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Thomas d'Aquin féministe ?

  À propos d’un livre de Catherine Capelle [1]

   Ce texte est la version revue et corrigée sur des points de détail d’un article paru en décembre 1991 dans les Cahiers philosophiques N° 49 CNDP Paris.

 

    Thomas d’Aquin féministe ? Qu’on ne s’y méprenne point : en dépit du titre, un brin provocateur, et nonobstant l’inévitable anachronisme de l’épithète dont le Docteur angélique se trouve ainsi affublé, ce n’est pas un pamphlet que les éditions Vrin ont choisi de publier et les pages qu’abrite leur austère couverture grise ne sacrifient aucunement au genre polémique. Tout à l’inverse, elles traitent philosophiquement de questions qui ne sont ordinairement abordées que sous l’angle de la controverse et de la superficialité journalistique, c’est-à-dire dans l’ignorance des textes, des enjeux et des raisons. Qui ne sait par exemple, ou ne croit savoir, qu’aux yeux de saint Thomas la femme est un être incomplet, inachevé, une mineure dont l’infériorité justifie qu’elle subisse le gouvernement de l’homme ? Le propos de Catherine Capelle n’est pas d’atténuer la portée des textes qu’on invoque pour taxer saint Thomas de misogynie, ni d’en brandir d’autres en sens contraire, mais de rendre raison des uns et des autres en les rapportant à leur origine, plus précisément à leurs origines respectives. Là est en effet le fond du problème : saint Thomas est l’héritier d’une double tradition, celle de la raison grecque et celle de la révélation chrétienne, dont il a réalisé la monumentale synthèse. Philosophe et théologien, aristotélicien et chrétien, il a assumé le poids de ces deux traditions en s’efforçant de les concilier dans l’unité d’un système. Si son effort n’a pas pleinement abouti, c’est que ces deux traditions n’étaient pas toujours compatibles et que sur certains points elles étaient même franchement contradictoires [2]. Voilà ce que met en évidence le livre de Catherine Capelle, sur une question apparemment secondaire, secondaire en tout cas aux yeux de saint Thomas qui ne lui a consacré aucune exposition systématique, mais pas insignifiante, celle de la femme. Car en saint Thomas, le chrétien ne tient pas au sujet de celle-ci le même discours que l’aristotélicien, le métaphysicien ne parle pas comme le physicien, le théologien et l’exégète contredisent l’héritier de la philosophie de la nature du Stagirite. Ce sont ces divergences et ces contradictions que Catherine Capelle élucide en indiquant la filiation qui relie les thèses de saint Thomas sur la femme à leurs sources, aristotélicienne ou chrétienne. Ce travail d’élucidation n’est pas seulement éclairant à l’égard de l’objet qu’il vise explicitement, mais, à travers lui, il contribue plus largement à éclairer les rapports de la philosophie et du christianisme, à éclairer par conséquent toute l’histoire de la philosophie occidentale qui résulte de leur rencontre. Telle est la raison pour laquelle cet ouvrage d’une théologienne mérite de retenir l’attention des philosophes, tel est l’esprit dans lequel nous nous proposons d’en entreprendre la lecture.

 

I – Ontologie de la femme

   Dans la philosophie thomiste de la femme, il importe de distinguer la physique et la métaphysique. Particulièrement éclairante est en effet la comparaison effectuée par Catherine Capelle entre le commentaire thomiste de la Métaphysique d’Aristote et les questions de la Somme théologique où le discours de saint Thomas sur la différence sexuelle est inspiré par la physique aristotélicienne de la génération : ici l’on trouve la racine de l’ « antiféminisme » de l’Aquinate, là un fondement théorique de l’égalité des sexes.

 Etudiant les différences entre les êtres au livre X de son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote[3], saint Thomas observe en effet que si les différences spécifiques sont des contraires, tous les contraires ne sont pas des différences spécifiques. Qu’en est-il alors du masculin et du féminin ? La contrariété de l’homme et de la femme au sein de l’espèce humaine, et plus fondamentalement celle du mâle et de la femelle au sein du genre animal, est-elle ou non constitutive d’une différence spécifique ? Répondre positivement à cette question revient à nier que l’homme et la femme participent de la même essence puisque la différence spécifique est la différence essentielle, celle qui affecte l’essence elle-même : ajoutée au genre, elle constitue l’espèce et la distingue de toutes les espèces du même genre.
   Or une réponse positive peut sembler s’imposer parce que la contrariété mâle-femelle ne se réfère pas à animal de façon accidentelle, mais de façon essentielle : animal est en effet posé dans la définition du mâle et de la femelle comme nombre dans celle du pair et de l’impair (alors qu’il ne l’est pas dans la définition du blanc et du noir, de sorte que c’est accidentellement que l’animal est blanc ou noir).
   Telle n’est pourtant pas la réponse de saint Thomas. Pour lui, en effet, il faut distinguer entre les contrariétés qui dérivent de la forme et celles qui proviennent de la matière : les premières divisent le genre en espèces différentes, les secondes non. Car dans le composé de matière et de forme, c’est la forme qui constitue l’espèce tandis que la matière est principe d’individuation. Ainsi toute contrariété qui dérive de la forme entraîne une différence d’espèce ; inversement une contrariété qui dérive de la matière ne fait aucune différence d’espèce, mais seulement une différence individuelle. Par exemple l’homme blanc et l’homme noir ne diffèrent que par la matière : l’homme est blanc ou noir accidentellement par rapport à sa nature, car il est blanc ou noir non en tant qu’homme, mais en tant que celui-ci.
   Or il en va de mâle et de femelle comme de blanc et de noir : ce sont des déterminations qui affectent l’animal comme dérivant de sa matière et non de sa forme. Saint Thomas en donne pour preuve que du même sperme peut naître un mâle ou une femelle, ce qui serait impossible si le mâle et la femelle différaient d’espèce : la semence étant le principe actif qui détermine l’espèce, la même semence ne peut produire des êtres d’espèces différentes.
   C’est donc en vertu du même principe que la métaphysique thomiste exclut la discrimination raciale et la discrimination sexuelle : ne différant pas de l’homme par la forme, la femme est un être humain à part entière. Il n’y a pas de nature féminine, si ce n’est au plan accidentel [4].
   Et pourtant saint Thomas considère que la femme doit être subordonnée à l’homme et gouvernée par lui, non certes comme le serf est soumis au seigneur ou l’esclave au maître, mais comme le citoyen l’est à la loi ou le gouverné au gouvernant : domination politique par conséquent, et non servile, puisqu’elle se fait au bénéfice des premiers et non des seconds, mais domination tout de même…
   Pour comprendre ce qui légitime aux yeux de Thomas d’Aquin cette subordination de la femme à l’homme, il faut remonter à ce qui lui tient lieu de fondement, savoir sa thèse sur la génération humaine, explicitement prise d’Aristote. La question 118 de la Prima pars de la Somme théologique cite le Stagirite : « Selon Aristote au IIème livre du De generatione animalium chez les animaux supérieurs où la génération se fait par le coït, la force active est dans le semen mâle, et la matière du fœtus est fournie par la femelle »[5]. Pour Aristote en effet, le vivant engendré résulte de l’union entre le sperme masculin et le « sperme féminin » : le premier est forme ou acte, c’est-à-dire déterminant, le second matière ou puissance, c’est-à-dire déterminé. Ce sont donc les lois de la génération telles que saint Thomas les reçoit de la science antique qui posent une différence essentielle et instaurent une hiérarchie entre l’élément mâle et l’élément femelle.
   La suite en découle… De la passivité supposée de la femelle dans la procréation, on déduira la passivité de sa nature et, de celle-ci, l’infériorité de celle-là dans les domaines autres que celui de la génération : plus faible doit être sa constitution physique, moins vives ses perceptions sensibles, moins intense par conséquent son activité intellectuelle puisque cette dernière, en bon aristotélisme, dépend de la qualité des sensations.

