(article paru dans la revue Espace éthique - APHP,
n°7-8 hiver 1998 - printemps 1999)
A l'évidence la
cité fait partie des choses naturelles, et l'homme est par nature un animal
politique ; si bien que celui qui vit hors cité, naturellement bien sûr et non
par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être
surhumain ; il est celui qu'Homère injurie en ces termes : « Sans lignage, sans
loi, sans foyer » (Iliade, IX 63).
Aristote, La Politique, I 1
Cette définition
de l'homme comme animal politique (et polis signifie cité en grec, et
peut être faudrait-il traduire la formule du philosophe grec par animal
civique) est inoubliable. Mais ne relève-t-elle pas d’une conception par
trop « gréco-romaine » des choses ?
C'est à cette question massive que nous allons tenter de répondre
avec précision, en nous demandant comment les deux cultures qui sont à l'origine
de notre civilisation, à savoir les cultures gréco-latine d'une part, et les
cultures "judéo-chrétienne" de l'autre, ont pensé le rapport entre humanité et
citoyenneté.
L'héritage grec
On n'est pas homme
si l'on n'est pas citoyen, mais être dégradé (bête), ou être surhumain (dieu) ;
c'est l'appartenance à une cité qui fait l'humanité de l'homme : telle
fut la conviction d'Aristote, telle fut l'idée qui structura le monde grec comme
tel. Est-ce à dire que les grecs furent incapables de concevoir une humanité
au-delà ou en deçà de la citoyenneté ? Gardons-nous de répondre trop vite à
cette interrogation. Certesl'idée
de droits naturels attachés à l'homme comme tel n'est pas une idée antique :
seuls quelques stoïciens eurent l'audace de penser que le simple fait d'être
homme (d'avoir pour nature la nature humaine, et non pas simiesque ou
végétale) donnait des droits. Et sans doute fallut-il attendre le
monothéisme, et l'idée d'un Dieu unique créateur ayant donné à tous les hommes
"son image et sa ressemblance", pour que la notion même de droit naturel
s'imposât. On n'était pas immédiatement homme pour Aristote, mais par la
médiation d'une cité source et garantie d'un certain nombre de droits. Maisle même
Aristote ne nous invite-t-il cependant pas à penser à ceux que"le hasard
des circonstances et non leur nature" a privés, ou prive momentanément de leur
citoyenneté ? La perte de la citoyenneté est-elle, définitivement et sans
possibilité aucune de rémission, perte d'humanité ? Ce n'est pas absolument
certain...
Car la Grèce antique, en un sens fondatrice de toute une série
d'institutions sous le régime desquelles nous vivons encore aujourd'hui (pensons
aux notions de cité, de démocratie, de droit enfin), la Grèce antique donc était
cependant traversée de figures errantes destinées à l'inquiéter, à hanter
les admirables institutions qu'elle avait su mettre sur pied ; et de ces
figures, qui semblent avoir été la "mauvaise conscience" du monde grec, la
littérature et la mythologie nous laissent d'inoubliables portraits.
Souvenons-nous d'Homère et de Sophocle.
Car Homère ne fait pas que mépriser l'être "sans lignage, sans loi,
sans foyer", et se fait même parfois son vibrant avocat. On trouve en effet à la
fin de l'Odyssée des vers bouleversants, où Ulysse oublié, rentrant à
Ithaque sous les traits d'un vieillard, d'un mendiant inconnu et méprisé de
tous, n'est reconnu et accueilli que par Argos..., c'est-à-dire par son chien.
Faut-il qu'un chien accueille celui que nous ne savons pas accueillir ?
Comme si nous ne savions accueillir que l'homme assez puissant et intègre pour
revendiquer ses droits... Car seul le misérable Argos ("qui gisait là sans
soins, le maître absent, sur du fumier de boeuf et de mulet qu'on entassait
devant la porte ; c'est là qu'Argos était couché, couvert de tiques") saura
montrer quelque... "humanité" à l'égard du misérable Ulysse, rendu misérable par
un coup de baguette d'Athéna ("elle flétrit sa belle peau sur son corps
souple, fit tomber de son chef ses cheveux blonds et lui posa sur tout le corps
la peau d'un homme très âgé, puis érailla ses yeux jadis si beaux ; elle lui mit
d'autres habits, de vieux haillons crasseux, loqueteux, tachés de fumée ; elle
jeta dessus une ample peau de cerf, rapée ; elle lui donna un bâton, une
affreuse besace toute trouée : la bretelle était une corde").
