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Don humain et don divin
(article paru dans la revue L’enseignement philosophique,
sept-oct. 1999, 50e année n°1)

Grandeur et limite du don humain

Un homme peut apporter à un autre homme bien des choses. Il peut même faire plus, et lui apporter bien davantage que de simples « choses » — ce terme fort général désignant ici toute réalité particulière et déterminée, quelle qu’elle soit, par conséquent les objets matériels mais aussi les réalités idéelles ou spirituelles, telles que des informations, des idées, etc. : en effet, et c’est l’expérience la plus commune qui nous l’indique, il est possible à un homme d’apporter à son semblable, non pas seulement telle ou telle chose, mais encore et au moins jusqu’à un certain point, la possibilité même de recevoir des choses et d’en user.

Qu’est-ce à dire ? Il y a, par exemple, bien de la différence entre donner à quelqu’un un livre, et lui apprendre à lire. En lui donnant un livre, on ne lui donne justement que quelque chose, un objet particulier et déterminé. S’il ne sait pas lire, l’objet qu’il reçoit restera à l’état de simple chose, juste bonne à tel ou tel emploi utilitaire en vertu de sa forme, de sa masse ou de sa matière : certains livres font d’excellents combustibles, d’autres remplacent commodément un pied de fauteuil défaillant ; mais alors, la chose donnée n’est pas vraiment reçue, en ce sens qu’elle n’est pas reçue pour ce qu’elle est vraiment. S’il sait lire, le récipiendaire reçoit bien le livre comme un livre — pourvu bien sûr qu’il le lise effectivement, la réception véritable consistant ici dans cette activité ; mais il ne reçoit pourtant que ce livre-ci, dont le contenu sera nécessairement particulier. Or apprendre à lire à quelqu’un, c’est plutôt lui apporter une capacité universelle et indéterminée qui lui ouvre accès à tous les livres possibles, au moins en puissance ; et c’est alors seulement qu’il pourra recevoir quelque chose de tel ou tel livre. Aussi peut-on dire que celui qui a appris à lire a reçu par là, non pas à proprement parler quelque chose, mais le moyen même de recevoir ensuite quelque chose : telles informations, telles idées, telles questions.

Donner le moyen de recevoir : voilà ce que l’on pourrait appeler un apport du second degré, par la médiation duquel d’autres apports — alors dits du premier degré, consistant en des réalités particulières et déterminées — deviennent possibles. Mais comment et jusqu’à quel point cela est-il possible ? Si l’on considère de manière quelque peu attentive ces mots « donner le moyen de recevoir », on voit vite vers quelles perplexités ils nous entraînent. Car ce « moyen de recevoir » ne doit-il pas être lui-même reçu, et ne faut-il pas pour cela que celui à qui l’on s’adresse en ait le moyen ? En apprenant à lire à quelqu’un, on lui donne le moyen de recevoir des livres (par quoi il faut entendre : le moyen de prendre connaissance de leur contenu) ; mais pourra-t-on lui donner aussi le moyen de recevoir l’apprentissage de la lecture, c’est-à-dire, si l’on nous pardonne ce parler barbare, le moyen de recevoir le moyen de recevoir des livres ? Évidemment, la même question se posera une nouvelle fois encore un cran plus loin, et ainsi de suite.

Cette évocation nécessaire de la régression à l’infini permet de marquer clairement les limites du don humain. Un homme ne peut apporter quoi que ce soit à un autre homme, qu’en présupposant l’existence, chez celui-ci, de la capacité à recevoir ce qui est apporté. Certes, comme le montre l’exemple de la lecture, divers degrés de don sont possibles, et il n’est pas faux de dire qu’un homme peut donner à son semblable la capacité même de recevoir. Mais cela n’est vrai qu’en un sens tout relatif. Très vite s’impose la reconnaissance de ce fait, qu’il y a en l’autre une capacité fondamentale et nécessairement première, qui n’est elle-même apportée par aucun homme et qui rend possible toute réception. En dernière analyse, cette capacité est tout simplement celle de la pensée. C’est elle qui est évidemment présupposée immédiatement dans l’apprentissage de la lecture en général, et médiatement dans la lecture de tel livre particulier. Pour que je reçoive un livre, il faut que je sache lire ; pour que je sache lire, il faut qu’on m’ait appris à lire ; mais pour que je reçoive l’apprentissage de la lecture, il faut que je sois capable de penser. Or cette dernière capacité n’est pas elle-même quelque chose que je puisse recevoir extérieurement, ou qui puisse m’être apporté ; ou bien, ce qui revient au même, il faut reconnaître que, selon son concept véritable, la pensée est ce fondement absolument premier auquel tout apport proprement humain s’adresse, et à partir duquel s’ouvre pour l’homme la possibilité de recevoir, c’est-à-dire de faire véritablement sien quelque chose en général.

