fait et pourquoi elle le fait. Le
mouvement suivant lequel les termes et les liens rejettent eux-mêmes, de
l'intérieur, leur isolement et même leur altérité réciproques, considéré pour
lui-même, est appelé pour sa part dialectique ;
c'est lui qui est source de la seule nécessité digne de ce nom, la nécessité
immanente [],
et il est inclus dans le spéculatif comme son âme : l'activité par et sur
soi-même (le dialectique) s'accomplit comme repos en soi-même (le spéculatif) –
repos non point immobile et mort, mais tout palpitant de la vitalité en lui
conservée. Par opposition à cette pensée qui s'engendre et se pense elle-même,
Hegel appelle entendement la pensée non vraiment pensante, qui ne sait
que trouver (et non produire) les éléments et leurs liens, les tenir
séparés – littéralement abstraits – et les réunir ensuite de manière
extérieure sur le mode de l'application.
Incapable de rendre compte de lui-même, de la nature des éléments qu'il manipule
comme de la nature des opérations qu'il leur inflige, l'entendement est la
pensée qui regarde et avance « droit devant soi », ayant pour image la
demi-droite plutôt que le cercle ; son résultat ne peut être qu'un
assemblage qui, ayant son principe d'unité
et d'animation à l'extérieur de soi, ferait entendre le silence du vide à qui
voudrait en prendre le pouls [].
Or si, comme on l'a vu, le logique consiste dans le
nécessaire, et si le nécessaire n'est effectivement présent que comme
déploiement d'une unité (le « germe ») en un tout (l'organisme vivant complet)
seul digne d'être appelé système [],
il faut dire que le logique est spéculatif par nature, et il faut reconnaître
dans la « logique » moderne une simple pensée d'entendement dont le produit ne
peut être rien de véritablement logique – étant nécessairement grevé des
déficits de nécessité indiqués plus haut. Encore faut-il considérer de plus près
le spéculatif comme auto-compréhension de la pensée, afin de faire ressortir les
deux exigences fondamentales auxquelles lui seul peut satisfaire : que la pensée
soit douée de réflexivité, et que le contenu soit doué de la puissance
d'engendrer ; car il ne peut y avoir de pensée vivante, c'est-à-dire
nécessaire et donc logique, que comme pensée du vivant, c'est-à-dire d'un
contenu substantiellement actif.
a. Contenu
La logique moderne se veut
indifférente à toute ontologie, c'est-à-dire à toute spécification du genre
d'être sur lequel le discours porte, et à toute détermination de ce que veut
dire « être ». Elle réduit l'être comme verbe au rôle de lien vide,
indifférent aux éléments entre lesquels il prend place (c'est ainsi qu'elle
envisage la copule dans le jugement) ; elle réduit l'être comme substantif
à la pure immédiateté du « ce qui est » en général, ou plutôt de ce qui se
résume au pur et simple fait d'être, en laissant justement de côté le « ce
qui », le quid, la nature déterminée de l'objet qui est : c'est pourquoi
on peut et doit désigner celui-ci par le plus mince des signes, une simple
lettre [].
Mais en vérité, loin de se tenir ainsi dans une pure neutralité ontologique, la
logique moderne adopte et promeut bel et bien, sans le savoir, une certaine
ontologie.
Lorsqu'il prétend que son discours porte sur « tout », ou que son
discours a une consistance propre indépendante de tout contenu, le logicien
moderne ressemble au physicien pour qui la loi de la pesanteur s'applique à
« tout ». Ce qui chute peut être une pierre, un chat ou un enfant, un criminel
ou un saint homme : le calcul de la vitesse et de la direction de la chute n'en
est aucunement affecté, celui-ci s'effectuant en fonction de paramètres qui sont
communs à tous les corps (masse, densité, surface, etc.). Mais à y bien
regarder, cela ne signifie pas que la loi de la pesanteur s'applique aussi
bien au caillou qu'au chat ou à l'enfant, mais plutôt que pour elle tout
est caillou. Car l'être qui est tel que l'on connaît tout ce qu'il y a à en
connaître lorsque l'on connaît sa masse, sa surface, sa densité, etc., c'est le
caillou et lui seul. Tout ce qui tombe, en tant qu'il tombe, n'est plus que la
somme de telles caractéristiques, c'est-à-dire un être appartenant au même genre
que le caillou : tout ce par quoi il en diffère (comme c'est évidemment le cas
de l'enfant par exemple) est mis entre parenthèse et tenu pour n'étant pas.