 

II – Théologie de la femme

Le clivage qui scinde en saint Thomas lui-même le physicien et le métaphysicien réapparaît lorsque la question de la femme est envisagée dans l’horizon des problèmes posés par la théologie ; mais là, il se redouble d’un conflit qui oppose l’héritier de la révélation chrétienne à celui de la physique aristotélicienne : on verra alors le métaphysicien et l’exégète faire « front commun », si l’on ose dire, contre le naturaliste.
   Au cœur de ces problèmes, et à leur origine, se trouve la doctrine de la création que Frère Thomas s’assigne pour tâche de faire entrer dans le cadre d’un aristotélisme renouvelé. Cependant le mouvement qui tend à « christianiser » Aristote pour l’arracher à l’interprétation averroïste ne va pas sans reflux, ou plutôt sans résurgences : à son tour la lecture que saint Thomas fait de la Genèse sera imprégnée de la philosophie du Stagirite. De ce mouvement et de ces résurgences témoignent exemplairement les enseignements de saint Thomas sur la création de la femme, d’une part, sur son aptitude à représenter son créateur, à être « image » ou « gloire » de Dieu, d’autre part. 

1 – La création de la femme

   Le problème de la création de la femme est posé dans la Somme théologique en des termes explicitement dérivés de la physique aristotélicienne. En effet, l’article 1 de la question 92 de la Prima pars demande si la production des choses devait comporter celle de la femme, question à laquelle la première objection suggère une réponse négative en citant la fameuse formule du Philosophe selon laquelle « la femelle est un mâle manqué produit par le hasard »[6]. Comment admettre alors que la première institution des choses comportât quoi que ce fût de manqué ou de défectueux ? En sens contraire est invoquée la parole de Dieu dans la Genèse : « il n’est pas bon que l’homme soit seul : donnons lui une aide semblable à lui »[7].
   Saint Thomas va résoudre la contradiction en interprétant l’« aide » dont parle l’Écriture comme une collaboration dans la procréation : il était nécessaire que la femme fût créée non pour aider l’homme dans son travail, car un autre mâle l’eût assisté plus efficacement, « mais pour l’aider dans l’œuvre de la génération »[8]. Dès lors, une classique distinction entre nature particulière et nature universelle permet de répondre à l’objection en conciliant la physique aristotélicienne avec le texte biblique : par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de manqué en raison de sa passivité, mais, rattachée à la nature universelle dont Dieu est l’auteur et dont la génération est l’intention, elle est ordonnée à cette intention, d’autant que chez les animaux parfaits, c’est-à-dire ceux dont l’œuvre principale est une activité plus noble que la génération, savoir la connaissance intellectuelle, il est bon que la vertu génératrice active ne soit pas toujours unie à la vertu passive, mais seulement le temps du commerce charnel, donc que l’une et l’autre « se trouvent distribuées entre le sexe masculin et le sexe féminin »[9].
   Il est aisé de constater avec Catherine Capelle que « cette motivation de Dieu est purement inventée par l’Aquinate »[10]. Il s’agit d’une interprétation de la Genèse que l’on peut dire sociologiquement hellénique et physiquement aristotélicienne : sociologiquement hellénique puisqu’elle exclut la femme du monde du travail [11] et physiquement aristotélicienne puisqu’elle n’en justifie la présence au sein de la nature que par la finalité de celle-ci. Telle n’est pas, du reste, la seule influence du Stagirite sur la lecture que saint Thomas fait du texte biblique puisque, pour répondre à la seconde objection (la femme étant par nature inférieure à l’homme et l’inégalité étant une conséquence du péché, la femme n’aurait pas dû apparaître avant le péché), il invoque la distinction aristotélicienne entre la sujétion civique et la sujétion servile : si l’inégalité impliquée par celle-ci est une imperfection qui, comme telle, doit être consécutive au péché, celle-là, en soumettant la femme à l’homme pour son bien à elle, est parfaitement compatible avec l’ordre qui caractérise la première institution des choses : « ce genre de sujétion aurait existé même avant le péché »[12].
   Et pourtant, à l’intérieur même de cette lecture aristotélicienne de la Genèse, l’idée de création va subvertir la physique du Stagirite. Pour ce dernier en effet, dans la génération, l’âme, c’est-à-dire la forme, vient du père tandis que le corps, ou plus rigoureusement la matière, provient de la mère. Saint Thomas admet qu’il en va ainsi chez les animaux autres que l’homme, mais précisément chez celui-ci « l’âme ne vient ni du père, ni de la mère ; elle est créée directement par Dieu »[13]. Ainsi, par-delà une théorie de la génération qui présuppose et induit l’infériorité du féminin, la doctrine chrétienne de la création vient fonder l’égalité de l’homme et de la femme. Ève n’a pas été engendrée d’Adam, mais créée par Dieu, corps et âme. Et s’il convenait que la femme fût faite à partir de l’homme, cela ne tient pas à une supériorité naturelle de celui-ci, mais à un ensemble de desseins divins, comme l’attestent les diverses raisons alléguées par saint Thomas dans la réponse de l’article 2 de la question 92 : « afin que l’homme chérît davantage sa femme et s’attachât à elle de façon plus inséparable », par exemple. Plus significative encore est la réponse de l’article 3 à la question : la femme devait-elle être faite de la côte de l’homme ? C’était convenable, juge l’Aquinate, « pour signifier qu’entre l’homme et la femme il doit y avoir une union de société. Car ni la femme ne devait « dominer sur l’homme », et c’est pourquoi elle n’a pas été formée de la tête. Ni ne devait-elle être méprisée par l’homme, et c’est pourquoi elle n’a pas été formée des pieds »[14]. La côte d’Adam, dont Ève fut modelée, symbole de l’égalité foncière de l’homme et de la femme, voilà qui nous entraîne bien loin des sentiers de la misogynie grecque et de la physique aristotélicienne. 