Il est vrai que beaucoup refusent de l’admettre, craignant que l’acceptation de ce point ne les contraigne logiquement à en épouser plusieurs autres dont ils ne veulent pas. Aussi voit-on proliférer les tentatives visant à présenter la dimension de l’intériorité pensante comme n’étant rien de radicalement premier et d’indérivable, mais comme étant elle aussi le résultat d’apports et de médiations ; trois voies, désormais classiques, s’offrent alors : soit l’on tient que la pensée est le fruit de processus physico-chimiques, soit l’on veut qu’elle résulte des relations socio-éducatives, soit enfin, avouant l’insuffisance de chacun de ces deux principes explicatifs considéré isolément, on les combine (selon des dosages à discuter), l’homme pensant étant alors le résultat de la conjonction de l’ « hominisation » et de l’ « humanisation ». Il n’est pas question d’examiner ici les (dé)mérites respectifs de ces propositions ; car dans tous les cas, ce point essentiel demeure : l’intériorité pensante est envisagée comme un produit, engendré, façonné et même déterminé par des faits et des forces. Quelque complexes que soient les alchimies dont on la fait résulter, on assimile alors la pensée à un simple jeu combinatoire ayant pour matériau des « sensations » plus ou moins idéalisées, ou — selon un vocabulaire plus moderne — à un ensemble d’opérations formelles qui agencent des « informations » ; à ce compte en effet, les animaux et les ordinateurs pensent, et l’homme ne pense qu’un peu mieux que les premiers et beaucoup moins bien que les seconds ; à ce compte en effet, l’énigme de la condition première du don humain disparaît, ou du moins se dissout dans l’étude de conditionnements connaissables scientifiquement. Mais en vérité, penser est tout autre chose que recevoir et combiner des informations. Impossible d’en disconvenir dès que l’on considère ce qui, précisément, est systématiquement « oublié » dans et par les réductions qui viennent d’être évoquées : le coeur de la vie de la pensée, à savoir la puissance d’interrogation, illimitée et indestructible, qui est essentiellement rupture et prise de distance par rapport à toute réalité de fait, intérieure ou extérieure, qui atteste que le sujet pensant est toujours quelque chose d’autre et quelque chose de plus que ce que la nature, la société ou les deux ensemble veulent faire de lui, et qui empêche la réflexion de se clore jamais en un mécanisme dont le mode de fonctionnement serait bien arrêté, et les éléments dénombrables. Quels que soient les processus, phénomènes et conditionnements, naturels ou sociaux, que l’on invoque, je puis les refuser, à tout le moins m’interroger sur eux et ainsi m’en distinguer ; et je ne le puis que parce que quelque chose, en moi, leur est d’avance et absolument irréductible.

Il semble donc que ce soit au moment où il parvient à sa plus grande richesse, que l’apport humain mesure aussi le mieux son caractère relatif : capable d’aider l’autre à devenir vraiment soi-même, c’est-à-dire un sujet autonome et responsable, il doit s’avouer radicalement incapable de faire être ce soi auquel il s’adresse et qu’il aide ; ce soi, il ne peut que le rencontrer comme déjà là, le reconnaître et lui offrir un point d’appui extérieur en vue d’un devenir-soi dont ni la source ni l’agent ne peuvent être autres que lui-même. En tout être humain gît la promesse de l’autonomie et de la liberté : je puis oeuvrer pour que cette promesse soit tenue, mais je suis absolument impuissant à la faire naître. Quel père, quelle mère, quel professeur ne s’en est fait l’aveu au moins une fois ? A l’enfant nous apportons certes beaucoup, à commencer par la vie elle-même lorsque nous en sommes le géniteur. Mais aussi grande est la différence entre le vivre et le penser, aussi grande est la différence entre l’apport du premier et celui du second. Nous sommes bien cause du fait que notre enfant est en vie, mais nous ne sommes nullement cause du fait qu’il y a en notre enfant quelque chose d’irréductible à la simple vie (organique) ; et derechef, si l’on tient que nous sommes tout de même bien cause de l’épanouissement de sa pensée, on doit aussi se rappeler la différence radicale qu’il y a entre favoriser un épanouissement, et faire être ce qui ainsi s’épanouit. Ce qui vaut du don de la vie vaut aussi, pour la même raison, de tous les autres dons : biens matériels, attention, affection, idées, méthodes, distance intérieure ; si nous nous faisons un devoir d’apporter tout cela à l’enfant, et si même nous le pouvons, c’est précisément parce que repose en lui cet être-soi radical, un et incomparable, cette pure intériorité qui n’est ni le prolongement ni le résultat de quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, et qui le rend tout à la fois digne et capable de recevoir les apports les plus inappréciables : or cela, nous n’y sommes absolument pour rien.