Autant cette abstraction méthodologique est ici légitime, autant il est patent
qu'elle revient à élire
un certain type d'être comme
étant le seul dont on va s'occuper : celui de la chose,
c'est-à-dire de l'être dépourvu d'intériorité, simple support de
caractéristiques et de liens extérieurement reçus, point d'application de forces
extérieurement exercées. Or en portant sur un contenu constitué
d'éléments indifférents à leurs liens, la logique moderne adopte semblablement
et de facto une ontologie de la chose : « chose » dépouillée par elle de
toute matérialité sensible, mais précisément par là d'autant plus purement
chose, réduite pas même à son concept mais à son symbole.
Tout ce qui est chose peut être désigné par un
« p », et tout ce qui est désigné par un « p » est, en tant que tel, une chose –
et non pas tout être ni aucun être.
Assurément et il faut le souligner, le règne de l'extériorité
réciproque (du support et des qualités, des qualités entre elles, des relations
et de ce qu'elles relient, etc.) est logique dans le cas de la chose,
puisque cette extériorité est constitutive de
l'être dont il s'agit. La chose se définit précisément par sa totale
impuissance à décider de ce qui lui arrive, son absolue exposition à n'être que
ce que l'extérieur fait d'elle ; aussi est-il conforme à son être qu'il n'y ait
pas de lien nécessaire entre ce qu'elle est et ce avec quoi elle se trouve liée
(ou avec sa forme), tout comme il est logique qu'il n'y ait pas de lien entre le
degré de développement intellectuel d'un enfant et la manière dont il chute
quand il est lancé dans le vide. Mais cette absence de lien étant ici une suite
nécessaire de la nature de l'être en question, elle est à considérer en vérité
comme un cas particulier qui vérifie
le principe universel selon lequel il y a nécessairement un lien entre les
liens et ce qu'ils lient – loin de le
ruiner [].
Or la logique moderne fait de ce cas particulier le principe
lui-même, érigeant en règle universelle que les liens sont ce qu'ils sont
indépendamment de ce qu'ils lient, et que réciproquement les éléments sont ce
qu'ils sont indépendamment de leurs liens ; quant au vrai principe – qui stipule
le contraire – elle ne le voit ni n'en tient compte. Dans le même mouvement,
elle érige la chose en modèle de l'être, ramenant tout ce qui est à un support,
en soi vide, de qualités et de relations qui lui restent extérieures. Deux
conséquences essentielles pour notre propos en découlent.
D'une part, il y a bien en vérité un genre d'être pour lequel il y
a adéquation entre ce que peut en dire la logique moderne (quel que soit
le courant de cette dernière) et ce que cet être est :
à savoir la choséité. Loin de s'affranchir de l'ontologie ou de
l'englober, la logique moderne s'enferme sans le savoir dans un certain secteur
de celle-ci, en le prenant pour le tout. Il lui arrive à cet égard la même
mésaventure, et pour cause, qu'à propos de la nécessité : elle est incluse à son
insu dans ce qu'elle croit exclure ou inclure en elle.
D'autre part et corrélativement, ce type d'être qu'elle élève au
rang d'universel, et ce secteur de l'ontologie dans lequel elle se tient
enfermée, sont nécessairement bornés et insuffisants, en ce sens qu'ils sont le
résultat d'une abstraction ou soustraction effectuée à partir de l'être complet,
dont on exclut tout ce qui excède les possibilités d'une chose, en particulier
tout ce par quoi un être est vivant (pour ne rien dire de l'être pensant)
[].
