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Les Droits de l'Homme sous la menace de leurs défenseurs


    Les droits de l’homme, dans leurs formulations successives, se présentent toujours comme inconditionnels. Mais comment faut-il l’entendre ? Qu’est-ce qui, en eux, demande à être reconnu indépendant de toute condition ? Et de quel genre de conditions les droits de l’homme doivent-ils être indépendants ?
    Premièrement, le caractère inconditionnel des droits de l’homme peut consister en ceci, que ces droits doivent être reconnus à tout être humain, quel qu’il soit : l’âge, le sexe, la nationalité, le statut social, les opinions et croyances, les différentes particularités physiques et morales, tout cela doit être considéré comme n’entrant pas en ligne de compte. Ce qui confère à un être une dignité et des droits, c’est le simple fait d’être un homme, et non pas le fait d’être tel ou tel homme1. C’est d’abord en ce sens simple et obvie que les droits de l’homme se présentent comme inconditionnels.
    Mais on peut l’entendre en un deuxième sens, et considérer que l’affirmation des droits de l’homme est inconditionnelle, en cela qu’elle doit s’effectuer en-dehors de toute référence à telle ou telle manière de concevoir l’être (ou l’essence) de l’homme. Que l’être humain, en son essence, soit un mammifère au cerveau bien tourné, une âme éternelle exilée dans un corps, un esprit réellement incarné, autre chose encore : cela ne doit rien changer au fait qu’il a une dignité et certains droits fondamentaux.
    En quoi ces deux manières d’envisager le caractère inconditionnel des droits de l’homme diffèrent-elles exactement ? Dans les deux cas, évidemment, les droits de l’homme sont présentés comme ne dépendant pas de certaines conditions ; mais dans chaque cas, ce n’est pas le même genre de conditions qui se trouve écarté. Dans le premier, on soustrait la dignité et les droits de l’homme à toute condition d’ordre empirique ; on affirme l’indépendance des droits de l’homme à l’égard du sexe, de la nationalité, etc., c’est-à-dire, de manière générale, à l’égard de toutes les particularités qui sont susceptibles de varier d’un individu à l’autre. Mais dans le deuxième cas, on soustrait la dignité et les droits de l’homme à toute condition d’ordre métaphysique ; ce qui est tenu à l’écart, ce n’est plus un ensemble de caractéristiques extérieures, mais l’essence même de l’être humain : peu importe ce que cette essence peut bien être, l’affirmation des droits de l’homme n’en dépend pas.
     Ainsi donc, une chose est de soustraire la dignité de l’homme à toute condition et toute restriction d’ordre empirique, une autre est de prétendre effectuer cette soustraction en-dehors de toute prise de position à propos de ce qu’est l’homme, en la vérité de son être. Car telle est précisément la question cruciale, que cette prétention tranche sans examen : l’idée selon laquelle l’homme comme tel (tout homme absolument) est possesseur d’une dignité et de droits inaliénables, est-elle rendue possible et justifiée par une certaine conception de l’être de l’homme, ou bien peut-elle et doit-elle rester tout à fait indifférente à toute prise de position sur ce point ? Faut-il admettre que les droits de l’homme sont inconditionnels selon le premier des deux sens distingués ci-dessus, ou bien qu’ils le sont selon le premier et le second de ces deux sens ?
    Or que ces deux manières, fort différentes, d’envisager le caractère inconditionnel des droits de l’homme, tendent à se confondre, de fait, dans les esprits contemporains ; que cette confusion est non seulement l’effet d’un manque de discernement, du point de vue théorique, mais encore et surtout la source d’un réel danger, du point de vue pratique ; enfin et par conséquent, que cette confusion doit être dissipée aussi clairement et aussi rapidement que possible : tels sont les points que nous nous proposons d’établir ici.


L’interprétation actuelle et ses conséquences

    Les droits de l’homme, quels que soient d’ailleurs le nombre et la teneur des articles précisant leur contenu, se sont toujours présentés comme ne dépendant d’aucune conception particulière de l’homme2. Que l’être humain soit un animal particulièrement évolué ou un être d’un tout autre ordre, cela apparemment ne doit rien y faire : l’homme, en tant que tel, a des droits, et une dignité. Ces droits et cette dignité sont inconditionnels, et leur proclamation est présentée comme l’étant également : aussi s’effectue-t-elle par-delà les obédiences, et surplombe-t-elle la foule des doctrines. Est-ce là une suite nécessaire de la nature même de ces droits, ou le résultat d’une certaine manière de les envisager ? Nous aurons à nous poser la question. Pour l’heure, nous constatons que c’est bien de cette façon que, de fait, les droits de l’homme sont conçus et affirmés aujourd’hui. On considère qu’ils ne sauraient s’inféoder à telle philosophie ou telle religion, puisqu’ils entendent statuer sur l’homme en tant qu’homme, quelles que soient justement ses convictions ou ses croyances. On considère, en d’autres termes, que l’inconditionnalité de l’objet sur lequel ils statuent (la dignité de l’homme) s’applique nécessairement aussi à eux-mêmes, et que l’affirmation d’un inconditionnel ne saurait s’effectuer qu’inconditionnellement. Mais ainsi affranchis de toute dépendance, ils sont dans le même temps privés de tout soutien ; se faisant obligation d’être à l’écart de tous les systèmes, ils ne peuvent se fonder sur aucun. Sur quoi les droits de l’homme ainsi conçus reposent-ils alors ? Répondons sans détour : absolument sur rien.
    Or l’absence de fondement des droits de l’homme doit logiquement entraîner un certain nombre de conséquences concrètes. En énonçant les deux principales d’entre elles, et en vérifiant qu’elles se sont bel et bien réalisées dans notre monde contemporain, nous obtiendrons confirmation de ce que les droits de l’homme sont bien conçus ainsi qu’il vient d’être indiqué, et nous apercevrons dans le même temps ce que cela peut avoir de grave et d’inquiétant.
 




