Le temps aux plus belles choses
Se plait à faire un affront
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front
disait le vieux Corneille à quelque jeune
fille…
Et certes, l’idée la plus
spontanée que tout un chacun se fait du temps, est celle d’une puissance
universelle, qui sur toutes choses agit : cela s’appelle, en « patois »
philosophique, l’efficacité du temps, terme qui indique que le passage du
temps sur un être n’est jamais sans effets. Et certes, le temps altère (rend
autre), aliène, corrompt, déforme, abîme, use, transforme tout ce sur quoi il
passe : toute puissance du temps ! Toute puissance qui se marque certes plus
vite sur ce visage-ci que sur ce visage-là, mais se marque cependant sur
eux-deux ; toute puissance qui se marque certes plus vite sur la rose que sur
l’étoile, mais se marque cependant sur elles-deux. Toute puissance dont témoigne
également, et au combien, son irréductible irréversibilité. Même un dieu ne
peut pas faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu, disaient les Grecs.
Relativité du
temps
Il faut pourtant
rappeler avec Bergson que ce temps tout puissant, parfaitement régulier,
uniforme, irréversible, homogène, n’est pas le temps tel que les hommes le
vivent, et dont ils ont expérience. La distinction bergsonienne du temps
mathématique (ou temps des horloges) et du temps psychologique (ou durée) est
inoubliable, et explique assez bien pourquoi certaines de nos heures passent
vite, et d’autres pas ; pourquoi le temps passe plus vite pour le soignant
pressé que pour la personne âgée qui l’attend.
Car si le temps des
horloges est homogène, régulier, absolu et uniforme, la durée est en revanche
hétérogène, irrégulière, relative[1]
et polymorphe.
Sous
le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
disait Apollinaire, et ce n’est pas pour rien
que l’imaginaire populaire a élu ces vers comme les siens : le passage de l’eau
sous le pont est une bonne métaphore du temps. Il faut cependant très vite
ajouter que si le temps coule comme la Seine, c’est justement en ceci qu’il ne
passe pas comme un fluide régulier : Michel Serres l’a dit dans une belle
méditation sur le temps[2],
où remarquant que « toute l’eau qui passe au pont Mirabeau n’aboutira point
forcément à la Manche, parce que maints petits filets retournent vers Charenton
ou vers l’amont », il déduit que le temps ne coule pas mais percole. Le
percolateur, comme tout filtre, impose au liquide son hétérogénéité,
l’hétérogénéité de ses pores, ce qui signifie que le liquide passe et ne passe
pas, coule ici et ne coule pas là : et il en va de même pour le temps.
Le temps passe vite, et la trotteuse semble
galoper pour qui se sait en retard ; le temps ne passe plus, et la trotteuse
semble aller au pas pour qui attend le train qui ne vient pas… Et de même qui
écoute le mouvement lent du Quintette à deux violoncelles de Schubert a
l’impression que le temps ne passe plus ; et qui écoute telle ouverture de
Rossini, qu’il galope.
Et certes le temps ne passe pas de la même
manière pour qui travaille et pour qui ne travaille plus, pour qui attend et
pour qui n’attend pas. Or il est certain que l’attente est l’une des données
essentielles de la vie de nos personnes âgées. Pas de toutes, certes ! Et il
faut dire avec force que nombre de personnes âgées vivent longtemps une vie
pleine d’ardeur, de passion ; que vieillir, ce n’est pas que perdre, c’est aussi
gagner, par exemple une sagesse, une disponibilité à l’essentiel, une sérénité,
un art de vivre que le temps du travail comme temps de l’affairement permettait
si peu de pratiquer… Mais ce que vieillir fait gagner est-il assez considéré par
notre société ? Les valeurs d’aujourd’hui sont connues : beauté, rapidité,
efficacité, utilité, santé[3]…
On sait même des vieillards qui en fin de vie semblent nous crier :
« Sacrifiez-moi sur l’autel des valeurs contemporaines ! Je ne sers plus à rien,
coûte cher à la sécurité sociale, ne supporte plus ce corps que le temps m’a
donné… » Mais combien souvent, sous la demande de mort, se cache en fait une
demande d’amour… Et puis il faut rappeler avec force que la perte de certaines
facultés[4]
n’est pas une perte de dignité, pas plus que la perte de certaines maîtrises[5]
n’est une perte d’humanité.