La chose est le vivant moins la vitalité ; à l'inverse, le vivant
contient en lui la choséité comme dépassée et englobée dans une totalité qui la
déborde ; il peut donc être traité comme une chose, car en un sens il en est
une : mais c'est alors comme un non-vivant qu'il est traité, c'est-à-dire d'une
manière qui laisse échapper l'essentiel de son être. Le physicien étudiant la
chute d'un enfant appréhende l'enfant comme une chose qui tombe –
avec raison, car un enfant devient une chose
sitôt qu'il tombe ; ce qui fait
qu'un enfant est un enfant est mis de côté, et seuls sont pris en compte
les côtés de l'enfant qu'il a précisément en commun avec n'importe quel objet
matériel. De même, la choséité abstraite, objet de la logique moderne, est
obtenue en faisant fi de ce qui fait qu'une pensée est vraiment pensée,
c'est-à-dire produite et saisie comme un tout organique – mais à tort cette
fois, car l'ambition du logicien est précisément de présenter la pensée comme
telle, dépouillée non pas de son essence mais de ce qui n'y touche pas.
La logique moderne a donc bien un contenu ontologique, mais qui ne
peut s'avouer comme tel et qui, par sa pauvreté constitutive, rend impossible la
présence effective de la nécessité : ce contenu ne se produit pas mais
est produit, la choséité abstraite
en quoi il consiste est aussi extérieure à ce qui l'informe que la choséité
physique l'est à ce qui la meut. Ainsi se dessine en creux le visage du
véritable contenu de la logique selon Hegel : non pas ce qui est objet
d'opérations extérieures (application, soumission, subsomption, etc.), mais ce
qui est sujet de son propre développement, ce qui se produit soi-même à
partir de soi. Un tel contenu, lui aussi, correspond bien à un certain genre de
l'être, mais d'une manière qui diffère doublement de ce qui a lieu dans la
logique moderne. Premièrement, le caractère ontologique du contenu est ici
pleinement conscient et assumé : l'on comprend et l'on explique que toute
pensée, qu'elle le sache ou non, porte nécessairement sur l'être, et que
lorsqu'elle croit rester neutre à cet égard, elle ne fait que porter sur un
certain genre de l'être tout en se le masquant à elle-même. Deuxièmement, ce
contenu se présente comme n'étant plus l'être abstrait et appauvri, mais l'être
véritable, complet, pris dans la plénitude de ses dimensions. Ce qui se produit
soi-même à partir de soi est, bien plus réellement et plus profondément
que ce qui résulte d'une production par autre chose
[].
En ce sens, il y a pour ainsi dire plus d'être en un vivant qu'en une
chose, car en celui-là le fait d'être et ce qui est ne sont plus
indifférents et extérieurs l'un à l'autre, comme ils le sont en celle-ci. Cela
se comprend avec le plus de clarté au niveau des éléments : un organe étant
engendré de fond en comble par l'organisme lui-même, on ne peut pas dissocier en
lui ce qu'il est, sa définition précise et particulière, et le fait qu'il est,
son existence brute. Il existe parce qu'il est ce qu'il est ; c'est parce qu'il
est ceci et non cela qu'il en vient à exister.
Ce contenu qui se produit soi-même à partir de soi, dont l'image
adéquate est celle du vivant, est le concept au sens hégélien de ce terme
– qui diffère fort de ce que la logique moderne entend sous ce nom. Chez Hegel
en effet, ce n'est pas n'importe quelle représentation ou n'importe quelle idée
qui peut être appelée « concept », mais seulement celle qui consiste en une
unité qui engendre et contient en soi ses moments différenciés
[].
Ainsi par exemple, la nécessité est bien un concept : nous avons vu plus
haut comment cette idée contient en elle une pluralité de déterminations liées
entre elles, en particulier celles de l'identité et de la différence, articulées
de telle sorte que la nécessité est identité avec soi se maintenant au
travers de la différenciation de soi, et
différenciation de soi qui est réalisation de l'identité avec soi. Aussi le
terme de nécessité fait-il bien autre chose qu'indiquer un fait empirique ou une
caractéristique immédiate, voués à être platement constatés :
il désigne la constitution intime d'un être ou d'un processus, sa façon
fondamentale et issue de lui-même d'être en rapport avec lui-même et avec le
reste. Qualifier quelque chose de « nécessaire » est donc absolument d'un
autre ordre que lui donner un nom ou désigner l'une de ses qualités
[].
