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La liberté et ses manifestations

I. La liberté comme pouvoir de faire ce que l'on veut

La manière la plus courante de concevoir la liberté est celle qui consiste à la définir comme l’état de celui qui peut faire ce qu’il veut. Une telle définition est aussi bien incontestablement juste que tout à fait insuffisante, ou même tout simplement fausse, en raison des significations fort diverses qu’elle peut revêtir selon le sens donné et l’attention accordée aux deux notions principales dont elle est formée : pouvoir et vouloir. Et bien que l’examen critique de ces divers sens ait été déjà entrepris maintes fois, y compris par les plus illustres penseurs, on ne jugera pas superflu de s’y livrer à nouveau ; d’abord, parce qu’il est toujours possible de dévoiler ou de reformuler certains enjeux, certaines conséquences de grande importance et peut-être trop négligés jusqu’ici ; ensuite, parce que cette tentative semble être rendue particulièrement nécessaire et urgente par notre situation historique : car notre temps pourrait bien être celui qui, de tous, aura le plus constamment invoqué et le plus ardemment adoré la liberté, et celui qui, de tous, se sera le moins sérieusement demandé ce que la liberté peut bien être.
 
 
Le concept le plus simple possible de la liberté, et ses implications logiques

1. Le concept considéré en lui-même : la liberté comme puissance
 
   Dans la proposition « être libre, c’est pouvoir faire ce que l’on veut », on discerne sans peine la présence de deux éléments, qui indiquent les deux conditions devant être remplies pour qu’il y ait liberté. Pour être libre en effet, il faut pouvoir faire (le terme « faire » étant pris en un sens suffisamment général pour inclure aussi bien la parole que l’action) : il s’agit ici de la possibilité, de la capacité, donc de la possession des moyens de faire ; je suis libre si aucun obstacle ne s’interpose entre ma volonté et sa satisfaction, ou si du moins je dispose des moyens permettant de surmonter l’obstacle éventuel. Mais il faut en outre que cette capacité et ces moyens soient employés à faire ce que l’on veut, et non autre chose : il s’agit là de la détermination de la fin ou du but, et il est exigé que cette détermination soit effectuée par le sujet lui-même ; je suis libre si je fais ce que je veux, moi, et non ce que veut un autre. Ainsi la liberté d’un être impliquerait que soient respectées conjointement, par lui, deux exigences : que ce soit bien lui qui fixe le but, et qu’il ne soit pas privé des moyens nécessaires pour l’atteindre. Corrélativement il existerait deux manières de ne pas être libre : soit que l’on fixe bien soi-même le but mais que l’on soit privé des moyens, soit que l’on dispose bien du pouvoir (entendu tout à fait généralement comme possession des moyens) mais qu’il soit employé en vue de buts fixés par d’autres que soi. Au premier cas correspond la situation de celui à qui personne n’impose ni n’interdit rien, mais qui est dépourvu, pour une raison ou pour une autre, de tout ce qui permet d’agir : capacités physiques mais aussi bien intellectuelles, argent, amis, autorité, etc. ; au second correspond la situation de celui qui est doté largement de tout cela, mais qui, d’une manière ou d’une autre, est déterminé par autre chose que lui-même à viser tel ou tel but : ainsi de l’esclave qui dispose d’immenses moyens, mais qui ne les peut employer qu’à la satisfaction du vouloir de son maître.

   Or la manière la plus simpliste d’envisager la liberté est celle qui consiste à mettre l’accent avant tout, ou même exclusivement sur la question du pouvoir, et à considérer le vouloir comme allant absolument de soi et comme ne posant pas problème. On tient en effet ordinairement pour assuré qu’il est fort aisé de savoir si le but que l’on vise est bien fixé par soi-même plutôt que par un autre, et que cette condition de la liberté ne nécessite, pour être respectée, qu’un minimum d’effort et d’attention : ne sais-je pas de manière immédiate et évidente si ce qui est voulu est bien voulu par moi ? Qu’ai-je à faire de plus, pour en acquérir la certitude, que de me consulter brièvement moi-même, de manière à voir si je constate ou non la présence, en moi, de cette aspiration, de ce désir ? Tout souci et toute diligence se concentrent alors sur le problème de la réalisation effective, et donc sur les difficultés relatives à l’obtention des moyens ; l’on est plus ou moins libre selon que l’on est plus ou moins puissant (ce terme étant encore une fois entendu en son sens le plus large), c’est-à-dire selon que les obstacles à franchir pour « faire ce que l’on veut » sont plus ou moins nombreux et plus ou moins grands. Il en résulte deux conséquences fondamentales, qui n’ont pas toujours été indiquées avec toute la précision souhaitable, et qui touchent, d’une part au genre de rapport que le sujet entretient avec lui-même, d’autre part au genre de rapport que les différents sujets entretiennent les uns avec les autres.
 