1. La diffusion des droits de l’homme

    Lorsqu’une idée est dépourvue de tout fondement, cela ne retentit pas seulement sur la manière dont cette idée est formulée, cela détermine également la façon dont cette idée est véhiculée, répandue et transmise. Précisément, la propagation d’une telle idée doit nécessairement s’effectuer sur le mode de l’assertion dogmatique, et sa pénétration dans les esprits ne peut s’opérer positivement qu’à coup d’inlassables répétitions. Et tel est bien ce qui a lieu avec les droits de l’homme : on nous a maintes et maintes fois ressassé, et nous l’avons à notre tour ressassé aux autres, qu’ « il faut » absolument respecter l’homme, et que ce respect consiste dans la reconnaissance à tout être humain de certains droits. On nous a aussi répété, et nous nous en sommes faits le relais, que ce respect ne dépendait aucunement des opinions ou croyances que peuvent avoir les êtres humains. Mais cette indépendance ayant toujours été comprise comme caractérisant non pas seulement la dignité (que l’on affirme), mais aussi l’affirmation même (de cette dignité), elle a toujours eu pour conséquence de rendre impossible toute argumentation véritable. Par « argumentation véritable », nous entendons ici — et nous entendrons désormais — une argumentation qui consisterait à mettre les droits de l’homme en relation avec l’être même de l’homme, de manière à manifester que ceux-là sont inhérents à celui-ci ; nous verrons ultérieurement que les défenseurs actuels des droits de l’homme invoquent bien parfois certains arguments, mais d’une tout autre nature, et pour cause.
    Si en effet l’on disait « tout homme a droit au respect, parce que l’homme est ceci ou cela », si donc l’on indiquait une raison essentielle motivant la reconnaissance du droit universel au respect, l’on adopterait par là même une certaine conception de l’homme, et, dans le même temps, l’on en exclurait d’autres. Par exemple : si je dis que tout homme a droit au respect parce que l’homme est un être d’esprit, irréductible à toute matérialité, alors je dis du même coup que le matérialisme (en quelque version qu’on l’entende) est incompatible avec l’affirmation des droits de l’homme. Mais voilà qui introduirait, semble-t-il, une contradiction dans le propos lui-même : l’on dirait d’un côté que le droit au respect ne doit dépendre d’aucune doctrine déterminée, et l’on dirait d’un autre côté que c’est une certaine doctrine, et non une autre, qui justifie le droit universel au respect. Dans l’exemple que nous avons pris ci-dessus, cela signifierait que le souci de promouvoir les droits de l’homme devrait nécessairement s’accompagner de la tentative de critiquer et réfuter toute conception matérialiste de l’homme, et d’encourager conjointement la conception de celui-ci comme être d’esprit ; mais faire cela, ne serait-ce pas, sans même qu’il s’agisse à proprement parler de censure, prendre parti et renoncer à la neutralité requise par les droits de l’homme à l’égard des croyances et des opinions ?
    Pour éviter de tomber dans cet embarras — ou du moins dans ce qui est ressenti comme tel —, l’on est donc logiquement conduit à se passer de toute justification, à s’interdire tout prosélytisme en faveur de telle ou telle conception de l’homme ; et c’est bien ce qui a lieu dans les faits. Rien n’est plus frappant, à cet égard, que de voir le soin mis par les défenseurs des droits de l’homme à proclamer qu’ils s’abstiennent de se référer à telle ou telle croyance, telle ou telle conviction ; rien n’est plus révélateur que de voir leur empressement à réunir, autour de leur bannière, le plus grand nombre possible de « tendances » et de « sensibilités », afin de montrer et de confirmer que l’affirmation des droits de l’homme n’est tributaire d’aucune d’elles : cet éclectisme est voulu et compris comme constituant un gage d’authenticité. L’opinion courante est aujourd’hui si imbue de cette absolue autosuffisance de l’affirmation des droits de l’homme, que toute tentative de défendre ces droits au nom d’une doctrine particulière lui paraîtrait tout à fait saugrenue, voire choquante : une telle tentative ferait immédiatement figure d’entreprise de « récupération ». Par conséquent, inculquer les principes constitutifs des droits de l’homme, cela ne peut se faire qu’en les assénant sans relâche, en les martelant à l’envi. On les présente comme quelque chose qu’ « il faut » admettre, quelque chose qu’il est « très important » de croire et de faire respecter. De sorte que l’on pallie l’absence de fondement par un surcroît d’insistance ; que les idées ainsi transmises s’ancrent dans les esprits, non pas grâce à la solidité du raisonnement, qui suscite l’adhésion, mais par la pesanteur de la répétition, qui entraîne l’adhérence ; enfin, que ces idées ont statut d’évidences immédiates, soustraites à toute remise en cause. Imprimées dans les sensibilités plutôt qu’assimilées par les intelligences, elles ne se soutiennent ainsi que par leur propre poids ; ce poids dépend lui-même de la vigueur et de l’opiniâtreté avec lesquelles ces idées ont été répétées.
    Au bout du compte, cela fait surgir une contradiction, tout aussi ruineuse que celle dont on cherche à se prémunir. Il apparaît en effet que les droits de l’homme ainsi conçus ne peuvent être transmis que sur le mode de la propagande, c’est-à-dire selon une stratégie visant à dresser et non à éduquer, à provoquer non des réflexions mais des réflexes, à instaurer des habitudes plutôt que des conduites. Et ceci, non pas en guise d’étape préalable, à laquelle pourrait et devrait faire suite un tout autre mode d’assimilation (celui d’une adhésion intérieure, fondée et réfléchie), mais bel et bien à titre de manière nécessaire et par définition indépassable. Autrement dit, l’on ne considère pas que les droits de l’homme doivent être assénés dogmatiquement seulement dans un premier temps, en comptant que ceux à qui on les inculque en comprendront plus tard les raisons et le bien-fondé ; car ces raisons et ce fondement n’existent précisément pas : aussi leur compréhension n’est-elle pas reportée dans l’avenir, conformément au déroulement classique de toute éducation, mais elle est rendue impossible dans le principe. En cela, remarquons-le, les droits de l’homme ainsi conçus se distinguent (à leur désavantage) de toutes les doctrines ou idéologies qui se sont, dans l’histoire récente, répandues sur le mode de la propagande. Celles-ci se présentaient du moins comme des corps de pensées argumentés, c’est-à-dire reposant sur une conception déterminée de ce qu’est l’homme, si grossières, si fautives et si captieuses que pussent être par ailleurs cette conception et cette argumentation ; de sorte que la propagande — telle que nous l’avons définie ci-dessus — n’était pas un mode de transmission qui fût absolument lié à leur essence, et qu’elles demeuraient en principe susceptibles d’être propagées autrement que de cette façon. Mais les droits de l’homme, et c’est là un trait qui leur est tout à fait propre, ne peuvent absolument pas se transmettre autrement que par la propagande, dès lors qu’ils sont conçus comme ne devant se fonder sur aucune conception précise de ce qu’est l’homme ; de ce fait en effet, toute tentative d’argumentation serait, comme telle et quelle qu’elle soit dans son détail, considérée comme contredisant le contenu même de ce qui est transmis. Ainsi envisagés, les droits de l’homme sont quelque chose de tel qu’il n’y a, à leur propos, rien à comprendre, et tout à admettre de manière immédiate et inconditionnelle.
    En dressant de tels constats, on n’entend nullement prendre parti de manière systématique et bornée « contre » les droits de l’homme, mais on veut rendre manifeste la façon dont ces droits sont aujourd’hui envisagés et mobilisés. Toujours dans cette intention, en vue par conséquent de confirmer l’absence de fondement dont souffrent actuellement les droits de l’homme, l’on doit tenter d’éclaircir maintenant la manière dont réagissent les actuels défenseurs de ces droits, lorsqu’ils sont confrontés à ceux qui n’y adhèrent pas.