C’est ce que Platon a compris et exprimé d’une manière qui peut être regardée comme définitive, dans sa caractérisation de l’éducation comme conversion du regard, ou comme réminiscence. L’idée essentielle est que l’apprentissage ou l’enseignement ne consistent pas à apporter à autrui une faculté dont il serait d’abord dépourvu, mais à l’inviter à utiliser différemment une faculté qu’il possède déjà, que l’on ne peut que présupposer en lui et sans laquelle aucun apport ne serait possible : on peut bien aider l’autre à orienter son regard vers des objets nouveaux, d’un autre genre que ceux dont il s’occupait jusqu’alors, mais on ne peut « mettre la vue dans des yeux aveugles »1. Aussi le plus grand don qu’un homme puisse faire à un autre homme réside-t-il en ceci : réveiller et stimuler la pensée en lui, réanimer en lui ce coeur de l’intériorité qui toujours menace de s’assoupir ou de se laisser recouvrir par les distractions, évidences et faux-semblants. Apport du troisième degré, pourrait-on dire, car il n’apporte ni quelque chose de déterminé, ni même une aptitude universelle ou une méthode, mais « seulement » l’introduction dans l’élément purement négatif du penser en général, de la distance intérieure ou de la disponibilité pour l’interrogation. Tel est, comme on le sait, le sens de l’entreprise socratique : amener l’autre à (re)devenir le sujet véritable de sa pensée et de son action, et cela au moyen d’un apport essentiellement négatif, consistant moins à lui donner quelque chose qu’à lui faire prendre du recul par rapport à tous les « quelque chose » (réalités sensibles, opinions, techniques et savoir-faire), et à adopter ainsi une manière d’être, une attitude par rapport à toutes choses et à soi-même fondamentalement nouvelles. Socrate débarrasse l’autre de tout ce qui n’est pas lui, le conduit à se rencontrer enfin vraiment lui-même comme un soi, indérivable d’autre chose et qui est par suite l’origine libre et responsable de ce qu’il dit, pense et fait. Mais s’il le peut, c’est parce qu’il existe déjà en l’autre quelque chose d’absolument premier et indérivable, le soi qui n’est pas lui-même apporté par ce don, mais ne peut être que constaté ou reconnu comme étant là — comme étant ce à quoi tout apport s’adresse.

Ces remarques rendent alors possible et même nécessaire une justification de l’emploi du terme de don, qui jusqu’à présent a été utilisé peu ou prou comme un synonyme d’apport. Or tout apport n’est pas un don ; une spécificité doit donc être mise en évidence, concernant à la fois la manière dont l’apport est effectué, et l’intention dans laquelle il l’est.