2. Les conséquences quant aux rapports avec soi-même

   Selon cette optique, le problème de l’acheminement du sujet vers la liberté prend une tournure bien particulière. Certes on admet bien que la liberté n’est pas donnée d’emblée, qu’elle est à obtenir, et qu’il y a donc à devenir libre, et même que ce devenir implique effort, travail et patience : en bref, être libre peut bien apparaître ici comme une tâche. C’est, en effet, que les moyens d’action doivent être acquis, et que cette acquisition implique bien des labeurs ou bien des combats : ce que je veux, il me faut devenir capable de l’obtenir. Mais précisément, c’est à cette conquête des moyens que se réduit l’acheminement vers la liberté. Quant au vouloir lui-même avec ses contenus (tel but déterminé, tel désir précis), il est considéré en effet comme n’ayant aucune modification à subir, comme ne devant être la matière d’aucun travail pour que la liberté advienne. Les contenus du vouloir sont par définition exactement comme ils doivent être, ou encore, puisque l’idée même d’un « devoir être » est ici déplacée, il faut dire tout à fait platement qu’ils sont ce qu’ils sont. Aussi ne sont-ils pas à élaborer, mais à constater. De leur côté tout est nécessairement comme il faut. Les questions, soucis et travaux ne viennent qu’ensuite, à partir de cette donnée initiale : désirs et volontés donnent l’impulsion et indiquent la direction, ils sont ce à partir de quoi le travail pour devenir libre s’effectue, mais nullement ce sur quoi il y aurait à travailler.
   C’est pourquoi cette liberté peut être dite immédiate, non pas en ce sens qu’elle ne requiert absolument aucune médiation, mais en ce sens que les médiations (efforts, travaux, luttes) qu’elle requiert sont toutes et nécessairement orientées vers l’extérieur. Celui qui est libre de cette liberté-là n’a à entreprendre aucun travail sur lui-même, ni à s’engager en aucune lutte contre lui-même, mais c’est toujours seulement avec autre chose que lui-même qu’il a affaire. Pour devenir libre il n’a pas à se changer, lui, mais il doit oeuvrer pour changer l’ordre extérieur des choses et des personnes : compréhension et maîtrise de la nature et de ses lois, lutte contre les autres ou certaines catégories d’autres, réorganisation du système économique, de la société et de l’État. Il faut même compter au nombre de ces réalités extérieures tout ce qui constitue la périphérie de la personne elle-même, c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques que celle-ci trouve  en elle comme autant de données : ses caractéristiques physiques, bien sûr, mais aussi ses traits psychologiques et ses aptitudes intellectuelles (mémoire, intelligence...). Car s’il est vrai que tout cela peut être considéré comme relevant aussi de la catégorie des moyens, dont l’acheminement vers la liberté réclame l’acquisition et l’accroissement (plus on est fort, habile, intelligent, séduisant, etc., plus on a de pouvoir rendant capable de « faire ce que l’on veut », donc plus on est libre), et s’il est vrai également que tout cela est justement susceptible, au moins jusqu’à un certain point, d’être travaillé, remodelé, développé au prix d’un effort conscient, discipliné et exigeant (qui peut même tourner à l’ascèse), il est non moins vrai que l’activité exercée sur ces données est encore tout autre chose qu’un travail sur soi-même. Car ce qui est ici travaillé, c’est un « soi-même » qui n’en est pas un, qui consiste seulement en un agrégat de caractéristiques, réifié et objectivé, c’est-à-dire littéralement posé comme un objet extérieur et qui, du coup, devient un matériau comme un autre, dont il s’agit de « tirer le maximum » — ce maximum étant ici le plus grand pouvoir de faire. Pour exprimer la même idée à l’aide de notions aussi classiques que commodes, disons que ce « soi » n’est pas le sujet d’une praxis mais l’objet d’une poiesis, et le fait que cette poiesis soit exercée par le sujet « lui-même » n’y change rien : tant il est vrai qu’une praxis digne de ce nom est autre chose qu’une poiesis exercée sur soi-même.
   Aussi faut-il dire que le rapport avec soi-même est ici, à la limite, inexistant, si l’on envisage le soi-même non comme un conglomérat de données à « optimiser », mais comme le sujet du vouloir, ou comme intériorité qui décide des fins. Car ce soi-là est encore et toujours, dans la perspective ici examinée, ce qui demeure fixe, non interrogé et non travaillé : non pas lieu d’une vie intérieure, mais source immédiate d’aspirations dont on considère qu’elles n’ont pas à être mises en question, le soi se présente comme un bloc compact adhérant à lui-même, qui est ce qu’il est. Non pas, faut-il encore préciser, qu’aucun changement n’intervienne jamais en lui de ce point de vue ; sans doute il en connaît, comme l’atteste le fait que ses volontés changent, parfois même du tout au tout. Mais c’est que ces changements laissent intact l’essentiel, à savoir la posture fondamentale adoptée par le sujet vis-à-vis de lui-même ; il arrive bien qu’on ne veuille plus les mêmes choses, mais on les veut toujours de la même façon. Les aspirations immédiates et spontanées changent, mais ce changement lui-même est spontané et immédiat, ne résultant pas d’un travail mais d’un devenir « naturel » (le vieillissement, les rencontres, l’air du temps) qui se fait de lui-même sans qu’il y ait à le savoir ni à le vouloir. Et le rapport que le sujet entretient avec le changement qui affecte son vouloir est le même que celui qu’il entretient avec chacun des états particuliers et momentanés de ce vouloir ; là encore il ne s’agit que de le constater et d’oeuvrer à partir de là. Ce qui m’attirait tant naguère me trouve maintenant indifférent, non par suite d’une décision mienne sciemment délibérée et prise, mais sous l’effet d’une évolution insensible, à laquelle ont concouru mille causes indiscernables : je ne puis connaître ces dernières ni les juger, et je ne le veux d’ailleurs pas, n’ayant cure que de ce fait qu’elles ont mis en moi telles et telles aspirations, à la satisfaction desquelles je veux maintenant m’employer1.
   Une conséquence en découle enfin, qui concerne le genre de difficulté et le genre d’effort inhérents à l’engagement dans une telle tâche. Lorsqu’on entreprend d’œuvrer et de combattre pour que les autres et soi-même puissent toujours davantage et toujours plus complètement « faire ce qu’ils veulent », lorsque dans ce but on se heurte à d’immenses résistances de la part de la nature, des « mentalités » ou des institutions, et que, pour les surmonter, l’on mobilise la totalité de ses ressources, n’hésitant pas même à s’exposer aux pires inconforts et à consentir les plus grands sacrifices, on a tout lieu de croire que l’on ne se ménage pas et que l’on est avec soi-même aussi exigeant qu’on peut l’être. Pourtant, dans une telle manière d’être le cœur même du sujet est absolument à l’abri, n’est jamais regardé en face et n’est jamais mis en question, tout se jouant toujours ailleurs qu’en lui et toutes les difficultés résidant toujours en autre chose que lui. L’on pourra même avancer, non sans de bonnes raisons, qu’une telle manière d’être est parfois adoptée pour qu’il en aille précisément ainsi, pour que le seul obstacle absolument redoutable demeure toujours esquivé. Affronter tout plutôt que soi-même, lutter contre tout sauf contre soi-même. Embrasser sans fin des difficultés d’un certain genre, s’y absorber et n’être jamais étreint par la difficulté d’un autre genre, la difficulté infinie : la seule qui ne puisse jamais prendre une forme objective, la seule aussi dont l’existence même et l’éventuel franchissement dépendent absolument et uniquement de soi, la seule enfin qui rende impossible toute position de repli. Tout cela est bien connu depuis longtemps, sous divers noms (divertissement, « déchéance »...) qui renvoient d’ailleurs à des perspectives globales fort différentes entre elles2 ; encore fallait-il souligner clairement de quelle conception de la liberté l’attitude en question est fondamentalement solidaire.
 