 2. L’attitude à l’égard des ennemis des droits de l’homme

    Il est en effet du plus haut intérêt de considérer avec attention ce qui se passe exactement, lorsque, d’une manière ou d’une autre, des idées ou des attitudes contraires aux stipulations des droits de l’homme se font jour. Et là encore, il est de la plus grande importance de chercher à voir si ce qui passe n’est dû qu’à une certaine manière de réagir, qui pourrait en droit être modifiée, ou si cela découle nécessairement de la manière dont les droits de l’homme sont conçus.
    Si les droits de l’homme ne reposent et ne peuvent reposer sur aucun fondement, alors ils sont à prendre ou à laisser. Pourquoi reconnaître ces droits et y adhérer ? Pourquoi au contraire les rejeter, ou n’en faire aucun cas ? Si nous adhérons aux droits de l’homme tels qu’ils sont envisagés jusqu’à présent, qu’avons-nous à objecter à ceux qui, soit en parole soit en acte, les bafouent ? Impossible d’argumenter vraiment en disant : « Il est nécessaire de respecter les droits de l’homme, parce que ces droits découlent de l’être de l’homme — parce que l’homme est un être tel qu’il a une dignité, à laquelle s’attachent immédiatement tels et tels droits. Vous donc qui bafouez ces droits, vous avez de l’homme une idée fausse ». Dire cela, ce serait prendre pied sur le terrain où l’argumentation devient possible, précisément parce qu’y est pertinente l’alternative du vrai et du faux ; alors auraient un sens la discussion, l’affrontement conceptuel, l’exposé et la critique des raisons. Mais du même coup et nécessairement, ce serait se réclamer d’une conception précise et déterminée de l’être de l’homme, ce serait se décider pour une philosophie ou une religion. Or, on l’a vu, cela n’est pas possible sans contradiction dans l’optique actuelle. Reprenant les termes qui viennent d’être utilisés, on peut ici reformuler de la manière suivante la raison de cette impossibilité : la déclaration des droits de l’homme est conçue comme étant par essence indifférente à l’alternative du vrai et du faux, elle prétend être ce qu’elle est indépendamment de toute considération sur ce qu’est l’homme en vérité, et par suite de toute doctrine se prononçant sur cette vérité.
    Quelle peut donc être la réaction des défenseurs des droits de l’homme, à l’égard de ceux qui en font fi ? Une seule possibilité demeure : celle de la simple répulsion. « Répondre » aux négateurs des droits de l’homme signifie : montrer toute l’horreur et toute l’atrocité des actes qui contreviennent au respect de ces droits. Et inlassablement là encore, avec une répétitivité qui donne la nausée dès que l’on s’aperçoit qu’elle tient lieu d’argumentation, l’on relate ou l’on montre (films, photographies) les crimes, les génocides, toutes les abominations dont des traces ont pu être gardées — et l’on dit : « Voilà ce qui a eu lieu du fait du non respect des droits de l’homme, voilà ce qui peut avoir lieu encore si ces droits ne sont pas respectés  ». Faute de pouvoir invoquer des arguments, on exhibe des images repoussantes ; constitutivement incapable de parler à la raison, on frappe aussi fortement que possible les imaginations. Un tel procédé serait le bienvenu si son rôle était celui d’un appoint pédagogique, prêtant main forte à une doctrine argumentée qui aurait par ailleurs sa validité et sa consistance propres : la critique ne perd rien en rigueur, si elle peut montrer que la position de l’adversaire répugne non seulement aux exigences de la raison, mais encore aux inclinations du coeur. Mais ce procédé devient insuffisant et même dangereux dès lors qu’il est accompagné d’un discours non argumentatif, limité à l’ordre de l’assertion sans fondement. Insuffisant, parce que la sensibilité — à laquelle il s’adresse exclusivement — est par essence malléable, fluctuante, incapable de fonder elle-même quoi que ce soit. Si intenses que soient mes sentiments, ils ne prouvent absolument rien quant au caractère vrai ou faux, bon ou mauvais de ce qui est en question. Dangereux, parce qu’il tend à ériger la sensibilité en arbitre suprême, et à faire dépendre d’elle, justement, la définition de ce qui est vrai et faux, bon ou mauvais. On ne voit pas alors au nom de quoi critiquer ceux qui, ne ressentant pas comme nous, trouvent la pratique du crime et du génocide non pas horrible, mais plaisante.