Si l’apport socratique, considéré ici comme le summum et le parachèvement de tout ce qu’un homme peut faire en faveur d’un autre homme, est bien à concevoir comme un don, c’est d’abord parce qu’il est par nature désintéressé, ayant pour fin unique le devenir-soi de l’autre, ou l’accession de l’autre à sa liberté : à cela Socrate lui-même n’a rien à gagner — sinon de gros ennuis ! Son apport peut être dit gratuit, s’il est vrai que la gratuité caractérise non pas l’acte motivé par rien (comme on le répète sans sourciller depuis Gide), mais l’acte motivé par le souci d’autre chose que soi — ce qui est tout différent ; car agir gratuitement signifie alors : se consacrer à une chose extérieure à soi, pour elle-même. Or tel est bien le cas de l’agir socratique, qui s’effectue en vue d’une fin en soi, suffisante et se justifiant immédiatement elle-même (que l’autre devienne un soi libre, tout simplement, voilà qui suffit à motiver l’action de Socrate), et qui de surcroît est tout à fait extérieure à l’agent lui-même (c’est le devenir-soi de l’autre qui est le seul but). Mais l’apport socratique est aussi gratuit en ce sens qu’il exclut par nature toute contrepartie, et ce pour une double raison : d’abord parce qu’il n’y a pas là apport de « quelque chose », qui soit quantifiable et à quoi il y ait sens à fixer un prix. Tout au contraire, Socrate dépouille celui à qui il s’adresse, le prive de ce qu’il possédait (certitudes, prestance...) et le place dans une situation bien moins agréable et bien moins désirable que celle qu’il occupait auparavant : l’inconfort du doute succède à l’assurance de la conviction opiniâtre et opinante, et dans le regard des autres l’admiration fait place au mépris. Qui donc désire spontanément un tel sort, et serait prêt en plus à payer pour cela ? Si l’apport socratique doit être gratuit aussi en un sens pécuniaire (contrairement à celui des sophistes), ce n’est donc pas en vertu d’une disposition psychologique particulière de Socrate (qui aurait « bon coeur ») mais, bien plus essentiellement, parce que cet apport ne vient pas satisfaire un désir expressément exprimé par celui à qui il est destiné. Le don socratique n’a pas pour sens de répondre à une demande émise par autrui, mais de faire naître en lui une demande qui n’existe précisément pas — ou qui n’existe plus, ayant été oubliée, recouverte par des préoccupations d’un autre genre. Or s’il y a un genre de choses qui, par excellence, ne peut advenir que sur le mode du don, c’est bien celui-là : l’ensemble des choses qui ne peuvent même pas être réclamées par celui qui doit les recevoir, ce dernier les percevant comme repoussantes, littéralement in-désirables. La raison en est logique et simple : puisqu’il ne désire nullement les choses en question, elles ne pourront lui échoir que si elles lui sont apportées, et apportées non seulement sans espoir de paiement ni de remerciement, mais plutôt avec la certitude de devoir essuyer rebuffades et violences de la part du bénéficiaire. Il y a donc un lien entre la nature de ce qui est apporté, et la façon dont cela est apporté ; l’apport socratique est un don, d’abord et avant tout parce que ce qu’il apporte n’est pas désiré ni attendu par qui le reçoit, et que ce qui n’est ni attendu ni souhaité ne peut être que donné. Personne ne paie pour obtenir exactement le contraire de ce qu’il attend.

Si ce don est bien le plus grand que puisse faire un homme, et si le bénéficiaire de ce don est nécessairement rencontré comme ce qui ne peut lui-même résulter d’aucun don humain, faut-il en conclure que la réflexion sur le don doit recevoir là son point final ? A vrai dire la limite rencontrée relance l’interrogation en avivant le mystère du donataire. Si ce dernier est un soi, antérieurement à tout apport et indépendamment de toute aide, s’il est ce que toute aide et tout apport ne peuvent que rencontrer comme ce qui les appelle, les justifie et ainsi les précède, comment faut-il le concevoir ? Est-ce donc un absolu s’originant lui-même, une causa sui ? Impossible de répondre par l’affirmative, tant est patente notre incapacité à faire surgir nous-mêmes le soi pensant que nous sommes : chacun de nous constate la présence déjà là d’une intériorité pensante, non seulement chez autrui mais encore en lui-même ; et s’il est clair que ce n’est pas autrui qui la lui apporta, il l’est tout autant que ce n’est pas lui-même non plus. Mais d’un autre côté, comment répondre par la négative sans rendre inintelligibles et impossibles la radicale autonomie et la primauté à l’égard de tout apport, censées caractériser le soi ?