3. Les conséquences quant aux rapports avec autrui
 
   S’agissant du genre de rapport entre soi et les autres, la conception de la liberté comme possibilité de faire (ce que l’on veut) entraîne des conséquences aussi rigoureusement logiques que les précédentes, et tout aussi aisément identifiables, mais qui n’ont pas non plus coutume d’être vues et repérées comme telles, c’est-à-dire comme des suites absolument nécessaires de la compréhension de la liberté dont il s’agit.
Si la liberté consiste à pouvoir faire ce que l’on veut, il est de toute nécessité que les libertés des différents sujets se limitent réciproquement, d’une manière telle que l’accroissement de la mienne ne puisse se faire que moyennant la diminution de celle des autres, et vice et versa. En effet, puisque être libre signifie : posséder et exercer les moyens de satisfaire ses désirs, et puisque la liberté ne peut être alors pleine et entière que si cette possession et cet exercice sont eux-mêmes sans aucun obstacle et sans aucun frein, il en résulte que je suis privé de liberté, chaque fois que je désire quelque chose qui est possédé par un autre, ou chaque fois que c’est un autre qui possède le moyen de faire ou d’obtenir ce que je veux, ou encore chaque fois que l’autre est en mesure de satisfaire un désir qui contrarie le mien. Ainsi par exemple, si j’éprouve le désir de faire chez moi grand bruit, mais que mon voisin aspire à une silencieuse quiétude, il est inévitable que l’un de nous deux en vienne à ne pas faire ou ne pas avoir ce qu’il veut ; le fait que l’autre soit libre a pour conséquence que je ne puis l’être. De manière générale, il faut donc admettre comme une conséquence nécessaire de la conception de la liberté ici envisagée, que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». Or cette proposition, considérée froidement et logiquement, ne signifie absolument rien d’autre que ceci : ma liberté ne pourrait être pleine et entière que si celles des autres étaient complètement annulées ; et par là cette proposition sonne comme le plus puissant et le plus direct des appels à la négation de la liberté d’autrui. Plus les autres sont privés des moyens leur permettant de satisfaire des désirs incompatibles avec les miens, plus je suis libre ; ou encore : je suis d’autant plus libre, que je suis plus apte à déterminer quand, comment et à quelles conditions les autres peuvent faire usage de leurs moyens d’action. Que leurs moyens d’action ne soient pas annulés, je puis y consentir : pourvu seulement que je décide seul et souverainement de leur emploi.
   Évidemment, il en résulte que je ne puis être pleinement libre qu’en étant despote absolu ; évidemment encore, on fera valoir là-contre que ce serait une immense injustice, que tous les hommes fussent privés de leur liberté pour que celle d’un seul fût complète ; évidemment enfin, on montrera sans peine qu’il est plus expédient de renoncer à une telle aspiration, de laisser les autres être libres eux aussi, et de restreindre pour cela le champ de sa propre liberté. Tout être humain, en tant que tel, n’a-t-il pas droit à la liberté ? Et tout bien considéré, n’est-il pas préférable de s’en tenir à une liberté restreinte, mais sûre, garantie par les autres eux-mêmes (qui reconnaissent volontiers la mienne dès que je ne menace plus la leur), et soustraite à l’épuisante nécessité de prévoir et repousser d’éventuels assauts ? Sans doute, et c’est ce que font valoir toutes les théories qui conçoivent les rapports entre êtres libres sur le mode du contrat. Mais, et c’est là un point qui n’est presque jamais compris dans toute sa clarté, il reste que ma liberté serait plus grande, si celles des autres étaient plus petites. Tout cela ne change absolument rien au fait que les libertés s’excluent réciproquement, et que, comme les parts d’un gâteau ou les parcelles d’un champ, l’une ne peut s’accroître qu’en provoquant la diminution des autres. Si j’étais nanti d’un pouvoir absolu et exclusif, je serais sans doute injuste, je serais sans doute aussi dans une situation peu confortable (ne pouvant attendre des autres, à chaque instant, que de l’hostilité), et je ferais donc peut-être un mauvais calcul du point de vue de mon bien-être personnel (celui-ci m’enjoignant plutôt, dans mon « intérêt bien compris », de partager la liberté avec les autres) — mais je serais libre, c’est-à-dire capable de faire ce que je veux. Par rapport à ce concept de la liberté, les exigences de la justice, pour ne parler que d’elles, sont extrinsèques, surajoutées, et qui plus est irrecevables ; la seule conclusion logique et cohérente que ce concept impose, c’est qu’on ne peut pas être à la fois libre et juste, et qu’il faut donc, pour être juste, abdiquer quelque chose de sa liberté, et, pour être libre, faire fi de la justice.
   Mais ne se peut-il que la liberté des uns et celle des autres se concilient, ou même qu’elles se renforcent mutuellement, tout en étant définies comme « pouvoir de faire ce que l’on veut » ? En acceptant que les autres soient libres de cette manière-là, en les aidant même à l’être et en recevant d’eux une aide identique — bref, en adoptant la logique du contrat —, ne rends-je pas ma propre liberté non seulement plus sûre mais encore plus grande ? En me procurant des moyens d’action bien plus puissants que ceux dont je pourrais m’assurer par moi seul, l’assistance réciproque des sujets ne me rend-elle pas plus libre que je ne le serais, si je ne jouissais pas de cette assistance ? Sans doute ; mais non pas plus libre que je ne le serais, si cette assistance n’était pas réciproque et qu’elle se fît à mon entier et exclusif avantage. Mes moyens d’actions sont plus grands si je suis avec les autres, plutôt que sans eux ; mais incomparablement plus grands encore si je suis au-dessus d’eux, plutôt qu’avec eux.
   Toujours et inexorablement on retombera sur ce point : si être libre signifie « pouvoir faire ce que l’on veut », alors la plus grande liberté consiste à disposer des plus grands pouvoirs et à les partager le moins possible. La raison profonde n’en est pas difficile à discerner. La liberté consiste en effet, par hypothèse, à pouvoir faire (ce que l’on veut), et ce pouvoir consiste lui-même dans la possession de moyens d’actions ; or, ces moyens consistant nécessairement en quelque chose de déterminé, de mesurable et de quantifiable, capable d’être accru ou diminué, multiplié ou divisé, c’est-à-dire aussi en quelque chose qui ne peut être en deux lieux à la fois, ni appartenir à deux hommes à la fois, il en résulte que tout ce qui en est possédé par l’un est du même coup retiré à tous les autres ; ergo la liberté elle-même est quelque chose qui, pour appartenir à plusieurs, doit être divisée et répartie. On en veut pour seule et suffisante illustration ce moyen d’action par excellence qu’est l’argent : je ne puis en acquérir que si quelqu’un d’autre en perd. Et si même l’on voulait rêver d’un monde qui serait ainsi agencé, que les moyens matériels y existeraient en une profusion telle que chacun en pourrait toujours posséder plus sans pour cela priver jamais aucun autre, il resterait que chacun, par l’usage des moyens dont il dispose, pourrait toujours gêner ou même empêcher l’usage qu’un autre voudrait faire des siens. Pour l’éviter, nul autre moyen que d’imaginer ce monde de telle façon que chacun y disposerait, pour l’exercice de son action, d’un champ illimité, et séparé de celui des autres en telle façon, que rien de ce que ceux-ci pourraient faire dans les leurs ne se ferait sentir dans le sien, à moins qu’il y consente ; alors seulement, si donc le monde prenait l’aspect d’une juxtaposition d’ « espaces de liberté » infiniment étendus, infiniment étanches les uns par rapport aux autres et pourvus chacun d’une infinité de moyens, la liberté comme pouvoir de faire pourrait être le lot de tous, sans devoir être réduite pour chacun. Mais, sans même parler du caractère utopique d’une telle vue, qui ne comprend que celle-ci suppose précisément la suppression de tout commerce entre les hommes, et qu’ainsi elle confirme, loin de la ruiner, la conclusion avancée ici, à savoir que les libertés s’excluent les unes les autres ? Si en effet on doit les rendre absolument indépendantes pour les rendre pleinement réelles, qu’est-ce à dire, sinon qu’elles ne peuvent se rencontrer qu’en s’affrontant, ou en se neutralisant, dans tous les cas en se limitant ?
   Finalement donc, si la liberté consiste à « pouvoir faire ce que l’on veut », les rapports avec autrui peuvent bien prendre différentes formes, dont les deux principales sont les suivantes : domination absolue d’un seul sur tous, la liberté étant alors la plus grande possible, mais aussi réservée au plus petit nombre possible ; tolérance réciproque et volontaire, la liberté étant alors partagée par tous, mais aussi et du même coup limitée pour chacun. Mais dans tous les cas ces rapports ne peuvent que supposer et manifester une fondamentale incompatibilité des libertés, et que cette incompatibilité puisse être gérée à l’amiable n’y change rien.
 
