(article paru dans la revue Soins Pédiatrie-Puériculture
n°201 - août 2001)
La tradition philosophique, pour laquelle nous éprouvons
gratitude et reconnaissance, a bien souvent présenté le philosophe comme l'homme
ami du vrai. Pour Platon déjà, le mensonge était un crime contre la philosophie,
et le philosophe, ami du savoir (philosophos), devait l'être également de
la vérité (philalethes). Il a pour tâche de lever les voiles, les
masques, comme l'enfant du conte d'Andersen, qui seul dit la nudité du Roi.
C'est bien, d'ailleurs, ce que Calliclès disait à Socrate : "Tu fais
l'enfant..." Nous ferons donc l'éloge de la sincérité et dirons la laideur du
mensonge... Mais il nous faudra également dire les dangers de l'excessive
sincérité, d'une exhibition impudique de la vérité. Nous terminerons enfin par
une analyse de la fiction, c'est-à-dire des rapports entre le songe et le
mensonge.
* * *
Il ne faut pas mentir. Voilà une évidence du sens commun, à
laquelle chacun adhère spontanément, sans même avoir lu Emmanuel Kant, sans
avoir même jamais songé à le lire un jour... Et il est vrai qu'il y a bien des
raisons, tant esthétiques qu'éthiques, pour condamner le mensonge.
Le mensonge est esthétiquement condamnable
Qui se soucie d'esthétique le sait fort bien, il n'est pas
beau de mentir! La franchise, la sincérité sont du côté de la belle droiture,
quand le mensonge, la fourberie sont du côté de la courbure, du tordu. L'homme
franc est droit, il expose avec une belle netteté son visage, son front. Les
mots sortent de sa bouche avec l'impeccabilité, la spontanéité d'un bel accord
de do majeur : la loyauté, la spontanéité, la probité, la rectitude ont la
beauté d'Apollon. La dissimulation, la fausseté, l'hypocrisie, la sournoiserie
sont en revanche laides. Duplicité du menteur : le "di-able"
[1] ne fut pas pour rien représenté par un
serpent, c'est-à-dire par l'animal à la langue fourchue. Regardez cet enfant
tenter ses premiers mensonges... Son regard est fuyant, son corps même se tord
sous l'effet du mensonge. Les mots sortent avec peine de sa bouche, tout est en
lui biaisé, tordu. Quand il aura développé ses dons de comédien, quand il aura
appris à "bien mentir", il jouera alors la franchise, la netteté, exposant son
visage et son front avec une excessive et ostentatoire droiture
[2]. On pourra dire alors qu'il ment
effrontément, de façon éhontée : car tout se passe comme si son front (ce qu'il
y a de plus droit en son corps) l'obligeait à la franchise, à la droiture. Et il
se sentira inévitablement sale, laid et moche si, d'aventure, on se rend compte
qu'il a menti : "Il en rougit, le traître!"
[3] Oui, celui dont le mensonge est
découvert, celui qui "perd la face", comme le dit si bien la langue française,
mériterait de perdre son front et devrait, au minimum, rougir d'avoir ainsi
menti.
Tout montre que le mensonge, cette désertion de sa propre parole,
est esthétiquement condamnable : le menteur est furtif, tordu, dissimulateur,
sournois, double, biaisé, laid en somme. Beau est en revanche le sincère
[4], celui qui ouvre son coeur avec
franchise, c'est-à-dire avec liberté, noblesse, netteté et droiture. Il peut
nous regarder droit dans les yeux, il fait bien l'homme, fait bien son métier
d'homme.
Le mensonge est éthiquement
condamnable
A cette disqualification esthétique
du mensonge, Kant substituera une inoubliable disqualification éthique et ce,
parce que pour le penseur de Konigsberg, le mal vient de la contradiction
[5] et qu'il me suffit en vérité d'être un
instant attentif à ce que me murmure ma propre raison et la loi morale qui s'y
trouve, pour comprendre que le mensonge est un acte contradictoire, triplement
contradictoire.