En somme, la reconnaissance de l’existence, en l’homme, d’une intériorité pensante irréductible et indérivable conduit nécessairement à affronter cette redoutable difficulté : non seulement on ne voit pas quelle peut en être l’origine, mais l’on doit en venir à se demander si le fait même d’avoir une origine quelconque n’est pas incompatible avec son être. Et il s’agit, très exactement, de se le demander véritablement et loyalement, en s’abstenant de toute réponse présupposée ou précipitée ; aussi faut-il ici séjourner dans l’aporie, s’en imprégner, pour tenter de lui donner d’abord une claire formulation. Telles sont alors les interrogations précises qui s’imposent à notre réflexion :
   Le soi humain pensant — auquel les dons humains s’adressent, et qu’ils ne peuvent que présupposer — peut-il et doit-il être envisagé comme étant lui-même le fruit d’un don, don qui serait alors autre qu’humain ? Dans ce cas, comment conciliera-t-on la radicale autonomie qui doit être la sienne, avec le caractère de « fruit » ou d’être-résultant qui l’affectera nécessairement ? Si le soi pensant est bien un soi, c’est-à-dire l’origine unique et absolue de ce qu’il pense et fait, il est à concevoir comme une source. Or comment faire naître une source, qui soit à la fois réellement née et radicalement source ? Voici, en somme, la grande question qui récapitule les autres et cerne ainsi notre embarras : est-il une manière d’originer qui soit telle, que ce qui vient à être grâce à elle soit tout autre chose qu’un simple produit ou un simple résultat, à savoir un être libre ? Et s’il est une telle manière d’originer, en quoi s’apparente-t-elle à un don ?

Le don divin comme don de l’être

C’est une idée qui a pour elle toutes les apparences d’une évidence : ce qui est originé est nécessairement, et pour ainsi dire par définition, privé de véritable autonomie, puisque déterminé et conditionné par ce dont il provient. Mais cette évidence pourrait bien devoir l’essentiel de sa force au fait que, explicitement ou non, l’on tend à assimiler tout « originer » ou tout « faire être » à l’engendrement naturel — comme reproduction biologique, ou plus généralement comme causalité d’un phénomène à l’égard d’un autre —, ou encore à la fabrication. Dans le cas de l’engendrement comme dans celui de la fabrication, en effet, ce qui est produit l’est de telle sorte que la plus grande partie, voire la totalité de ses déterminations lui est imposé de l’extérieur : ni l’être vivant, ni l’objet fabriqué ne décident de leurs caractéristiques essentielles (par exemple pour les êtres vivants : de la nature particulière de leur constitution, et par suite de leur alimentation, mode de déplacement, milieu de vie, etc.) ; alors, faire être signifie effectivement : donner un être-là et une réalité à ce qui n’était qu’un simple concept ou une simple possibilité (semence, projet), concept ou possibilité en lesquelles étaient déjà présentes, sur le mode de la puissance encore enveloppée, ou sous les espèces fantomatiques de l’idée, toutes les diverses modalités de l’être « à venir ». Mais il est une manière d’originer ou de faire être, bien connue et tout humaine, à propos de laquelle de telles représentations ne valent plus, et en laquelle se laisse discerner une image de ce que nous cherchons : c’est la création de l’oeuvre d’art.

L’oeuvre d’art en effet, comme a su le montrer avec profondeur la réflexion philosophique des deux derniers siècles, est irréductible au statut de simple produit ou de simple résultat, et le « faire être » dont elle provient ne peut sans violence être identifié à la simple fabrication. Qu’il suffise de rappeler sur ce point l’essentiel, dû pour une large part à la pensée kantienne, qui demeure d’une clarté et d’une justesse inégalées : l’oeuvre d’art n’est pas le fruit de la mise en oeuvre d’une technique, dont on puisse identifier, énoncer et enseigner les principes2 ; elle n’est pas issue de la rencontre entre une idée vierge de matérialité et une matière brute, mais dès l’origine elle consiste en leur unité ; et si sa réalisation se peut légitimement comparer au développement d’un être vivant — croissance à partir de l’intérieur, qui certes ne va pas sans apports étrangers, mais qui à ces apports impose et fixe ses conditions, loin d’en être le passif réceptacle ou le résultat —, c’est sous réserve toutefois de souligner qu’il n’y a pas là apparition du nouvel exemplaire d’une espèce, aux déterminations préexistantes et inévitables, mais naissance d’une réalité radicalement unique. Enfin l’artiste qui l’élabore n’est pas le technicien qui, armé de l’idée, sait où et comment il va, n’ayant à vaincre que l’inertie du matériau, mais, ayant avant tout à surmonter sa propre indisponibilité, il est celui qui écoute l’oeuvre appelant à l’aide pour sa venue au jour, et lui obéit. Une étonnante inversion intervient, accompagnant à chaque instant et transfigurant la fabrication : c’est l’artiste qui est spectateur et instrument de ce qui, pourtant, n’advient que par lui. Et cela n’arrive que parce que l’oeuvre est d’emblée animée d’une vie intérieure, propre et autonome, qui n’est pas à confondre avec celle de l’être conscient et pensant, mais qui n’en est pas moins réelle : l’oeuvre a bien un coeur irréductible à ses éléments extérieurs et apparents, ceux-ci renvoyant inépuisablement à celui-là et ne recevant que de lui leur sens et leur justification ; et ce coeur est en quelque façon libre, n’étant l’effet ni du travail de l’artiste, ni du regard du spectateur — n’en déplaise à certaine « théorie post-moderne » — mais étant bien plutôt ce qui les gouverne souverainement tous deux.