Notre société ne l’a-t-elle cependant pas un peu
oublié ? Parce qu’elle a cette fâcheuse tendance à faire de l’activité
productive le critère presque unique de la réussite d’une vie, elle est
spontanément plus attentive aux pertes qu’aux gains que le vieillissement
entraîne.
Le loisir et l’attente
Aussi considère-t-elle ce temps de loisir
qu’ouvre la « retraite » comme un succédané : celui qui s’adonne au loisir est
pour nous celui qui ne travaille pas ! Et Dieu qu’à cet égard nous sommes loin
des Anciens… Pour les Grecs et pour les Romains, travailler était toujours le
signe d’une sorte de déchéance, et pérégrins, métèques et esclaves étaient
exclus de la citoyenneté du fait même qu’ils travaillaient. Non pas du tout que
les citoyens du Monde Antique se fussent enfermés dans la stérile oisiveté de
l’ennui ! Ils n’étaient certes pas inactifs ; mais leurs activités étaient
considérées comme de nature plus haute que le travail productif, au nombre
desquelles on trouvait : le soin de la cité, de la famille, des dieux, la
pratique des arts, des sciences et de la philosophie, et encore celle de
l’amour. Un mot résumait cela dans chacune des deux langues : skhole en
grec, et otium en latin. Termes que l’usage a longtemps traduits par
loisir, mais dans lesquels les spécialistes d’aujourd’hui voient plutôt la
disponibilité à l’essentiel. Et certes, les loisirs qu’on pratique dans
les parcs du même nom relèvent plus de l’art de se détourner[6]
de l’essentiel plutôt que de s’y consacrer, et n’ont que peu de choses à voir
avec l’otium antique. Ce dernier était d’ailleurs valeur positive, et de
ceux qui n’avaient pas la chance de s’y adonner, les Latins disaient qu’ils
étaient des hommes du nec-otium : le négoce (le travail, en général),
c’est l’activité de ceux qui ne sont pas disponibles à l’essentiel, de ceux qui
ne pratiquent pas le loisir… Pour nous en revanche, le travail est valeur
positive, et ceux qui pratiquent un loisir sont ceux qui ne travaillent pas.
Il devient donc urgent de voir dans le temps de
la retraite, autre chose qu’un temps vain vainement occupé, mais au contraire le
temps où, libéré de l’affairement, l’homme consacre son industrie à ce qui vaut
vraiment.
Mais on ne change pas un regard par décret… Et
le primat de l’activité productive est tel, qu’il façonne les consciences les
plus libres, de sorte que trop nombreux sont encore les personnes âgées qui
considèrent la « perte » du travail comme une perte de valeur, la retraite comme
un exil, le fait « d’avoir du temps » comme un luxe dont on se passerait bien.
Pouvoir aimer le temps où on a du temps semble
alors le fait des plus privilégiés de nos aînés, de ceux que leur richesse
personnelle, affective, morale et spirituelle prémunit souverainement des affres
de l’attente comme de celles de l’ennui.
Mais trop nombreuses sont les personnes âgées
dont le temps est temps de l’attente plutôt que du loisir : attendre le passage
du facteur, attendre la visite de la petite fille, ou celle du Docteur, attendre
dans la salle d’attente du médecin, attendre le retour de la douleur lancinante,
attendre la mort. Le temps des personnes âgées apparaît alors comme une temps
suspendu, qui a bien des égards est en décalage avec le temps bousculé de la
modernité. Or il est certes possible de jouir de cet temps suspendu, quand on en
jouit avec quelqu’un : ce temps suspendu n’est-il pas la condition de ce que
Proust appelait le temps retrouvé ? Mais trop souvent seules, les personnes
âgées ressentent généralement leur suspension comme une attente, et leur attente
comme une souffrance, précisément parce qu’il y a dans l’attente une dimension
de passivité, d’ignorance[7]
et d’impuissance[8].