2 – L’image et la gloire 

   La notion de création, paradigme de toute causalité, renvoie à celle de similitude en vertu du principe selon lequel il doit y avoir dans l’effet quelque chose de semblable à ce qui se trouve dans sa cause : « omne agens agit sibi simile ». Ce n’est pas seulement un principe ontologique, c’est aussi un enseignement théologique, celui du premier chapitre de la Genèse : Dieu crée l’homme à son image et à sa ressemblance. A son image, et pas seulement à sa ressemblance car toutes les créatures ressemblent à leur créateur sous un rapport ou sous un autre. Ainsi tous les êtres sont similitudes de Dieu en tant qu’ils sont ; certains en tant qu’ils vivent ; d’autres enfin « en tant qu’ils sont intelligence et sagesse »[15] et seuls ces derniers dont la ressemblance à Dieu est spécifique, non générique ou accidentelle, sont à proprement parler à l’image de Dieu car la ressemblance spécifique est prise de la différence ultime. Celle-ci réside dans l’intelligence, et c’est pourquoi seules les créatures intellectuelles sont à l’image de Dieu. Seules les créatures intellectuelles, mais toutes les créatures intellectuelles : « la créature intellectuelle est seule image de Dieu au sens propre, mais elle l’est dans toutes ses individus »[16]. Le sexe ne peut introduire aucune discrimination sur ce point puisque pour saint Thomas, on l’a vu plus haut, la différenciation sexuelle dérive de la matière, non de la forme, et que celle-ci est identique chez l’homme et chez la femme. C’est ce que confirme explicitement l’article 4 de la question 93 de la Prima pars : « si l’on considère la réalité dans laquelle réside principalement la qualité d’image, à savoir la nature intellectuelle, l’image de Dieu se trouve aussi bien chez la femme que chez l’homme »[17]. Quant à l’article 6 de cette même question, après avoir insisté sur la spiritualité de l’être humain afin de montrer que lui seul est semblable à Dieu par mode d’image, tandis que les autres créatures ne lui ressemblent que par mode de vestige, il s’appuie sur le texte de la Genèse pour établir que cette spiritualité, empreinte du créateur dans la créature, est commune aux deux sexes : « aussi faut-il dire que si l’Écriture, après avoir dit : « à l’image de Dieu il le créa », ajoute : « homme et femme il les créa », ce n’est pas pour l’inviter à découvrir l’image de Dieu dans la distinction des sexes, mais parce que l’image de Dieu est commune à l’un et l’autre sexe, puisqu’elle se réalise au niveau de l’âme spirituelle dans laquelle il n’y a pas de distinction des sexes »[18].
   Ame spirituelle, la femme est donc pleinement à l’image de Dieu, du moins « quant au principal de la notion d’image, à savoir la nature intellectuelle »[19]. Il y a cependant une image secondaire de Dieu qui se trouve davantage dans l’homme que dans la femme. En effet, puisque l’image de Dieu est une imitation de sa nature intellectuelle, celle-là sera d’autant plus parfaite que celle-ci le sera : plus parfaite chez l’ange que chez l’homme, par conséquent, plus parfaite chez les anges supérieurs que chez les anges inférieurs, et, dans le monde humain, plus parfaite en l’homme qu’en la femme, même si saint Thomas précise que cette diversité est moindre que la précédente étant donné qu’il n’y a pas entre l’homme et la femme une différence de nature spécifique [20].
   Si donc la femme est radicalement et pleinement image de Dieu du fait de sa nature rationnelle, elle l’est toutefois moins que l’homme en raison d’une activité intellectuelle moindre. De la même manière, pourrait-on dire, l’homme savant est davantage image de Dieu que l’homme ignorant, encore que l’un et l’autre le soient pareillement pour l’essentiel, du fait de leur commune participation à la raison. Ainsi l’infériorité de la femme sur ce point « secondaire » ne tiendrait qu’à des circonstances sociales et historiques, contingentes et révocables par conséquent, qui ne favorisent pas son activité intellectuelle. Du reste, saint Thomas n’affirmera-t-il pas à propos de Marie qu’une femme peut être plus image de Dieu qu’un ange ?[21] A plus forte raison pourrait-elle être plus image de Dieu qu’un homme dans un contexte historique qui permettrait aux femmes d’exercer leurs aptitudes intellectuelles aussi bien que les hommes : c’est ce que suggère Catherine Capelle en proposant de donner à « secondaire » le sens de « social ».
   Pourtant la justification que Thomas donne de l’infériorité de la femme relativement à sa capacité de représenter Dieu « pour ce qui est de certains traits secondaires »[22] ne va pas dans ce sens et ne laisse pas de surprendre : « en effet l’homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que saint Paul eut dit : « l’homme est l’image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l’homme », il montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant : « car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme »[23]. Il y a là deux inconséquences dont l’une est mise en évidence par Catherine Capelle : comment saint Thomas peut-il mettre sur le même plan la transcendance de Dieu par rapport à l’homme et la « transcendance » de l’homme par rapport à la femme, alors même qu’il vient de rappeler l’égalité fondamentale de celle-ci et de celui-là ? Une seconde incohérence est signalée par M.-J. Nicolas dans une note qui commente ce passage de la Somme [24] : à l’article 1 de la question 92, saint Thomas avait utilisé la distinction aristotélicienne de la sujétion servile et de la sujétion civique pour montrer que la subordination de la femme à l’homme était ordonnée à son bien à elle. Ce n’est évidemment pas dans le même sens que Dieu est principe et fin de la création.
   Le commentaire thomiste de la 1ère épître aux Corinthiens est susceptible de jeter quelque lumière sur l’origine des hésitations et des contradictions de saint Thomas. L’Aquinate se propose d’y expliquer la célèbre comparaison paulinienne : « je veux cependant que vous sachiez que Christ est le chef de tout homme, que l’homme est le chef de la femme, et que Dieu est le chef de Christ »[25]. Quatre raisons sont invoquées pour rendre compte de la seconde hiérarchisation. La première est tirée de la physique d’Aristote : femina est masculus occasionatus. Mais la dernière pose une vérité métaphysique que saint Thomas appuie par une référence à l’Écriture sainte : de même que la tête ne peut agir sur les membres que parce qu’elle est en conformité de nature avec eux [26], il faut comprendre que les femmes et les hommes sont conformes dans la nature, c’est-à-dire qu’ils ont la même forme, la même détermination spécifique, ce qui implique leur égalité fondamentale. Et le métaphysicien de faire appel à l’exégète en citant la Genèse : « Faisons-lui une aide semblable à lui »[27].
   Reste la gloire. La gloire de Dieu est la diffusion de son être, le rayonnement qui émane de sa perfection ontologique. Être gloire de Dieu signifie que l’on reflète cette perfection de façon participée. La femme est-elle un semblable reflet ? Dans l’épître paulinienne que Thomas commente, cette question est liée au fameux problème du voile : pourquoi est-il honteux pour l’homme de prier et de prophétiser la tête couverte alors qu’il est déshonorant pour la femme de le faire la tête non voilée ? On connaît la réponse de l’apôtre : « l’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme »[28]. Que signifie cette distinction ? « Il faut comprendre, écrit saint Thomas, qu’être image de Dieu est commun à l’homme et à la femme, tandis qu’être gloire de Dieu appartient de façon plus immédiate à l’homme »[29]. Si donc la femme est immédiatement image de Dieu, au même titre que l’homme, elle n’est que médiatement gloire de son créateur. En effet, le premier plan, celui de l’image, est métaphysique : il concerne l’être. Le second, celui de la gloire, est social : il se rapporte à l’agir, c’est-à-dire à l’activité intellectuelle et sociale, à la « praxis » à travers laquelle l’homme prolonge la création divine, mais qui, à l’époque, dans le monde médiéval, appartient de façon privilégiée au sexe masculin.   