   Sans entrer pour l’instant dans la question de savoir si la conception de la liberté examinée ci-dessus est juste, c’est-à-dire sans demander si la liberté consiste bien, en vérité, à pouvoir faire (ce que l’on veut), nous voulons maintenant tenter d’esquisser le portrait d’un monde qui aurait admis, comme l’un de ses fondements, cette conception-là de la liberté. Et nous demandons ainsi : dans une société d’hommes qui serait convaincue, soit lucidement, soit confusément (sous la forme d’un préjugé plus ou moins inconscient) que la liberté consiste à pouvoir faire (ce que l’on veut), quelles attitudes, quels discours, quels événements devrait-on logiquement s’attendre à rencontrer ?
 
Déduction des aspects caractéristiques d’un monde qui serait animé par cette conception de la liberté
 
1. Forme générale
 
   De façon générale, un monde animé par cette conception de la liberté doit se caractériser par l’absence aussi complète que possible, dans l’organisation et l’animation de tout ce qui relève du domaine public, de toute incitation à réformer le vouloir et l’intériorité, par conséquent aussi par l’absence non moins complète de toute indication de buts ou de fins déterminés qu’il faudrait donner à l’existence, pour que celle-ci soit libre. Car il serait entendu que, précisément, la question du contenu de la volonté ne doit absolument pas intervenir dans la définition et dans la réalisation de la liberté : peu importe ce que l’on veut, tout ce qui compte est de pouvoir le faire — sous réserve (extrinsèque) de ne pas empiéter sur le pré carré du voisin. Cela, « dans l’organisation et l’animation du domaine public » : car tout effort pour réformer le contenu du vouloir, s’il ne disparaît pas, ne pourra toutefois subsister que comme une affaire privée, que la communauté comme telle (l’État, le groupe d’États ou le « monde » entier) ne devra ni encourager ni décourager : car elle devra tenir que cela ne la regarde aucunement.
   Corrélativement et toujours en ce qui concerne le public, on doit aussi s’attendre à ce qu’un tel monde s’agence lui-même de telle manière, que tout ce qui concerne la production et le perfectionnement des moyens fasse l’objet d’un souci sinon absolument exclusif, du moins tout à fait prioritaire ; et cela au point que l’on puisse dire sans excès, que pour un tel monde, c’est la production des moyens qui doit devenir elle-même but suprême, l’affaire publique et commune par excellence — et même, à vrai dire, le seul et unique but qui puisse être commun, universel.
   Indifférence toujours plus grande pour toute interrogation sur les fins (c’est-à-dire pour le contenu du vouloir) et préoccupation toujours plus opiniâtre pour les moyens : telles apparaissent les deux caractéristiques les plus générales, dont il faut s’attendre à trouver l’empreinte dans chacune des sphères de l’existence, si la conception de la liberté ici envisagée en vient à régner. Comme toutefois les différentes sphères de l’existence, en vertu de leurs natures respectives, ne se prêtent pas toutes également à une telle imprégnation, on peut, pour la commodité de l’exposé, distinguer ici trois aspects, à examiner successivement : 1) passage au premier plan, c’est-à-dire au rang de ce qui intéresse suprêmement l’ordre du public, des domaines de l’existence qui, par nature, impliquent un souci pour les moyens et une indifférence pour les fins ; 2) pénétration progressive, dans les sphères qui peuvent s’y prêter, du même souci et de la même indifférence ; et 3) disparition pure et simple du champ des préoccupations publiques de tout ce qui, par essence, implique un primat du souci pour les fins.
 
2. Les sphères prioritaires et dominantes

   Le domaine qui, par essence, est appelé à occuper le premier rang, est celui de la technique, s’il est vrai que la technique n’est précisément rien d’autre que l’art des moyens, et qu’elle est, en tant que telle, à la fois indifférente et inapte à toute interrogation sur la nature des fins visées. Pour éviter tout malentendu touchant à la classique question du caractère « neutre » et « innocent » de la technique, précisons aussitôt comment il faut l’entendre ; ce qui n’a rien de neutre ni d’innocent, c’est de faire du point de vue technique le point de vue principal, ou même unique, sous l’angle duquel il faudrait envisager toutes choses : cela est même si peu innocent que, comme on est justement en train d’essayer de le montrer, il y va de toute une conception de l’existence humaine, des rapports avec autrui et avec soi-même ; mais il demeure bien, malgré cela, que la technique est neutre, en ce sens qu’elle élabore des moyens susceptibles de servir à des fins fort diverses, voire opposées : il n’est que de se rappeler, sur ce point, l’exemple célèbre de l’expert en technique médicale, capable de soigner efficacement mais aussi, et pour les mêmes raisons, d’assassiner avec art et précision.