Car Sophocle ne nous touche-t-il pas au plus profond en peignant
dans Oedipe à Colone le parricide, l'incestueux sous les traits d'un
vieillard aveugle, sans foi ni loi, cherchant à tâtons sa dernière demeure ?
Car Sophocle enfin ne pose-t-il pas dans Antigone le
problème politique le plus crucial : l'homme déchu de ses droits est-il encore
un homme ? A Créon, qui conformément aux lois de la cité dont il est gardien
étroit, refuse pour trahison une sépulture au frère d'Antigone, celle-ci parle
d'une divinité... venue lui parler en rêve... d'une loi supérieure aux lois de
la cité... qui impose aux vivants de donner à tout homme mort une sépulture, un
abri, quoi que puisse dire la loi, le droit "positif" des cités. En génial
dramaturge, Sophocle se garde bien de marquer trop nettement qui, de Créon ou
d'Antigone, lui semble avoir raison. Comme l'a admirablement montré Patocka,
l'opposition de Créon et d'Antigone est l'opposition du monde diurne, ordonné
par l'État comme source du droit, et du monde nocturne, sans ordre, profond de
la mort. De son commerce avec la mort, Antigone rapporte "l'obscure clarté d'une
loi et d'un sens plus propres que ceux de la raison entêtée de l'homme", comme
si l'intériorité du coeur était un espace impossible à mesurer par les règles de
la cité.
Ulysse mendiant,
Oedipe, Antigone
: le monde grec a bien entendu l'appel de ces personnages démesurés,
nocturnes... mais n'a su qu'en faire. L'idée que quelque chose en l'homme
transcendait la cité semble avoir été l'idée que le monde gréco-romain
devait refouler pour exister, mais qui par voie de conséquence devait hanter ses
nuits et inquiéter ses jours... Et à la question de savoir s'il y a une humanité
possible en dehors de la cité, la mort de Socrate et celle d'Aristote semblent
donner en acte des réponses : souvenons-nous de Socrate acceptant de boire la
ciguë tout en sachant qu'Athènes le condamnait injustement à mort ; et
d'Aristote libérant tous ses esclaves au moment de sa mort...
L'héritage
« judéo-chrétien »
Nous savons ce que
cette formule a de trop commode, et même d’infiniment contestable[1]
; mais ce que les fils d'Abraham (juifs, musulmans, chrétiens) nous ont apporté
d'essentiel, ce qui leur est commun, c'est la conviction suivante : chaque homme
est une personne, un être unique, irremplaçable, ce que Kant appelle une fin
en soi... En d'autres termes, il y a en chaque homme quelque chose qui
transcende son enracinement dans une cité particulière, ce qui interdit de le
traiter simplement comme un moyen au service de la communauté. Ce qui
fait l'humanité de l'homme n'est pas la cité, mais le fait d'avoir été créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu.
Cette idée n'annule nullement la nécessité de la cité ; le passage
du monde clos à l'univers infini ne la rend pas caduque, mais modifie nettement
son sens et sa fonction : désormais, la cité aura pour tâche première de
garantir les droits attachés à la personne comme telle.
Pour le dire vite, si les fils d'Aristote font de la cité le
fondement de l'humanité de l'homme, les fils d'Abraham la considèrent
plus volontiers comme l'institution devant garantir une humanité constituée en
dehors d'elle.
Cet au-delà de la cité est, pour les uns, Dieu lui-même.
Pour les autres, parmi lesquels on compte bien entendu nombre des
révolutionnaires français, il a pour nom l'humanité. On mesure donc ce que
l'idée de droits naturels de l'homme doit au passage du monde polythéiste
(chaque cité se créant sous les auspices d'un Dieu particulier : Athéna pour
Athènes, etc.) au monde monothéiste (où tous les hommes sont créés par le même
Dieu) ; mais on comprend également que l'idée de droits naturels de l'homme,
quoique invention du monothéisme, n'est pas plus monothéiste que l'algèbre n'est
arabe, quoique invention des arabes...