   Telle est la leçon qui se laisse tirer de la réflexion thomiste sur l’image et la gloire : il y a une égalité qu’on peut dire « fondamentale » de l’homme et de la femme, puisqu’elle se situe sur le plan ontologique, tandis que leur inégalité n’est que sociologique et historique, donc contingente et temporaire.  

 

III – Éthique de la femme

  

   Assurément saint Thomas n’est-il pas avant tout un moraliste, encore moins un moraliste prioritairement préoccupé des questions relatives à l’éthique conjugale : le traité du mariage qui figure dans le Supplément à la Somme théologique n’est, du reste, pas de lui. On est par ailleurs en droit de considérer qu’un moine du XIIIème siècle n’était pas des mieux placés pour disserter sur l’état conjugal, mais on aurait tort d’en conclure à l’inévitable misogynie de saint Thomas et plus encore d’imputer cette misogynie à son appartenance d’Église. Là encore, l’analyse que Catherine Capelle fait des textes où l’Aquinate aborde la question de la femme dans une perspective éthique permet de discerner ce qui dans son propos trouve son origine dans le christianisme et ce qui plonge ses racines dans la physique d’Aristote et, par delà cette physique, dans la civilisation grecque. 

1 – Le lien conjugal : le consentement, la dette et la soumission 

   Au terme d’un essai consacré à la vie sexuelle dans l’ancienne société [30], M. Jean-Louis Flandrin dresse le constat d’une divergence dans cette société entre les mentalités et la constante doctrine de l’Église sur la question de l’égalité des sexes. Pour en rendre compte, il formule l’hypothèse selon laquelle « l’égalité entre l’homme et la femme en matière de sexualité est une invention chrétienne qui contredisait les idées traditionnellement admises dans le monde occidental et n’a d’ailleurs jamais pu s’y imposer avant une époque toute récente »[31]. Le droit antique en effet, à l’exception notable du droit égyptien manifestement resté sans influence sur l’Occident, consacre l’infériorité de la femme. L’Athénienne de l’époque classique, par exemple, est une éternelle mineure juridique, toujours soumise à l’autorité d’un κύριος , son père, son mari, ou même son fils lorsqu’elle est veuve. Le mariage est toujours un contrat passé entre ce tuteur et le futur époux. Le droit romain lui est plus favorable mais, jusqu’à une époque tardive, le mariage restera en Occident un acte privé, une affaire de famille où seul est requis le consentement des parents, non celui des futurs époux. C’est dans ce contexte qu’il convient d’apprécier l’insistance avec laquelle saint Thomas, dans le Commentaire des sentences de Pierre Lombard [32], fait de la liberté du consentement mutuel des époux la condition de la validité du mariage : cette liberté du consentement, intention intérieure exprimée au présent par des paroles audibles, est aussi nécessaire pour l’un et l’autre sexe, ce qui tout à la fois présuppose et consacre leur égalité fondamentale. Ainsi est fermement posé le principe théorique auquel correspondra historiquement un profond changement des mentalités dont Philippe Ariès nous dit qu’il s’est produit entre les XIVème et  XVIème siècles et dont le glissement de sens de la « dextrarum junctio » porte le témoignage, le geste par lequel le prêtre met la main de chaque futur époux dans celle de l’autre cessant de signifier la « traditio puellae » pour exprimer désormais « l’engagement réciproque des époux, leur donation mutuelle »[33].
   L’égalité de l’homme et de la femme dans le don mutuel n’est pas seulement affirmée à propos du consentement qui inaugure le mariage, mais encore lorsqu’il s’agit de l’exigence du don de soi qui traverse toute la vie conjugale. L’origine de cette notion de dette conjugale se trouve chez saint Paul : « Que le mari rende à la femme ce qu’il lui doit, et que la femme agisse de même avec son mari. La femme n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est le mari ; et pareillement le mari n’a pas autorité sur son propre corps, mais c’est la femme »[34]. Thomas est particulièrement fidèle à cet enseignement : il faut que l’homme rende son dû à sa femme et celle-ci son dû à son mari « parce qu’à cet égard ils doivent être jugés égaux »[35]. Et le Docteur angélique rappelle une fois de plus l’image de la côte pour souligner cette égalité. Par le don réciproque, chacun des époux a renoncé à la propriété de son propre corps, ce qui permet à saint Thomas de réputer invalide tout vœu de chasteté qui serait prononcé postérieurement au mariage : « nul ne peut faire à Dieu le don de ce qui ne lui appartient pas ; or après la consommation du mariage, le corps du mari appartient à la femme ; il ne peut donc être offert à Dieu par vœu de continence – du moins sans l’autorisation de l’épouse »[36].
   Et pourtant lorsque saint Thomas aborde explicitement la question de l’égalité conjugale dans le Commentaire des sentences de Pierre Lombard, il refuse d’en faire une égalité stricte ou arithmétique, ni quand à l’acte conjugal, ni quant au gouvernement de la maison : relativement au premier, « ce qui est le plus noble est dû au mari »[37], relativement au second il convient que l’épouse soit gouvernée, le mari gouvernant. On aura subodoré sans peine la distinction aristotélicienne de l’actif et du passif : autant l’agir est plus noble que le pâtir, autant l’homme est plus noble que la femme. Il suffit donc à la justice qu’il y ait entre les époux une égalité de proportion. Puisque c’est la nature de l’individu qui détermine sa participation à l’agir et au pâtir, c’est assez que la femme prenne part selon sa qualité propre, tant dans l’acte sexuel que dans l’activité domestique, pour que cette égalité soit respectée. Sans doute le Commentaire des sentences est-il une œuvre de jeunesse ; sans doute ne retrouvera-t-on pas la rigueur aristotélicienne du propos de saint Thomas dans la Somme théologique. Il n’en reste pas moins que dans ses commentaires des épîtres pauliniennes aux Éphésiens et aux Colossiens où l’apôtre des Gentils exhorte les femmes à l’obéissance et les maris à l’amour [38], c’est la Politique d’Aristote qu’il invoque encore pour expliquer la parole de Dieu : la perfection de toute maison découle de la perfection des trois relations (époux-épouse, père-fils, maître-serviteur) qui la constituent. Aux uns revient la soumission, aux autres la modération dans l’exercice de l’autorité, cette dernière étant fondée sur la raison à qui il appartient de gouverner. Or la raison étant mieux actualisée dans l’homme que dans la femme, c’est à celui-là, non à celle-ci qu’il revient d’exercer l’autorité domestique. L’inégalité entre l’homme et la femme est ainsi réintroduite par le biais d’une interprétation aristotélicienne du Nouveau Testament, même si saint Thomas insiste, à la suite d’Aristote, sur le caractère « politique » et non servile de la soumission de la femme et même si, à la différence d’Aristote cette fois, il fait de l’amour du mari une obligation aussi impérieuse que l’obéissance de l’épouse. 