Hegel considérait comme « barbare » le fait d'appeler concept quelque chose
comme « cent thalers » []
– et de mettre ainsi un tel nom-de-chose sur le même plan que des pensées comme
« quantité », « qualité », « causalité », etc., appelées par ailleurs aussi bien
des concepts. Adressée à Kant, cette remarque cinglante concernait par
anticipation les logiciens modernes, pour qui n'importe quelle idée générale,
comme par exemple « rouge », est un concept
[].
Pour saisir la différence, il n'est que de se montrer attentif au genre
d'activité de l'esprit qui est requis dans chaque cas : est concept, en vérité,
ce qui demande à être conçu, et
concevoir est bien autre chose que nommer,
décrire ou constater
;
c'est
comprendre, littéralement « prendre
ensemble » un contenu maintenu en son unité dans la richesse de ses
articulations internes, en discernant comment et pourquoi, de l'intérieur
d'elles-mêmes, elles se lient entre elles et forment un tout. Encore faut-il
précisément, pour appeler un tel regard de l'esprit, que le contenu comporte en
lui-même une telle richesse ; il est immédiatement évident qu'un contenu aussi
plat et immédiat que « rouge » ne comporte rien de tel : n'offrant rien à
concevoir, mais au mieux une conjonction de faits physiques à constater et à
nommer, il n'est pas un concept.
En somme, alors que la logique moderne est une construction
reposant inconsciemment sur une ontologie de la chose, la logique hégélienne
se donne comme le développement conscient d'une ontologie du concept
– chaque mot devant ici être pris avec
tout son poids. La chose étant le concept mutilé et immédiatisé, elle est, à
tous les sens du terme, comprise dans la logique spéculative comme l'un de ses
moments : celui dans lequel l'être, la nécessité et la pensée ne sont encore que
les ombres d'eux-mêmes [].
– Comme les remarques ci-dessus sur la conception le laissent déjà entrevoir,
l'activité sur soi-même du contenu est immédiatement corrélative d'un retour sur
soi-même de la pensée qui l'appréhende, d'une réflexivité dont on ne
peut, pour finir, que constater la présence dans la logique hégélienne et
l'absence dans la logique moderne.
b. Réflexivité
Si la
pensée n'est logique que dans la mesure où elle consiste à assister à l'auto-développement
du concept, alors elle ne peut être logique que s'il n'y a pas de différence de
nature entre elle-même et son objet. Elle ne doit penser rien d'autre
qu'elle-même en le pensant, et l'on ne doit rien trouver dans la pensée
pensante qui ne soit aussi dans la pensée pensée. En effet, l'objet
examiné étant ici le sujet de sa propre constitution et la source de tout ce que
l'on pense de lui, il faut dire que le pensé n'est pensé que comme étant
lui-même pensant : le penser comme étant seulement pensé (passivement),
ce serait ne pas le penser (ou penser autre chose que lui), puisque ce
serait ignorer l'active spontanéité qui caractérise son essence. Réciproquement,
envisager la pensée comme seulement pensante, comme une activité
s'exerçant sur un objet, ce serait l'empêcher de voir que l'activité
vient en vérité de l'objet lui-même. Cette identité du pensant et du pensé – qui
constitue le caractère « absolu » de l'Idée logique hégélienne – signifie qu'il
ne peut y avoir de discours sur la logique qui diffère en nature du
discours de la logique, pas plus qu'il ne saurait y avoir, à l'intérieur
de cette science, de vraie différence entre l'activité de l'objet et l'examen de
cette activité. Il en découle qu'une logique incapable de parler d'elle-même
ne peut pas être logique. Or il semble clair que tel est justement le cas de
la logique moderne, quelle que soit sa forme ; toujours, en celle-ci, demeure
une altérité irrésorbable entre l'objet examiné et l'examen que l'on en
effectue, et jamais l'on ne peut parler d'elle sans aussitôt sortir d'elle.
