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Affronter l’angoisse, affronter le tragique en fin de vie

 

Un effort pour rendre le tragique moins tragique : telle est notre définition de l’éthique, définition qui indique assez que nous ne pensons certes pas qu’il puisse jamais exister une éthique qui mette fin au tragique. Car il y a dans toute vie une part de tragique, et qu’elle se manifeste tout particulièrement dans les derniers moments n’a rien qui doive surprendre…

Non, en vérité, nulle éthique, nulle pratique, et même celle des soins palliatifs, ne saurait dissoudre ce que la vie humaine contient de tragique, dissoudre ce que la vie humaine contient d’angoissant. Aussi notre propos vise-t-il à en appeler à une pratique palliative qui respecte le tragique et l’angoisse, qui ne les considère pas comme ce qui doit à toute force être supprimé, mais ce avec quoi il faut composer, au sens musical, si l’on veut, du terme. Car s’il est vrai qu’il y a du tragique, ou de l’angoisse pathologiques, il n’en demeure pas moins que toute tragédie, toute angoisse ne relèvent pas du pathologique !

 

De l’angoisse

L’homme, c’est l’animal angoissé. Qu’est-ce à dire ? Que si on laisse de côté ces angoisses proprement pathologiques, que la médecine a pour tâche de guérir, au moins de soigner, il en demeure encore une qui, bien loin de révéler quelque dysfonctionnement, indique au contraire que c’est bien d’un homme qu’il s’agit là, et non point d’une bête. Et cette angoisse, la tradition la qualifie de métaphysique, ou d’existentielle, comme on voudra. Est-ce à dire que les animaux ignorent l’angoisse ? Certes pas ! Mais il faut que quelque événement, que quelque objet les y invite, et fasse de leur peur une peur en quelque chose motivée. Dans l’angoisse dont nous voulons parler, en revanche, il n’est nul objet, nul événement qui motive son angoisse, et notre homme a pourtant l’âme serrée, et le cœur oppressé[1]… Il n’y a rien qui fasse peur, sinon ce rien, qui fait peur. L’angoisse métaphysique, c’est la morsure que le néant fait à notre âme. Car je suis entouré entre deux néants ! Je ne serai plus, j'aurais pu ne pas être... J’ai plus ou moins vague conscience, et de ma mortalité (je ne serai plus), et de ma contingence (j’aurais pu ne pas être). L’angoisse est donc bien une morsure : deux mâchoires me mordent, et ne relâchent jamais durablement, jamais totalement leur étreinte ; l’une s’appelle conscience de ma mortalité ; l’autre conscience de ma contingence. Être angoissé, c’est donc avoir la mort dans l'âme, et cette présence ne se limite nullement aux seuls moments de désespoir ou de remords où l’on dit qu’ on a la mort dans l’âme.

 Nous vivons cependant dans une société qui semble dénier la mort, une société qui multiplie les moyens de se divertir des questions essentielles comme le disait Pascal. « A l'origine de la société industrielle, fondée sur le primat de la marchandise -de la chose-, nous trouvons une volonté de placer l'essentiel -ce qui effraie et ravit dans le tremblement- en dehors du monde de l'activité, du monde des choses. La religion en général répondit au désir de l'homme de se trouver lui-même, de retrouver une intimité toujours étrangement égarée », disait Georges Bataille dans un livre au titre évocateur : La part maudite. La mort apparaît donc bien comme la part maudite de notre civilisation. Mais la mort nous attend[2] ! Et il n'est pas nécessaire d'entrer dans les profondeurs du discours psychanalytique pour deviner que le refoulement de la mort et de l'angoisse est dangereux.

Voici donc que la mort me rappelle à l'ordre de la nature, et voici donc que cette intériorité que la société dénie prend à présent toute la place ; et veut être entendue, hurle parfois qu’elle veut être entendue. Eh bien, entendons, et même, écoutons !