D'abord parce que le mensonge est contradiction entre la parole et
la pensée, et qu'il ruine l'essence même de la parole qui est la confiance. Tout
acte de parole promet la vérité, même - et surtout! - l'acte de parole qui ment
et qui peut aller jusqu'à jurer qu'il dit vrai, alors qu'il ment. La société des
hommes deviendrait vite infernale, si chacun devait se méfier de chacun. Je fais
spontanément confiance au quidam auquel je demande mon chemin, perdu que je suis
dans les rues de Metz ou de Bordeaux... Pourquoi ? Parce que tout se passe comme
si me liait à lui une sorte de contrat de confiance, contrat antérieur à tous
eux que je pourrais un jour signer avec lui, et qui en est la condition de
possibilité. Comme disent fort bien les Anglais, je n'aurais de relations
humaines avec lui que si je peux supposer qu'il "means what he says",
qu'il est présent dans sa parole au moment où il me parle. Mentir, c'est violer
l'essence même de la parole, laquelle devrait être le moyen d'expression de la
pensée...
Il faut ensuite remarquer que le menteur ne veut pas qu'on lui
mente. Mentir, c'est s'arroger un droit que l'on refuse à autrui, c'est
contredire un principe auquel on reste attaché, parce qu'il s'agit là d'un
principe dont on ne peut vouloir qu'il soit universellement contredit...
Et puis il faut enfin bien admettre que le menteur a toujours pour
projet de ne pas mentir. Nous mentons à chaque fois, juste pour une fois ; à
chaque fois, pour la dernière fois. Bref, nous mentons toujours à titre
exceptionnel, précisément parce que la Loi morale ne cesse pas de parler en
nous, au moment même où nous lui désobéissons... Même quand je me trouve des
raisons de mentir - de "bonnes-mauvaises" raisons de mentir -, je sais bien que
je n'ai cependant pas raison de mentir, parce que le mensonge est un acte
contradictoire en soi, donc contraire à la raison.
Telle est la démonstration de Kant
[6], qui nous demande d'être simplement attentif une seconde à cette voix de
la Loi morale qui parle en nous, nous interdit impérativement tout mensonge, et
qui parle en l'enfant le plus enfantin : même Pinocchio est assisté d'un Jiminy
Cricket qui l'enjoint de ne pas mentir... Il entend "la voix de sa conscience"
[7], même s'il ne l'écoute pas, même s'il
agit contrairement à ce qu'elle lui dit.
Mais pourquoi, cependant, ne l'écoute-t-il pas ?
Pourquoi l'homme ment-il ?
Pour rester heureux ou pour le
devenir. En vérité, la plupart de nos mensonges ont pour mobile ce que Kant,
encore une fois, appelle l'amour de soi [6]. Je mens pour
ne pas être ridicule aux yeux d'autrui, pour être aimé. Mentir, c'est faire
passer son bonheur avant son devoir : je ne me lève pas le matin avec
l'intention de mentir, mais avec celle d'être sincère, "vérace", comme disent
les philosophes [8]. Mais voici que déjà
surgit toute une série de cas où mon devoir d'être vérace contrarie mon désir
naturel d'être aimé, admiré, d'être heureux enfin... C'est donc par amour de
moi-même [9] que je vais me permettre de
faire une exception à une règle à laquelle je reste foncièrement attaché : celle
qui commande de ne pas mentir. C'est donc par faiblesse plus que par réelle
méchanceté que je vais mentir, parce que j'éprouve pour moi-même "un faible".
Comme le disait Vladimir Jankélévitch : "Le diable n'est fort que de notre
faiblesse : qu'il soit faible de notre force!"
[10].
Le mal vient donc de l'exception, laquelle, animée d'un vice
étrange qui la contredit dans son essence même, va tendre à se répéter... "Demain,
je travaille", avait pour devise un ami paresseux. "Demain, j'arrête de
mentir", avons-nous tous, peu ou prou, pour devise...
Le mensonge pour l'amour d'autrui
Mais il y a aussi ces mensonges que
je fais, non par amour de moi-même, mais par amour pour autrui : c'est ce qu'on
appelle le mensonge pieux.
Il convient cependant d'être prudent : combien souvent, sous la
belle apparence du mensonge pieux, se cache la mesquine réalité du mensonge par
amour de soi! Je ne dis pas à autrui la vérité qui pourrait le blesser, mais
c'est aussi pour ne pas avoir à subir sa tristesse ou sa colère, ou à porter le
poids de son désespoir. Qu'il est fatigant de devoir consoler un ami malheureux!