    Notons-le au passage : aussi insuffisant et aussi dangereux que l’appel à la sensibilité s’avère l’appel à la « mémoire », et pour les mêmes raisons. En elle-même, la pratique de la mémoire est susceptible d’entraîner des habitudes, non des adhésions réfléchies. Se rappeler qu’un événement a eu lieu, c’est une chose, comprendre pour quelles raisons cet événement est intolérable, c’en est une tout autre. Là encore, rien ne serait pire que l’illusion de l’évidence immédiate, voulant qu’il suffise de constater la réalité d’un événement (présent ou passé) pour que, du même coup et nécessairement, saute aux yeux son caractère bon ou mauvais. Or c’est précisément une telle illusion qu’entretient l’exigence de « se souvenir », exactement comme le fait l’appel à la sensibilité ; en invitant au souvenir des actes commis par les nazis, l’on suppose plus ou moins confusément que l’on incite aussi du même coup à la condamnation du nazisme. On croit que l’horreur de certains faits est si flagrante et si grande, qu’elle abolit tout écart entre le constat et le jugement : « voir ces faits et les juger, croit-on alors, c’est tout un. Tout ce que nous avons à faire, c’est donc de montrer ces faits et d’en rappeler sans relâche l’existence ». Mais cela est entièrement faux. Qu’il concerne le présent ou le passé, le constat nous indique ce qui est (ou ce qui a été), il est par essence complètement muet sur ce qui doit ou ne doit pas être. Absolument aucun acte n’est bon ou mauvais immédiatement par lui-même, il ne peut l’être que pour certaines raisons — raisons que les défenseurs actuels des droits de l’homme sont incapables d’indiquer. La même question revient donc : au nom de quoi critiquer un homme ou un peuple qui, par fidélité à la mémoire d’ancêtres criminels (pratiquant, par exemple, le cannibalisme ou le sacrifice humain), et pour qui il serait tout à fait « évident » que ces pratiques ancestrales sont louables et bonnes, s’en ferait le continuateur ?
    Une conséquence nécessaire et révélatrice découle enfin de tout ceci : incapables de donner à leur position un véritable fondement argumentatif, impuissants par conséquent à dire pourquoi ils ont telles idées et rejettent telles autres, les défenseurs des droits de l’homme n’ont absolument rien à dire à ceux qui bafouent ces droits. Si en effet l’on n’est pas à même de dire pour quelles raisons l’homme doit se voir reconnaître une dignité et des droits fondamentaux, si l’on se contente de répéter qu’ « il faut » les lui reconnaître et d’invoquer à l’appui de cette assertion la seule sensibilité, alors l’on est inévitablement et complètement désemparé devant celui qui affirme le contraire, en s’autorisant d’une manière contraire de ressentir. Arc-bouté sur des « évidences », il ne reste qu’à parodier Montesquieu et à demander stupidement : « Comment peut-on ne pas être pour les droits de l’homme ? ». Comme le Persan évoqué par cet auteur, le négateur des droits de l’homme apparaît nécessairement comme un être incompréhensible, absurde, aberrant, comme un être qui déconcerte absolument et avec lequel on ne sait quelles relations instaurer, parce que cet être contredit non pas une conception de l’homme, mais une représentation tenue pour évidente de celui-ci. On ne comprend pas qu’un tel être soit possible, on ne peut lui attribuer aucune raison d’être, parce qu’on occupe soi-même une position qui n’en a aucune. Les deux vont nécessairement de pair : si je suis ce que je suis (c’est-à-dire respectueux des droits de l’homme) en vertu d’une évidence absolue, alors celui qui est autrement (c’est-à-dire transgresseur de ces droits) l’est en vertu d’une aberration absolue.