En bref, l’oeuvre d’art nous offre l’exemple extrêmement remarquable de « quelque chose » qui est à la fois originé et autonome ; et l’art considéré comme activité n’est pour ainsi dire rien d’autre que l’accomplissement effectif et irrécusable de cette gageure : faire naître une source, ou encore originer une origine. Cela doit suffire à nous dissuader de regarder ces deux caractères, l’être-originé et l’être-libre, comme étant évidemment et parfaitement incompatibles : car de fait, nous les voyons ici réunis. Cela, surtout, doit nous inciter à considérer de plus près cette notion, que l’on a coutume d’employer pour désigner précisément et spécifiquement l’activité de l’artiste : la création.

Envisagée à la lumière de cet emploi, elle signifie manifestement : production de tout autre chose que d’un simple produit, engendrement de tout autre chose que d’un simple exemplaire d’une espèce. Ce serait à l’évidence une erreur fort grossière que d’assimiler brutalement création et fabrication, comme n’a pas craint de le faire Sartre, qui plus est dans un ouvrage destiné à la plus large publicité3 ; entre autres conséquences aisément visibles, et visiblement absurdes, auxquelles conduiraient cette assimilation si elle devait être prise au sérieux, figurerait celle-ci : l’abolition de toute différence de nature entre une oeuvre d’art et un quelconque produit manufacturé. Au vrai, Sartre ne parlait pas en cette occasion de la création artistique, mais de la création tout court, de la création ex nihilo par quoi d’aucuns croient que Dieu a créé l’homme et le monde. Mais le sens du mot ne demeure-t-il pas le même au moins jusqu’à un certain point, de l’un à l’autre emploi ? Et si ce même terme a pu être jugé propre à désigner le geste par lequel l’artiste fait être l’oeuvre, et celui par lequel Dieu fait être l’homme, est-ce seulement en vertu d’une confusion, dont l’effet désastreux serait de rabaisser d’un même mouvement l’artiste et Dieu au rang de simples fabricants, et l’oeuvre et l’homme au rang de simples produits, ou n’est-ce pas plutôt en vertu d’une profonde intuition attentive à discerner et à nommer cet événement si extraordinaire : la naissance d’une source ?

Si cette seconde voie est la bonne, nous sommes autorisés à discerner dans le concept pur de création ce qui, déjà, quoique de façon seulement approximative, était manifeste dans le concept artistique de création. Et nous pouvons accepter hardiment tous les risques inhérents à ce genre de manoeuvre (anthropomorphisme, mais aussi théomorphisme), précisément dans la mesure où c’est la seule nécessité du concept qui nous oblige à l’entreprendre. Si, comme le donne suffisamment à penser le sens du mot en matière artistique, créer signifie faire naître une source, alors il y a d’autant plus radicalement création que ce qui vient à être est plus radicalement source. Or l’être-source n’atteint sa pleine radicalité qu’en un être qui soit, ou qui puisse être, pleinement l’origine de ce qu’il dit, pense et fait, c’est-à-dire un être doué d’une intériorité autonome qui n’est plus seulement celle d’une chose, comme c’est le cas pour l’oeuvre d’art, mais d’une personne. Il en résulte cette conséquence fort claire, qui prend à contre-pied certains préjugés des plus solidement ancrés, et qui peut s’énoncer en trois propositions conjointes : au sens strict, 1) seul un être libre peut être dit créé4 ; 2) le créer ne peut faire être qu’un être libre ; 3) seul le créer peut faire être un être libre. Propositions dont les corollaires négatifs sont les suivants : 1) l’être non libre n’est pas créé, mais causé, engendré, fabriqué ; 2) le créer ne peut pas faire être un effet, un exemplaire d’une espèce, un produit ; 3) un être libre ne peut absolument pas venir à l’être autrement que par création — tout au rebours de ce qu’avance l’opinion, tenue par certains pour une évidence définitive, d’après laquelle il faut refuser à l’homme le statut de créature, pour pouvoir l’envisager comme un être libre.