"Mais non, ce costume te va bien! Mais non, tu étais très bien, mon
grand!". Les moralistes du XVIIe siècle ont consacré l'essentiel de leur
industrie à révéler les extrêmes raffinements de l'amour-propre et ont traqué
impitoyablement, au fond de tout acte apparemment généreux, la secrète impulsion
de l'amour de soi.
Un peu de La Rochefoucauld nous en informe assez : "La sincérité
est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu de gens, et celle que l'on
voit d'ordinaire n'est qu'une fine dissimulation, pour attirer la confiance des
autres." (Maxime 62).
"Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés"
(Maxime 171).
"Nous aurions souvent honte de nos bonnes actions,si le monde
voyait tous les motifs qui les produisent" (Maxime 409)
[11].
Mais imaginons que cela existe, le mensonge par amour d'autrui. Le
problème moral n'en serait pas réglé pour autant. Une querelle sur le mensonge
pieux opposa le même Kant au philosophe et écrivain français Benjamin Constant.
Contrairement à ce dernier, Kant refusait toute possibilité d'un droit au
mensonge, même dans l'intérêt d'autrui. Pourquoi ? Parce que je ne saurais
"faire le bien" d'autrui en lui mentant : mentir à autrui, c'est le mépriser, le
considérer comme indigne de recevoir la vérité. De même qu'il est plus grave de
n'être pas jugé que de l'être sévèrement (juger quelqu'un, c'est le considérer
responsable de son acte, donc respecter sa dignité d'être de raison), de même on
blesse plus l'autre en lui mentant qu'en lui disant une vérité blessante
(dérober la vérité à autrui, c'est le maintenir dans un état d'ignorance et, là
encore, ne pas respecter sa dignité d'être de raison).
Non pas du tout qu'il faille, pour être kantien, jouer les Alceste
et prétendre, comme celui que Molière qualifiait à raison de misanthrope, dire à
chacun brutalement "ses quatre vérités" : "Oui, je veux que l'on soit homme, et
qu'à chaque rencontre le fond de notre coeur en nos discours se montre"
[12], assénait Alceste à Philinte, avec la
fougue orgueilleuse du redresseur de torts. Mais est-il moral de s'ériger ainsi
en censeur des actions d'autrui, de juger tout le monde,
en n'ayant bonne opinion que de soi, de se faire le vengeur des intérêts du ciel
? Certes pas, et les anciens l'avaient bien compris, qui faisaient de la
suraffirmation de la vertu, un vice abhorré : il faut être vertueux, mais sans
montre ; quand on fait reproche aux autres, par son exemplarité, du fait que eux
ne sont pas dans la vertu, on cesse d'être vertueux.
Kant ne nous demande donc nullement de jouer les Alceste, mais
seulement de dire la vérité à autrui, si ce dernier la demande, et encore de la
lui dire avec tact, avec cette douceur "déniaisée" dont Jean Cocteau faisait si
bien l'éloge.
Il n'en demeure pas moins que pour Kant, "la véracité dans les
déclarations que l'on ne peut éviter" demeure un devoir, "le devoir formel
envers chacun, quelque grave inconvénient qu'il en puisse résulter"
[6].
La perplexité nous prend...
D'un côté, on comprend très bien le philosophe allemand, qui a beau
jeu de montrer combien souvent se cache, sous cette prétendue piété, une pitié
méprisante. Qui aimerait être objet de pitié ? Comme le disait Balzac, la pitié
tue et affaiblit encore notre faiblesse.
Mais d'un autre côté, peut-on dire sans sourciller que tout homme a
droit à la vérité ? L'indiscret, le criminel ont-ils droit à la vérité ?
N'est-il pas inconséquent, et moralement coupable, de ne pas se soucier de
l'usage qu'ils pourraient être amenés à faire de ladite vérité ? Dire à l'agent
de la Gestapo que Yehudi n'est pas caché chez moi, alors qu'il y est, c'est,
bien sûr, lui cacher la vérité, mais c'est peut-être aussi lui dire une vérité
plus vraie que le vrai. Il est vrai qu'il y est, mais il est tout aussi vrai
qu'il n'y est pas pour vous...
Le bon sens, qui fait passer l'humanisme avant le rationalisme, n'a
donc pas tout à fait tort, qui voit dans l'application stricte des principes
kantiens sécheresse de coeur : il existe, d'évidence, des cas où le mensonge est
un droit, peut-être même un devoir et des cas où l'exception est un droit, voire
peut-être un devoir.