La tâche à entreprendre

1. Nécessité et signification d’un renouvellement de la conception des droits de l’homme

    Est-ce à dire pour autant qu’il faut renoncer aux droits de l’homme ? En aucun cas. Mais comment sortir des impasses et des contradictions qui ont été indiquées ? En cessant de tourner le dos à la question décisive, la seule qui vaille et qui exige impérieusement toute notre attention, celle sur laquelle il nous faut enfin nous décider à méditer : Qu’y a-t-il donc en l’homme qui le rende digne de respect ? Pourquoi diable « faut-il » respecter l’homme ? A cette question — unique en dépit de sa double formulation — il ne pourra être répondu que par l’élaboration d’un discours se prononçant sur l’être véritable de l’homme. Il est grand temps de le comprendre : c’est une pure aberration que de prétendre imposer, à l’égard de l’homme, une conduite déterminée (le respect de la personne et de ses droits) en laissant complètement de côté la question de l’essence et de la vérité de cet être. Si l’homme doit se voir reconnaître une dignité et des droits, ce ne peut être qu’en raison de ce que cet être, fondamentalement, est.
    Quels sont donc l’essence et la vérité de cet être, pour qu’il y ait sens et nécessité à lui reconnaître une dignité ? Répondre à cette question — et c’est à elle, à elle seule, qu’il s’agit de répondre — exigerait précisément l’édification ou la redécouverte d’une philosophie digne de ce nom, d’une métaphysique et, le cas échéant, d’une religion. Qu’ils nous suffise ici d’indiquer, à titre d’illustration, une piste de réflexion esquissant de manière négative un lien entre l’être de l’homme et les droits dont il peut se prévaloir. Si par exemple l’homme n’est rien de plus qu’un mammifère à l’activité cérébrale particulièrement performante, rien d’autre qu’un grouillement de cellules remarquablement agencé, alors il n’y a pas la moindre raison de lui vouer du respect — si, par ce dernier terme, l’on veut désigner la reconnaissance d’une valeur absolue, infinie et inconditionnelle. Tout mammifère, tout amas cellulaire, si performants et si complexes soient-ils, appartiennent par essence à l’ordre du commensurable, du relatif et du conditionné, et ne peuvent donc pas, en vertu de leur être, être objets de respect. Si on veut malgré cela leur reconnaître une dignité et un droit au respect, alors il ne peut s’agir que d’une décision qui est aussi un coup de force, prenant la forme d’une pure et simple déclaration, et c’est précisément ce qui arrive avec les droits de l’homme tels qu’ils sont pour l’instant conçus. Mais comme cette pure déclaration s’effectue en passant outre à ce que l’homme, en son être, est, comme cette déclaration va même (dans le cadre de l’exemple ici évoqué) à l’encontre de ce qui est considéré comme l’être de l’homme, alors non seulement l’on n’a rien à objecter à ceux qui ne respectent pas l’homme et bafouent ses droits, mais, si l’on est conséquent, l’on doit aller jusqu’à reconnaître que ces négateurs des droits de l’homme ont raison, et que leurs agissements sont en conformité avec l’être de l’homme. Si vraiment l’homme n’est qu’un mammifère un peu plus évolué que les autres, alors les nazis ont raison : l’existence humaine ne peut avoir d’autre sens, en dernière analyse, que l’effort pour faire prévaloir des « exigences vitales », en écrasant tout ce qui apparaît comme obstacle. Si vraiment il n’y a rien en l’homme qui soit de l’ordre de l’incommensurable, de l’inconditionné, de l’absolu, alors rien de fondamental ne s’oppose à ce que l’homme soit torturé, humilié, massacré : tout n’est que choc entre des volontés de puissance.
    Bien sûr, l’on objectera à cela que, même si l’homme n’est qu’un mammifère performant, il est tout de même « plus raisonnable » d’essayer de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres, et que « l’intérêt bien compris » de tous exige que les volontés de puissance soient régulées afin de ménager une coexistence harmonieuse. Et tel est l’unique argument que peuvent invoquer les actuels défenseurs des droits de l’homme. Mais précisément, il ne s’agit alors que de régulation ; on ne dépasse pas l’ordre de la volonté de puissance, on l’aménage ; on ne dépasse pas l’ordre de l’intérêt, on s’efforce de le « bien comprendre ». Les règles que l’on peut alors formuler restent radicalement insuffisantes, elles demeurent une simple possibilité parmi d’autres, justifiée au mieux par des considérations d’ordre utilitaire ou sentimental, par essence fragiles, variables, incapables d’être la source d’une radicale obligation. Si je dois respecter l’autre seulement parce que mon « intérêt bien compris » me le commande, alors, dès que les circonstances seront telles que mon intérêt exige l’écrasement de l’autre, non seulement rien ne s’opposera à ce que je le fasse, mais tout m’y invitera. Et même en admettant (ce qui est sans doute faux) que mon intérêt bien compris ne puisse jamais me prescrire d’écraser autrui, il demeure qu’en tout état de cause, dans une telle perspective, en écrasant l’autre je ne contreviens pas aux exigences de son être, mais seulement à celles de mon intérêt. On pourra me reprocher d’avoir fait un mauvais calcul, non d’avoir été immoral. Inversement, en souscrivant aux commandements de l’intérêt bien compris, je ne respecte jamais que mes exigences vitales, et non la dignité de l’autre. Bref : si les droits de l’homme ne s’imposent que comme un ensemble de prescriptions indépendantes de l’être véritable de l’homme, se recommandant par le fait qu’elles rendent possibles un monde en lequel « tout le monde trouve son compte », alors il n’y a pas plus de vraie obligation de les respecter qu’il n’y a de véritable forfaiture à les bafouer. L’unique argument des actuels défenseurs des droits de l’homme n’en est pas vraiment un, il n’en est même pas un du tout ; car il prétend asseoir le caractère inconditionnel de ces droits sur ce qui n’est en réalité qu’un ensemble de conditions (je respecte autrui parce que, et donc à condition que cela favorise ma propre existence).