 

D’une pratique l’autre

Aussi notre propos est-il assez simple. Ce qui nous a toujours gêné dans la pratique euthanasique, c’est certes, et en tout premier lieu, le mépris dans lequel elle nous semble tenir cette conception kantienne de la dignité[3], selon laquelle la dignité humaine est sans degrés ni parties[4] ; mais c’est aussi, en second lieu, le peu de cas qu’elle fait du tragique et de l’angoisse : jugeant leur manifestation toujours inopportune, elle semble n’avoir d’autre moyen d’en finir avec eux, que celui qui consiste à en finir, purement et simplement, avec la vie humaine, quand elle révèle sa part d’angoisse et de tragique[5]. Obsédée par la maîtrise, semblant identifier dignité et maîtrise[6], la pratique euthanasique nous semble commettre rituellement cette double faute, qui consiste d’abord à considérer le tragique et l’angoisse comme des problèmes à résoudre, et qui ensuite ne pourraient l’être que par l’arrêt volontaire de la vie.

Inspirée par une conception kantienne de la dignité, la pratique palliative suscite chez nous reconnaissance, et gratitude : et il est en effet admirable que tant d’hommes et de femmes se lèvent matin[7], pour murmurer aux mourants qu’une perte de maîtrise n’est pas une perte de dignité ; qu’il y a d’autres remèdes[8] à la douleur au goût de sel qu’une mort médicalement, hygiéniquement administrée ; qu’on peut apaiser les douleurs sans donner la mort ; que ce qui se cache sous l’apparent désir de mort, c’est bien souvent un désir d’amour… Mais il nous semble que cette pratique palliative manquerait à sa belle modestie de principe, si après avoir soulagé la douleur physique, elle se proposait la suppression de toute souffrance morale ; ou si elle s’installait dans une bonne conscience à peu de frais, celle qui consiste à refuser d’admettre l’existence de dilemmes douloureux, de conflits de conscience qui ne le soient pas moins. Comme le disait le Chœur dans l’Antigone de Sophocle : « Celui qui se croit seul sensé, ouvre-le : tu n’y trouveras que du vide. » Or on ne peut nier qu’il existe des situations proprement tragiques, où le don de la mort (quand même il serait vécu comme une transgression[9]) semble une « solution » envisageable, et même désirable ! Savoir que l’on risque une hémorragie générale ; avoir l’impression que sa vie ressemble à celle du juif errant, ou du Hollandais volant de Wagner, ces hommes qui aspirent de toutes leurs forces à un repos qui leur est obstinément refusé (une sorte d’insomnie infinie, où l’on est épuisé et veut dormir, alors que quelque chose en soi résiste au sommeil) : ce risque, cette impression existent, et il serait inhumain de ne pas les dire déchirants !

 

Du tragique

La tragédie, c’est précisément l’impossibilité de dépasser la contradiction, le dilemme ; l'impossibilité de choisir. Le personnage tragique vit des conflits de devoirs : le Roi doit protéger la loi, et protéger son fils. Mais le fils a commis un crime dont la loi dit qu’il doit entraîner la mort ! Que faire alors ? Et l’on en prend pour 5 actes d’Alexandrins, où notre héros se montre incapable de trancher, jusqu’à ce que la mort tranche… Ainsi se terminent les tragédies : par la mort du héros, seule possibilité pour sortir d'une situation proprement impossible.

Quel soignant niera avoir vécu parfois de ces conflits cornéliens ? Que devait-il faire, lorsque le principe de bienfaisance et le principe d’autonomie[10] entraient en lui en contradiction ? Son moi glorieux se confondait alors avec la somme de ses doutes, sa délibération solitaire se faisait indécision, mise en suspens, rumination à l'infini. Il prolongeait ses connaissances, sans jamais les traduire en actes ; à la sommation d’agir, il répondait par une gesticulation de la pensée, par des atermoiements au seuil de la décision. Enfermé dans une contemplation stérile des diverses possibilités d’action, notre personnage tragique se laissait alors paralyser par la possibilité du remords : « si je choisis mal, j'éprouverai un tel remords... » Son indécision se nourrissait de la terreur éprouvée face à l'irréversibilité du temps, de l'impossibilité de pouvoir expérimenter plusieurs solutions pour un seul problème existentiel.