Une double inspiration semble donc à l'origine de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont le titre même recèle une
irréductible tension : car il y est question à la fois des droits de l'homme,
et des droits du citoyen. Tout se passe alors comme si la cité, institution
particulière, avait vocation à l'universalité ! Nous voilà donc devant un
étrange paradoxe, qui veut que les droits naturels de l'homme ne se
réalisent que par et grâce à cet artifice qu'est la cité ! Ne le
regrettons pas...
La citoyenneté
moderne
Tout homme
occidental de la fin du XXème siècle a été nourri à deux seins : un sein grec et
un sein hébraïque ; et sans doute chacun de nous pourrait-il mieux se connaître
s'il connaissait la part qu'il a prise à chacun de ces deux seins !, et sans
doute ceux qui parmi les soignants se sentent plus fils d'Aristote que fils
d'Abraham considèreront la notion de citoyenneté autrement que ceux qui se
sentent plus fils d'Abraham que fils d'Aristote...
Les uns
demanderont que les soignants respectent, ou si besoin est restaurent la
citoyenneté du malade, parce qu'à être malade on n'en est pas moins citoyen : je
ne serais donc pas choqué que l'équipe d'urgence me demande la carte de sécurité
sociale de mon ami malade avant même de lui jeter quelque regard attentif...,
puisqu'elle est au service du public, c'est-à-dire du citoyen. S'étant assurée
qu'il s'agit bien là d'un homme, puisqu'il s'agit bien là d'un citoyen, l'équipe
soignante s'efforcera alors de respecter scrupuleusement les droits qui sont
ceux du malade, ce qui est déjà beaucoup ! L'éthique est dans ce contexte
comprise comme échange, respect des normes et des proportions...
Les autres
considéreront l’irruption de la notion de citoyenneté dans le domaine du soin
avec plus de circonspection : peut-être réclameront-ils plus spontanément une
simple humanisation des soins, parce qu'en vérité l'éthique est pour eux
respect inconditionné , absolu de l'homme, et que l'acte vraiment moral est pour
eux l'acte qu'aucun contrat, aucune règle, aucune loi, aucune norme n'imposent.
Ce n'est pas parce qu'il est citoyen qu'il faut respecter le malade, mais parce
qu'il y a en lui un infini qui oblige et me fait responsable de lui.
Souvenons-nous que l'un des plus beaux livres de Lévinas s'appelle Ethique et
infini.
Nous sentant tout autant fils d'Abraham que fils d'Aristote, nous
comprenons l'éthique comme la tension entre le respect ordonné par les
normes, et le respect de ce qui en l'homme est au-delà de toutes normes.
L'éthique se meut entre le don pur, absolu, inconditionné, gracieux à autrui et
l'échange avec autrui exigé par les contrats, les lois, les règles qui me lient
à lui.
On paye le médecin, mais l'argent qu'on lui donne ne constitue pas un salaire,
mais des honoraires.
Ne faut-il pas en définitive affirmer avec force que ce qui
constitue l'humanité, à savoir la tendresse, l'attention désintéressée et
souriante à autrui, ne saurait par nature figurer sur aucune charte liant le
patient au soignant ? Avouons notre perplexité devant le projet d'ouverture d'un
"espace tendresse" à l'intérieur de l'hôpital... Mais engageons-nous pour que
les conditions de vie à l'intérieur de l'hôpital ne rendent pas impossible la
tendresse.
La maladie,
l'hospitalisation, la mort
sont les étapes
d'une évolution que les soignants ont pour tâche de bloquer, sinon de ralentir.
Montrons pour terminer comment chacune de ces épreuves fait partie de ces
circonstances qui mettent en péril la citoyenneté de l'homme comme disait
Aristote ; ainsi tâcherons-nous de montrer que l'association des notions de soin
et de citoyenneté est une magnifique idée.
L'homme en bonne santé est aisément citoyen ; mais souffrant,
fatigué, épuisé même, le malade peut-il, ou sait-il, ou bien encore veut-il
toujours exercer ses droits-devoirs de citoyen ?