Le kantien répondra que blesser la vérité, c'est aussi blesser
autrui, que commencer à se donner un droit à l'exception est fort dangereux,
puisque c'est précisément toujours à titre exceptionnel que ment le plus
effronté des menteurs! Il est vrai!
A nouveau, la perplexité nous prend face à un Kant, pur et dur,
avec ce que la pureté a d'admirable et ce que la dureté a d'inquiétant. Ce
philosophe, parce qu'il fonde la morale sur la seule raison, nous murmure que le
mensonge est toujours immoral, toujours irrespectueux d'autrui. Mais n'y a-t-il
pas là quelque chose comme un usage imprudent de la raison ?
Nous mesurons ici à nouveau à quel point le tragique -
l'indécidable, la contradiction vécue dans la crainte et le tremblement - fait
partie de la vie éthique. Qu'il y ait des cas où la question du mensonge et de
la sincérité est tragique, est une évidence trop bien connue par les soignants,
et il faut dire avec force que le tragique n'est pas soluble dans l'éthique.
Cela ne doit cependant pas nous décourager de rechercher les
fondements d'une éthique du mensonge, laquelle tenterait de concilier devoir de
véracité et droit à l'exception.
Au fond, il faudrait trouver un moyen qui fasse que l'exception
demeure exceptionnelle...
Et puis, il ne serait déjà pas si mal de retenir de la lecture
d'Emmanuel Kant la décision de ne plus se permettre que quelques mensonges
pieux, laissant à d'autres le vil et médiocre mensonge par amour de soi.
Pour une éthique du mensonge
Faut-il dire la vérité à l'enfant
malade ? Toujours s'il la demande, répondrait Kant. Jamais, répondrait
Jankélévitch, car ce serait alors ajouter à sa souffrance "la torture du
désespoir" [13].
Entre ces deux réponses, également bien fondées, il nous paraît
urgent de ne pas choisir. La révélation brutale d'un diagnostic mortel est
scandale : on suffoque le malade, ses capacités de réception et de compréhension
sont d'emblée saturées, et on le voue alors soit au déni et à la révolte
agressive, soit au repli, au mutisme accablé.
Mais le mensonge, la dissimulation pieuse sont tout aussi
scandales. On n'a pas le droit de voler à l'autre sa mort, cette rencontre
décisive avec soi-même, avec sa plus secrète intériorité, que peut permettre
l'approche de la mort. On méprise celui que l'on maintient dans un état
d'ignorance. Et puis pouvons-nous croire que l'enfant ne devine pas, plus ou
moins consciemment, qu'on lui ment ?
Expert en communication infra-verbale, attentif à tous les signes
qui trahissent le mensonge - dérobade du regard, tremblement des lèvres et des
mains, clignement des yeux, fausseté du sourire, douceur suspecte... -, l'enfant
devine, plus ou moins consciemment mais d'intuition souveraine, quand on lui
ment. Alors son imagination se met en action! Et c'est l'imagination, "maîtresse
d'erreur et de fausseté" [14] comme le
disait Pascal, qui va le conduire à imaginer le pire. Que me cacherait-on, qui
ne fût monstrueux ? Ses parents lui cachent la mort de sa grand-mère ? Il fait
semblant de les croire, mais sa souffrance inconsciente lui fait faire des rêves
où ses parents se montrent les meurtriers de la grand-mère... On lui cache
l'origine sexuelle de son existence ? Il la devine cependant trop bien : mais si
ses parents ont honte de leur sexualité, c'est que la sexualité est chose
honteuse! Difficile adolescence en perspective...
Au reste, puisque nous parlons d'amour, tentons une analogie osée :
car il y a quelque chose comme une érotique de la vérité.
Eloge de la pudeur
Aristote, pour qui la vertu est
toujours juste mesure entre deux vices (l'un par défaut, l'autre par excès [15]),
faisait de la pudeur la juste mesure entre la honte et l'obscénité. Mais il faut
dire que cette belle vertu est aussi le piment du désir! Quel est le corps le
plus désirable ? Celui qui n'est ni tout à fait voilé, ni tout à fait dévoilé.
La puritaine, qui cache son corps sous maintes armures, décourage le désir, mais
l'impudique, qui l'exhibe avec obscénité, coupe l'herbe sous le pied du désir!