   Ce que nous voulons dire, c’est qu’il existe dans toute vie d’homme en accompagnant un autre dans les derniers lacets de sa vie, de ce genre de moments où la mort paraît éminemment désirable, et où les conflits internes sont si déchirants qu’ils font vaciller les certitudes les mieux chevillées. Toute fin de vie accompagnée par une pratique palliative ne se termine certes pas par l’un de ces accomplissements sereins, doux, tranquilles, dont une Elisabeth Kübler-Ross, une Marie de Hennezel nous ont tant parlé ! Apprenons à faire place à la révolte, à l’angoisse, au tragique.

L’éthique est bien un effort pour rendre le tragique moins tragique. Elle est une pratique qui ne va pas sans décisions douloureuses, tant il est vrai que décider, c'est toujours prendre des risques, s'appuyer sur des contours frêles, incertains, fragiles. La décision se déploie toujours sur fond d'incertitude ; elle émerge toujours dans la pénombre du doute, est par essence crépusculaire : il peut y avoir un doute sur chacune de nos décisions ! A l’assurance altière des partisans de la bonne mort, qui traitent l’énigme de la souffrance et de la mort comme un problème à résoudre, ne répondons pas par l’assurance inverse des partisans de la mort bonne, laquelle serait la mort nécessairement apaisée dans une unité de soins palliatifs. Les soins palliatifs sont aujourd’hui assez grands pour apprendre de leurs critiques, pour avouer leur part de fragilité.

    Au chevet du mourant, il ne s'agit pas tant de faire quelque chose que d'être là, pas tant de dire que d'écouter : ouvrir un vide de bonne qualité, à l'intérieur duquel les paroles du mourant peuvent se déployer ; une chambre d'écho à la meilleure acoustique possible, y compris pour que sa révolte, et son angoisse s’expriment. J’aperçois la grand-mère sur son lit d'hôpital, qui attend inconsciemment la mort, la mort au goût de sel, la mort à la bouche terreuse ; son chignon est tombé, j'aperçois de longs cheveux blancs que je n'avais jamais vus... Je ne sais comment l’accompagner ; aidez-moi, aidez-moi…


Eric Fiat
(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)

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[1] Angoisse vient du latin angustia, qui signifie resserrement, et d’angere, resserrer, étrangler, d’où vient également angine.

[2] C’est d’ailleurs ce qu’elle dit à l’oncle Archibald de la chanson de Brassens : « Et notre hymen à tous les deux était prévu depuis l’jour de / ton baptè-è-me, ton baptè-è-me. »

[3] Conception que nous faisons nôtre, pour l’essentiel en tous cas.

[4] Ce qui signifie que la perte des facultés (physiques, intellectuelles et même morales) ne saurait être regardée comme une perte de dignité : les hommes ne sont pas plus ou moins dignes ; ils le sont tous, et le sont tous également, du seul fait qu’ils sont tous habités par la même Loi morale. Les différences entre les hommes interviennent seulement dans un second temps, lorsqu’il faut bien constater que tous les hommes ne sont pas également dignes de leur dignité, pas également bons.

[5] Ou, pour le dire plus simplement, avec sa part de fragilité.

[6] Un homme ne serait digne que dans la mesure où il serait maître : de sa parole, de ses sphincters, de sa vie comme de sa mort, et au-delà, de lui comme de l’univers !

[7] Ou ne se couchent pas la nuit…

[8] Antalgiques, analgésiques adéquatement utilisés…

[9] Et ce que nous reprochons aux partisans de la légalisation de l’euthanasie, c’est précisément de ne pas voir que donner la mort, c’est toujours transgresser l’un des interdits fondateurs de toute civilisation : le fameux « Tu ne tueras point. »

[10] Il s’agit de respecter l’autonomie du patient, ce qui ne signifie pas se faire le prestataire de service de ses moindres désirs…

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