2 – La rupture du lien conjugal 

a – L’adultère 

   L’exigence de réciprocité ne concerne pas seulement l’instauration du lien conjugal, mais aussi sa conservation : pas seulement le consentement, mais aussi la fidélité. Sans doute celle-ci est-elle déjà pensée comme une valeur dans la civilisation païenne où l’adultère fait l’objet d’une réprobation morale autant qu’il entraîne des sanctions pénales ; mais ces sanctions comme cette réprobation se fondent sur une représentation profondément dissymétrique de ce qui est attendu de l’homme et de ce qui est exigé de la femme. Ce n’est pas seulement que l’adultère masculin est moins sévèrement jugé que l’adultère féminin : c’est que le blâme qu’il suscite découle de principes différents. D’une part le mari, s’il a l’obligation d’avoir des rapports sexuels avec sa femme (au moins trois fois par mois selon une loi de Solon), n’est pas tenu de n’en avoir qu’avec elle : la loi ne lui interdit de jouir ni du jeune garçon, ni de l’esclave, ni de la courtisane, ni de la concubine. Elle lui interdit en revanche de suborner une femme mariée. Mais pourquoi ? Parce qu’elle appartient à un autre vis-à-vis duquel l’adultère le rendrait coupable de vol. Ce qui est répréhensible, c’est l’atteinte au droit du mari considéré comme propriétaire. C’est pourquoi un athénien pouvait être moins gravement puni pou un viol que pour une séduction délibérée : selon l’expression de Michel Foucault, « le violeur ne s’en prend qu’au corps de la femme ; le séducteur à la puissance du mari »[39]. Inversement, si la femme athénienne est astreinte à une pratique sexuelle strictement conjugale, c’est en vertu du droit que son statut juridico-social confère à son mari, non parce que son adultère attenterait au droit d’une autre femme. Bref, si la femme appartient au mari, le mari, lui, n’appartient qu’à lui-même.
   Il n’en résulte pas que l’exigence de fidélité réciproque ait été totalement ignorée des Anciens. L’opinion grecque attendait d’un homme qui se mariait qu’il modifiât son comportement sexuel. Nicoclès, dans le discours que lui prête Isocrate, se vante de n’avoir eu, depuis son accession au pouvoir, de rapports intimes qu’avec sa seule épouse [40]. Plus tard Sénèque, Musonius Rufus et Plutarque poseront explicitement le principe de la fidélité réciproque [41] ; mais même lorsque cette exigence est formulée aussi clairement que chez un Musonius, c’est encore sur un fond de dissymétrie que Michel Foucault caractérise à travers l’opposition du « style » et de la « loi » : « cette fidélité se définit moins par une loi que par le style de rapport avec l’épouse, par une manière d’être et de se comporter à son égard »[42]. On ne peut donc voir dans la problématisation grecque ou latine de la conjugalité l’anticipation de l’exigence de fidélité réciproque que le christianisme introduira ultérieurement et que saint Thomas formulera avec une particulière vigueur : ce qui est loi autoritairement imposée à la femme est style librement choisi par l’homme. Signe de sujétion chez elle, la fidélité païenne est signe de maîtrise de soi chez lui. Comme l’écrit Michel Foucault : « N’avoir de rapport qu’avec son épouse est pour le mari la plus belle manière d’exercer son pouvoir sur sa femme. Beaucoup plus que la préfiguration d’une symétrie qu’on trouvera dans la morale ultérieure, il s’agit là de la stylisation d’une dissymétrie actuelle »[43].
   C’est par rapport à ce contexte qu’il convient d’apprécier la façon dont saint Thomas répond à la question de savoir si la gravité de l’adultère est égale pour les deux sexes. On le voit en effet rejeter l’opinion de Jean Chrysostome selon laquelle le péché de l’homme serait plus grave que celui de la femme en raison d’une plus grande fragilité de celle-ci face à la tentation. Il faut songer ici à la raison pour laquelle Musonius Rufus prône une exacte symétrie dans le devoir de fidélité : pour justifier la prohibition des relations sexuelles du mari même avec la servante, dont le statut d’objet sexuel domestique était à l’époque si bien établi qu’il paraissait inconcevable qu’on en interdît l’usage au maître de maison, Musonius avance que si « on permettait au mari de faire avec une servante ce qu’on demande à une femme de ne pas faire avec un esclave, ce serait supposer que la femme est plus capable qu l’homme de se maîtriser elle-même et de gouverner ses désirs »[44]. Le contraste est saisissant : là où l’écrivain stoïcien rapporte l’exigence de symétrie à la supériorité morale de l’homme, donc à une plus profonde dissymétrie, le philosophe chrétien la fonde, lui, sur la parfaite égalité des époux.