L’être créé stricto sensu est donc une source, qui doit son être-source à autre chose que lui-même ; il est doté d’une pleine autonomie, dont il est bien incapable d’être lui-même l’origine. Or pour rendre à la fois les deux aspects, seule s’avère parfaitement juste, semble-t-il, la compréhension de la création en termes de don, ainsi que le propose avec la plus grande rigueur et la plus grande clarté C. Bruaire5 : comme esprit, ou comme libre intériorité, l’homme est un être donné à lui-même.

Qu’est-ce que cela signifie, s’agissant d’abord du créé lui-même, donc de l’homme ? Qu’il est donné, ce qui implique facticité et passivité, altérité de l’origine de son être ; et qu’il est donné à lui-même, ce qui implique qu’il est lui-même et lui seul sa propre destination ou raison d’être — étant de façon plénière ce que l’oeuvre d’art était déjà mais seulement en quelque façon, à savoir une fin en soi : ce qui exclut radicalement de l’envisager comme un simple un « mode », un « point de vue », un « être-là » (Dasein) ou même un « moment » d’autre chose que lui-même6 . Parce qu’il est donné, il n’est pas lui-même sa propre origine — l’origine du fait qu’il est —, mais parce qu’il est donné à lui-même, il est sans réserve l’origine une et unique de ce qu’il en adviendra de lui-même : penser, vouloir et action seront siens. Comme il est de fond en comble donné par autre chose que lui-même, on peut le dire absolument dépendant ; mais comme ce n’est à rien d’autre que lui-même qu’il est donné, c’est l’indépendance même qu’il reçoit : c’est très précisément le fait de ne dépendre que de lui-même qui lui est donné par un Autre, et qui ne peut advenir que de cette façon ; car s’il y a une chose que nous ne pouvons nous donner à nous-mêmes, et qui en ce sens ne dépend absolument pas de nous, c’est bien la pure indépendance en quoi consiste notre libre intériorité.

Que nous soyons des êtres donnés à eux-mêmes, cela signifie encore, concernant cette fois le créateur lui-même, que celui-ci n’est créateur qu’en ne visant pas son besoin, son intérêt ou sa satisfaction. La représentation d’un Dieu despote est non pas l’expression fidèle, mais au contraire la caricature ou même la pure et simple négation du Dieu créateur. Étrange manière de s’y prendre en effet, pour qui voudrait se donner des esclaves, que de faire surgir de son propre chef les seuls êtres capables de lui dire non ! — sachant que cette capacité à dire non n’est nullement une suite ultérieure et imprévue du créer, pas davantage une conquête de la créature elle-même, mais bien le coeur de son être, ce qui justement ne peut absolument pas être conquis (car toute conquête a là sa condition, son point de départ) et qui est positivement voulu, non concédé, par l’acte créateur même. S’il peut se dire que la création « vise » quelque chose, il ne peut donc logiquement s’agir que de ceci : l’instauration, entre créateur et créature, d’un rapport de liberté à liberté, de personne à personne7 .