   Ensemble des méthodes et des instruments qui permettent de faire — et de faire tout, et le contraire de tout, car dès qu’il s’agit de faire quoi que ce soit, méthode et instruments, même rudimentaires, entrent nécessairement en jeu —, la technique est l’auxiliaire par excellence d’une liberté qui consiste à pouvoir faire (ce que l’on veut). L’homme libre, dans cette optique, est en effet celui qui sait comment faire pour avoir ce qu’il veut et qui possède les outils adéquats ; c’est donc soit le technicien lui-même, soit celui qui a les moyens de s’offrir les services du technicien. En tant qu’il se donne pour objectif essentiel de rendre les hommes libres, le monde dont nous parlons doit alors tendre de toutes ses forces à ceci : mettre à la disposition du plus grand nombre possible les moyens les plus nombreux et les plus performants possibles, tout en laissant dans la plus grande indétermination possible la question des contenus et des buts. Ainsi par exemple, on devra tenir pour un progrès en soi de la liberté, le fait que les moyens de communication soient toujours plus perfectionnés et plus largement utilisés. Utilisés pour communiquer quoi ? Gagne-t-on en liberté si, ayant les moyens de communication les plus performants, l’on a de moins en moins de choses à dire, ou si le contenu de ce que l’on a à dire est de plus en plus pauvre et inconsistant ? Questions oiseuses, hors de propos ; car être libre, c’est pouvoir dire (ou entendre, ou lire) — ce que l’on veut. Sans doute n’empêchera-t-on personne d’approfondir sa pensée avant de l’exprimer, sans doute n’empêchera-t-on personne de se demander si la liberté d’une pensée ne se mesure pas davantage à la nature de son contenu, qu’aux moyens dont on dispose pour la répandre, sans doute, enfin, n’empêchera-t-on personne d’être un lecteur exigeant et sélectif ; mais on n’y invitera pas non plus, du moins publiquement et officiellement. Si un travail sur les contenus doit s’opérer, ce ne peut être là qu’une affaire privée, nullement l’affaire du monde lui-même ; celui-ci, pour sa part, demeure là-dessus neutre et indifférent et s’en tient fermement à ceci : constater en son sein la présence de tels désirs et telles aspirations, et fournir les moyens de les satisfaire. Quant à l’interrogation sur le contenu du vouloir, que chacun en son particulier s’y adonne... s’il le veut !
   Le domaine de l’économie est, lui aussi et pour les mêmes raisons, appelé à mobiliser le meilleur de nos forces et de nos soucis. Il n’est pas concevable, en effet, que prenne place dans ce domaine une quelconque invitation à réformer l’intériorité du vouloir, à entrer en questionnement à l’égard de soi-même ou en conflit avec soi-même, en vue de soumettre le désir immédiat à des exigences d’un autre ordre. Celui qui a quelque chose à vendre ne peut, ni ne doit, faire autrement que de prendre pour base et pour fondement de son activité le désir du public tel qu’il est ; c’est à partir de là qu’il oeuvre. Du moment qu’un désir suffisamment général existe, il est absolument justifié par ce seul fait, qu’il existe ; à vrai dire, la question de sa justification ne se pose tout simplement pas. Conjointement du côté du consommateur, celui qui conçoit sa liberté comme résidant dans le pouvoir de faire ce qu’il veut, et qui tient le « ce qu’il veut » pour une donnée immédiate qu’il constate en lui, ne veut qu’une chose : que ce vouloir sien immédiat soit non pas critiqué ni modifié, mais satisfait. Que si ce qui est offert ne correspond pas à ce qui est attendu, ce n’est évidemment pas l’attente qui, se remettant en cause, s’efforcera de se rendre conforme à l’offre (le simple fait de l’envisager fait sourire), mais c’est la conformation inverse qui doit se produire. L’économie est le domaine en lequel c’est le vouloir de fait, le désir tel qu’il se trouve être chez le plus grand nombre qui, à la fin des fins, juge, décide, tranche — et cela de manière souveraine et absolument irresponsable, c’est-à-dire littéralement sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit ni à quoi que ce soit.
   Deux remarques enfin s’imposent pour dissiper d’éventuelles confusions. On sait, d’abord, que l’un des aspects essentiels du monde de l’économie est l’effort permanent de séduction, de suscitation et d’orientation du désir (la « pub»), et qu’en cela le désir y est bien envisagé comme un matériau à pétrir, et non pas comme une pure donnée que l’on laisserait intacte. Cela est bien vrai, mais n’est pas une objection : car il ne s’agit en cela que d’inciter le vouloir à se porter sur certains objets, et non à modifier substantiellement la manière dont il s’y rapporte. On ne peut, ensuite, alléguer que l’approfondissement spirituel de l’homme n’étant nullement le propos de l’économie, l’on fait ici à cette dernière un mauvais procès. Car la question n’est aucunement de lui reprocher d’être ce qu’elle est, ou de ne pas faire ce qui n’est absolument pas de son ressort (critique évidemment absurde), mais seulement de faire remarquer qu’en vertu de sa nature propre, elle suppose et promeut une certaine conception de la liberté, et par suite, qu’elle doit logiquement devenir l’affaire essentielle et prioritaire d’un monde qui aurait épousé ladite conception.
 