   Presque parfaite égalité se voit-on pourtant obligé de préciser. Saint Thomas distingue en effet trois biens du mariage : la procréation et l’éducation de l’enfant, la fidélité qui lie une personne à une autre et enfin sa qualité de sacrement. Quant à ces deux derniers biens, la fidélité et la valeur sacramentelle, la culpabilité est égale dans l’adultère masculin et dans l’adultère féminin ; mais quant à l’enfant la culpabilité de la femme est plus lourde que celle de l’homme. Pourquoi ? Parce que pour saint Thomas comme pour les Grecs, que le fœtus soit déjà formé ou que la femme soit encore en attente de la fécondation, la copulation avec l’étranger introduit dans l’enfant formé ou à former un élément extérieur qui l’altère : c’est ce que les Anciens appelaient le « sang mêlé ». On voit ainsi que si sur un seul point saint Thomas juge la culpabilité de la femme plus grande, cela tient au contenu de ses connaissances physiologiques, héritées de la science grecque, et l’on peut admettre, avec Catherine Capelle, que si « l’Aquinate est matériellement misogyne, formellement il ne l’est pas »[45]

b – Le divorce

   Si l’adultère constitue la rupture morale du mariage, le divorce en est l’annulation juridique. On sait qu’à cet égard le modèle de mariage le plus répandu partout en Orient et jusqu’à une époque tardive en Occident est celui qui autorise la répudiation unilatérale de la femme par l’homme, que la raison invoquée en soit l’adultère, la stérilité, ou même sans qu’il soit nécessaire de fournir une raison, comme dans le droit babylonien selon le code de Hammourabi.
   Sans doute un certain modèle de réciprocité a-t-il été élaboré dès les premiers siècles de notre ère, en particulier sous l’influence des Stoïciens ; sans doute Philippe Ariès a-t-il pu montrer que le modèle du mariage indissoluble n’avait pas été tout à fait imposé de force par l’Église à une société qui n’en voulait pas, mais spontanément adopté par les communautés rurales gallo-romaines qui auraient ensuite d’autant plus aisément intériorisé la loi chrétienne qu’elles avaient le sentiment, en la respectant, de se conformer à un usage ancestral [46]. Reste que l’Église elle-même, quelque grande que fût sa répugnance à admettre la répudiation, ne s’y est pas ouvertement opposée pendant longtemps. Au cours de la période franque, un seul texte canonique est consacré au divorce, lors du concile d’Orléans de 533. Un texte d’Hincmar, archevêque de Reims au IXème siècle, donne même le remariage d’Assuérus avec Esther, après répudiation de sa première femme, comme un modèle de mariage chrétien [47]. C’est seulement au XIIème siècle que les prescriptions interdisant le divorce apparaissent, reléguant au second plan celles qui concernaient l’inceste.
   De ce point de vue la position de saint Thomas est d’une parfaite clarté : il assume pleinement la loi chrétienne qui affirme l’égalité foncière des sexes devant l’indissolubilité du mariage. Rien ne justifie le divorce, ni d’un côté, ni de l’autre : « ni l’adultère de la femme, ni le crime de l’homme ne sont raison suffisante de divorce, car autre est la loi de César, autre celle du Christ »[48], dit-il, citant saint Jérôme. De même lorsqu’il commente le verset de Matthieu (XIX, 6)[49] qui formule la loi du mariage indissoluble : « similis forma in uiro et in muliere seruatur »[50]. Et contre Ambroise qui contestait que la même loi valût pour l’homme et pour la femme parce qu’ils se référeraient l’un à l’autre comme le supérieur à l’inférieur, il proteste, à la suite de Pierre Lombard : « C’est faux ! Et il n’y a pas à tenir compte de ce dire »[51].