Il reste enfin à confirmer que l’emploi du terme de don est, ici, autre chose qu’une simple façon de parler, autre chose aussi et à plus forte raison qu’un abus de langage. Pour ce faire, il faut rapidement confronter la création aux caractères distinctifs du don qui ont pu être mis en lumière au terme de l’examen du don humain. On voit alors que l’être créé est bien lui-même, et lui seul, le but et la raison d’être du créer : un être libre ne peut être voulu et désiré que pour lui-même. On voit également que la création consiste en l’apport de ce qui ne peut absolument pas être attendu ou désiré par qui le reçoit, puisque ce qu’il reçoit n’est pas autre chose que lui-même ; en raison de l’identité du contenu et du bénéficiaire (l’être créé, donné à lui-même, est à la fois ce qui est reçu et ce qui reçoit), cet apport fait bien plus que combler tel ou tel désir, plus aussi que réorienter — en le contrariant — un désir déjà existant, comme le faisait l’apport socratique : c’est le désirant même, la source d’un désir infini qui vient à être. Et s’il y a bien quelque chose qui est in-désirable et in-attendu (au sens strict : impossible à désirer, à attendre), c’est précisément cela que toute attente et tout désir ne peuvent que présupposer : le sujet désirant et attendant. Corrélativement, cet apport se caractérise par ceci qu’il apporte absolument avec soi la capacité même d’être reçu, celle-ci ne lui préexistant aucunement ; à ce titre il est, et lui seul, un souci de l’autre absolument désintéressé et inconditionnel. Apportant en effet le recevant lui-même, la création ne réclame ni n’impose à celui-ci aucune condition préalable, rien n’est exigé de lui. En aucune façon il ne lui est dit : « Je t’apporte quelque chose, mais fais au moins de ton côté un petit pas, aie du moins la capacité et le désir de recevoir ; je me charge de presque tout, mais il y a un petit minimum que tu dois faire ou avoir déjà par toi-même — sinon tu ne recevras rien ». Si donc le don doit consister en un apport gratuit et inconditionnel, et s’il est vrai que ce qui exige au suprême degré d’être donné, c’est ce qui ne peut même pas être demandé, alors il faut admettre non seulement que la création est bien un don, mais qu’elle est le don par excellence, le don seul pleinement conforme aux exigences de son concept — ce qui n’est vrai d’aucun don humain.

Pour conclure, on insistera particulièrement sur ce point, qui concerne les dernières de ces quelques pages : l’on peut bien douter ou même nier que le don divin, en quoi consiste le créer stricto sensu, ait jamais eu lieu, et le tenir pour une fiction ou du moins pour un article de « foi » ; mais ce qui demeure malgré cela, c’est que le concept de don, considéré purement en lui-même et selon sa nécessité interne, trouve son achèvement dans celui de création ; ce que l’on peut exprimer ainsi, en usant d’un conditionnel qui insiste sur le sens du concept et accepte de réserver la question de son accomplissement effectif : le don qui serait le plus complètement un don, ce serait celui qui consisterait à donner un être à lui-même, purement et simplement. Tout autre don est moins un don que ne le serait celui-là, qui instaurerait cela même que le plus grand des dons humains ne peut que restaurer et honorer : l’être libre. — Quant à l’admission de la réalité de ce don, sa légitimité est, philosophiquement, tout entière tributaire de la justesse de cette (double) affirmation : il existe un être libre, et l’être libre ne peut être que créé.

Gildas RICHARD
(écrire à cet auteur)
 

1. République 518 c.
2. Critique de la faculté de juger, §§ 46 et 47.
3. Cet auteur présente certes les choses de manière apparemment moins tranchée, disant seulement que « lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur » (nous soulignons). Mais de fait, il traite de la notion de création comme si elle avait ce sens et celui-là seulement. Cf. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Folio coll. « Essais », p. 27 et suivantes.
4. En dépit de l’usage, il faut en effet admettre que la nature, ou le monde non humain, ne peuvent être dits créés au sens strict, mais seulement en un sens second et relatif. S’agissant d’eux en effet, la notion de création n’est justifiée que de manière négative, pour marquer l’absence de tout matériau préalable (à la différence de la démiurgie), et non de manière positive, par la destination à soi-même de ce qui vient à l’être. Cf. sur ce point C. Bruaire, L’être et l’esprit, Paris, PUF, 1983, p.144 ; H.-U. von Balthasar, La gloire et la croix, 3 vol. Aubier, Paris, 1965, 1972, 1974, I p.547.
5. Cf. L’ensemble de L’être et l’esprit, op.cit.
6. Cf. respectivement les conceptions spinoziste, leibnizienne, heideggérienne et hégélienne de l’être de l’homme.
7. Sur cette compréhension de la création comme action de faire être un être libre, cf. C. Bruaire, op.cit., en particulier pp. 129-144. Cf. également E. Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Le livre de poche, coll. « biblio essais », p. 52 ; p. 58 ; p. 88 ; pp. 107-108.

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