Qu'est-ce à dire ?
Heidegger, en un propos fameux, faisait remarquer que la physique
(mais aussi bien les mathématiques et l'ensemble des « sciences » au sens
moderne du mot) utilise nécessairement des concepts qu'il lui est
constitutivement impossible de définir – temps, espace, etc. –, et, plus
radicalement encore, que la physique est par nature incapable de se définir
elle-même. Les questions « qu'est-ce que le temps ? » et « qu'est-ce que la
physique ? » ne peuvent recevoir aucune réponse à l'intérieur de la physique
elle-même – et à vrai dire elles ne peuvent seulement pas y être posées.
Heidegger en déduisait que « la science ne pense pas », sous-entendant ainsi
que, pour être vraiment elle-même, la pensée doit être à même de s'interroger
sur elle-même et sur chacun des éléments (concepts) en lesquels elle se
constitue. Sur ce point précis et en son style propre, Heidegger ne faisait que
reprendre à son compte l'exigence hégélienne fondamentale : les éléments de la
pensée doivent être engendrés par elle – puisqu'elle doit pouvoir, à tout
moment, en (re)manifester le sens et la raison d'être – , et non pas empruntés
et adoptés comme des instances immédiates qui, utilisées pour poser des
problèmes, seraient elles-mêmes soustraites à toute problématisation. Hégélienne
encore était son affirmation implicite et immédiatement corrélative, selon
laquelle seule la philosophie pense : autant la question « qu'est-ce que
la physique ? » n'est pas une question de physique, de sorte que l'on sort du
champ de cette dernière dès qu'on la pose, autant la question « qu'est-ce que la
philosophie ? » est une question de philosophie, de sorte que pour la poser il
ne faut pas sortir du champ de cette discipline mais, bien au contraire,
s'engager en lui plus que jamais
[].
En somme Heidegger, en cela fidèle disciple de Hegel, opposait à bon droit une
pensée incapable de se penser elle-même et qui, de ce fait, n'en est pas
(vraiment) une, et une pensée dont la pleine conformité à son essence se mesure
au fait qu'à tous les sens du terme, elle se comprend elle-même ; il
faisait ainsi de la réflexivité la pierre de touche de l'essence même de la
pensée.
Or les infirmités de la pensée « scientifique » pointées par
Heidegger se retrouvent, et fondamentalement pour les mêmes raisons, dans la
logique moderne. Celle-ci ne peut pas davantage définir le concept de nécessité
ou celui de logicité, que la physique ne pouvait le faire des concepts de temps
ou de physique. En ce sens il n'est pas excessif de dire qu'à l'instar de la
« science » évoquée par Heidegger, la logique moderne est une pensée qui
s'échappe à elle-même, qui ne sait rien d'elle-même et ne peut rien en dire. –
C'est ce que révèle et dissimule tout à la fois la notion de
« métamathématique », qui désigne le discours tenu sur les mathématiques
par distinction du « discours » des mathématiques elles-mêmes
[].
Cette notion suggère une différence tout en laissant dans le flou la nature
exacte de celle-ci : suffisante pour que les mathématiques deviennent objet
de discours (et soient donc regardées de l'extérieur), cette distance est
cependant trop faible pour que ce discours puisse porter sur un autre
objet que celui-là. La « métamathématique » est ainsi « au-delà » (méta)
des mathématiques en un sens ambigu, son extériorité par rapport à son objet ne
l'empêchant pas d'être rivée à celui-ci au point d'être condamnée à ne parler
que de lui. Du fait de cette semi-extériorité, on ne sait d'abord pas si la
« métamathématique » ne serait pas une sorte de discours des mathématiques
sur elles-mêmes, ces dernières étant alors revêtues d'une aptitude à la
réflexivité, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un discours d'une autre nature
que les mathématiques, ce qui manifesterait au contraire l'incapacité des
mathématiques à se prendre elles-mêmes pour objet. Or, qu'il s'agisse en fait
d'une différence de nature, c'est ce qui semble incontestable.