 ***

   Le lecteur de Catherine Capelle, surtout s’il n’est familiarisé ni avec la théologie, ni avec la pensée de Thomas d’Aquin, fera bien d’autres découvertes. « Dieu est belle, elle est noire », proclament aujourd’hui, de façon joyeusement provocatrice, des théologiennes féministes américaines. Croit-on que saint Thomas en eût été choqué, lui pour qui la masculinité du Christ n’était pas indispensable pour que l’humanité assumée par lui fût authentique ? En effet si le sexe féminin ne convenait pas à l’incarnation, ce n’est pas en vertu d’une imperfection naturelle ou ontologique de la féminité, mais pour des raisons d’ordre social : le Christ, explique saint Thomas dans le Commentaires des sentences, venait comme docteur, comme recteur et comme défenseur du genre humain, trois fonctions qui, dans la civilisation judaïque de son temps, ne pouvaient pas être remplies par une femme. C’est dire que, dans un autre contexte social, rien ne se fût opposé à ce que Dieu prît chair non seulement d’une femme, mais de femme. De même, la théologie mariale de Thomas implique la parfaite égalité de l’homme et de la femme. Il n’est pour s’en convaincre que de mettre en rapport ces deux propositions de la mariologie thomiste : 1 – La nature de Marie est celle de toute femme ; 2 – Marie représente intégralement l’humanité. D’une part, en effet, la nature de Marie n’est pas exceptionnelle. La remarque est d’importance car l’argument fréquemment invoqué pour laver le christianisme de tout soupçon de misogynie, savoir le culte par lui rendu à la Vierge, serait inopérant si ce culte lui était rendu en vertu d’une grâce qui la distinguerait ontologiquement des autres femmes : la grâce élève la nature féminine de Marie, mais ne l’altère pas. Encore moins est-elle dispensée à une nature autre. D’autre part, Marie représente l’humanité en un sens qui excède le symbolisme des épousailles entre Dieu et son peuple : en effet, si le Christ est à la fois vrai homme et vrai Dieu, comme le veut le dogme et comme le proclama si fermement le concile de Chalcédoine, c’est de Marie et d’elle seule qu’il tient son humanité. Il faut donc que la nature de Marie – et par-delà elle, celle de toute femme – soit la nature intégrale de l’humanité. 

   L’intérêt du livre de Catherine Capelle n’est pas seulement de surprendre le lecteur et de mettre à mal certains de ses préjugés. En ramenant le « féminisme » et l’ « antiféminisme » de saint Thomas à leurs sources respectives, il permet aussi de lier sa modernité à une ontologie, c’est-à-dire à une connaissance fondamentale, et son archaïsme à une physique, c’est-à-dire à une connaissance historiquement située, appelée par conséquent à être dépassée. De plus, en faisant la part dans le discours de saint Thomas de ce qui concerne l’être de la femme et de ce qui se rapporte à son agir, donc aux conditions sociales et historiques de la réalisation de son être, il permet de discerner ce qui de ce discours conserve une valeur permanente et ce qui peut être considéré comme le témoignage purement sociologique d’un temps révolu. Enfin, en différenciant dans la pensée thomiste de la femme la source hellénique et la source biblique, principalement néo-testamentaire, il nous rappelle tout ce que notre histoire doit à la révolution par laquelle le christianisme introduisit dans la pensée occidentale l’affirmation de la liberté, de l’égalité et de la fraternité de tous les hommes. C’est d’une seule phrase que déjà saint Paul abolissait la servitude et ce que l’on appellerait aujourd’hui la « féminitude » : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ »[52]. Ainsi l’égalité de la femme et de l’homme s’inscrit-elle originellement dans le cadre de l’égalité de tous les hommes ; de même, la liberté de la femme, exigée et reconnue à travers le consentement, s’inscrit-elle dans celui de la liberté enfin reconnue à l’homme en tant qu’homme, donc à tous les hommes, comme l’a si bien vu Hegel : « les Grecs, tout comme les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l’homme en tant que tel. Cela Platon et Aristote l’ignoraient (…). Ce sont les nations germaniques qui, les premières, sont arrivées, par le christianisme, à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre »[53]

   Sans doute fallut-il bien du temps et bien de la peine pour que cet héritage fût transmis et ce n’est pas un mince paradoxe si les hommes qui s’en firent les notaires devant l’Histoire ne se savaient ni ne se voulaient chrétiens, mais plutôt Grecs ou Romains ; ce n’est pas un mince paradoxe, ou c’est une étrange ruse de la raison, s’ils allèrent chercher des modèles de liberté, d’égalité et de fraternité dans des sociétés esclavagistes, aristocratiques et misogynes. En vertu du même paradoxe, la plupart de ceux et de celles qui luttent aujourd’hui pour que l’égalité des femmes et des hommes soit universellement reconnue et concrètement réalisée tiennent pour adverse une pensée à laquelle ils doivent le meilleur de leur inspiration. Puisse le livre de Catherine Capelle leur rendre la mémoire de cette dette.

 André Perrin

(Adresser un commentaire : gilrich@wanadoo.fr)
 


[1] Catherine Capelle, Thomas d’Aquin féministe ?  Paris, Vrin,1982.             

[2] Sur un autre aspect de ces difficultés, cf. notre article L’âme et le corps  Cahiers philosophiques N° 53 Décembre 1992.

[3] Thomas d'Aquin, In Metaphysicam Aristotelis Commentaria, Lib. X, lectio XI, Ed. Marietti n°2127 sq. cit. in C. Capelle op. cit. p. 43.

[4] Cela ne signifie évidemment pas que la féminité n’est rien : il y a une essence des accidents puisqu’ils sont des « étants », quoique à un autre titre et à un moindre degré que les substances.