3. Les sphères substantiellement modifiées

   On s’en tiendra ici à l’indication de ce qu’il doit en advenir de deux grands domaines, suffisamment englobants pour que ce qui en sera dit ait valeur générale.
   Dans le domaine du politique, l’on doit voir se faire jour et s’amplifier une tendance à faire prévaloir le même point de vue (à savoir le primat du vouloir immédiat, le renoncement à toute tentative de le modifier, et l’inclination servile devant son fait), sans que l’on puisse affirmer cette fois qu’une telle tendance correspond évidemment à son essence ; car il se pourrait bien qu’en vérité la destination du politique fût tout autre que celle-là. En tout état de cause, l’on peut admettre que l’essence du politique est en soi problématique, non immédiatement univoque, et qu’il y a diverses façons de la concevoir — alors que technique et économie paraissent ne pas prêter à discussion, s’agissant de leur essence (on peut certes plaider pour divers modes d’organisation, ou sur la place qui doit leur revenir, mais ce sont là d’autres questions). L’influence du concept de liberté se fera donc sentir ici par la propagation d’une certaine conception du domaine considéré (le politique), et non par la simple propulsion en première place d’un domaine restant en son fond inchangé (comme c’était le cas pour le technique et l’économique) ; le politique ne changera pas seulement de rang, mais de nature.
   On tendra alors, logiquement, à admettre que l’unique moyen de décider de l’orientation à donner à la vie d’un peuple, est celui qui consiste à lui demander d’exprimer ses vœux, c’est-à-dire le vouloir qu’il constate immédiatement en lui-même ; que la vocation du politique consiste à prendre acte de ce vouloir, des « attentes » qui, de fait, existent et sont par là suffisamment justifiées, et à leur donner satisfaction. Une des conséquences les plus essentielles qui en résultent peut s’énoncer ainsi : les lois de l’État se contenteront toujours davantage de suivre et de refléter le vouloir immédiat tel qu’il se rencontre chez le plus grand nombre. Et l’art de faire les lois humaines se distinguera de moins en moins, dans sa pratique comme dans sa signification, de l’art d’énoncer les lois de la nature, lequel consiste justement, non pas à indiquer de manière universelle ce qui doit être, mais seulement à prendre acte de ce qui est, en en donnant une expression générale et par essence provisoire, demeurant en principe réformable à tout moment en fonction des faits empiriques. De même donc que, en matière de physique, c’est toujours à la loi de se modifier pour correspondre aux faits lorsqu’elle se trouve en désaccord avec eux, et en aucun cas aux faits de s’arranger pour correspondre avec ce que prévoit la loi, de même, en matière de politique, dans un État qui veut être libre et qui croit que la liberté consiste à « pouvoir faire ce que l’on veut », s’il se fait jour une opposition entre ce qu’exige la loi et ce que veut le peuple, on en conclura qu’il faut changer la loi, et certes pas que c’est au peuple de faire effort pour se changer lui. Aussi, ce sera l’une des caractéristiques les plus frappantes du monde évoqué ici, que le peuple y sera toujours flatté et courtisé, et qu’il paraîtra toujours plus inconcevable de lui adresser critiques ou remontrances publiques (ce que l’on n’épargnait pourtant pas, dans le passé, aux rois « de droit divin » eux-mêmes).
   Ici encore, il semblera peut-être que ces remarques portent à faux, vu qu’il n’est pas du ressort du politique de se soucier de la vie intérieure des citoyens, ni de jouer les directeurs de conscience. Mais s’il est vrai que ce souci ne peut lui incomber directement, il est à propos de se demander s’il peut s’en désintéresser tout à fait sans perdre quelque chose de sa substance. Que l’homme politique comme tel ne soit ni pur moraliste ni pur philosophe, c’est fort bien ; mais l’est-ce aussi qu’il ne le soit à aucun degré, et devienne pur gestionnaire, pur technicien ? Peut-il et doit-il faire complète abstraction de ce fait, qu’il n’a pas affaire seulement à des consommateurs et à des électeurs, mais avant tout à des êtres humains ?
 