Le discours « métamathématique »,
en tant que tel,
n'est composé d'aucun symbole (ou signe) mathématique mais de mots, et relève
donc de l'ordre du concept ; pas davantage – et pour cause – il n'est astreint
aux règles du calcul, mais seulement aux exigences de la nécessité conceptuelle.
Il diffère ainsi du discours mathématique dans l'exacte proportion où le concept
diffère du symbole (ou du signe), c'est-à-dire en nature et non par le degré :
son contenu est absolument intraduisible dans les signes et selon les opérations
des mathématiques elles-mêmes. Plus encore, il faut dire que le signe n'a de
sens et de réalité que par le concept : pour effectuer calculs et opérations sur
les « p » et « q » de la logique moderne, il faut savoir (ou plutôt décider) que
ces lettres sont ici arrachées à leur statut de lettres et ne valent que comme
signes immédiats, dépourvus de sens – voire comme le non-sens même érigé en
signe. Or ce savoir ou cette décision relèvent du discours conceptuel, celui-ci
choisissant de se
mettre en retrait pour laisser place à un discours d'un autre genre, qu'il croit
plus « rigoureux » et plus « logique » que lui-même. Le discours
« métamathématique » est ainsi le discours non-mathématique qui non seulement
porte sur
le discours mathématique, mais qui littéralement
le porte
en lui insufflant l'intelligibilité et l'existence ; sans lui le discours
mathématique serait impossible : ce dernier suppose en permanence un discours
(presque toujours implicite) d'une autre nature que lui, dont il ne peut sembler
indépendant que par oubli et abstraction
[].
Mais, dépourvue de vraie réflexivité lors même qu'elle en offre
l'apparence, la logique moderne suppose pourtant sa présence en amont
d'elle-même. Il en va d'elle comme de la nécessité étudiée plus haut : la
logique moderne ne peut ni la saisir pleinement ni s'en extirper tout à fait,
astreinte qu'elle est à vivre de ce qui l'excède et à avoir, pour ainsi dire,
son âme dans son dos. – C'est ce qu'illustre la fameuse distinction entre
« dire » et « montrer » proposée par Wittgenstein, qui repose sur (ou découle
de) la conviction de l'impossibilité de la réflexivité, c'est-à-dire de
l'impossibilité, pour la pensée, de se prendre elle-même pour objet. Comparée à
l'activité de peindre, dépeindre ou représenter, c'est-à-dire à une production
d'images ou de descriptions, la pensée est alors vue comme engendrant un
résultat
autre
que l'activité elle-même, laissant cette dernière derrière soi comme une source
vers laquelle elle ne peut refluer : la pensée ne pourrait aller que droit
devant soi et déposer hors de soi ses propres produits. Assurément, le
représenter
n'est pas lui-même représentable, l'image ne peut représenter sa forme de
représentation
[],
le peintre ne peut déposer sur la toile l'activité-de-peindre elle-même ni l'être-peint
comme tel : de tels modes de pensée et d'action sont effectivement incapables de
s'exercer sur eux-mêmes et ne peuvent qu'être
mis en œuvre,
simplement effectués ou « montrés ». Mais ce qui est douteux, c'est que le
penser soit, en vérité, comparable à une telle activité et qu'il soit affecté
des mêmes limites que celle-ci. Si le représenter n'est pas représentable, il
est cependant bien pensable,
c'est-à-dire concevable, et cela par
une pensée nécessairement capable de se penser elle-même : dans le cas
contraire, il ne serait pas même possible d'en parler, de le comparer à ce qui
n'est pas lui, en un mot de distinguer le « dire » et le « montrer ». Cette
distinction présuppose la réflexivité dont elle suppose pourtant
l'impossibilité. Ou bien, en effet, la différence entre dire et montrer peut
être dite,
et alors le « dire » est reconnu capable de s'exercer sur lui-même : non
seulement l'un des termes comparés, il est en outre lui-même ce par quoi la
comparaison est faite. Ou bien la différence entre dire et montrer peut
seulement être montrée,
et alors c'est le « montrer » qui est revêtu d'une capacité à se distancier de
lui-même pour devenir son propre objet. Ou bien enfin cette distinction ne peut
être ni dite, ni montrée, et relève d'un troisième genre : à propos de ce
dernier se posera derechef la question de savoir par qui ou par quoi sa
différence avec les deux autres est vue et formulée – et ainsi à l'infini
[].