[5] Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia qu. 118, art. 1, ad 4 m. Le passage d’Aristote cité est II De Gen. Anim. 11, IV (740 b 24) 

[6] Ibid qu. 92 art. 1, ad. 1 m. Le passage d’Aristote cité est II De. Gen. Anim. III 737 a 27.

[7] Ibid. sed contra. cf Genèse II, 18.

[8] Ibid. Respondeo.

[9] Ibid.

[10] Catherine Capelle, op.cit. p. 52.

[11] Hellénique et non médiévale : au XIIIème siècle, les femmes exercent de nombreux métiers et participent activement à la vie économique. Cf  C. Capelle op.cit. p. 17. Cf également Régine Pernoud La femme au temps des cathédrales, Paris, Stock, 1980, en particulier 2ème partie, chapitre 7, pp. 193-214.

[12] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia Iae qu. 92, art. 3, Respondeo.

[13] Catherine Capelle, op.cit. p. 55.

[14] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia Iae, qu. 92, art. 3,Respondeo.

[15] Ibid qu. 93 art.2. Respondeo.

[16] Id. Sent. dist. 16 qu. 1, art. 2, ad. 5 m. Cit. in C. Capelle op. cit. p. 112.

[17] Id. Somme théologique, Ia Iae, qu.93, art. 4,ad. 1 m.

[18] Ibid. art. 6 ad 2 m.

[19] Ibid. art. 4 ad 1 m.

[20] Id. Sent. Dist. 16 qu.1, art. 3. Cit. in C. Capelle op.cit. p. 113.

[21] Catherine Capelle, op.cit. p. 113.

[22] Thomas d’Aquin,  Somme théologique, Ia Iae, qu. 93, art. 4 ,ad. 1 m.

[23] Ibid.

[24] Somme théologique, Editions du Cerf, Paris 1984  Tome 1, p. 797.

[25] I Corinthiens, XI, 3.

[26] C’est la quatrième raison que Thomas avait invoquée pour rendre compte de la première hiérarchisation : « Christ est le chef de tout homme ».

[27] Genèse II, 18. Cf  C. Capelle op. cit. pp. 117-118.

[28] I Corinthiens XI, 7.

[29] Thomas d’Aquin  Comment. I Corinthiens XI, Ed. Parme, vol. XIII, p. 237 b. cit. in C. Capelle op. cit. p. 123.

[30] Jean-Louis Flandrin  La vie sexuelle dans l’ancienne société  in  Sexualités occidentales, ouvrage collectif dirigé par Philippe Ariès et André Béjin, Paris,  Seuil, collection Points N° 172.

[31] Op. cit. p. 135.

[32] Thomas d’Aquin IV, Sent. Dist. 26, 27, 36. Cf. C. Capelle op. cit. pp. 73-74.

[33] Philippe Ariès  Le mariage indissoluble  in  Sexualités occidentalesop. cit. p. 164.

[34] I Corinthiens, VII, 3-4.

[35] Thomas d’Aquin  Comment. Mt. Éd. Parme, tome XIII, p. 201 a. Cit. in C. Capelle op. cit. p. 73.

[36] Id. IV Sent. dist. 27, qu.1, art.3, sol. 1. Cit. in C. Capelle, op. cit. p. 73.

[37] Ibid. 32, qu. 1,art.3. Cit. in C. Capelle, op. cit. p. 77.

[38] Éphésiens V, 21-25 ; Colossiens III, 19.

[39] Michel Foucault,  Histoire de la sexualité, tome 2  L’usage des plaisirs, Paris,  Gallimard 1984, p. 163.

[40] Isocrate, Nicoclès, 36 in Discours II, Les Belles Lettres Paris, 1967, p.129.  Depuis son accession au pouvoir et non « depuis son mariage » comme l’écrit à tort Foucault (L’usage des plaisirs, op. cit. p. 165). Erreur d’autant plus surprenante que le texte exact d’Isocrate s’accorde beaucoup mieux avec l’interprétation de Foucault que la version erronée que celui-ci en donne. Si en effet la fidélité de Nicoclès remontait à son mariage, on pourrait penser que c’est en tant qu’époux qu’il s’y sent tenu ; mais le texte comme le contexte montrent que c’est en tant qu’homme politique qu’il veut donner à ses concitoyens l’exemple de la justice et de la maîtrise de soi : « j’ai pensé aussi que les rois devaient être supérieurs aux simples citoyens dans la mesure même où les honneurs qu’ils détiennent sont plus grands », poursuit-il (Nicoclès, 38, op. cit. p. 130). Sa fidélité est fondée non sur le sentiment de l’égalité avec l’épouse, mais sur celui de sa supériorité sur les autres hommes. Il est vrai que l’exigence de symétrie semble poindre un peu plus loin lorsqu’il blâme ceux  qui « causent de l’affliction à celle de qui ils estiment n’en devoir point subir » (Ibid. 40). Mais la suite montre que c’est au « souverain » que ce blâme s’adresse et la raison invoquée est « qu’ils se réservent ainsi, à l’intérieur de leur palais, des motifs de discorde et de division » (Ibid. 41).

[41] Sénèque Lettres à Lucilius 94, 26 ; Musonius Rufus Reliquiae XII ; Plutarque Préceptes conjugaux 44, 144 c-d.

[42] Michel Foucault  Histoire de la sexualité  tome 3  Le souci de soi,  Paris, Gallimard, 1984  p. 202.

[43] Id. L’usage des plaisirs  op. cit. pp. 167-168.

[44] Id. Le souci de soi op.cit. pp. 201-202.

[45] Catherine Capelle  op. cit. p. 84.

[46] Philippe Ariès  Le mariage indissoluble, art. cit. p. 157 sq.

[47] Hincmar  De coercendo raptu  cit. par Philippe Ariès, op. cit. p. 154.

[48] Cf  Catherine Capelle, op. cit. p. 87.

[49] « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ».

[50] Thomas d’Aquin  Comment. I Corinthiens op. cit. Lectio 2 p. 203 a. Cit. in C. Capelle,  op. cit. p.88. 

[51] Ibid.

[52] Galates  III, 28.

[53] Hegel,  La raison dans l’Histoire,  UGE 10/18  pp. 83-84. Cf aussi Encyclopédie  § 482.

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