Il faut que le corps soit pour un temps dérobé au regard pour qu'il puisse
devenir objet de désir : imaginé, attendu, désiré... Baudelaire avait tout dit,
qui lie l'érotisme au clair-obscur [16].
De même, une juste mesure est à inventer, entre l'exhibition
obscène de la vérité et sa dissimulation honteuse. L'enfant a le droit de ne
souffrir ni de l'une ni de l'autre. Encore faut-il ajouter que cette juste
mesure n'est pas donnée de toute éternité, parce qu'elle est à réinventer à
chaque fois, pour chaque enfant, car tous n'ont pas le même rapport à la vérité.
Faut-il dire ce que l'on croit vrai à l'enfant ? Oui, si cela le regarde, mais
cela s'accompagne de pudeur et de finesse, et de ce sentiment du moment où la
révélation est possible, de ce sens de l'occasion propice, du "kairos", comme
disait, là encore, le grand Aristote [17].
Comme nous le voyons, cette éthique d'inspiration aristotélicienne, qui invite
l'home à la prudence, est à mille lieues de la pure et dure moralité kantienne.
Il fallait pour le maître grec éviter un usage imprudent de la raison, se
soucier des conséquences possibles de l'action apparemment rationnelle, de ses
possibles effets pervers, enfin n'agir qu'à propos.
Mais il nous faut à présent terminer par une approche du mensonge
comme fiction poétique, car n'est-ce pas ainsi que l'enfant en fait d'abord la
découverte ?
Le mensonge est-il une fiction
poétique ?
Pour être un "bon menteur", il faut
jouir de trois facultés :
Une bonne mémoire pour se souvenir des mensonges que l'on fait ;
De l'imagination ;
Des dons de comédien [18].
Mais alors que l'adulte menteur se sert généralement de ces trois facultés par
fourberie, pour abuser autrui - et ne développe que des récits vraisemblables,
ayant l'air ou les accents de la vérité -, l'enfant les utilise ordinairement
plutôt dans le but de s'arracher au monde donné, afin d'en créer un autre, plus
conforme à son désir, et qu'il ne songe même pas à faire passer pour réel. Il
éprouve alors ce que Nicolas Grimaldi appelle admirablement "la griserie
d'entrer en dissidence par rapport au réel"
[19]. Faut-il le lui reprocher ?
Oui, disait Platon, qui haïssait en tout le "pseudos"
[20] -
terme qui, chez lui, désignait le mensonge, la fausseté, l'erreur, mais aussi la
fiction poétique -, et aurait voulu chasser les poètes de sa cité idéale. Non,
répondait La Fontaine : "Qui mentirait comme Esope et comme Homère, un vrai
menteur ne serait : le doux charme de maint songe par leur bel art inventé, sous
les habits du mensonge nous offre la vérité"
[21].
Le mot mensonge viendrait du latin "mens", qui veut dire
esprit, et de "songe", rêve. Le mensonge comme songe de l'esprit... Mais ne
s'agit-il pas là d'une étymologie... mensongère et fausse ? Qu'importe au fond,
et ce pour deux raisons. La première est que ce jeu de mots donne au fabuliste
l'occasion de rimes riches et d'une fable admirable. La seconde est qu'il nous
est murmuré ici que l'enfant et l'adulte, qui ne gaspillerait pas tout de la
grâce à laquelle il était promis, ont besoin de rêveries : que vivent le père
Noël et la petite souris! Nous admirons l'héroïsme d'un homme qui comme Socrate
tente de se tenir debout en refusant toute forme d'illusion. Mais nous pensons,
aussi, que la pratique de la vie ne va pas sans une certaine "théâtralisation"
de notre destin,, et qu'il faut parfois "jouer" pour trouver en soi le
personnage capable d'assumer la complexité du réel...
Conclusion
Ainsi, il nous semble qu'aux
rationalismes purs, mais durs, d'un Kant ou d'un Platon - qui après avoir
emprunté des chemins différents arrivent à la même conclusion : une condamnation
sans appel du mensonge -, pourrait s'opposer une éthique plus prudente. Qu'il y
ait dans tout mensonge laideur et mesquine contradiction est vrai, mais que tout
mensonge soit immoral ne l'est pas. Que mentir à autrui, ce soit le mépriser,
nous semble peu contestable, mais qu'il y ait quelque chose comme un droit de
garder pour soi, de dissimuler, de résister à la demande de vérité, d'aveu ou de
transparence publique, quelque chose comme un droit au for intérieur, au
silence, au secret, et même à la fiction, nous paraît tout aussi
incontestable... Toutefois il nous faudrait trouver un moyen qui fasse que le
mensonge, c'est-à-dire l'exception, demeure exceptionnel...