Dans tous les cas, il y aura nécessairement à l’œuvre, au principe, une capacité
du penser à s'interroger sur lui-même et à statuer sur lui-même,
sans quoi ces distinctions et leur compréhension seraient impossibles.
Reste que, dans l'optique qui vient d'être évoquée, cette
nécessaire réflexivité est inaperçue. La pensée hégélienne, pour sa part, veut
éviter le double écueil de n'en présenter que l'apparence ou de ne la laisser
qu'apparemment absente : elle la reconnaît explicitement comme constitutive du
penser et la prend en charge. Son propos est de la laisser s'exercer, et de
laisser ainsi le penser se
constituer en toute lucidité et fidélité à sa propre essence, comme activité
dont le résultat, indistinct d'elle-même, soit de fond en comble
nécessaire
et par là
logique.
A quel degré elle y parvient, c'est ce qui, par définition, ne peut être établi
de l'extérieur : il n'y a pas d'autre vérification de la réflexivité d'une
pensée que le parcours effectif de celle-ci – pas davantage qu'on ne peut
éprouver la vitalité autrement que de l'intérieur. Et c'est sous réserve d'une
vérification de ce genre que l'on risquera, pour finir, cette affirmation de
portée générale : à l'opposé de ce qui caractérise constitutivement la logique
moderne, il n'y a pas chez Hegel de différence de nature entre ce qu'est
la logique et ce qui en est dit.
Aucune
des notions par lui employées pour parler
de
la logique, aucune affirmation sur
la logique qui ne soit engendrée par
la logique et présente en
elle, au moins en droit
[].
Son discours « métalogique », comme celui de ses préfaces ou introductions où il
parle
de
la logique, entretient avec son objet un rapport tout autre que celui trouvé
entre la « métamathématique » et le sien : car ce discours « métalogique »
hégélien n'est différent de son objet qu'en apparence et provisoirement, se
donnant non comme une explicitation qui lui resterait radicalement extérieure,
mais comme une anticipation et une première apparition
de
ce contenu lui-même, dans une forme non pleinement logique mais sue et voulue
comme telle
[].
Et à la fin ce qui semblait venir avant la logique et se tenir hors d'elle se
montre comme résultant d'elle et comme relevant d'elle, comme étant le visage
encore inapproprié qu'elle-même se donne pour se rendre accessible à qui n'a pas
encore pénétré en elle. – En somme, la notion même de « métalogique » se révèle
chez Hegel dépourvue de sens, sauf à y entendre le discours de la logique sur
elle-même, le « méta »
indiquant un écart compris (à tous les sens du terme ici encore)
dans et par
le logique lui-même.
La question reste ouverte de savoir jusqu'à quel point Hegel a satisfait aux
exigences réelles de la logicité, mais il semble acquis que lui seul a su voir
et prendre en charge ces exigences en toute leur profondeur. On ne pourra
sérieusement contester la réussite de sa tentative qu'en remplissant mieux
qu'elle les conditions qu'elle a elle-même posées : on ne la dépassera qu'en
passant par elle. Or la logique moderne passe
à côté
d'elle, avec ce qu'il convient d'appeler ici également une belle « assurance
somnambulique », sans soupçonner que c'est de son propre cœur qu'elle se
détourne ainsi. – Le jeune Wittgenstein disait que le logicien moderne est au
logicien classique ce que l'astronome est à l'astrologue, ou le chimiste à
l'alchimiste : image pour image, il faudrait plutôt dire que le logicien
hégélien est au logicien moderne ce que le jardinier est au mécanicien, et
admettre que seules les mains du premier sont aptes à saisir, sans l'écraser, le
trésor de l'esprit vivant, logique et scientifique.
Gildas
Richard
(écrire à
cet auteur)
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