    La tâche qui est devant nous est celle qui consiste à chercher si, en son être même, l’homme est tel qu’il a une dignité, c’est-à-dire une valeur absolue, radicalement indépendante de toute considération d’intérêt ou de commodité. Cette interrogation ne pourra recevoir une réponse affirmative que si nous commençons par admettre que c’est une certaine conception de l’être de l’homme, et elle seule, qui peut justifier l’idée selon laquelle l’homme a une dignité, et donner une signification à quelque chose comme les « droits de l’homme ». Se prononçant sur qu’est l’homme en vérité et dans son être, cette pensée devra être une ontologie, une métaphysique — celles-ci fussent-elles « négatives ». Alors seulement nous aurons vraiment quelque chose à répondre à ceux qui bafouent ces droits : nous pourrons leur reprocher non pas purement et simplement d’être ce qu’ils sont, ou de ne pas être comme nous (c’est-à-dire de ne pas partager nos « évidences »), ou encore de mal comprendre leur intérêt, mais de ne pas être comme l’exige leur propre être. Alors seulement nous aurons des arguments véritables à faire valoir, pour affirmer qu’ « il faut » respecter ces droits.
    Or il est important de remarquer que, par là, nous ne donnerons peut-être pas à notre promotion des droits de l’homme davantage d’efficacité, mais que nous lui donnerons du moins un sens — et que c’est en cela que tient l’essentiel de notre propos. Il ne s’agit pas en effet de procéder à un simple travail de consolidation, destiné à rendre notre arsenal argumentatif plus performant, et qui laisserait intacte et inchangée la nature même de ce que nous soutenons, comme si toute l’affaire était d’apporter aux droits de l’homme un renfort extérieur. Si c’était le cas, la « tâche à entreprendre » consisterait à bâtir de toutes pièces un discours philosophique ou métaphysique, pour justifier après-coup une certaine position. Mais une telle manière de procéder pècherait doublement : d’abord du point de vue même de son efficacité, car elle n’aurait de chances de succès qu’auprès des doctes, et laisserait le plus grand nombre tout à fait froid ; ensuite quant à son but, car elle laisserait complètement de côté la question de la vérité des droits de l’homme. Or c’est de la vérité qu’il doit être question avant tout : il s’agit de retrouver le fondement premier et essentiel des droits de l’homme, non pas d’abord pour rendre plus solide leur ancrage dans les esprits, mais pour ancrer de nouveau les esprits dans l’ordre du souci de la vérité. Le propos n’est pas d’abord de faire en sorte que les droits essentiels de l’homme soient effectivement toujours mieux respectés, selon une conformité toujours plus grande des conduites avec les exigences d’une loi « déclarée », mais de faire en sorte que le respect de ces droits soit la conséquence d’un souci toujours plus profond de ce que l’homme est en son être.
    Une fois retrouvé, un tel souci rejaillirait d’ailleurs sur ces droits, leur conférant une importance accrue ; mais, bien au-delà encore, il en bouleverserait la signification au point de modifier radicalement l’idée que nous nous faisons de l’existence humaine en général. Car nourrie de ce souci, cette existence cesserait d’être ce qu’en fait l’esprit contemporain, à savoir un flux encadré extérieurement par des droits ayant simple fonction de garde-fous (comme si mener une existence d’homme consistait à faire tout ce que l’on veut, pourvu seulement que l’on n’empiète pas sur le pré carré des droits du voisin !) ; elle pourrait devenir ou redevenir une destinée spirituelle, difficile mais sensée, appelant à un travail et à une élévation intérieurs. Car alors, l’on devrait considérer sa dignité non plus comme une caractéristique que l’on possède, et qu’il faut seulement défendre, mais pour ainsi dire comme l’auréole de son être, à la hauteur de laquelle l’on doit sans cesse tenter de se hisser — et dont, paradoxalement, on sera peut-être toujours indigne.
    Il ne faut donc pas s’y tromper : la « tâche à entreprendre » ne saurait consister d’abord et avant tout à procurer aux droits de l’homme un fondement plus solide — comme on renforcerait les fondations défaillantes d’une bâtisse, cette dernière restant, après l’opération, exactement identique à ce qu’elle était auparavant —, mais cette tâche doit consister à renouveler le sens et la consistance des droits de l’homme — un peu comme, alimentant d’un nouveau combustible une flamme chancelante, on l’amène à brûler non pas seulement plus fort mais autrement.