La santé, c'est le
silence des organes.
Le corps en bonne
santé
est en effet un corps silencieux et un : chaque partie (organe)
fonctionne silencieusement au service du tout (organisme). Chaque partie est là
pour les autres, ne subsiste pas pour elle-même, et la première vertu de la vie
somatique (ce que Hegel appelle la fluide activité du tout) semble être
de se faire oublier. Le corps est l'ensemble des déterminismes silencieux
permettant la vie de l'esprit, c'est-à-dire la liberté, comme vie de
l'esprit qui s'accomplit dans la cité et par l'échange avec autrui.
Le corps malade
est en revanche un corps bavard et pluriel ; la partie (organe) se
manifeste alors comme séparée des autres : elle subsiste pour elle-même, se
fige, et gêne cette fluide activité de l'organisme que nous désignions plus haut
comme caractéristique de la bonne santé. La maladie entrave, appauvrit la vie
sociale (et que dire lorsqu'il s'agit d'une maladie transmissible ou contagieuse
?) : elle assigne à la nature. Parler avec le malade (nous ne disons pas, a
dessein, parler au malade), c'est l'aider à entretenir cette flamme de
l'esprit que la maladie tend parfois à étouffer, c'est tenter de le rapatrier
dans ses droits et devoirs de citoyen : de cela, tout le monde est capable.
L'hospitalisation, comme arrachement au séjour ordinaire, est
souvent perçue comme une nouvelle épreuve.Aux soignants incombe bien sûr
la tâche de soigner, mais aussi peut-être la tâche d'expliquer le soin ; c'est
alors que le malade est agent du soin, afin qu'il ne tombe pas dans cette
triste condition où il ne serait que patient, et doublement patient (patior,
c'est subir et souffrir) : patient d'une maladie dont il souffre ; patient de
soins qu'il subit.
Et quand la mort s'approche... la mort au noir suaire, à la
bouche terreuse. Un jour, la mort viendra nous taper sur l'épaule, et nous
rappellera (nous qui sommes et nous expérimentons comme êtres d'esprit,
comme citoyens et non seulement comme êtres de nature), nous rappellera à
l'ordre de la nature. Comme dit L'Ecclésiaste : "Car il en va de l'homme
comme de la bête, comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre ; tout va en un seul
lieu, tous sont faits de poussière et vont en poussière. Qui peut dire si
l'esprit de l'homme s'élève, et le souffle de la bête descend sous terre ?" (3,
19-22) Qui peut dire en effet ? Comme l'écrivit France Canh, "les
préoccupations du mourant sont sans doute à mille lieues de celles du citoyen
ordinaire impliqué dans les affaires de la cité : la principale caractéristique
du mourant est le désinvestissement par rapport au monde extérieur". Quand
l'univers se réduit "à une chambre, à des proches, et bien sûr, au seuil de ce
grand mystère qu'est la mort, à soi-même", est-ce bien de citoyenneté qu'il faut
encore parler ?
Peut-être, car parler avec le mourant pour l'accompagner, c'est
encore être lié à lui par une langue, par un certain nombres de rites, de
coutumes, de codes qui insèrent cette relation privée dans une certaine cité...
fût-elle une cosmopolis, une cité du genre humain. On ne meurt pas de la
même façon ici et là-bas, hier et aujourd'hui. Respecter le mort, n'est-ce pas
d'abord respecter les rites mortuaires en usage dans la cité particulière à
laquelle il appartint ?
Affirmer que
l'humanité est composée de plus de morts que de vivants, c'est considérer que
les morts font encore partie de l'humanité, ne sont pas pure nature ou pure
matière, ne sont pas que poussière comme la bête est poussière. Car l'humanité
est la seule espèce à s'occuper de ses morts, et l'homme le seul animal qui se
souvienne de son grand-père...
Eric Fiat (Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
[1]D’abord parce
qu’oublieuse de la troisième des religions monothéistes, l’Islam, et ensuite
parce que rassemblant trop vite le judaïsme et le christianisme dans une
commune appellation. Jacques, frère de Jésus, quelques autres furent sans
doute « judéo-chrétiens » ; mais au-delà ?