Ce qui caractérise l’attente, c’est
ordinairement cette tension vers l’avenir attendu, qui s’accompagne souvent,
soit d’une indifférence, soit d’un mépris agacé pour le présent. Comme le dit
Nicolas Grimaldi, « l’attente est manière de s’expatrier du présent en le
disqualifiant : parce que le propre de l’attente est d’être uniquement attentive
à ce qu’elle cherche et jamais à ce qu’elle trouve, parce que le présent est par
définition vide de ce qu’on attend, l’attente le considère généralement comme
aussi peu que rien. »[9]
Aussi celui qui attend se montre-t-il généralement terriblement injuste à
l’endroit du présent ! Parce qu’il sait que ce qu’il cherche ne s’y trouve pas,
le présent le plus riche lui apparaît comme la pauvreté même, et le temps qui le
sépare de l’arrivée de ce qu’il attend n’a pour lui que la morne et agaçante
consistance d’un délai.[10]
« Quoi de neuf aujourd’hui grand-mère ? –Rien… »
Il nous semble donc que ce qui rend le temps de
la vieillesse si souvent douloureux, c’est la solitude dans laquelle il
est vécu. Que donc d’abord notre société s’oblige à ne pas abandonner ses
vieillards ! Que d’abord elle mette en place des moyens à la hauteur de ce
vertigineux allongement de la vie que sa technique a permis[11],
et disparaîtraient du même coup nombre des problèmes que pose cette discordance
des temps, qui oppose temps des jeunes et temps des vieux. Mais répétons-le, on
ne change ni un regard, ni une mentalité par décret. Que faire, dès lors, en
attendant ? Que faire, pour vivre pleinement l’automne de nos vies ? Qu’on
n’attende pas de la philosophie un remède souverain ! Mais un rappel de ce
qu’elle disait de la belle vertu de patience n’est-il pas élégante
manière de terminer notre propos sur le temps de la personne âgée ?
Eloge de la patience
La patience n’est pas maîtrise, mais accueil du
temps. Elle ne consiste pas à répondre à la puissance du temps par la puissance
de la volonté, mais par une volonté de non-puissance. Elle est manière
paradoxale d’attendre, manière de prendre plaisir à l’attente. N’est-ce pas en
apprenant la patience que le jeune homme devient un bon amant ? Etre patient,
c’est savoir attendre, c’est se laisser envahir par le temps de l’autre, c’est
donner du temps au temps de l’autre. Et voilà pourquoi elle fut si souvent dite
vertu féminine ! Pénélope à sa manière, la femme enceinte à la sienne savent que
patience et longueur du temps font plus que force et que rage… Accueil
aimant du présent, vertu qui donne au temps sa chance : voilà ce qu’est la
patience. Et si l’attente impatiente nous met à distance de nous-même et fait de
tout délai une souffrance, la patience attentive nous réconcilie avec nous-même
et fait du délai une source de plaisir, et d’approfondissement. Et même le temps
passé dans l’attente de la mort peut-être dès lors un temps pleinement vécu !
Mais parce que nous ne saurions exiger de nos
personnes âgées qu’elle soient patientes, j’aimerais terminer en invitant notre
société affairée à montrer un peu plus d’attention, un peu plus de respect,
bref, un peu plus de patience à l’égard du temps de ses aînés.
Oui, nos
personnes âgées ont droit à notre patience…
Eric Fiat (Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
[1] Relative à
chacun d’entre nous comme à nos états d’âmes.
[2] Cf. Michel Serres,
Eclaircissements, Paris, François Bourin, 1992, p. 90.
[3] Laquelle dans
notre monde moderne semble avoir pris la place du salut, en raison d’une
confusion entre le sain et le saint ; cette confusion, si courante dans le
monde antique, est justement ce à quoi le Christ voulut s’opposer, murmurant
au malade, au pauvre, au disgracié, qu’il y a des valeurs plus hautes que la
santé, la richesse, la beauté.
[4] Car chez
l’homme, les facultés importent moins que l’usage qu’on en fait : nous
connaissons tous de ces hommes au sommet de leurs moyens, jouissant de
toutes leurs facultés, et qui pourtant ne sont certes pas de bons hommes !
Suffisants, arrogants, méprisants…
[8] Je n’ai pas la pouvoir de
faire que ce que j’attends vienne enfin.
[9] Nicolas
Grimaldi, Traité des solitudes, Paris, PUF, coll. « Perspectives
critiques », 2003, p. 76.
[10]
Nicolas Grimaldi le rappelle avec éloquence, remarquant qu’une maison peut
être remplie de livres rares, de tableaux merveilleux, de bouteilles à
l’étiquette prometteuse, de meubles de prix, eh bien lorsque ayant tout
fouillé les policiers n’ont pas trouvé le document où la pièce espérée, ils
déclarent sans sourciller au commissaire qui les attend : « il n’y a rien ».