2. L’inconditionnel bien compris

    Mais une interrogation demeure : comment, sans contradiction, asseoir une dignité et des droits inconditionnels sur une certaine doctrine ? Cela n’entraînera-t-il pas nécessairement une dépendance de l’inconditionnel à l’égard d’une certaine manière de voir les choses, et du même coup, une négation de cet inconditionnel comme tel ? Telle semble bien être la crainte de ceux, aujourd’hui si nombreux, qui se font un devoir de défendre les droits de l’homme hors de toute allégeance à une philosophie ou une religion précises. Pourtant, cette crainte apparaît injustifiée, dès que l’on dissipe les graves confusions dont elle est l’indice. A cet égard, l’on peut inviter la réflexion contemporaine à se souvenir de deux distinctions essentielles pour notre propos :

1) Concernant les doctrines tout d’abord (philosophies, religions), on ne doit pas confondre précipitamment leur particularité de fait et leur éventuelle relativité de droit. De fait, il existe une foule de manières d’envisager l’homme ; cela n’autorise cependant pas à en conclure qu’aucune d’elles n’est plus vraie qu’une autre, et qu’il ne s’agit là que de « points de vue » entre lesquels on ne pourrait choisir que de manière arbitraire. En toute rigueur, le fait qu’il existe beaucoup de doctrines — parfois incompatibles entre elles — ne prouve pas qu’aucune d’elles n’est vraie, ni que la vérité est tout à fait hors de l’atteinte de l’homme : cela prouve seulement que, s’il y a une vérité, celle-ci n’est pas immédiatement évidente, et qu’il est possible de la manquer soit complètement, soit partiellement. Élaborer une conception de l’homme, et fonder éventuellement sur elle les droits de l’homme, ce n’est donc pas adopter ipso facto une position partiale et forcément particulière, c’est au contraire s’efforcer de mettre à jour les raisons universelles, liées à ce que l’homme comme tel est en son être, qui justifient la reconnaissance à cet être d’une dignité et de droits fondamentaux. Inversement, c’est si l’on n’entreprend pas cet effort que, pour le coup, les droits de l’homme apparaîtront de plus en plus nettement, et à de plus en plus de gens, comme une simple possibilité parmi d’autres et pas plus vraie que d’autres : c’est précisément ce qui est en train d’arriver.