   Le domaine de l’éducation, du moins dans son aspect public (« éducation nationale »), semble être justement et par excellence celui où l’autorité politique a affaire à la vie intérieure des individus : non pas pour la façonner à sa guise, mais pour lui assurer un cadre propre à en permettre et à en favoriser le déploiement. En faisant sien ce souci, le politique refuse de laisser la formation des esprits entièrement livrée à la contingence et à l’arbitraire, et souscrit au principe selon lequel un être humain ne devient un sujet libre et responsable qu’au terme d’un cheminement long, difficile et requérant de l’aide. Mais si, précisément, l’on en vient à croire qu’être libre, c’est « pouvoir faire ce que l’on veut », que deviendra cet acheminement de l’autre vers la liberté qu’est l’éducation ? Non plus effort pour creuser et animer en l’autre une distance intérieure, dont le plus profitable résultat est d’amener le sujet à cesser de se traiter lui-même comme un simple agrégat de caractéristiques et de volitions immédiates, et de rendre ce sujet toujours plus exigeant avec lui-même quant à l’orientation et au contenu mêmes de son vouloir, l’ « éducation » deviendra entreprise de fourniture de techniques et de moyens, pour la satisfaction de desiderata qui, eux, seront à prendre tels quels, à constater et nullement à rectifier : entreprise dont le résultat le plus assuré sera de confirmer le sujet dans la conviction que ses aspirations ont rang de fondement et de règle, en fonction de quoi tout doit s’organiser, et de l’amener ainsi à se montrer exigeant avec tout et tous, sauf avec lui-même. Que si un écart en vient à se creuser entre ce qu’attend l’élève (ou le parent d’élève, ou le marché de l’emploi) et ce que propose l’école, il sera tenu pour évident que c’est cette dernière qui doit s’adapter.
   En somme, l’éducation ressemblera de plus en plus à celle que proposaient, dans la Grèce ancienne, les sophistes, et de moins en moins à celle qu’offrait, à la même époque, Socrate. En quoi consistait en effet l’éducation sophistique, si tant est d’ailleurs que les deux termes ne soient pas antinomiques ? Animé de tel désir, de telle attente, de tel projet, l’ « élève » venait trouver le « maître », et toute la tâche de ce dernier consistait à prendre acte de cette demande et à la satisfaire ; comme cette relation se résumait, tout bien considéré, à un banal contrat, il était loisible à l’ « élève » de la rompre à tout moment, dès lors qu’il n’y trouvait plus satisfaction3. Et en quoi consistait donc l’éducation socratique, si tant est d’ailleurs que l’accolement de ces deux termes constitue autre chose qu’un pléonasme ? Au lieu de satisfaire la demande de son interlocuteur, Socrate invitait celui-ci à s’interroger sur elle, et, le plus souvent, à en changer. Il faisait du vouloir lui-même la matière de son travail, loin de le regarder comme une donnée indiscutable qui devrait fixer souverainement l’orientation et les modalités de l’enseignement. Et la phase première et essentielle de ce travail consistait à contrarier le vouloir immédiatement ressenti et exprimé, à ne pas fournir ce qui était demandé et à proposer tout autre chose, qui ne pouvait manquer d’apparaître, au disciple débutant, comme ce qu’il y a de moins désirable, de plus ingrat. Évidemment, cela ne faisait guère l’affaire de l’interlocuteur, qui, venu pour satisfaire un désir, restait sur sa faim, et se voyait même prié de modifier du tout au tout sa manière d’avoir faim. C’était donc d’abord une grande déception ; mais s’il persévérait dans cet exigeant commerce, il y gagnait de naître à lui-même.
   Si l’éducation véritable ne peut être que socratique, et par conséquent radicalement hostile à la conception de la liberté comme pouvoir de faire ce que l’on veut, alors, dans un monde qui aura épousé cette conception de la liberté, il n’y aura plus d’éducation véritable. Le mot et les institutions pourront demeurer, ils pourront même passer au premier rang des préoccupations publiques : mais cette promotion s’accompagnera d’une défiguration de leur substance.
 