Lorsque l'on ne sait plus que faire, agissons comme la "Madeleine à
la veilleuse" de Georges de La Tour : la fragile lumière d'une chandelle peut
révéler ce qui se cachait dans l'obscurité. La philosophie est cette lumière
fragile, elle se trouve dans l'oeil de tout homme de bonne volonté, car dans nos
yeux, où tristesse, remords, incertitude et mensonge ont leur gîte, luit aussi
la lumière de la conscience.
Eric Fiat (Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
1. Celui qui est capable
(-able) de faire deux (di-) à partir de un : il sépare l'homme de Dieu, la
créature de son créateur. 2. N'oublions pas le célèbre, et si pertinent
mot de Pio Rossi, qui nous rappelle dans son "Dictionnaire du mensonge" que "les
métaux qui résonnent le plus sont de plus vil prix que les autres" (Rossi
P., Dictionnaire du mensonge, Allia, 1996). 3. Comme le dit Cyrano... (Rostand E.,
Cyrano de Bergerac, Larousse, 2000). 4. Le mot sincère vient du latin
sine-cirus qui signifie "sans cire" : cet adjectif désignait à l'origine le
bon, le pur miel, celui auquel le bon apiculteur n'a point mêlé de cire. Ensuite
le terme s'est appliqué à l'apiculteur lui-même ; enfin à tout homme
consciencieux, pur, et ne mentant pas. 5. Il s'agit, pour résumer avec plus de
précision le propos de Kant, de s'abstenir de faire des actes dont
l'universalisation entraînerait une contradiction. 6. Kant E., Théorie et pratique sur un
prétendu droit de mentir par humanité, Vrin, 1992. 7. Collodi, Les aventures de Pinocchio,
GF, Flammarion, 2001. 8. On ne peut exiger de l'homme qu'il dise
toujours la vérité : il faudrait, pour cela, la connaître. Ce que ma propre
raison m'impose souverainement, c'est seulement l'obligation de ne pas mentir,
de ne pas faire de faux témoignages, de ne pas avancer une affirmation que je
crois être fausse, comme si elle était vraie. Cela s'appelle la véracité. 9. Même le masochiste ne se veut pas de mal,
puisqu'il trouve son plaisir, donc son bien, dans son mal... 10. Jankélévitch V., Oeuvres
philosophiques, Flammarion, 1998. 11. Rappelons que La Rochefoucauld disait
de lui-même : "Je suis mélancolique ; et je le suis à un point que, depuis
trois ou quatre ans, à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois..." . La
Rochefoucauld de F., Maximes, Hachette, 1999. 12. Molière, Le misanthrope,
Gallimard, 2000. 13. Comme il le dit dans le beau
chapitre consacré à la sincérité dans son traité des vertus. Jankélévitch V.,
Traité des vertus, Oeuvres philosophiques, Flammarion, 1998. 14. Pascal B., Pensées, Le livre de
poche, LGF, 2000. 15. Par exemple : la générosité est la
juste mesure entre l'avarice et la prodigalité ; le courage, juste mesure entre
la lâcheté et la témérité. 16. Baudelaire C., Les bijoux,
Les fleurs du mal, Gallimard, 1999. 17. Aristote, Ethique à Nicomaque,
GF, Flammarion, 2001. 18. Voir sur ce point la géniale, et peu
connue, comédie de Corneille, Le menteur : on y trouve quelques vers
d'anthologie, dont ceux-ci : "Le Ciel fait cette grâce à fort peu de
personnes/Il y faut promptitude, esprit, mémoire, soins/Ne hésiter jamais, et
rougir encore moins". Et encore : "Il faut bonne mémoire après qu'on a
menti". Et enfin : "L'esprit a secouru le défaut de mémoire".
Corneille P., Le menteur, Folio théâtre, Gallimard, 2000. 19. Grimaldi N., L'homme disloqué,
PUF, 2001. 20. Platon, La république, Poche,
LGF, 1995. 21. La Fontaine, J. de, Fables complètes,
Gründ, 2000.