2) Conjointement, et dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, l’on doit prendre garde à ne pas confondre l’inconditionnel et l’évident — confusion fort répandue et qui anime au fond l’actuelle manière d’envisager les droits de l’homme. Ce qui est inconditionnel n’est pas ce qui, sautant aux yeux, pourrait se passer de toute tentative de justification, bien au contraire. Pour reconnaître l’inconditionnel comme tel, et donc pour confirmer que ce que l’on affirme doit bel et bien être tenu pour inconditionnellement vrai, il faut beaucoup de temps, de réflexion et de raisonnements. Un exemple fameux l’atteste : dans sa philosophie morale, Kant énonce un « impératif catégorique », qui se présente comme une exigence inconditionnelle (s’imposant toujours, partout et à tout le monde). Mais précisément, cet impératif inconditionnel s’énonce et ne peut s’énoncer que dans la philosophie morale de Kant. Bel et bien inconditionnelle, l’exigence morale formulée par cet auteur ne se présente pourtant pas comme une « déclaration », en un état de pure suspension et de pur isolement, comme s’il suffisait de l’énoncer pour que, du même coup et nécessairement, son évidence frappe tous les esprits. Que cet impératif est inconditionnel, et qu’il s’impose à l’homme en tant qu’il y a en cet être de l’inconditionné, c’est justement ce que Kant s’emploie à exposer par le menu, et il n’y faut rien de moins qu’un système philosophique complet. D’autres penseurs ont développé des doctrines philosophiques dans lesquelles quelque chose comme l’impératif catégorique kantien est tout simplement inconcevable. Cela ne signifie pas que l’inconditionnel dépend d’une philosophie parmi d’autres, cela signifie au contraire que seule la philosophie proposée par Kant a su rendre la morale indépendante du conditionné, et que cette philosophie n’en est donc pas une parmi d’autres. Que si l’on voulait détacher l’impératif catégorique de la doctrine kantienne et le présenter comme valant par lui-même de façon immédiatement évidente, à l’instar de la fameuse « déclaration », on ne le rendrait pas par là plus indépendant, mais incompréhensible et arbitraire, parce qu’on ne verrait plus du tout en quoi il se relie avec ce qu’est l’homme. Bref, on l’a compris : ce n’est pas conditionner un impératif que de l’inscrire en une philosophie montrant qu’il y a en l’homme de l’inconditionné.
    On pourrait, enfin, en dire autant des rapports entre les droits de l’homme et le christianisme. Beaucoup de gens reconnaissent que c’est dans cette religion, et non dans une autre, que les principes essentiels des droits de l’homme ont leurs racines. Pourtant, ceux-là mêmes qui l’avouent sont fort nombreux à considérer que les droits de l’homme ne doivent absolument pas se réclamer de cette religion, que celle-ci doit être mise sur le même plan que les autres, et que la considérer avec une faveur particulière serait faire preuve de partialité. Mais on voit aisément le caractère problématique d’une telle attitude. Là encore doit se poser cette question, que nous livrons à la méditation du lecteur : détacher les droits de l’homme du christianisme, est-ce les soustraire à une dépendance, ou est-ce les priver de signification ?


    Que tout homme ait une dignité et des droits fondamentaux, de manière inconditionnelle, cela n’est nullement une évidence, et ce ne peut être une décision. C’est une idée dont la vérité et le sens sont absolument indissociables de cette question : qu’est-ce donc que l’homme ? Promouvoir les droits de l’homme, cela ne peut pas être autre chose que rechercher et formuler de manière toujours plus claire et plus profonde la réponse à cette question. Aujourd’hui au contraire, nous voyons l’affirmation toujours plus acharnée des droits de l’homme aller de pair avec un oubli toujours plus radical de cette question. L’affirmation est toujours plus acharnée parce que la question est toujours plus refoulée. Les droits de l’homme ne sont plus ce sur quoi l’on médite, mais ce à quoi on s’accroche, ce sur quoi on se crispe, sans voir qu’en cette crispation on les étrangle.
    Ainsi notre époque est à la fois celle où l’on proclame avec le plus d’insistance comment l’homme doit être traité, et celle où l’on ignore le plus absolument ce que l’homme peut bien être. Ce grand écart ne durera pas. Nul ne peut prédire comment il prendra fin, mais chacun peut s’employer à faire en sorte que ce soit autrement que par une catastrophe : comment, et à quelles conditions, c’est ce que les réflexions qui précèdent ont tenté de suggérer.
 

Gildas Richard
(écrire à cet auteur)
 

1. Le terme « homme » est évidemment pris ici et dans la suite de l’article en son sens le plus général, et désigne aussi bien la femme, l’enfant ou le vieillard.
2. Cette indépendance se manifeste, dans les textes, de manière négative, en ceci qu’aucune prise de position concernant l’essence de l’homme n’est jamais invoquée ni évoquée, dans les différents préambules — ceux des deux grandes « déclarations » (1789, 1948) et celui de la constitution française de 1946. Cf. J. Morange, La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, PUF, « Que sais-je? », 1988, Annexes, p.115 ; p.117 ; pp.119-20). Tout au plus est-il fait mention, dans l’article premier de la déclaration universelle de 1948, du fait que tous les êtres humains sont « doués de raison et de conscience » : affirmation fort courte et fort vague, qui n’est d’ailleurs nullement présentée comme ce en quoi les droits de l’homme trouveraient leur fondement (id., p.120).

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