4. La sphère radicalement écartée
 
   S’il est un domaine qui, dans un monde concevant la liberté comme pouvoir de faire (ce que l’on veut), doit logiquement se voir refouler à l’extérieur du champ des préoccupations publiques, c’est sans doute celui de la religion — et tout particulièrement ce genre remarquable de religion, qui place la fin de l’homme en un Autre envisagé non comme une Substance indifférente et anonyme, mais comme une Personne, c’est-à-dire un sujet libre.
   Dans ce cadre en effet, s’il dépend bien — du moins jusqu’à un certain point — de l’homme lui-même qu’il atteigne ou non sa fin, il ne lui revient aucunement de fixer la nature de celle-ci : il lui revient « seulement » de la reconnaître et de se l’approprier, et cela essentiellement en se laissant lui-même approprier à elle et par elle. Le vouloir de l’homme est alors conçu comme devant être, de sa part, l’objet d’une interrogation et la matière d’un travail, et non une donnée immédiate ; de ce point de vue, il en va donc de la religion comme de l’éducation évoquée plus haut : telle quelle, elle est par nature incompatible avec la liberté définie comme pouvoir de faire (ce que l’on veut). Mais il y a plus : car la fin de l’homme est conçue en outre, dans le genre de religion dont on parle ici, comme consistant dans une union avec un Sujet libre, ou encore dans une relation de personne à Personne.
   On se heurte alors à la logique de l’exclusion réciproque des libertés, transférée du domaine des relations interhumaines au domaine des relations entre homme et Dieu. Là aussi doit prévaloir le principe des vases communicants, selon lequel « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » : d’où il résulte nécessairement que, pour que l’homme (l’humanité en général) soit pleinement libre, il faut que Dieu ne le soit pas du tout. C’est là le ressort de bien des refus de la religion : il n’y a qu’une place, l’un de nous (l’humanité, Dieu) est donc de trop4. Et cela parce qu’il est posé en principe que deux libertés pleines et entières ne peuvent coexister, que seules sont compatibles des libertés limitées — ou des libertés qui ne se rencontrent jamais. Or si la liberté de Dieu est conçue à la fois comme absolue et comme inséparable de son être, de sorte que l’on ne peut la lui dénier sans du même coup le nier purement et simplement, et si de plus ce Dieu est un Dieu qui veut rencontrer l’homme et entrer en communion avec lui, alors il faut qu’il n’existe tout simplement pas, pour que l’homme soit libre.
   Concrètement, la conséquence est donc celle-ci : dans un monde qui pense que la liberté consiste à pouvoir faire (ce que l’on veut), les individus seront certes autorisés à croire en un Dieu et à orienter leur existence en conséquence, si cela leur chante ; mais ce monde lui-même, quant à lui, devra s’agencer exactement comme si ce Dieu, sujet libre et fin dernière de l’homme, n’existait absolument pas. Contrairement à l’éducation, la religion ne pourra être maintenue dans le champ des préoccupations publiques, pas même sous une forme dénaturée : paraissant imposer une alternative radicale et sans échappatoire (c’est Dieu ou nous), elle ne peut être que repoussée tout à fait en dehors de ce champ.
 

   Que ressort-il finalement de tout ceci ? Une certaine conception de la liberté se traduit logiquement par une certaine manière d’exister, et par une certaine manière d’organiser le monde comme tel, c’est-à-dire comme ensemble des discours, des institutions et des actions publiques, exprimant et réalisant ce que les hommes veulent faire ensemble. Inversement, que l’on en soit conscient ou non, un monde présentant telles et telles caractéristiques fondamentales est un monde animé par une certaine conception de la liberté, et qui véhicule et promeut cette conception. Une critique de cette conception est donc aussitôt en même temps une critique de ce monde, et un refus de ce monde est nécessairement aussi un refus de cette conception. Les pages qui précèdent suscitent donc deux interrogations, qui ne sont pas sur le même plan.
   Premièrement, l’on est invité à se demander si le monde présent, dans sa réalité empirique donnée, ressemble ou non au portrait qui a été esquissé d’un monde qui croirait qu’être libre, c’est pouvoir faire (ce que l’on veut) : entreprise d’ordre historique ou sociologique, qui consiste à chercher si de fait, telle situation existante correspond à tel ensemble de caractéristiques théoriquement déduites. Si tel est le cas, et à supposer bien sûr que la déduction théorique desdites caractéristiques ait été correctement effectuée, cela signifie que notre monde épouse et promeut la conception de la liberté ici examinée.
   Deuxièmement, et quelle que soit par ailleurs la réponse apportée à la question précédente, il s’agit de se demander si c’est bien être libre que de pouvoir faire (ce que l’on veut) : entreprise proprement et purement philosophique cette fois, qui consiste à s’interroger sur le sens et la vérité du concept considéré en lui-même, et qui nécessite de reprendre à nouveaux frais la question « qu’est-ce que la liberté ? ». Et c’est seulement moyennant ce questionnement que pourra être formulé, en retour, un jugement sur la prétention affichée avec tant d’assurance et tant d’insistance, par notre monde actuel, d’être un monde libre ou du moins un monde plus libre qu’auparavant et qui progresse toujours plus vers la liberté.
 

Gildas RICHARD
(écrire à cet auteur)
 

1. L’attitude affichée et prônée par Calliclès, dans le Gorgias de Platon (Garnier-Flammarion, trad. E. Chambry, 1967, pp.235-36), offre une bonne illustration d’ensemble de ce type de rapport (ou de non rapport) avec soi-même.
2. On pense bien sûr à Pascal (Pensées, Paris, Bordas, 1976, en particulier pensée n°139 (269), pp.65-70 — le premier numéro est celui de l’édition Brunschvicg, le second celui de l’édition Lafuma) et à Heidegger (L’être et le temps, trad. R. Boehm et A. de Waelhens, § 38 pp.175-180) ; mais aussi et entre autres à Platon, dont l’allégorie fameuse de la caverne met en scène l’homme entièrement tourné vers l’extérieur et oublieux de son intériorité (République, VII).
3. Le célèbre Protagoras allait au bout de cette logique, lorsqu’il laissait à ses « élèves » le soin de décider eux-mêmes du montant de son salaire, en fonction de la plus ou grande adéquation entre ce qu’ils attendaient de lui et ce qu’ils en avaient reçu (cf. Platon, Protagoras, 328 b-c, et Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 1, 1164 a 24-26).
4. L’exposé le plus complet et le plus solide de cette logique des « vases communicants » est sans doute celui qu’a élaboré Feuerbach dans L’essence du christianisme (trad. J. P. Osier, Paris, Maspéro, 1968, en particulier p.199).

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